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Chapitre 4 : Under Pressure

2090 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 20/08/2023 18:04

Les lieux évoqués dans ce chapitre et dans les suivants existent vraiment. Patrick est un personnage sorti de mon imagination, tout comme l'étaient Caroline, Eric Plouchard et Mme Pelletier.


Under pressure


Crowley connaissait Aziraphale depuis maintenant plus de six mille ans. Six mille vingt-trois ans pour être exact.

Et en six mille vingt-trois ans, il n’avait toujours pas réussi à s’accoutumer à l’incroyable mauvais goût de son comparse en matière (sans mauvais jeu de mots) vestimentaire. Une toge reste une toge, me direz-vous, et jusqu’au Moyen Age ça n’aurait pas dû poser réellement problème. Mais Aziraphale se débrouillait pour s’empêtrer dans les plis du tissu, pour utiliser une fibule absolument pas au goût du jour, pour que ses sandales aient l’air d’avoir été portées par Auguste alors qu’on en était déjà à Hadrien.

Durant le Moyen Age, de toute façon, toutes les armures étant également inconfortables et inesthétiques, la façon dont choisissait de s’habiller l’ange n’avait pas grande importance – mais sitôt la Renaissance abordée, il avait de nouveau mal tourné, choisissant rubans, dentelles et autres fioritures en dépit du bon sens. Aziraphale semblait avoir un don pour dégoter les vêtements les plus kitsch possibles, et ce dans toutes les époques traversées.

Lorsque le XXème siècle était arrivé (enfin ! avait pensé Crowley qui n’en pouvait plus de cette époque d’arriérés – pour un peu, il aurait même, quelques décades auparavant, béni Edison et Watt, nouveaux Prométhées modernes ; c’est dire le degré de désespoir qui était le sien lorsque l’électricité avait enfin fait son apparition dans le monde des hommes), l’ange avait obstinément refusé de suivre la mode de quelque façon que ce soit, et conservé son vieux costume de la fin des années 1880. Crowley avait eu beau le sermonner (façon de parler, évidemment) à maintes reprises, l’autre n’avait jamais voulu se départir de son horrible nœud papillon, de son sempiternel gilet à manche courtes, ni de sa malpratique montre à gousset.

En toute logique, le démon n’aurait donc pas dû être surpris par le spectacle inattendu qui s’offrit à ses yeux horrifiés lorsque son complice (qui s’était soigneusement barricadé dans sa chambre la veille au soir) vint le réveiller. Spectacle qui lui aurait à coup sûr déclenché un arrêt cardiaque s’il avait réellement eu un cœur.

– C’est l’heure ! s’écria gaiement l’ange avec un sourire niais parfaitement inadapté à la situation.

Crowley recouvra soudainement l’usage de la parole.

– Je peux savoir en quoi tu t’es déguisé ?

Aziraphale prit l’air indigné.

– Je te prierai de ne pas te gausser de mon costume d’alpinisme.

– Un alpiniste de quelle planète ?

Comme son comparse, visiblement vexé, ne répondait pas, Crowley reprit, probablement plus proche de la vérité :

– Un alpiniste de quel siècle ?

– Je me suis librement inspiré du Voyage dans les Alpes de Saussure et des Lettres de William Windham [1], répondit Aziraphale avec dignité. Je te rappelle que je tiens une librairie.

Crowley s’apprêtait à répondre quelque chose de bien sarcastique lorsqu’il remarqua la main levée de l’ange.

– Non ! s’écria-t-il, affolé.

– Mais…

– J’ai dit non. Je me trouve déjà bien bon de t’accompagner, mais je ne m’habillerai pas en clown pour te faire plaisir, alors tu peux remballer le miracle qui se trouve au bout de tes doigts. Je garde mes vêtements.

.

Le guide qu’Aziraphale tenait entre ses mains indiquait, entre autres détails pittoresques, que « la traversée de la passerelle du glacier de Bionnassay offr[ait] un spectacle de toute beauté, à couper le souffle » [2]. L’ange le croyait sans peine, attendu que son souffle était déjà coupé après à peine trente minutes de marche.

