La Rapière et L'oiseau Bleu

Chapitre 2 : Rencontres et retrouvailles

4870 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/04/2017 10:14


Une bouffée de chaleur emplit le cœur de Diego lorsqu'il se jeta dans les bras de son père. Alejandro De la Vega était lui aussi comblé de le revoir. C'était un enfant qu'il avait envoyé en Espagne et un homme lui en revenait. Le vieil haciendado avait, comme toujours, fière allure. Vifs et alertes, ses yeux, d'un marron chatoyant, étincelaient de vivacité. Malgré quelques rides, sa peau conservait sa souplesse d'antan, et sa carnation dorée, due au dur labeur effectué sous le soleil, témoignait du mérite de sa fortune. Quant à ses cheveux, bien qu'ils soient légèrement en bataille, étaient d'un blanc éclatant, lui conférant un air de sagesse. La prestance dégagée par ses nobles traits, il la devait à son nez aquilin ainsi que ses franches pommettes. Aussi, son menton se terminait d'une fine barbe à l'espagnole, assortie à sa chevelure, et impeccablement taillée. Cette dernière adoucissait le fort caractère de sa mâchoire carrée, tout en lui apportant une touche des plus distinguée. Il n'était pas très grand, probablement une vingtaine de centimètres de moins que Diego. Pourtant, lorsque les passants croisaient le regard d'Alejandro De la Vega, ils éprouvaient un profond respect. En réalité, beaucoup baissaient les yeux, impressionnés par sa simple présence. Sa justesse et son humilité faisaient de lui l'un des grands propriétaires les plus vénérables de Los Angeles. C'était sûrement l'une des nombreuses raisons pour laquelle, son fils, lui vouait une si profonde admiration.

L'étreinte avait quelque chose de réconfortant. Diego pouvait presque s'imaginer être redevenu le bambin turbulent d'autrefois, celui qui mettait l’hacienda entière sens dessus dessous. À peine leur embrassade finie, son père le ramena abruptement à la réalité lorsqu'il avisa le petit homme en retrait, d'un air surpris :

« Qui est-ce ?

- Oh, j’oubliais. Je vous présente Bernardo, mon valet. C'est un sourd-muet, mais surtout le plus grand ami que je me suis fait en Espagne. Il a accepté de venir me servir ici, en Californie. »

Il ne pouvait le mettre dans la confidence. Fier et têtu comme une mule, Alejandro combattait toujours ses ennemis frontalement, refusant catégoriquement que quiconque prenne des risques à sa place. Le but de Diego était de protéger tous les Californiens, et sa famille ne faisait pas exception. C'est pour cela que le nouvel arrivant souhaitait écarter son père de ses dangereux plans. Ainsi, c'est d'un commun accord que les deux complices avaient décidé de garder le secret.

Avec un clin d’œil discret à son valet, il lui mima sa relation avec ledit parent. Sous le regard déconcerté de ce dernier, Diego demanda à son compère de monter les bagages à l'aide d'une gestuelle si exagérée qu'elle en devenait ridicule. Bernardo, qui avait toutes les peines du monde à se retenir de rire, lui fit un signe de sa compréhension. Encombré par les lourdes valises de son maître, il entra au cœur de l’hacienda, escorté par une gouvernante. Lors de son court trajet, le prétendu malentendant ne put s'empêcher de s'attarder pour admirer le spectacle que le domaine lui offrait.

Ce n'était pas pour rien que la demeure des De la Vega était citée comme l'une des plus somptueuses de la région. Apparaissant telle une oasis au cœur d'un désert vert de vignes, ses grands murs blancs réfléchissaient, aussi fidèlement qu'un miroir, les rayons du soleil. Au milieu des cultures, des orangers bourgeonnants exposaient leurs magnifiques troncs bruns et noueux aux yeux de tous. Malgré la chaleur, étonnamment étouffante pour la saison, les plantations étaient denses et fournies, portant les prémices de belles récoltes. En effet, les serviteurs étaient si bien traités qu'ils mettaient du bon cœur à la tâche, donnant ainsi une qualité inégalée aux produits du verger. Au loin, des milliers de têtes de bétail broutaient tranquillement, bien portants, la panse ronde d'avoine. En plissant les yeux, Bernardo pouvait même apercevoir de fiers destriers aux robes lustrées, galopant à toute allure parmi les immenses plaines de pâturage.

