La Rapière et L'oiseau Bleu

Chapitre 0 : Prologue : L'aube d'une légende

1847 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/04/2017 19:38

Le soleil se réfléchissait sur l'océan. Les mouettes indiquaient de leurs cris stridents que le périple de l'Alvarado touchait à sa fin. Cela faisait maintenant plus de trois semaines que le fier navire espagnol voguait par beau temps en direction de la Californie.

En ce printemps de l'année 1815, l'Espagne possédait un savoir-faire remarquable dans la fabrication de vaisseaux. La puissance de sa flotte navale était reconnue dans le monde entier et la qualité du service de ses soldats était exemplaire. On désignait son peuple comme courageux et prêt à tout pour prospérer. Cependant, parmi les colons espagnols, seule une poignée de familles avaient une réelle fortune. Les de la Vega faisaient partie de ces grands noms dorés de la Californie. Partis de rien, ils avaient surmonté leurs peines, gravissant pas à pas les échelons pour devenir des hommes respectés. Riches propriétaires terriens, on les désignait comme la fierté de Los Angeles.

L'Alvarado naviguait donc, vent en poupe, vers la terre coloniale espagnole. Le calme régnait et rien ne semblait pouvoir troubler la quiétude de cette matinée. La douce mélodie du roulis des vagues n'était perturbée que par le tintement de deux lames qui s'entrechoquaient inlassablement.

« Et bien, Don Diego, vot' talent à l'escrime est dev'nu un véritable art ! lança le capitaine de l'Alvarado en parant de justesse le coup que lui assenait son duelliste.

— Merci, vous me flattez, señor ! Mon père a finalement peut-être bien fait de m'envoyer dans cette école militaire en Espagne ! »

Le jeune homme désarma alors son adversaire avec une habile feinte, envoyant l'épée de ce dernier se planter dans un mât plus loin.

« Qu'es'que j'disais ! Il jura puis ajouta : Si seulement 'pouviez embrocher l'commandant d'Los Angeles aussi facilement qu'vous m'avez vaincu, toute la Californie vous en s'rait reconnaissante ! À cause de lui, j'ai perdu des clients et plus personne ne veut faire de commerce là-bas ! »

Le marin essuya son front ruisselant de sueur, le souffle coupé. Il scruta du regard son opposant. Pas le moindre signe de fatigue ne transparaissait sur son visage. Soucieux, le jeune Diego de la Vega, qui inspectait sa lame avec attention, releva la tête :

« Que voulez-vous dire par là ?

— Bah ! Ce coyote dirige la ville d'une main de fer, favorisant ses intérêts personnels plutôt que ceux de la populace ! Les contrôles à l'entrée du p'tit village sont sévères et il a même mis en place une taxe de marchandises faramineuse ! répondit le capitaine, faisant un geste évasif de la main.

— Puis-je avoir son nom ? questionna alors Don Diego, les sourcils froncés.

— Ce satané gars se nomme Monastorio ! Faites profil bas ou, si vous osez vous dresser contre lui, vous finirez au bout d'une corde. Parole d'marin ! »

Le vieux loup de mer observa le talentueux escrimeur qui rangeait, d'un geste mécanique, l'épée dans sa ceinture. Il était grand, bien bâti et âgé d'une vingtaine d'années à peine. Il dégageait une aura à la fois rassurante et malicieuse. Son sourire espiègle laissait présager à quel point le jeune homme pouvait être surprenant. Cependant la chaleur qui émanait de ses yeux noirs en amande inspirait une confiance aveugle. Ses cheveux couleur d'ébène étaient coupés courts et, comme à l'accoutumée, en bataille.

Lorsque le capitaine l'avait retrouvé à Séville, il avait bien remarqué comment les señoritas le regardaient. Jeune, beau, riche avec un avenir prometteur... Que demander de plus ! Mais, il avait constaté par la suite que son voyageur devait également une partie de son charme à sa façon de se déplacer. Il se mouvait avec grâce et d'un pas feutré qui rappelait celui d'une panthère chassant sa proie. Dans les mains de Diego, l'arme était bien plus qu'un simple bout de métal. Lorsqu'il s'en emparait, elle semblait insufflée d'une âme nouvelle, se liant à son maître dans une parfaite harmonie. Jamais le capitaine n'avait vu une telle façon de jouter. Il semblait danser, portant toujours sur ses lèvres un sourire amusé. L'habileté au combat dont il faisait preuve laissait penser au marin qu'il était probablement le meilleur escrimeur qu'il n'eut jamais affronté au cours de sa vie.

Il soupira. Cela ne servait à rien de rêver. Aussi fort puisse être Don Diego, personne n'était assez fou pour défier le Commandant Monastorio. Il prit finalement congé, abandonnant le jeune homme à ses pensées.



   Les révélations du capitaine envahissaient l'esprit de Diego. Les préoccupations qu’avait mentionnées son père dans sa dernière lettre étaient-elles liées à ce commandant ? Son père se faisait âgé et il ne pouvait probablement plus gérer la situation à lui seul. Pour ne pas froisser sa fierté, il avait prétexté un quelconque mal du pays et réservé une place pour le prochain bateau allant en Californie.

Songeur, il regagna sa cabine pour partager sa découverte avec Bernardo. Son fidèle valet était muet, mais cela ne l'empêchait pas d'être entièrement dévoué à son maître. Celui-ci l'avait recueilli malgré son handicap, là où tant d'autres l'avaient rejeté, et, pour cela, il lui en serait éternellement reconnaissant. Son visage jovial et ses yeux ronds lui donnaient un air un peu simplet. Pourtant derrière cette apparence comique, il demeurait un homme d'une rare intelligence ayant toujours de bons conseils.

