Clair comme Nuit

Chapitre 15 : Lapin de Lune

5698 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 06:17

 

LAPIN DE LUNE

 

 

Wendy lâcha un couinement effrayé et recula avec précipitation, bousculant la petite table sur laquelle étaient posées la théière et les tartines.

Le dragon fit un bond en arrière lui aussi, courbant ses oreilles en arrière.

- A… A… Al ? bégaya la jeune fille.

L'animal tourna la tête d'un côté, puis de l'autre. Il balaya sa queue en forme d'as de pique – renversant une étagère de livres qui tombèrent sans bruit sur l'épais tapis – puis avança le cou en flairant quelque chose avec intérêt. Le chat de Fabius Macmillan était dressé sur la table, le poil hérissé et la queue toute droite. Une bûche s'effondra dans la cheminée et fit voler un nuage de cendres.

- C'est… c'est ç-ç-ça q-q-que v-v-vous… cach-ez… ils le s-s-savent…

Terrence et Scorpius avec leurs fou-rires idiots et leurs messes basses depuis quelques jours. L'inquiétude visible sur le visage de la directrice. Ce professeur de Soins aux Créatures Magiques sorti de la brousse qui ne savait pas faire un seul cours sans parler de sauriens… Harry Potter à l'école des sorciers. Des sautes d'humeur imprévisibles et une retenue d'une semaine pour l'élève le plus discipliné de Poudlard. Et cette dernière phrase…

Elle avait envie de pleurer.

- Al ? C'est toi ? T'es un… un…

Le dragon avait fini par décider que la fille qui le pointait du doigt n'était pas dangereuse et rampait en direction des sardines en tortillant son derrière de fourrure noire, ses ailes ébouriffées d'anticipation.

Wendy le regarda faire et un rire étranglé lui échappa.

- C'est toi. C'est vraiment toi…

Des larmes coulaient sur ses joues et elle ne savait même pas pourquoi.

Toi, quelqu'un d'ordinaire ? Sûrement pas…

Alors c'était pour ça que ton père a essayé de te tuer ?

Je m'en fous, Al, Je m'en fous…

Elle rassembla ses jambes un peu tremblotantes et se redressa. Le dragon avait fait tomber une boite de sardines par terre et roucoulait, frustré de ne pas réussir à l'ouvrir. Il s'immobilisa quelques secondes quand il sentit la jeune fille tout près de lui, puis renifla comme si ça n'avait pas d'importance et se remit à pousser du museau son butin caparaçonné de métal.

Wendy se pencha doucement pour ne pas le brusquer, tendant sa main offerte avec prudence.

Ce n'était pas plus compliqué que n'importe laquelle de ces classes auxquelles elle avait assisté depuis quatre ans. On leur demandait tout le temps de toucher des choses qui risquaient de mordre, de s'approcher de trucs qui risquaient de leur exploser à la figure, de faire confiance à des raisonnements de dingues.

C'était Albus. Juste Albus.

Sous une autre forme.

Et Al ne lui aurait jamais fait de mal. JAMAIS.

Le museau du dragon toucha sa paume, tiède et satiné. Elle passa ses doigts dans la fourrure noire épaisse, glissa sa main derrière une des oreilles pelucheuses.

- Hé… chuchota-t-elle.

La truffe se plissa et l'animal cligna de ses grands yeux verts et ronds, à la recherche de l'odeur qui lui plaisait.

- Je sens la sardine, c'est ça ? gloussa Wendy. Elle ramassa la boite et fit rouler l'ouverture prestement. "Tiens, régale-toi. Tu veux une tartine, avec ? Un peu de thé ?"

Le dragon aspirait les bouts de poisson goulûment et sa gorge émettait une espèce de ronron de remerciement.

Terrence, je vais te tuer. Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

Depuis combien de temps, Al ?

La chute au Quidditch ? Ta naissance ?

Et pourquoi ?

T'es un genre d'animagus ?

Le dragon releva la tête en se pourléchant les babines et la regarda fixement, l'air d'attendre qu'elle ouvre une autre boite, ses oreilles toutes droites sur la tête.

Elle pouffa de rire.

Nope. Pas un animagus. T'es pas vraiment conscient, hein ? Ne me dis pas que ça, c'est ta vraie personnalité !