Une fois dans l'enceinte de l’hacienda, une large cour faisait face au nouvel arrivant. Pavée de dalles en terre cuite colorées, elle comprenait en son centre un grand olivier ombrageant de ses branches un petit salon extérieur. Encadrée par de nombreuses statues de marbre, une belle table en verre, recouverte d'arabesques de dentelle prônait d'appétissantes victuailles. Agrémentés de coussins cousus dans un velours rouge, un assortiment de fauteuils en osier invitaient les visiteurs à somnoler. À chaque coin de palissade, de tendres amas de pétales aux couleurs vives s'aventuraient timidement à éclore, annonçant le début d'un heureux printemps. Ornées de méticuleuses mosaïques aux motifs raffinés, les façades contribuaient également à la beauté majestueuse des lieux. Même le tumultueux chèvrefeuille paraît murets et colonnes, tranchant par ses tendres feuilles avec l'intensité du rouge des fines briquettes de la toiture. Et si le valet se hasardait à lever la tête, c'était pour admirer des nuages cotonneux qui se laissaient porter paresseusement par un vent frais, surplombant de toute leur splendeur ce paysage idyllique. Avec un petit sourire en coin, il repris sa petite visite. Sa mission était sans aucun doute périlleuse, mais, au moins, il ne manquait de rien !



Une fois seuls, les De la Vega, eux, s'étaient empressés de rejoindre le salon pour y échanger leurs nouvelles. Par politesse, Diego avait laissé son père, qui semblait impatient de tout lui révéler, commencer. Plus d'un quart d'heure s'était écoulé et tout autant de temps pendant lequel, Alejandro, s'égosillait contre les déplorables conditions de Los Angeles. Diego regarda attentivement l'unique parent qui lui restait. Tant d'années les avaient séparés, et pourtant, malgré ses quelques rides de plus, il semblait toujours aussi énergique qu'avant.

La mère du jeune homme était morte d'une incurable fièvre alors qu'il était à peine en âge de marcher. Élevé par le fier ranchero seulement, Diego avait tout appris de lui. Malgré la profonde admiration qu'il lui vouait, son nouveau rôle l'obligeait à agir comme un parfait incapable, et il devait s'y tenir. Ainsi, plus le père s'échauffait, plus le fils affichait un inattendu détachement. Cependant, derrière son masque, c'était d'une oreille attentive qu'il écoutait et, ce qu'il apprenait, ne lui inspirait rien de bon.

Loin de se douter des véritables intentions de son interlocuteur, Alejandro De la Vega sentait une pointe d'agacement monter en lui. Il avait secrètement eu l'espoir que son enfant soit rentré pour l'aider, comprenant le message caché de sa lettre. Pourtant, lorsqu'il le voyait pianoter inlassablement le clavecin, une mimique profondément désintéressée au visage, il avait un doute.

« Avez-vous remarqué ? Le la mineur sonne faux. Il a dû se désaccorder durant mon absence.

- Mais enfin Diego ! Tout cela ne t'alarme-t-il pas ? Comment peux-tu jouer tranquillement de cet instrument alors que tout ce que je t'annonce est de la plus haute importance ?

- Mais je me sens très concerné par toutes ces nouvelles, père ! Simplement, je ne vois pas ce que nous pouvons faire.

- Je vais te dire moi, ce que nous pouvons faire ! Nous allons embrocher ce Commandant sur-le-champ ! 

- C'est bien trop dangereux. Lui faire face serait la pire des folies !

- Ton honneur est-il resté en Espagne ? Il extorque des taxes exorbitante aux plus pauvres paysans, enferme ceux qui demandent sa pitié, encourage la maltraitance des esclaves, confisque injustement les biens et les terres sans que personne ne puisse rien y faire. Il a même essayé de me jeter en prison quand je lui ai dit ce que j'en pensais !

