La première Eve

Chapitre 10 : Mauvaises fréquentations

5763 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 25/11/2018 17:02

Chapitre 10 : Mauvaises fréquentations


CHLOÉ

Les lumières de la rue étaient presque toutes éteintes. Chloé s'était garée à quelques mètres de la porte d'entrée de la maisonnette de Miss Naaji. C'était une construction très modeste avec juste un petit carré de gazon sur le devant. Le camion à poubelles s'arrêtait toutes les deux ou trois boîtes aux lettres pendant que deux employés s'occupaient de vider les bennes sans traîner. Silencieusement, l'inspectrice attendait qu'ils terminent. Elle interrompit son examen soigneux des environs pour jeter un coup d'œil à Ella, assisse à côté d'elle sur le siège passager.

— Je ne vois rien du tout, dit la jeune femme en lui rendant les jumelles.

— On va sortir vérifier l'intérieur. Mais tu restes derrière moi.

— Oh ben, pas la peine de me le dire deux fois… Je ne suis pas suicidaire, moi ! Genre comme Lucifer...

Très surprise, Chloé cessa de regarder la route pour considérer son amie. C'est toujours une sensation un peu étrange lorsque quelqu'un d'autre se met à exprimer une vérité que l'on n'a pas envie d'examiner de trop près. On est alors forcé de la reconsidérer parce que l'entendre depuis un point de vue extérieur lui confère alors une sorte d'objectivité, dont on vient vite à douter lorsqu'on est exclusivement concerné.

— Tu crois ça ?

Ella opina d'une moue assurée et tourna vers elle ses grands yeux inquiets.

— Eh bah, ouais, quoi ! N'importe qui avec deux doigts de bon sens l'aurait remarqué !

— Pardon mais… Non ! Est-ce que tu crois que j'accepterais de travailler avec, si je pensais une seconde qu'il pouvait me laisser tomber et aller se faire tuer bêtement en jouant les consultants téméraires et… givrés… comme il fait tout le temps ?

Plus elle essayait de finir sa phrase et plus la prise de conscience commençait à pointer le bout de son vilain nez. D'autres froncements de sourcils troublèrent le visage inhabituellement pensif de la jeune légiste.

— Chloé, faudrait voir à pas me prendre pour une bille… J'ai été formée à voir les petits détails, tu sais ? Je sais qu'il s'est déjà interposé entre des balles et toi… Comment il a survécu ? C'est un miracle. Mais si tu ne mets pas un terme à ce petit jeu dangereux, il recommencera sûrement. Je ne sais pas trop s'il cherche juste à te protéger parce que Dan lui a remonté les bretelles, ou seulement à essayer d'exister à tes yeux, mais le fait est qu'il se met constamment en danger, comme s'il croyait pour de bon qu'il était immortel et que rien de grave va jamais lui arriver... Allô ? Se placer dans la ligne de tir d'un sniper en le provoquant pour qu'il tire, il n'y a pas si longtemps, t'appelles ça comment, toi ?

L'inspectrice se sentit honteuse et mal à l'aise du tour que prenait la conversation. Ella Lopez était la personne la moins prompte à porter des jugements qui soit, alors qu'avait donc mangé aujourd'hui l'éternelle optimiste qu'ils aimaient tous ?

Heureusement pour elle, Chloé fut dispensée de répondre. De l'autre côté de la rue, chez l'infirmière Naaji, un petit faisceau de lampe se mouvait bizarrement derrière les fenêtres noires et silencieuses. Comme elles étaient à peu près sûres que leur témoin devait se trouver avec Charlotte, ce pouvait être la confirmation des craintes déjà exprimées : il y avait bien des visiteurs indésirables ayant pénétré dans son domicile… Restant concentrée et un peu tendue, Chloé prit son arme de service dans la boîte à gants.

— Peux-tu envoyer un texto à Charlotte Richards juste pour vérifier que le témoin est toujours avec elle, s'il te plait ?

Ella composait déjà le message sur son téléphone quand du coin de l'œil, elle vit Chloé ouvrir la porte le plus silencieusement possible.