Quelque chose tomba à l'étage, avec un bruit sourd, et leurs deux regards montèrent au plafond avant de se croiser avec la même expression interrogative.

- On peut pas rester là comme ça, marmonna Wendy. "Redeviens humain avant que quelqu'un ne descende !"

Pour toute réponse, le dragon se faufila jusqu'à l'escalier et roucoula d'un air curieux.

- Al ! crissa l'adolescente en se précipitant derrière lui. "Pas par là, t'es fou ! Qu'est-ce que tu fiches ? Change-toi, allez !"

Le dragon mâchouilla dans le vide, ses grands yeux verts fendus d'or perplexes. Il lui donna un léger coup de museau et elle faillit perdre l'équilibre.

Il y avait vraiment quelqu'un de réveillé à l'étage. On entendait des pas craquer sur le plancher centenaire.

- Allllez, grinça-t-elle à mi-voix, suppliante.

Elle regarda autour d'elle en mordillant le bout de ses ongles.

Le passage de sortie ? Amener un dragon dans les escaliers de Poudlard ? De la folie !

Derrière les tapisseries ? Trop gros !

Par la cheminée ? N'importe quoi.

Le dragon la bouscula en se mettant à trottiner vers le fond de la pièce et elle le suivit avec la forte envie de s'arracher les cheveux.

- Al, purée… pourquoi tu m'as pas montré le mode d'emploi si tu ne sais pas te retransformer ? Je vais devoir aller chercher ton père ou ton oncle et tu me vois leur dire ce que j'étais en train de faire quand tu t'es changé en dragon ? Quand tu vas redevenir humain je vais te bousiller…

Elle s'interrompit, les yeux sur la fenêtre.

- Ah.

Elle s'approcha, ouvrit le battant, jeta un coup d'œil à l'extérieur – le vide, très loin, en bas, les rochers au bord du Lac Noir, les étoiles très haut au-dessus de l'eau, la lune qui s'enfonçait dans la brume pâle sur l'horizon entre les deux…

- On va pas sauter ?

Le dragon eut clairement un haussement d'épaule narquois.

- Al, t'es fou ?

Elle recula et entendit la porte s'ouvrir en haut de l'escalier en colimaçon.

Ohnonohnonhon.

Les ailes noires se déployaient à côté d'elle et la queue en forme d'as de pique ondulait, comme pour tester sa balance.

- Non, dit Wendy aussi fermement qu'elle le put.

Et l'instant d'après, le dragon la tenait par sa capuche à oreilles de lapin et plongeait vers le lac.

 

oOoOoOo

 

Lorsqu'il eut tranché la gorge de son adversaire, le dragon énorme, recouvert d'écailles luisantes, se dressa en ondulant son long cou puissant, les crocs suintant de sang. Ses yeux vides comme des fentes, s'allumèrent d'une lueur rouge cruelle et il ouvrit grand la gueule, déversant un torrent de flammes qui consumèrent les arbres en un clin d'œil.

Terrence se réveilla en sursaut, les mains devant le visage pour se protéger de la chaleur, à bout de souffle.

Ah. Il était dans son dortoir à Poudlard.

La plaine recouverte de cendres, les arbres noircis et la créature monstrueuse avaient disparu.

Le dragon de fourrure aux blessures béantes aussi.

Terrence s'obligea à respirer lentement. Son cœur battait à tout rompre. De la sueur dégoulinait sur son visage. Le creux de son dos et l'intérieur de ses paumes étaient moites.

Tout était calme, il était en vie.

Il repoussa les couvertures d'un coup de pied et alla quand même vérifier le lit d'Albus.

- Terrence ?

Et voilà, Scorpius était réveillé aussi.

Craig Finnigan ronflait à plein régime, un pied hors de la courtepointe, son dernier numéro d'Encorbellements en travers de l'estomac.

Terrence ouvrit les rideaux du lit à baldaquin et constata que son mauvais pressentiment s'avérait vérifié.

- Il n'est plus là, annonça-t-il.

Scorpius voulut sans doute sauter de son lit, mais dans la précipitation, il s'entortilla dans ses couvertures et tomba lourdement sur le plancher.