- Vous avez dû le brusquer. Peut-être a-t-il simplement du mal à trouver un équilibre entre son devoir et la justice... Tenez, dans un de mes livres, ils expliquaient très bien à quel point les lois peuvent parfois sembler aveugles au bon sens et…

- Ce n'est pas d'un bon sens dont nous avons besoin, mais d'une bonne corde ! »

Le grand brun posa une main apaisante sur l'avant-bras de son paternel, qui avait viré au rouge, l'incitant à reprendre son souffle.

« Calmez-vous, père. Vous mettre en colère ne rime à rien. Respirez profondément et regardez plus attentivement la situation. Si j'en crois ce que vous dites, il n'y a pas mort d'homme. Nous allons...

- Me calmer ? Enfin Diego, comment peux-tu dire des choses pareilles ! Que faut-il t'annoncer de plus pour que tu prennes conscience de la gravité des actes de Monastorio ? »

Alejandro De la Vega faisait à présent de grands gestes, courroucé par la lâcheté de son enfant. Dans ses souvenirs, c'était un garçon intrépide et vaillant qu'il se remémorait, pas cette espèce de couard empêtré dans ses vêtements luxueux. Il eut un faible espoir lorsqu'il le vit se lever brusquement en s'écriant :

« Vous avez raison ! Nous ne pouvons laisser ce gentilhomme abuser de son autorité sans rien dire ! Je vais m’asseoir là, et lui écrire une lettre ! »

Pire que le spectacle affligeant qu'il donnait, Diego se dégoûtait lui-même de son attitude. Ses dernières paroles laissaient Alejandro sans voix, les bras ballants. Fierté, bravoure et courage avaient toujours été les maîtres mots de leur famille, et son précieux fils unique venait de tous les bafouer à la fois. Il ne pouvait en entendre plus. Abattu, il le prit par l'épaule et le congédia d'une voix qui se voulait conciliante :

« Je crois que tu es sonné par ton long voyage, mon enfant. Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis. Monte te reposer, nous en rediscuterons demain. »

Diego, la gorge nouée par la honte ne put répondre. Son père était la dernière personne au monde qu'il souhaitait décevoir, et pourtant, il y était contraint. Serrant les poings, il fit un bref signe de tête au vieil homme, qui s'était effondré dans un fauteuil. Le cœur lourd, le jeune De la Vega regagna sa chambre où il dîna seul.



Des langues de feu consumaient le ciel et des ombres grandissantes envahissaient les champs, noyant les terres des Vertugo sous un chaste voile d'obscurité. Comme chaque soir, le crépuscule subjuguait Elena. Depuis le haut d'une colline, la jeune femme perdait son regard au milieu des teintes orangées des nuages. Savourant ces courts instants, elle s’imaginait être l'un de ces oiseaux qui s'envolaient à tire-d'aile vers un monde sans barreau pour l'enfermer. Le doux hennissement de Paloma, sortit la voleuse de sa rêverie. Cette dernière lui tapota l'encolure, remonta en selle et pressa ses flancs. Il se faisait tard, aussi lança-t-elle sa rapide jument dans un galop effréné. Paré du boléro de flammes que lui offrait le soleil couchant, l'éclair au pelage blanc éclatant fendait l'air de toute sa splendeur. Le vent dansait en harmonie avec les hautes herbes, accompagnant ainsi la course de l'amazone d'un insolite ballet. Seule, cavalant au milieu de cet univers surnaturel, elle en oubliait presque la morne hacienda où y vivre l’écœurait.

Pour rendre son retour moins désagréable, Elena imaginait une tout autre destination, bien plus plaisante à son goût. Du somptueux palais d'une princesse-guerrière au vieux dortoir d'une frêle servante, tout était bon pour ne pas admettre la vérité. Tandis que son esprit rêvait de fantastiques aventures, de grandes façades sombres, hérissées tels des remparts, au milieu d'une trop courte prairie lui ramenaient brutalement les pieds sur terre. Le même sentiment amer se nichait alors, comme à chaque fois, au creux de son ventre. Prisonnière entre les quatre murs de sa propre maison, son insipide routine l'attendait.