— Hey, mais qu'est-ce que tu fiches ? Attends ! chuchota-t-elle.

— Je vais juste jeter un coup d'œil et je reviens.

S'approchant à pas légers, la blonde silhouette aux cheveux attachés utilisa le couvert des arbustes quand elle le pouvait. La sécurité enclenchée, elle tenait son arme en position basse pour éviter de la faire voir et se rapprochait jusqu'à la première fenêtre d'où elle pourrait espionner ce qui se passait à l'intérieur... Sa vision nocturne était excellente, et le coup d'œil valait le détour : deux hommes en noir étaient en train de tout fouiller…

Sa première pensée fut évidemment qu'ils devaient être en train de chercher quelque chose, parce que les tiroirs et les placards étaient tous ouverts et que la pièce était sens dessus-dessous… Mais ce fut à peu près à ce moment qu'elle entraperçut un reflet argenté dans la main de l'un d'eux. Un couteau ? En le voyant disparaître de son poing, elle commença à douter que ce puisse être un vol mais plutôt une mise en scène, afin qu'il soit découvert plus tard par la police peut-être ? Elle se demanda pourquoi. Pour qui ces hommes travaillaient-ils ? Pour la meurtrière ? Était-ce une sorte de vengeance à la logique un peu tordue : tu m'as vue commettre le crime alors je vais te faire accuser à ma place ?

L'inspectrice était tentée de trouver un meilleur point d'observation moins à découvert et se recula quand un craquement retentit derrière elle. Avant qu'elle ne puisse tenter quoi que ce soit, elle sentit quelque chose lui frapper durement l'arrière du crâne. Elle trébucha et tomba à genoux en laissant échapper son arme.

— Regardez un peu ce que j'ai trouvé là, les gars… appela une voix étouffée dans son dos.

Nauséeuse et les oreilles bourdonnantes, elle entendit le son inquiétant de la sécurité d'une arme qu'on défaisait et elle jura entre ses dents en comprenant que c'était probablement la sienne. Elle chercha à se retourner pour voir son agresseur en levant les mains en l'air. Dans sa bouche soudain sèche, ses propres mots lui parurent désespérément faibles et absolument pas empreints de l'autorité nécessaire quand elle l'avertit :

— Je suis le lieutenant Decker de la Police de Los Angeles. Lâchez votre arme. Vous êtes en train de commettre une grosse erreur…

— Si tu le dis, ma jolie !

Elle avait l'intention de se relever lentement avec ce geste prudent des mains qui avait si souvent prouvé son efficacité dans tant d'affaires lorsqu'il était accompagné d'un speech sincère et réfléchi… Mais elle n'alla pas jusque-là. La tête lui tourna soudain et elle sombra dans l'inconscience.

Depuis la voiture, Ella l'avait parfaitement vue s'effondrer au sol. En tâchant de ne pas se faire voir depuis la rue, elle appela brièvement le central par la radio et envoya le même texto à tous ceux qui pouvaient se sentir concernés :

Decker est en danger. Trois suspects armés à la maison du témoin. A l'aide !

.°.

Une douce brise tiède caressait son visage. Les paupières closes, elle était étendue sur le dos, la tête pulsant d'une douleur si vive qu'elle n'osait même pas ouvrir les yeux pour voir ce qui l'entourait. Presque à la toucher, elle sentait à côté d'elle la chaleur d'un corps qui respirait lentement. Et la bonne nouvelle c'était que ça voulait dire : en vie. Ella ? Son cœur s'accéléra à la pensée que son amie ait pu se précipiter pour la sauver et ait pu être prise elle aussi, ou blessée, ou pire… Elle se força à murmurer :

— Ella ?

Seul un petit rire de gorge étonné lui répondit, précédant l'inimitable accent anglais qu'elle en était venue à espérer et à aimer.