Il leur restait une petite heure et demie pour arriver au pied du glacier, et la montée (car le chemin montait raide) aurait certainement été plus agréable si Crowley, entre deux ahanements qu’on eût crus indignes d’un démon, n’avait pas proféré à chaque instant un chapelet (encore une fois, façon de parler) d’épouvantables jurons qu’on eût crus trop abominables pour les oreilles d’un ange. (Mais Aziraphale connaissait ce démon précis depuis près de six mille ans, six mille vingt-trois pour être précis, et plus rien de ce qu’il pouvait dire ne le choquait.)

La moitié de ses invectives n’étaient d’ailleurs pas dénuées de fondement : Crowley grognait contre le sentier (qui montait trop fort), le soleil (qui tapait trop fort), les moustiques (qui piquaient trop fort) et son corps d’emprunt (qui, trop peu entraîné, réagissait de manière douloureuse et excessive face aux problèmes précédemment cités). Aziraphale ne pouvait se défendre lui-même d’un certain agacement envers le sentier, le soleil, les moustiques et son corps d’emprunt, mais il savait qu’il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même, car :

1) Il avait choisi cette randonnée malgré son niveau de difficulté (le guide indiquait « moyen » mais non pas « facile », et il s’était cru – à tort – suffisamment en forme pour affronter quatre cents mètres de dénivelé) ;

2) Il avait eu la faiblesse de laisser Crowley dormir jusqu’à neuf heures, et ils n’étaient partis qu’une heure plus tard en raison d’un copieux petit déjeuner (autre faiblesse qu’il regrettait amèrement) ; le temps d’arriver au pied de la randonnée, le soleil était déjà haut dans le ciel ;

3) Il avait oublié la crème anti-moustique dans le porte-gants de la voiture de location ;

4) Son corps, déjà peu pratique et maniable, était alourdi par la moitié du pot de confiture de myrtille qu’il avait avalé le matin même, en dépit du bon sens et des recommandations ironiques du démon.

– Tu es certain… que les humains… font ça… pour leur plaisir ? ahana Crowley derrière lui. Ça ressemble plutôt… à une forme de torture… élaborée. Ce serait… ce serait bien… leur genre !

Aziraphale se retourna vers son ami, haletant, rouge, transpirant.

– Non, je… je ne crois pas. Mes clients… m’ont bien dit… qu’ils faisaient ça… tous les étés.

– Alors ils sont masochistes, je ne vois que ça.

S’appuyant sur le (trop) lourd bâton ferré qu’il tenait dans la main droite, Aziraphale inspira lentement pour essayer de chasser l’impression de malaise qu’il éprouvait au niveau de l’estomac.

– Mon ange ? Et si on faisait demi-tour, hein ? Je t’invite au restaurant !

– Vil tentateur, ne me détourne pas de mon objectif ! répondit-il sans réfléchir.

– Mais justement, qu’est-ce que c’est, ton objectif ? A part nous faire mourir de chaud, de soif et de fatigue, je ne vois pas l’intérêt de cavaler jusqu’à un sommet qu’on pourrait facilement atteindre en voiture avec un petit miracle pour élargir le chemin si vraiment il y a quelque chose d’intéressant à y voir !

Bien évidemment, l’argument se tenait. Mais Aziraphale ne se laisserait pas fléchir.

– Mais tu ne comprends pas, c’est du sport !

Crowley pinça les lèvres comme s’il prenait son compagnon pour un fou (ce qui était probablement le cas).

– Et depuis quand ça t’intéresse ? Six mille ans sur Terre sans jamais faire le moindre exercice pour entretenir ton corps de location, et d’un seul coup tu veux faire de la randonnée ? Et en montagne en plus ?

Pris de court, l’ange se retourna et reprit sa pénible ascension. Comment expliquer à Crowley l’humiliation qu’il avait ressentie lorsque Gabriel lui avait fait remarquer qu’il devenait « mou » ?

– Rentre si tu veux, moi je continue.

.