Silencieusement, elle se faufila au milieu de l'épaisse broussaille. Les oiseaux s'étaient tus et uniquement le faible bruissement de la végétation et le chuintement des sabots de Paloma témoignaient de leur passage. Elena se dirigea vers un amas de grands rochers, eux-mêmes entourés d'un enchevêtrement de plantes grimpantes. Après avoir vérifié les environs, la voleuse tira une petite poignée de bois, camouflée par un fouillis de branches, provoquant ainsi le coulissement d'une des pierres face à elle. Suivie par sa jument, elle plongea dans un sombre corridor. Une fois la porte en grès fermée derrière elle, l'obscurité l'obligea à avancer en tâtonnant. Après plusieurs minutes de marche aveugle, elle arriva dans une vaste caverne souterraine. S’étendant sur plusieurs dizaines de mètres en long et en large, se présentait le repaire secret d'Azulillo. Des rayons de lumière déclinante franchissaient miraculeusement les quelques fissures de la voûte, permettant ainsi à la jeune femme de s'orienter plus aisément. Elle dessella sa jument, la brossa rapidement et examina l'état de son enclos. Une fois sa vérification quotidienne faite, elle quitta son ample couvre-chef puis déroula le long turban qui enveloppait ses cheveux. Avec soin, elle retira sa tunique élimée, son pantalon en vieille toile, ses sabots de bois boueux ainsi que le bandeau usé qui comprimait sa poitrine. Elle plia méticuleusement son précieux costume et le rangea au côté du présentoir accueillant ses chères rapières. Nue, la voleuse se dirigea vers le fond de la caverne. Devant ses yeux noirs, une source limpide jaillissait de la pierre, formant un petit lac souterrain. Avec un soupir de soulagement, elle fendit la surface argentée de l'eau pure. La fraîcheur du liquide ravivait son corps endolori par sa longue journée sous le soleil brûlant. Grâce à un modique savon et une brosse en poil de sanglier, elle se frotta la peau, nettoyant minutieusement toute la boue qu'elle y avait appliquée le matin même. Petit à petit, son teint pur émergea, scintillant d'un éclat semblable à celui de l'eau cristalline.

Cet endroit onirique avait été construit de nombreuses années auparavant. Alors qu'une attaque indienne menaçait, son arrière-grand-père, comme beaucoup d’haciendados de l'époque, avait conçu un refuge dans laquelle il pouvait vivre à l'abri plusieurs semaines. Dans ce but, il avait été jusqu'à sacrifier une des sources du domaine en plus de dépenser une somme folle dans un réseau de galeries secrètes. Personne n'avait connaissance d'un tel endroit, et elle s'en réjouissait, car cette cachette s'était révélée maintes fois extrêmement utile. Par exemple, lorsque sa belle-mère avait tenté de revendre les affaires de ses défunts parents, Elena avait habilement récupéré leurs plus précieux effets qu'elle avait ensuite entreposés dans son repaire. Parmi ses plus grands trésors comptaient un atelier d'ébéniste, un jeu de poignards, quelques cimeterres, de longs tissus de belles étoffes, un rouet, les livres préférés de sa mère et le coffre-fort de son père. Dans ce dernier, la voleuse y rangeait tous les trophées de ses chasses, et c'était avec satisfaction qu'elle le voyait quasiment rempli.

Bien que ce fût la seule pièce où Elena était réellement à son aise, elle ne pouvait s'y cacher indéfiniment. Avec regret, la demoiselle quitta sa baignoire improvisée, se sécha avec une petite serviette rêche, et, enfila ensuite, son corset ainsi que de simples bas en coton blanc. Sa robe bleu marine délavée tombait sur sa taille délicate, masquant ses formes sveltes et laissant apparaître uniquement ses menus poignets et son cou mince. Distraitement, elle chaussa ses petites bottines en cuir marron. Bien qu'ils soient encore humides, Elena enroula ses cheveux en un épais chignon négligé, noués à l'aide d'un vieux ruban vert.

Elle regarda son reflet dans le miroir. La jeune femme qui lui faisait face arborait un air impassible. Seuls ses yeux brillaient d'une triste lueur. Un autre jour s'était écoulé sans que rien ne change, et, plus le temps passait, plus ses espoirs s'envolaient. Peut-être attendait-elle quelque chose. Mais si cela était le cas, elle était persuadée que c'était en vain.