— Lorsque je vous ai dit que vous pouviez me donner des petits noms affectueux, inspectrice… comptez bien que je ne m'attendais pas à celui-là…

Une puissante et irrationnelle vague de réconfort déferla aussitôt sur elle, atténuant à demi le sentiment tenace que quelque chose allait complètement de travers. Elle se força à entrouvrir les yeux et confirma ses doutes sur la luminosité ambiante : il faisait à présent grand jour. Pourquoi faisait-il jour ? Autour d'elle, il y avait un jardin et elle pouvait même deviner une maison dans le fond. Le décor consistait en une banlieue pavillonnaire typique, toutefois plus chic que celle de Miss Naaji. L'une de celles où elle s'était figurée vivre un jour, avant que Dan et elle ne divorcent. Un environnement sain et sûr pour y élever Trixie, une fois que leurs deux salaires le leur auraient permis.

Mais que faisait-elle allongée sur une serviette, prenant selon toute vraisemblance un bain de soleil sur un gazon tondu de frais, et seulement vêtue d'un bikini bleu lagon affreusement minimaliste ? Elle tordit son cou douloureux de l'autre côté et ses yeux tombèrent sur le torse nu vraiment très présent d'un Lucifer qui lui souriait. Elle lutta contre l'impulsion de refermer précipitamment les yeux ou de les poser ailleurs, quelque part où c'était plus sûr. Cher Dieu, si vous existez finalement, par pitié, faites qu'il porte au moins quelque chose de décent…

— Vous appréciez la vue autant que moi, inspectrice ?

En rosissant un peu, elle enregistra son long short de bain aux couleurs du drapeau américain, tombant cependant plutôt bas sur les hanches… Pas du tout intimidé, il irradiait son assurance habituelle, comme si la situation était naturelle et qu'ils n'étaient pas presque nus, à quelques centimètres l'un de l'autre. Qu'il soit maudit !

En toute honnêteté, elle s'était toujours imaginé que les luxueux costumes et sa grande stature étaient responsables de l'impression qu'il produisait. Mais encore une fois, s'étalaient sous son nez les preuves tangibles qu'elle avait décidément tout faux. Elle se souvenait encore plutôt bien de lui posant dans le plus simple appareil, mais là… Il s'était remis au sport récemment ?* Pourquoi fallait-il qu'il parade toujours ainsi devant elle ?

Décidant qu'elle s'en fichait, elle se dit qu'elle devait d'abord comprendre où elle était et pourquoi cela n'avait rien à voir avec ses derniers souvenirs... Pendant une longue minute, elle se laissa aller à une franche inquiétude, s'interrogeant sur une possible concussion sévère qui l'aurait laissé amnésique. Combien de temps suis-je restée inconsciente ? Trois ans… Pourvu que ça n'ait pas été une prémonition !

Un bras négligemment passé sous la tête, Lucifer caressait un tout petit lapin noir perché sur son estomac, mais cachait plutôt mal qu'il était toujours massivement fasciné par la vue de son bikini. Peut-être n'avaient-ils pas fini ensemble alors, parce qu'elle pouvait supposer que c'était le genre de type qui se blasait de tout plutôt vite…

Une petite minute. Est-ce que ce lapin avait des petites ailes ? Elle se pinça, en vain.

Toujours très détendu, le Diable inclina la tête vers elle pour lui sourire de toutes ses dents.

— Il va vraiment falloir qu'on arrête de se voir en cachette comme ça, lieutenant, plaisanta-t-il. Pas que ça me dérange de vous voir hanter tous mes rêves dès que je pique un petit somme mais… je préférerais qu'on fasse ça pour de bon, si vous voyez ce que je veux dire.

Stupéfaite de cet aveu qu'elle considérait comme un retour en arrière sur ses supposés progrès, Chloé rétorqua un peu vivement :

— Qu'est-ce que vous me racontez comme sornettes ? Je ne suis pas dans votre rêve, c'est vous qui êtes dans le mien !

Il considérant le décor tout autour, avec un rien de scepticisme ou de perplexité, peut-être pour se demander si elle pouvait avoir raison.