- Ils vont nous tuer ! siffla-t-il en se relevant, frottant son coude avec une grimace.

Terrence réfléchissait à toute vitesse.

- Il est peut-être juste en bas... c'est sûrement encore Al…

- Peut-être qu'il en a juste eu marre qu'on joue les babysitteurs, et qu'il s'est barré pour dormir dans la salle commune, approuva Scorpius, plein d'espoir. "T'aurais jamais dû proposer de mettre ces sortilèges de détection autour de son lit. Charlie a dit qu'à part une émotion vraiment trop forte, il ne devrait plus se transformer. A part s'il a fait un cauchemar…"

Il regarda Terrence de haut en bas et quelque chose cliqua dans son cerveau.

- Faut qu'on vérifie, quand même !

Ils attrapèrent leurs baguettes et se précipitèrent, mais lorsqu'ils débouchèrent en haut de l'escalier en colimaçon, c'était trop tard.

La fenêtre était ouverte et la brise de la nuit faisait voleter les rideaux.

Il n'y avait plus personne dans la salle, à l'exception du chat de Fabius Macmillan qui avait l'air d'avoir croisé le diable.

Terrence dévala les marches et se précipita vers la croisée.

- Il a sauté ? Ne me dis pas qu'il a sauté, IL NE SAIT PAS VOLER ! bafouilla Scorpius sur ses talons.

Il se pencha par la fenêtre au risque de tomber dans le vide, scrutant désespérément les rochers escarpés battus par l'écume d'un noir de lune.

- Al !

Terrence lui tira sur l'épaule pour le ramener à l'intérieur.

- Ne fais pas autant de barouf, dit-il avec un drôle de sourire.

Scorpius se dégagea et lui lança un coup d'œil fulminant.

- Qu'est-ce que ça peut faire qu'on le découvre s'il est MORT ! On devrait aller voir, il est peut-être blessé quelque part, j'arrive pas à y voir…

- Tu te souviens que ce que Charlie a raconté sur l'envol des dragons ? coupa Terrence.

Oh oui, il s'en rappelait.

Comme chaque minute de ces nuits-là, la discussion était gravée dans sa mémoire.

Albus faisait des progrès d'heure en heure. Il avait très vite réussi à maîtriser les transformations d'humain à dragon (dans l'autre sens, c'était moins évident : le dragon adorait gambader librement et il se révélait beaucoup plus capricieux et aventureux que son alter ego).

En faisant ses devoirs de Métamorphose, Terrence avait trouvé un paragraphe qui expliquait comment les animagi retrouvaient leurs vêtements en redevenant humains et la directrice avait bien voulu l'enseigner à Albus. Elle avait terminé sa leçon par un avertissement sévère aux deux autres garçons qui n'étaient pas prêts d'oublier leur promesse.

Puis, ils avaient clairement vu les quelques moments où les deux esprits communiquaient. Le dragon devenait soudain très docile, comme s'il comprenait l'essence des mots, pas seulement les expressions de voix ou les gestes. Il redevenait Albus beaucoup plus facilement aussi. Charlie Weasley exultait et les garçons pensaient que c'était lui qui allait finir par s'envoler. Harry Potter était partagé entre culpabilité et émerveillement, et se contentait d'intervenir lorsque son fils lui semblait trop épuisé pour continuer à se concentrer.

Enfin, la veille, ils avaient dû gérer les premiers tirs de flamme. Le dragon avait d'abord eu l'air sur le point de régurgiter un bout de poisson, puis une étincelle bleue avait craqué sous sa glotte. L'instant d'après, Terrence et Scorpius qui se tenaient un peu trop près, avaient failli perdre leurs sourcils. Après ça, l'entrainement-dressage-cours-du-soir-soi-disant-retenue était devenu un jeu délirant et, pour la première fois, depuis qu'il avait découvert ce qui se cachait au fond de lui, Albus avait eu l'air heureux et insouciant.

Oubliant que Pré-au-lard n'était pas si loin et que les tours du château s'élevaient bien au-dessus de la Forêt Interdite, Charlie et Harry les avaient laissé dégommer tout ce qui pouvait être brûlé dans les environs, puis les avaient rassemblés dans la clairière où s'abreuvaient les Sombrals – quand le dragon n'était pas dans les environs.