Elena se mordit la lèvre, comme à chaque fois qu'elle voulait se rappeler à l'ordre, un petit tic remontant à son enfance. Elle détestait ce genre de laissé-allé, et chassa ses déprimantes pensées. Ces sentiments étaient futiles, car elle était persuadée d'apprécier la vie qu'elle menait. Avec un dernier regard au monde d'Azulillo, la riche héritière s'engagea dans un petit escalier en colimaçon pour regagner hâtivement sa chambre.


À peine avait-elle refermé le faux panneau en bois, au fond de son armoire, qu'elle entendit une voix furieuse derrière sa porte :

« Tu as fini de dormir paresseuse ? Cela fait plus d'un quart d'heure que je toque à cette foutue porte !

- Je... J'arrive ! s'empressa-t-elle de répondre tout en se dépêchant d'ouvrir.

- Bon Dieu, qu'elle empotée ! Tu devrais t'estimer reconnaissante que l'on te garde sous notre tutelle. »

Face à la jeune Vertugo, se tenait son insupportable belle-sœur : Magdalena. Telle mère, telle fille, cette dernière possédait un air hautain identique à celui de sa génitrice. Pour avoir un semblant de paix, Elena endossait le rôle d'une ingénue qui s'enfermait toute la journée dans ses appartements, pour rêvasser. Elle avait appris à paraître la plus lente d'esprit possible, et même les serviteurs s'étaient laissés convaincre. C'est donc d'une voix léthargique qu'elle répondit :

« Je suis désolée de vous causer autant de problèmes... Je veillerai à être moins encombrante à l'avenir.

- Peuh ! Ne t'inquiète pas, voir à quel point tu es idiote suffit à me réconforter. Je suis venue te dire que nous avons été conviées à la soirée organisée par Don Alejandro De la Vega, en l'honneur de...

- Quand ça ? »

Regrettant immédiatement sa question, Elena mordilla sa lèvre inférieure. Ce n'était pas dans ses habitudes de réagir aussi vivement devant sa belle-sœur. Mais, à la pensée de revoir son ami d'enfance, elle n'avait pu s'empêcher de masquer son impatience. Surprise, son interlocutrice la fixait la bouche ouverte. Elle finit par rétorquer sèchement :

« Ça n'a pas d'importance pour toi. Mère a déjà informé Don Alejandro que tu étais très souffrante. J'étais simplement venue te prévenir que tu allais rester à l’hacienda quelque temps. Maintenant si tu le permets, je m'en vais dîner.

- Oh, je vois. J'arrive. »

Effectivement, Elena comprenait mieux la raison de cette entrevue à présent. Après lui avoir lancé un regard assassin, sa visiteuse tourna les talons, faisant virevolter sa longue robe écarlate. La beauté de Magdalena était indéniable, et de nombreux prétendants l'avaient déjà demandé en mariage. Élevée en enfant gâté, elle réclamait toujours plus, la rendant insupportable aux yeux de la demoiselle Vertugo. Lorsqu'elle eut disparu de son champ de vision, Elena soupira de soulagement. Sa prétendue sœur était la seconde personne qu'elle haïssait le plus parmi le peu de gens qu'elle connaissait. La première place était, bien évidemment, réservée à sa belle-mère : Doña Alberta De Guillermo. À cause du testament laissé par son défunt conjoint, la seconde épouse se trouverait dépourvue du domaine au mariage de l'héritière directe. Craignant pour sa petite vie confortable en Californie, la marâtre avait fait d'Elena une parfaite sotte aux yeux de tous les habitants de Los Angeles, allant même jusqu'à la priver de sortie. En temps normal, cela convenait parfaitement à la demoiselle, mais, cette fois-ci, elle ne pouvait se résoudre à rester cloîtrée sachant que Diego était revenu d'Espagne. Elle mourrait d'envie de revoir son ami d'enfance, ne serait-ce que quelques instants.

Debout sur son balcon, elle pensait aux deux créatures indésirables de sa demeure qui soupaient tranquillement dans sa salle à manger. Soudain, un plan ingénieux naquit dans l'esprit, à l'imagination débordante, de la plus grande voleuse de Californie. C'était peut-être fou, mais l'idée était séduisante. L'ombre d'un sourire aux lèvres, elle rejoint la tablée, abandonnant sa balustrade à la nuit naissante.