Diego s’assit à son bureau et lui relata le bref échange qu'il avait eu quelques minutes auparavant. À la fin de son récit, ils restèrent un temps silencieux, tous deux perplexe. La situation était peut-être bien pire que ce qu'ils avaient imaginé et s'ils ne prenaient pas garde, ils finiraient comme le capitaine l'avait suggéré. Le jeune de la Vega ne pouvait affronter le commandant directement, il avait besoin de plus d'informations. Cependant son nom était connu et il ne passerait pas inaperçu à son arrivée, il en était certain. Une idée lui vint alors à l'esprit. Ce qu'il s'apprêtait à faire déclenchait, sans qu'il le sache, le début d'une grande aventure.

« Jette mes trophées.

— Quoi ? mima son serviteur, surpris.

— « Connais ton ennemi mieux qu'il ne te connaît toi-même… ». Nous allons jouer un tour à ce brave commandant. Je vais me faire passer pour un lâche, incapable de se battre. À partir de maintenant, je rejette tout ce qui est en rapport avec l'escrime ou l'équitation. Le nouveau Diego sera passionné de philosophie, de poésie et vivra oisivement, dépensant sans compter l'argent de sa famille. De cette façon-là, jamais Monastorio ne pensera que je puisse représenter une menace et j'agirai ainsi plus facilement. Maintenant fais ce que je t'ai dit. Je serai fouillé en arrivant à Los Angeles et ma couverture doit être parfaite."

Son valet rit silencieusement et balança par le hublot, non sans un pincement au cœur, tous les trophées d'escrime que Diego avait remportés. Après cela, Bernardo partit chercher les quelques affaires restantes sur le ponton, laissant son maître seul devant le miroir.

« Il faut faire quelque chose pour ça, constata-t-il, en observant son reflet. Mon apparence doit être à l'image de ce nouveau Diego. »

Quelques minutes plus tard, Bernardo manqua de s'étouffer en rentrant dans la cabine. Devant lui se tenait une nouvelle personne. Le changement qu'avait effectué son maître était impressionnant. Diego lui adressa un regard faussement étonné :

« Qu'y a-t-il ? On dirait que tu as vu un fantôme ! »

Il avait troqué sa simple chemise blanche par une veste brodée coupée dans une étoffe luxueuse. Ses cheveux parfaitement coiffés et ses yeux grands ouverts lui conféraient un air naïf et innocent. Ce déguisement était irréprochable. Ce faux Diego semblait si inoffensif que n'importe qui pouvait s'y laisser prendre. Bernardo eut soudain l'envie de participer à la mascarade, lui aussi :

« Je pourrai jouer le simple d'esprit sourd en plus d’être muet ! suggéra-t-il en s'aidant de ses mains.

— Excellente idée ! répondit Diego, qui avait bien vite retrouvé son habituelle expression amusée. Mon ami, ajouta-t-il, je suis impatient de commencer ce nouveau défi. »

Leur combat ne serait pas aisé, mais le jeune homme aimait les frissons que cela lui procurait. Cependant, il avait un incorrigible défaut, Diego était joueur. Il lui fallait toujours plus d'adrénaline et l'escrimeur prenait un malin plaisir à déjouer ses adversaires de façon inconcevable. Il était attiré par la difficulté, ne reculant devant rien. De plus, sa grande imagination et son talent de stratège faisaient de lui un ennemi redoutable.



Le navire ralentit sa course. Les deux amis sortirent sur le pont, leurs valises à la main, ils allaient bientôt accoster. Ce qui n'était au départ qu'une fine tache lointaine et imprécise devint petit à petit la côte avec son lot de constructions. Ils furent très vite entourés par les autres embarcations et l'on pouvait entendre à présent les grincement des poulies, les jurons des marins, mais aussi le bruit de la houle se fracassant contre les rochers. Comparée au raffinement des grandes cités d'Espagne, la petite ville portuaire face à eux faisait pâle figure. Coincée entre plusieurs collines arides, Monterrey semblait étouffer sous le soleil du zénith. Les routes étaient faites de terre battue, craquelée par la sécheresse. Les quais, eux, n'étaient composés que des larges planches de bois en piteux état, que l'on avait plus ou moins bien assemblées entre elles. L'air était lourd et peu de personnes se risquaient dans les rues à cette heure-là. Bien que l'on puisse remarquer quelques somptueux édifices, sûrement ceux des messagers du Roi, le reste des habitations était misérable. À cette époque, la Californie était qualifiée de pauvre, possédant majoritairement des terres arides que les espagnols délaissaient, dépités de n'y avoir trouvé aucune richesse exploitable.



L'Alvarado jeta l'ancre sans encombre et ils firent leurs adieux au capitaine avant d'aller rejoindre la voiture qui les attendait en ville.

En mettant le pied à terre, le contraste des conditions de vie entre les colons leur sauta aux yeux de façon cinglante. En effet, comme ils traversaient les ruelles les menant à leur calèche, les deux compagnons sentirent des regards envieux se poser sur eux. Ils étalaient par leurs tenues luxueue toute l'opulence dont les mendiants affamés pouvaient rêver. Cette mascarade, nécessaire à leur couverture, avait toutefois quelque chose d'irrespectueux et laissait un goût amer dans la bouche des deux amis. Diego prit une profonde inspiration. Après toutes ces années passées en Espagne, ces terres lui paraissaient bien étrangères.

La calèche démarra, emmenant avec elle le duo complice au plus profond d'un monde dont le surnom coïncidait étrangement avec leurs nouvelles identités.

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