- Quand est-ce que je vais voler ? avait demandé Albus timidement.

Il y avait quelque chose de rayonnant dans ses yeux, même s'il restait encore sur son visage quelques craintes.

- Oui, patron, allez, dites-nous ! s'était écrié Terrence, assis en tailleur et les mains sur les cuisses, comme Charlie en face de lui. "Qu'est-ce qu'il faut faire pour le déclencher ?"

Scorpius s'était contenté d'hocher vigoureusement la tête, agenouillé avec ses poings crispés sur les genoux. Ses cheveux pâles étaient embrouillés avec des aiguilles de pin et des bouts de feuilles et ses yeux gris brillaient.

Charlie avait pris le temps de boire longuement dans sa gourde, pendant qu'Harry triturait le feu de camp avec une branche. Les étoiles étaient très hautes au-dessus des arbres, scintillant dans l'immensité d'un bleu sombre vers laquelle montait le filet de fumée.

- A l'époque, le dragon est resté longtemps sans voler, dit finalement Harry. "Il était à peu près gros que comme ça, mais il se contentait de courir et de grimper sans jamais utiliser ses ailes pour autre chose que d'y transporter Albus. Et puis une nuit… je sais pas… enfin, je ne suis pas sûr, peut-être que cette croissance était normale pour un dragon…"

- Elle ne l'était pas, assura vivement Charlie.

Son beau-frère soupira.

- Bref. Une nuit, il a sauté par la fenêtre et il s'est envolé. Je suis presque sûr qu'il l'a fait parce qu'Albus le voulait tellement. Il n'arrêtait pas de répéter "vole, Crocmou, vole".

Le nom de la peluche ne faisait plus sourire personne. En fait, ils commençaient à envisager d'appeler le dragon comme ça pour le différencier d'Albus. Ce dernier n'était pas d'accord.

Il a un nom. Un nom à lui.

Il va me le dire – un jour, quand ce sera le moment.

Terrence toucha prudemment les bouts de taffetas gras qui recouvraient les cloques sur son front. Il était bien content qu'Hannah Abbot leur aie fourni autant de matériel de soin.

- Quand les mères dragons les estiment prêts, elles emmènent les petits dans leurs serres, en altitude, et elles les lâchent dans le vide, expliqua Charlie de son habituelle voix forte et enthousiaste. "Le dragonneau n'a pas d'autre solution que de déployer ses ailes et de se battre pour survivre. C'est un spectacle très beau que d'assister au moment où il parvient enfin à s'élever pour aller retrouver sa mère."

Harry le foudroya du regard.

- Si tu imagines seulement une seconde que je vais te laisser jeter mon fils du haut d'une des tours…

- Jamais je f'rai ça ! protesta le rouquin en levant ses mains en signe de paix – et les garçons eurent quand même l'impression qu'il y avait pensé. "Je voulais juste dire que le dragon ne s'envolera pas à moins qu'il aie une raison de le faire."

Albus avait acquiescé silencieusement. Les flammes jetaient des reflets d'or dans ses yeux verts pensifs et il n'avait pas semblé entendre toutes les élucubrations élaborées par Terrence pour convaincre le dragon de voler.

Scorpius avait trouvé ça logique. Il en était beaucoup moins convaincu depuis qu'il pensait qu'Albus s'était écrasé en bas de la tour, sur les brisants du lac.

- Il faut qu'on aille le chercher ! répéta-t-il d'un ton suppliant.

Terrence l'attrapa par le cou et lui colla le nez sur des parchemins en vrac sur une des tables. Puis il le traîna jusqu'à la cheminée et lui  montra le plateau, les tasses renversées, la tartine entamée et les vestiges de sardines sur le tapis.

- Qu'est-ce que ça te dit ?

- Que les elfes de maison ont renoncé à nettoyer notre salle commune ? Je le sais, j'étais au courant… Aïe !

Terrence venait de lui asséner une pichenette sur la tête.

