Le Revers de L'Infini - Tome 2 : L'Eveil
Chapitre 43 : Des échos et des fantômes
1552 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 17/11/2025 20:37
Ils quittent la cour sans un mot.
La nuit les enveloppe lentement, dense et immobile, comme une chape de velours sombre qui étouffe jusqu’aux bruits de leurs pas. Le vent ne souffle pas : l’air reste suspendu, presque trop calme pour être réel.
Gojo pose une main sur l’épaule de Megumi. Son geste n’a rien de brusque ; il le guide doucement, comme s’il craignait qu’un mouvement trop vif ne fasse s’effondrer ce qui tient encore debout chez lui.
— Allez viens… Je sens que t’en as besoin.
Ils avancent dans le couloir désert. Les néons vibrent faiblement, diffusant une lumière blafarde qui étire leurs ombres en silhouettes longues et fatiguées. Leurs pas résonnent creux contre le carrelage, jusqu’à la porte du bureau.
Gojo l’ouvre sans fracas, un geste maîtrisé, soigneux, puis lui fait signe d’entrer d’un petit mouvement de tête.
— Assieds-toi. T’inquiète, je vais pas te faire réciter les règles de l’école.
Megumi s’installe en silence, le dos droit mais les épaules verrouillées comme sous un poids invisible. Il croise les bras, tourne les yeux vers la fenêtre où la nuit n’est qu’une masse noire, opaque. Ses traits sont tirés, crispés. Il reste immobile, presque figé.
De l’autre côté du bureau, Gojo s’assoit lui aussi, mais pas avec sa désinvolture habituelle. Il se pose, littéralement. Sa posture est plus basse, plus stable. Et sur son visage, pas de sourire large : juste une fatigue calme, qui flotte dans ses yeux comme une vieille ombre.
— Tu dors pas. T’as le regard flou la moitié du temps. Et ce soir, t’étais à deux doigts d’appeler un shikigami qui pourrait t’arracher la tête juste pour tester un souvenir...
Il s'interrompt, laisse tomber la phrase entre eux comme une évidence lourde.
Ses yeux accrochent ceux de Megumi. Sans détour. Sans masque.
— On appelle ça un cri d’alarme, Megumi.
Le jeune homme répond d’une voix sèche, étrangement uniforme, presque trop stable :
— C’est pas un cri. C’est un écho.
Gojo esquisse un sourire triste, l’inclinaison douce d’une bouche qui sait trop bien ce que ça veut dire. Il secoue la tête, lentement, comme si le mouvement lui coûtait.
— C’est encore pire, ça. Parce que ça veut dire que tu crois que c’est déjà trop tard.
Megumi garde le regard bas, la mâchoire serrée. L’air autour de lui se resserre, comme si la pièce avait rapetissé. Le silence n’est plus neutre : il pèse.
— C’est Shibuya et le suite ?... Ce moment que t’arrives pas à trier ?
Megumi finit par souffler, sa voix presque éteinte :
— J’sais même plus si c’était vrai. Si j’ai vraiment vu ce que j’ai vu. Si j’ai invoqué Mahoraga… ou si c’est juste un délire. {Si j’ai…}
Il se stoppe en détournant son regard de celui de Gojo, presque une ombre honteuse. ... ça m’a marqué comme si c’était réel. Et lui... il m’a regardé comme s’il savait qui j’étais…
Ses poings se ferment lentement sur ses genoux, les phalanges blanchissant.
— Et c’est ça le pire. Pas qu’il t’ait attaqué. Enfin, pas vraiment. Mais qu’il ait hésité… Comme s’il y avait eu un moment où j’étais même pas sûr qu’il me reconnaisse...
Gojo s’appuie contre le dossier de son fauteuil, un mouvement lent, presque protecteur. Quand il reprend, sa voix a baissé, comme s’il parlait dans la pénombre d’une chambre et non dans un bureau.
— Tu sais ce que moi j’ai compris, là-bas ?
Megumi lève les yeux, sans vraiment bouger la tête.
— Que les fléaux les plus dangereux, c’est ceux qu’on porte avec nous. Et qu’ils se nourrissent pas de peur ou d’énergie… mais de nos doutes.
Il pose une main à plat sur son ventre, doucement, comme si ce geste apaisait quelque chose de vieux.
— Tu sais, parfois j’ai… une douleur fantôme. Ici. Comme si Sukuna m’avait vraiment scié en deux. Ça fait pas saigner, mais c’est là. Tous les jours.
Le silence devient presque tangible.
Megumi écoute. Et quelque chose, sur son visage, se détend d’un millimètre, mais assez pour qu’on le voit.
— Toi, tu veux tout comprendre, tout verrouiller. Mais tu peux pas. Pas avec eux. Pas avec lui.