L'embrasement du soleil avait fait place au scintillement glacé de la lune. Les champs interminables et les collines lointaines formaient un royaume de solitude où seul le son du silence régnait. Diego était assis là, le regard dans le vide. Au creux de sa paume, il serrait fort la petite figurine de passerin en bois. Son sang bouillonnait, c'était son devoir d'aider Los Angeles. Il voulait protéger ce village de l'oppression, et pourtant, lorsqu'il était confronté à la réalité des faits, il voyait un combat impossible pour le simple jeune homme qu'il était.

Cela faisait plusieurs heures qu'il passait là, à broyer du noir. Ses inquiétudes l'empêchaient de trouver le sommeil, accaparant son esprit, comme le lierre à un mur. N'en pouvant plus de se battre en vain contre ses insolubles questions, il avait discrètement quitté l’hacienda. Une réminiscence de son enfance lui était revenue et, avec elle, le souvenir de ses trouvailles. Petit garçon, il avait, par hasard, découvert une porte dérobée à l'intérieur de sa chambre. Comme beaucoup de ces grandes villas californiennes, la sienne possédait son propre réseau de passages secrets. En traversant quelques obscurs et étroits corridors connus de lui seul, il finissait par déboucher dans une petite caverne. Il ne restait plus qu'à franchir la cascade de branchages, qui en dissimulaient l'entrée, pour se retrouver face aux immenses plaines californiennes.

Après toutes ses heures de marches et sa longue journée, la fatigue finit par l'accabler, si bien, qu'il sentait son esprit s'embuer petit à petit. Alors que ses paupières s'alourdissaient, le bruit d'un claquement de sabot le sortit soudainement de sa torpeur. Bondissant en arrière, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il découvrit son mystérieux visiteur. Un bel étalon, à la robe plus sombre que la nuit elle-même, lui faisait face. Svelte, le cheval possédait une musculature saillante, impressionnant le jeune homme. Il doit faire la fierté de son propriétaire, pensa Diego avec un sifflement admiratif. L'animal restait immobile, le fixant calmement de ses pupilles aussi noires qu'un puits sans fond. Ce dernier s'en approcha doucement et lui caressa l'encolure.

« Tu n'es pas sellé… Où se trouve ton maître ?

- Il n'en a pas. »

Surpris, Diego recula.

« Qui va là ?

- La question est plutôt : pourquoi nous sommes-nous rencontrés ce soir. Crois-tu au destin ? »

Le jeune homme ne parvenait pas à distinguer son interlocuteur à cause de la pénombre. Il répondit cependant :

« Pas vraiment. Mais je ne pense pas que tout soit lié à un hypothétique hasard non plus.

- Intéressant. Vous vous entendrez bien.

- Que voulez-vous dire par là ? »

Un rayon de lune éclaira la scène, dévoilant les traits d'un vieil indien. Souriant de toutes ses dents, il tenait une longue branche noueuse et était vêtu d'une tunique grossièrement cousue. Ses joues creuses et sa peau basanée témoignaient d'une vie rude au grand air. Ses globes oculaires semblaient laiteux, fixant un point, perdu au fin fond de l'horizon. Alors Diego remarqua, déconcerté :

« Vous êtes aveugle.

- Attends un instant, veux-tu ? »

Le non-voyant s'avança lentement près du rocher où le grand brun s'était exprimé. Tâtonnant consciencieusement du bout de sa canne, il finit par trouver une souche, sur laquelle il s'assit. Satisfait de son siège de fortune, il reprit :

- Un handicap de naissance... Ce sont les aléas de la vie. Mais je ne m'en plains pas, en échange j'ai reçu le don de comprendre les animaux. Les chevaux que j'élève sont mes guides. »

La discussion était digne du plus étrange des rêves, et le jeune homme se demanda s'il n'était pas dans un songe. Comme pour l'assurer du contraire, un souffle chaud frôla son épaule. Le grand destrier le fixait toujours, attentif. Cela étonna Diego, il avait rarement vu un cheval sans selle ni filet aussi patient.