- Scorpius Malefoy, tu ne feras pas carrière comme détective, dit-il d'une voix gouailleuse. "Regarde avec tes yeux. Les devoirs de Wendy, deux tasses de thé, un boxon digne d'un gros félin amateur de poissons… elle est là, la bonne raison. Ils ont dû avoir peur qu'on les surprenne. Et maintenant ils doivent quelque part dans les étoiles…"

L'autre adolescent fronça ses sourcils sombres en continuant de frotter l'emplacement douloureux sous ses cheveux blonds.

- Tu veux pas dire que… QUOI ? Albus est amoureux – de cette fille ?

Terrence enleva ses lunettes, pinça l'arête de son nez et lâcha un gros soupir.

- Atterris…

Il gloussa de rire et se tourna de nouveau vers la fenêtre pendant que Scorpius essayait de dégager quelque chose de sa gorge, comme s'il avait failli s'étouffer avec sa langue.

Une bonne raison, hein ?

Bienvenue dans le gang, Wendy…

Des nuages enveloppaient la lune ronde et pâle comme une noisette de beurre.

 

oOoOoOo

 

D'abord elle avait hurlé en voyant les rochers luisants, l'eau noire et une mort horrible se précipiter vers elle à la vitesse de l'éclair.

Puis elle était devenue brusquement aphone quand son corps avait fait une pirouette dans les airs, jeté par le dragon, et qu'elle s'était retrouvée sur son dos.

Au dernier moment.

Le vent s'engouffrait sous les puissantes ailes noires et ils montaient vers le ciel dans un bruit fracassant. Elle avait les yeux qui pleuraient à cause du froid, de la peur, des bourrasques et peut-être aussi parce que plus rien ne serait comme avant.

Un dragon.

Albus Severus Potter était un dragon et il venait de sauter par la fenêtre de la grande salle en la tenant par sa capuche à oreilles de lapin.

Elle lâcha un petit gémissement et cacha son visage dans ses mains.

Non, vraiment, ça n'avait rien de romantique ou de – normal.

Elle eut l'impression de traverser un voile de gouttelettes, puis le vent s'atténua et elle sentit les muscles des ailes se détendre contre ses jambes. Elle osa un œil, regarda autour d'elle, émerveillée.

La brume nocturne s'effilochait autour d'elle.

Ils étaient très haut – vraiment très haut, bien plus haut qu'elle n'avait jamais réussi à aller avec son balai pendant les entraînements de Quidditch. Poudlard ressemblait à un château de playmobils et elle voyait le lac en entier, miroitant sous la lune, et même les lumières diffuses de Pré-au-lard au-delà de la Forêt Interdite plongée dans l'obscurité.

Les étoiles semblaient aussi proches que celles du plafond magique de la Grande Salle. Il y en avait des myriades autour d'eux et elles chaviraient comme des perles sur une grande draperie de soie noire quand le dragon courbait son angle de vol.

- C'est trop beau…

Elle tendit la main, la laissa frôler la voûte céleste, puis se pencha sur la tête du dragon.

- C'est magnifique, Al… chuchota-t-elle.

Un ronron chaleureux naquit dans la gorge de l'animal. Elle le sentait vibrer contre ses bottes en laine. Elle caressa la fourrure sombre satinée, se pencha pour serrer le cou puissant dans ses bras. Ses mains n'arrivaient pas à l'étreindre en entier.

- Je t'aime… comme ça aussi…

Elle n'avait plus du tout peur et elle ne pensait plus à ses questions.

Le dragon augmenta sa vitesse et son corps se mit à crépiter d'étincelles bleues et dorées qui chatouillèrent la joue de Wendy et se diffusèrent jusqu'au bout des ailes.

- Qu'est-ce… qu'est-ce qu'il se passe ? bredouilla-t-elle en se redressant.

Ses cheveux picotaient.

- Al ? Euh… on redescend ? Al ?

Elle tapota la tête du dragon, se pencha pour essayer d'apercevoir ses yeux, mais au lieu de ralentir, il piqua brusquement vers le lac et elle n'eut que le temps d'agripper deux touffes de poils noirs pour ne pas être projetée dans le vide.

Le dragon étendit ses ailes et fila au-dessus de la surface sombre de l'eau comme un immense oiseau de feu, ses ailes étendues. Il y eut un coup de tonnerre dans le ciel parfaitement calme et Wendy ferma les yeux de surprise.

