Suite de petits écrits

Chapitre 13 : Passe-temps

822 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/11/2021 10:41

Passe-temps


Parfois, Judith se demande ce qu’elle fait là. Dans cette entreprise, cette usine où elle se contente de plastifier encore et encore cette nourriture qu’elle retrouvera dans son assiette le soir. Est-elle la seule à penser comme cela ? A se questionner sur sa présence, sur le fait que, chaque matin, elle mette sa tenue de plastique bleu, sa charlotte et ses bouchons d’oreille.

Ce n’est même pas comme si elle avait une amie pour se motiver. Le bruit des machines est bien trop fort pour faire connaissance et la pause bien trop courte pour lier une quelconque amitié. Ce n’est même pas comme si elle était bien payée, expliquant sa présence cinq matins sur sept dans ce hangar sans fenêtre. A vrai dire, elle est même persuadée qu’elle pourrait gagner plus en faisant à plein temps ce que les autres appellent un « passe-temps ».


Un passe-temps ? Non, si elle s’écoutait, le soir elle dormirait. Le sommeil pourrait être un passe-temps. Métro-boulot-dodo. Beaucoup font ça. Pourtant, le soir, lorsque les enfants sont enfin couchés, bordés, que les faux sourires sont effacés, bien qu’elle soit épuisée, elle s’assied dans la cuisine, sur la table tout juste débarrassée et noue de nouveau ses longs cheveux grisâtres en un chignon. Comme à l’usine. Pourtant, elle est persuadée que sa coiffure, toute aussi serrée qu’elle est, tire moins sur son crâne. C’est seulement maintenant, trois heures après son retour du boulot, qu’elle commence à se détendre.

La bouilloire est prête. Le thé va infuser pendant deux heures. Elle va l’oublier. Elle oubliera d’ailleurs tout le reste. Le papier canson que ses enfants ont dû acheté pour les cours d’art plastique et qu’ils n’utilisent jamais est face à elle. Pas complètement blanc, mais immaculé. Du bout des doigts, Judith en caresse le grain. Ses empreintes épousent les petites bosses. Sous le papier, elle sent les rainures de la table abîmée par les coups de couteau malencontreux, qui ont trop vite tranchés le pain, marqués une colère d’enfant pas assez écouté. Elle le sait. Ils ont raison d’être en colère.

Judith tend le bras et attrape un crayon volé à l’entreprise. L’indication 3B est noté sur son côté. Une fois, en lisant le cours de ses enfants, elle a vu que plus la mine est grasse, plus elle est adaptée au dessin artistique. Une mine tendre comme celle qu’elle tient dans les mains ne devrait pas être si mauvais.


Un passe-temps ? Non. Au rythme de son cœur qui s’est emballé lorsqu’elle a posé la mine sur le papier, elle sait pertinemment que les autres se trompent. A la ride du lion qui naît entre ses sourcils, elle sent qu’il s’agit de la seule chose qui la maintienne en vie.

L’amour a disparu le jour où son mari est parti, effrayé de devoir élevé des jumeaux. La gourmandise n’existe plus quand chaque soir elle doit penser à préparer un repas original et qui satisfera deux estomacs qui n’aiment que les pâtes au beurre. La musique ne résonne plus aussi bien, puisque ses tympans ont décidé de lui faire entendre à chaque heure de sa journée le bruit des machines, même quand elle n’est plus dans l’usine. Les mots d’un livre n’arrivent même plus à l’emmener loin de la lassante réalité.

Seul le trait gris qu’elle est en train de tracer représente un intérêt pour Judith. Elle dessine les flashs de ses journées. Le sourire timide d’une femme à une autre. Le regard vide du commis de cuisine qui, chaque midi, leur sert une bouillie sans goût. Les mains qui s’étirent au-dessus de la tête de l’adolescent déjà fatigué de sa vie. La larme de la mère de famille qui voit son fils entrer dans la même usine qu’elle, dans laquelle ils ne sortiront jamais.

Et finalement, Judith prend de la distance sur sa feuille. Pose son crayon. Regarde le portrait de l’inconnue qui, tous les jours, est à côté d’elle. Elle ne sait même pas comment elle s’appelle. Elle aurait pût s’appeler Judith.


Le thé a refroidi. Elle se lève. Le jette dans l’évier. Range le crayon dans son pot. La feuille dans la chemise contenant déjà des dizaines de dessins. Elle éteint l’ampoule à nue.

Dans son lit, Judith vérifie que son réveil est bien mis pour 5h45. Sans surprise, c’est le cas. Demain, Judith se demandera ce qu’elle fait là.


27/09/2021


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