« C'est vous qui l'avez dressé ?

- Non, ni moi, ni personne n'en avons le droit. Comme nous tous, il est libre et je lui apprends juste à nous comprendre. D'ailleurs, si tu t'adresses à lui, peut-être qu'il te répondra. »

Cet indigène doit être fou, se répétait Don Diego. Mais le silence qui planait à présent semblait l'inviter à essayer. Sceptique au premier abord, il plongea son regard dans celui de l'animal. Ses doutes se muèrent en étonnement. À l'intérieur de ces pupilles pénétrantes, il décela bien plus que la forme d'intelligence primitive qu'il pensait y trouver. À présent, il se concentrait. Il voulait en découvrir plus. Alors, entrant comme en transe, il posa sa main sur le naseau tiède de la bête. Indescriptible, une sourde voix parvint à ses oreilles d'être humain, provoquant en lui un profond émoi. Comme une ode à l'amitié, elle lui susurrait de chaleureuses émotions. Le cheval lui parlait.

« Quel est son nom ?

- Il n'en a pas. Mais tu peux lui en donner un si tu le souhaites.

- Comment ça ?

- Il semble s'être pris d'affection pour toi, tu devrais le garder.

- Je ne peux l'accepter sans vous rétribuer… Et puis, vous ne pourriez pas rentrer.

- J'apprécie ton inquiétude, mais n'aie crainte. J'ai d'autres amis avec moi, ils me ramèneront. En échange, je ne te demanderai qu'un petit service.

- De quoi s'agit-il ?

- N'oublie jamais où se trouve ta véritable place. »

De la Vega ne saisissait pas un traître mot de la requête de l'indien. L'animal, qui, lui, n'en avait pas perdu une miette, semblait l'inviter sur sa croupe. Les battements du cœur de Diego accélérèrent, cette rencontre était invraisemblable. Finalement, la tentation fût trop forte, et il céda.

Une fois sur le dos du cheval, ses hésitations s'envolèrent. Il avait appris à chevaucher dès sa plus tendre enfance, et pourtant, jamais le jeune homme n'avait eu un pareil sentiment. Bien qu'il soit à cru, il avait une bonne assise et sentait son esprit relié, comme par un fil invisible, à celui du grand étalon noir. Soudain, une dernière question le titilla, attisant sa curiosité :

« Vous parlez incroyablement bien espagnol. Travaillez-vous dans le coin ?

- Non, je vis seul dans les montagnes. Je suis un bâtard, une partie de mon sang est semblable au tien. »

Diego ne sut quoi répondre de plus, abasourdi. Le vieil homme n'avait pas dû mener une existence facile. En effet, les gens de sa sorte étaient mal vus, et la plupart du temps rejetés par les deux populations. Il maudit son indiscrétion. Mais l'indien ne semblait pas s'en être offusqué pour autant, et le rassura d'un sourire.

Soudain, le regard de Diego fut attiré par les premières lueurs du soleil, qui chassaient les ombres nocturnes. Paniqué, il s'empressa de le saluer :

« Je… Je m'excuse, je dois y aller, je ne peux m'attarder ici.

- Ne te tourmente pas, je comprends. Puisse les esprits t'accompagner dans ton périple.

- Je vous serais éternellement reconnaissant. Merci pour tout ! »

Sur ses derniers mots, il pressa les flancs de sa monture. Avec un hennissement joyeux, l'étalon se cabra et s'élança d'une puissante impulsion.

Plus rapide que le vent, l'animal volait au milieu des plaines. Diego n'avait qu'à lui indiquer la direction, et son destrier l'y emmenait en un clin d’œil. Sautant par-dessus les obstacles de la route, enjambant les buissons, ils ne ralentissaient devant rien, faisant virevolter des tourbillons de poussière. Jamais le cavalier n'avait vu un cheval aussi rapide, aussi beau, aussi intelligent. Soudain, une brillante idée effleura son esprit. D'une voix fébrile, il se pencha à l'oreille de sa monture noire, et murmura :

« Ton nom est Tornado. Et à nous deux, nous allons accomplir de grandes choses. »


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