Lorsqu'elle les rouvrit, le dragon avait doublé de volume et les étincelles disparaissaient derrière lui comme la queue d'une comète. Il vira et effleura les vagues de la pointe de son aile, faisant jaillir une gerbe d'eau brillante sous la lune, puis reprit son essor et s'éleva avec puissance de nouveau, cabrant son corps musculeux en ondulant son cou majestueux.

Encore sous le choc, Wendy estima qu'il devait à présent être aussi grand que la salle commune des Gryffondor.

- Wow, répéta-t-elle à voix haute, comme pour s'assurer qu'elle ne rêvait pas.

Elle regarda le poil épais dans lequel elle pouvait enfoncer ses doigts et se mit à rire nerveusement. Lâcha prudemment sa prise et étira les bras autour d'elle, prenant de plus en plus confiance. Ils montaient de plus en plus haut dans les étoiles et l'air vif se glissait sous son pantalon de pyjama, la faisant frissonner. La lune ronde et énorme leur faisait face, rugueuse et pâle.

- Est-ce qu'on va aller jusques là ? Tu m'emmènes voir le lapin ?

Elle pouffa.

Elle ne voulait plus jamais redescendre sur Terre.

"Le lapin, c'est toi, petite fille."

Elle se figea.

La voix était quelque part dans sa tête et riait d'un rire profond et amical.

"Ou plutôt, jeune guerrière. Il a raison, tu n'as vraiment peur de rien !"

Elle se tassa un peu, ramenant ses bras vers elle.

- Qu'… qui êtes-vous ?

Elle regarda autour d'elle, les nuages qui s'amoncelaient sous le ciel d'encre piqueté d'étoiles, la lune silencieuse, Poudlard tout en bas comme un château de livres de contes.

"Je suis là, enfant. Avec toi.

Avec lui."

La voix était chaleureuse et elle ressemblait un peu à celle du grand-père paternel de Wendy, lente et pleine d'humour. Elle comprit et posa sa paume avec précaution sur la tête du dragon.

- Vous parlez ?

De nouveau le rire grave l'enveloppa.

"C'est aussi ce qu'a dit un très petit garçon, il y a longtemps…"

Wendy repoussa au fond de son esprit les questions supplémentaires qui venaient s'amonceler sur la pile des interrogations restées sans réponses et avala sa salive.

Il y avait une chose plus importante que le reste.

- Est-ce que… est-ce que je peux  parler à Albus ? Est-ce qu'il est – là, aussi ?

Le dragon se remit à ronronner, comme un gigantesque chaton ailé et virevolta comme une hirondelle devant la lune.

"Wendy…"

Elle se sentit fondre de reconnaissance.

- Al ?

"Je suis là."

C'était lui. Son ton de voix un peu hésitant, comme s'il cherchait son approbation.

Elle ne réfléchit pas, étreignit avec fougue le cou du dragon, enfouit son visage dans la fourrure noire qui sentait un peu le savon et les sardines.

- Je le pensais, murmura-t-elle. "Je le pensais vraiment et je ne changerai jamais d'avis. Comme ça, comme avant et peu importe ce qui arrivera ensuite. Je t'aime."

La brise nocturne ébouriffa les poils noirs entre les oreilles pelucheuses, sur la crête naissante. La lune les ourlait d'argent.

"Merci."

Wendy sourit et essuya son nez qui coulait – elle ne savait pas très bien à quel moment elle s'était remise à pleurer.

- Tu peux faire quelque chose de fou ? Voler comme quand t'es avec ton balai, mais là ça va être massif, parce que t'es juste ENORMEEEEEEEE !

Sa voix fut emportée par le plongeon. Le dragon fondit sur le lac, remonta jusqu'au étoiles, dispersa la brume, redescendit en vrille en direction de Pré-au-lard, effleura les toits et les cheminées, revint à toute vitesse au-dessus de la Forêt Interdite, rasant les sommets des arbres, souleva les étendards du terrain de Quidditch et louvoya entre les tours de Poudlard avant de s'élancer de nouveau vers la nuit.