Megumi souffle, l’air perdu, flou :
— Et je suis censé faire quoi ? L’invoquer à l’aveugle ? Encore une fois ?
— Non, répond Gojo. T’es censé t’écouter. Pas ton souvenir, pas ce cauchemar… toi. Ce que tu ressens aujourd’hui, là, maintenant.
Il le fixe, sans dévier.
— Et t’as pas à le faire seul. Tu crois que Souta est le seul à devoir composer avec un shikigami dangereux ? Vous êtes deux. Et ce que vous avez en commun… c’est que vous doutez tous les deux d’être à la hauteur…
Megumi baisse la tête. Son regard glisse sur ses mains, un instant seulement, mais c’est suffisant pour trahir le vertige intérieur.
— C’est pour ça que je t’ai fait revenir ici, poursuit Gojo. Parce que j’te connais. Et je sais que même paumé, t’es pas du genre à reculer.
Il s'interrompt, inspire lentement, comme si mettre ces mots dehors était un effort.
— Alors ouais, tu fais des cauchemars. Tu sais plus distinguer le vrai du faux… Moi aussi. Et… j’en ai jamais parlé avec lui… mais à mon avis, Nanami vit la même chose. Il est juste trop pudique pour en parler.
Un silence retombe, plus doux, presque fragile.
— Et puis y’a Nobara… Elle a tenu quelques mois ici, comme une ombre. À la fin, elle savait plus si elle était vraiment revenue ou si elle jouait à faire semblant. Alors elle est partie des rangs. Et c’était… la meilleure décision qu’elle pouvait prendre pour elle-même.
Gojo baisse la voix, presque un murmure.
— T’es pas seul, Megumi. Même quand t’as l’impression que tout s’écroule.
Cela semble flotter un moment entre eux, suspendu.
Puis la voix de Megumi tombe, comme un poids qu’on lâche enfin :
— T’as jamais pensé que t’avais merdé… ce jour-là ?
Gojo ferme brièvement les yeux. Le souffle qu’il laisse échapper n’a rien d’un rire, ni d’un soupir : c’est un aveu nu.
— Si. Tous les jours.
Son regard s’assombrit, un voile dans sa lumière habituelle.
— Quand ils m’ont scellé… j’ai eu l’impression d’être mis entre parenthèses. Comme un esprit en pointillé. J’entendais rien. Je pouvais rien faire. Juste... attendre que le monde tourne sans moi.
Il baisse les yeux, les doigts relâchés sur le bureau.
— Et toi, t’étais dehors… avec Yuji, Nobara, et tous les autres…
— Ouais… souffle Megumi. J’ai senti, ce vide. Comme si une pièce du puzzle avait disparu, et qu’on faisait semblant de savoir encore jouer.
Gojo esquisse un sourire, presque tendre, presque amer.
— Et pourtant, vous avez tenu. Même bancal. Même en vrac. Vous avez tenu.
Il se lève, contourne lentement le bureau, pas dans un élan théâtral, mais dans un mouvement fatigué, humain. Il pose une main sur l’épaule de Megumi, solide, ancrée.
— J’te laisserai plus jamais porter ça seul. Tu m’entends ?
Le hochement de tête de Megumi est petit, mais réel. Ses épaules s’affaissent légèrement, comme si enfin, il pouvait respirer.
Gojo recule d’un pas.
— La vraie question, c’est : t’as encore envie d’essayer de faire mieux demain ?
Megumi relève les yeux. Il le fixe, longtemps. Une seconde. Puis une autre.
— Oui.
Gojo sourit enfin. Un vrai. Sans masque. Sans protection.
— Alors c’est bon. Va dormir, sombre drama king. J’ai pas assez de chocolat pour deux insomniaques.
Megumi se redresse, un mince sourire en coin, presque imperceptible mais là, accroché malgré l’épuisement. Il se met debout.
— Merci, Satoru…
Il marque une pause. Une seconde de flottement, un souffle retenu.
— Essaie quand même de dormir un peu… tes cernes commencent à faire concurrence aux fléaux.
Puis il sort, en silence, refermant doucement la porte derrière lui.
Le couloir avale sa silhouette, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le chuchotement de ses pas, puis rien.
Le bureau retombe dans un calme dense, presque liquide.
Gojo souffle un léger rire, un souffle plus qu’un son, et reste là, immobile, les mains posées sur le bureau, la tête un peu baissée. Son sourire s’efface lentement, glissant comme une ombre qui se dissipe. Puis, seul dans la pièce vide, il laisse tomber sa façade une fraction de seconde. Juste assez pour qu’un poids remonte dans sa poitrine. Il ne dit rien. Il ne bouge pas. Et le silence l’enveloppe comme une couverture un peu trop lourde.