Patrick posa son sac à dos contre le tronc d’un arbre, un peu en retrait du chemin qui courait le long du versant sud-est du Prarion, et fit une petite série d’étirements avant d’entreprendre la descente vers la vallée. Le soleil était exceptionnellement chaud pour le mois de septembre et il était content d’avoir commencé dès six heures du matin sa balade dominicale.

Des voix se firent entendre, quelque part sur sa droite. Machinalement, il tourna la tête et s’apprêta à saluer les randonneurs, mais le spectacle incroyable qu’offraient les deux nouveaux venus lui fit oublier toute notion de politesse.

Celui qui marchait devant exhibait un costume en tout point similaire à celui qu’arborait un alpiniste de la fin du XIXème siècle sur un vieux bouquin que Patrick conservait dans ses toilettes et feuilletait parfois pour s’amuser. Cependant, sur la couverture du livre, l’homme posait fièrement, campé sur son bâton ferré, les cheveux impeccablement coiffés, tiré à quatre épingles – tandis que l’homme qui venait d’apparaître au tournant du chemin, rouge et suant, trois mèches blondes collées au front dépassant d’une deerstalker à carreaux ridicule, à la Sherlock Holmes, semblait au bout du rouleau. Il portait un pantacourt, qu’une immense chaussette montante d’un beige douteux, en laine poilue et visiblement gratteuse, coinçait au-dessous du genou droit, tandis que de l’autre côté, l’élastique s’étant rompu, elle pendait lamentablement, tire-bouchonnée sur le mollet gauche. Ses bras laiteux (il avait remonté au-dessus du coude les manches d’une chemise blanche parfaitement inappropriée à la marche) étaient constellée de piqûres de moustiques. Un énorme sac à dos probablement fort peu commode oscillait derrière lui, et une gourde accrochée au sac lui battait le flanc à chaque pas.

Bref, il avait l’air d’un randonneur comme la grand-mère de Patrick avait l’air d’une rock star.

En parlant de rock star, son compagnon était vêtu comme s’il sortait d’une boite de nuit des années 70 (Patrick, en bon soixantenaire bien tassé, les avait fréquentées comme tout un chacun dans son jeune temps), mais la boue, mouchetant le pantalon noir et moulant, avait remplacé le strass et les paillettes, tandis que la chemise, de la même couleur, et d’autant plus près du corps qu’elle y était collée par une abondante transpiration, offrait aux regards de longues traînées horizontales blanchâtres, témoignant de la quantité de sel rejetée par la peau. A chaque pas, l’homme manquait déraper dans la gadoue. Rien d’étonnant, étant donné les chaussures de ville à talonnettes qu’il avait choisies pour l’ascension. Seules les lunettes de soleil, toutes rondes, ne juraient pas trop dans le décor.

Ils formaient tous les deux un duo d’enfer, et la première chose que l’on pensait à leur sujet était qu’il n’avaient absolument rien à faire là.

En apercevant Patrick, la conversation hachée et incompréhensible des deux hommes s’interrompit, et le premier d’entre eux héla le soixantenaire dans un français très approximatif :

– Bonjour, monsieur, pardon… La passerelle…est loin ?

Patrick, plein de pitié pour ces deux types qui n’avaient visiblement jamais randonné de leur vie, n’osa pas leur dire qu’il leur restait encore plus de cent mètres de dénivelé sur un petit kilomètre de parcours.

– Non, articula-t-il lentement et nettement, ce n’est pas très loin.

– Mille… mille mercis… monsieur. Une bonne journée.

Les deux hommes passèrent près de lui, le souffle court.

Ces Anglais, se dit Patrick en hissant son sac à dos sur son épaule, pas endurants pour deux sous.

.

–Aziraphale ?

– Crowley ?

– Je te déteste.

– Mais admire… admire la montagne, le calme, le silence !

– Je répète : je te déteste.



[1] Auteurs du XIXème et XVIIIème siècles...

[2] C'est vrai. Si un jour vous allez dans les Alpes, allez à la passerelle du glacier de Bionassay. C'est vraiment magnifique.

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