Quand il ralentit et se laissa de nouveau flotter en vol stationnaire sur les courants, comme une ombre chinoise devant la lune, Wendy était à bout de souffle, ses cheveux étaient complètement embroussaillés et elle était congelée. Elle tira sur la capuche aux oreilles de lapin pour se protéger un peu du froid et blottit ses mains à l'intérieur de ses manches.

- Merci, chuchota-t-elle.

Elle l'avait senti, comme s'il était là, derrière elle, ses bras la ceinturant pour l'empêcher de tomber pendant cette course sauvage.

Le cœur du dragon battait à tout rompre sous le cuir d'ébène et ses ailes tremblaient un peu.

"Je t'aime, Wendy."

Elle sourit et hocha la tête.

Dans l'univers bleu rempli de myriades d'étoiles, ils étaient seuls au monde.

Elle, Albus et le dragon.

 

oOoOoOo

 

Le matin se glissait à travers la grande fenêtre de la salle commune, baignant d'or rose les tables rondes bien rangées et les livres soigneusement empilés. Le chat de Fabius Macmillan, qui dormait sur le dossier du canapé, entrouvrit un œil, bâilla en montrant ses petits crocs acérés, puis se leva et fit le gros dos pour s'étirer en entendant la porte s'ouvrir en haut de l'escalier en colimaçon.

- Je suis sûre que c'est pas là que tu l'as perdu, lança la voix de Lily Potter.

Alison Corner, qui descendait devant elle, s'arrêta en bas des marches et fronça le nez.

- Y'a une drôle d'odeur, tu ne trouves pas ?

Lily la rejoignit et haussa les épaules.

- Non.

- ça sent les toilettes de Mimi Geignarde, insista Alison. "Ou la soupe de poissons de mon oncle Marcy."

Elle s'avança dans la pièce, concentrée.

Lily bailla d'un air de profond ennui.

- Arrête de te prendre pour un labrador. Ça ne va pas t'aider à retrouver ton bracelet. J'suis sûre que tu l'as laissé en étude. Ou sur le soupirail, à côté de ton chaudron.

Alison se pencha pour regarder sous les franges d'une nappe, puis s'approcha du canapé. Ses yeux s'écarquillèrent et elle s'immobilisa.

- OH. MER. LIN.

- Quoi ? lança Lily.

Sa copine se tourna vers elle, les pommettes rosies et les yeux pétillants.

- Lily-Potter, viens-voir-ça-tu-vas-pas-en-croire-tes-yeux, articula-t-elle en retenant visiblement un des gloussements dont elle avait le secret.

La jeune fille rousse leva les yeux au ciel et souffla en obtempérant. Elle se pencha au-dessus du canapé et un hoquet lui échappa.

- ça va faire la une des rumeurs de Poudlard, se trémoussa Alison avec un petit cri de joie.

Lily passa une main dans ses cheveux et soupira en se mordant la lèvre d'un air mi-attendri mi-accablé.

- Et mes parents vont trop le tuer.

Les braises étaient complètement éteintes, dans la cheminée. Quelqu'un avait débarrassé le plateau et les sardines, mais leur odeur imprégnait encore fortement le tapis à l'endroit où la boite s'était renversée.

Wendy était étendue  de tout son long, la bouche entrouverte, ses cheveux châtains répandus sur le sol, vêtue du pull avec les oreilles de lapin qu'elle portait la veille quand les filles étaient montées se coucher. Un de ses bras était abandonné sur le vieux tapi écarlate et l'autre passé autour du cou d'Albus dont la tête était posée sur l'estomac de la jeune fille. Il était blotti contre elle, profondément endormi, ses cheveux noirs plus embrouillés que jamais, torse nu et uniquement vêtu d'une espèce de bas de pyjama gris foncé.

Ils étaient si paisibles que Lily faillit étrangler Alison qui continuait de caqueter avec excitation. Elle savait bien qu'elle ferait mieux de les réveiller avant qu'un professeur n'arrive, mais elle avait du mal à s'y résoudre.

Comme si elle avait inconsciemment deviné que c'était le matin du dernier jour de leur enfance.

Comme si elle avait su…

Mais elle ne savait pas et, le lendemain, sa vie comme les leurs allait être bousculée à tout jamais.

 

 

A SUIVRE…

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