— Ah oui ? Vous marquez peut-être un point. Ça expliquerait un peu le manque de nudité et de caresses enfiévrées dans des draps de soie…

Haussant les épaules avec une moue boudeuse en marmonnant, elle lança un regard de travers à la petite boule de poils qui avait l'air bien aise de se retrouver sur ses abdos. Chloé se releva nerveusement, attrapant la serviette pour s'en faire une sorte de robe de plage. Scène bien trop familière qui lui arracha l'un de ses foutus sourires – qu'elle arrêta d'un seul doigt moralisateur tendu haut avant qu'il puisse dire un mot :

— Merci de garder ce que vous alliez dire pour vous, Lucifer ! Où est Ella ? Et où sont les sales types ?

— Sapristi, lieutenant, vous avez l'air si réaliste ! ronronna-t-il. J'ai hâte de pouvoir raconter celui-là à Linda ! Mais ne vous arrêtez pas en si bon chemin, racontez-moi tout. Est-ce donc ainsi que vous passez vos vendredis soirs d'habitude ? Avec Ella et des mauvais garçons ? C'est très inattendu et pas si typique d'une vieille dame ennuyeuse… Croyez-vous que je puisse faire l'affaire pour les remplacer et me laisseriez-vous être votre tout dévoué très très vilain garçon, rien qu'à vous ?...

Il agita les sourcils tout en lui décochant son œillade la plus sulfureuse. Frissonnant sous ses pupilles d'onyx, elle se dit qu'elle aurait juré les voir prendre des reflets de feu pendant une milliseconde. Il se leva à son tour d'un mouvement souple, la tenant toujours sous son emprise grâce à l'un de ses petits sourires énervants et attirants qui annonçait clairement quelque chose du genre : je vais prendre ta bouche maintenant et tu ne feras rien pour me résister… Ce bâtard présomptueux savait beaucoup trop bien qu'il était sexy… en diable. Ce n'était pas juste qu'il en joue en ce moment !

Toutefois, elle n'était pas du genre à croire une seconde à ce conte de bonne femme des rêves partagés. La solution était bien plus simple : ce devait être un rêve tout à fait normal et ordinaire. Et elle avait la ferme intention de faire savoir à sa libido insistante – quelle que soit la forme qu'elle emprunte pour venir la narguer – qu'elle n'était pas ce genre de fille facile. Elle resserra la serviette autour d'elle et demanda en levant un menton frondeur :

— Et puis d'abord, qu'est-ce que vous fichez avec cet animal collé à la poitrine ? Ce n'est même pas un véritable animal domestique… En tous cas, je vous préviens, Lucifer, si vous dites un seul mot à Trixie à propos d'un lapin nain avec des ailes, vous me le paierez très cher !

Ce ton inhabituel le laissa décontenancé et il arrêta brusquement son petit jeu de séduction pour entrer de plain-pied dans une zone encore plus dangereuse, qui fonctionnait tellement mieux sur elle : la sincérité maladroite et sans filtre.

— Oh, vous l'avez vu… j'espérais un peu que vous ne le remarqueriez pas… C'est… et bien, c'est… en fait… je crois bien que Linda sortirait de son chapeau un genre de galimatias abscons comme : ce n'est pas un lapin, Lucifer, c'est une métaphore.

De mieux en mieux. Elle était dans un rêve où une métaphore trimballait une métaphore ? Doux Jésus !

— C'est intéressant, poursuivez. Une métaphore de quoi ?

— Non mais comment vous voulez que je sache ? Si je vais la voir, c'est bien parce que…

— Bon, l'interrompit-elle, la technique est très simple. Décrivez-le avec vos propres mots ou bien dites spontanément ce qui vous vient à l'esprit quand vous y pensez. Après nous chercherons à quoi, ou bien à qui, cela peut faire allusion dans votre vie. En général, c'est assez évident. Vous voulez essayer ?

— Pourquoi n'êtes-vous jamais aussi directe lorsque je vous propose de coucher avec moi ?

Elle soupira.

— Mais parce que c'est bien plus intéressant de partager quelque chose de vrai et de profondément sensé sur vous !

— Ah bon ? s'étonna-t-il très dubitatif. C'est insensé, je suis à peu près sûr que c'est un truc que vous diriez. J'ai vraiment l'impression que c'est complètement vous qui me parlez. Mais la question demeure : pourquoi seriez-vous capable de me rendre visite en rêve ? Et dans quel but ? Le Dr Linda n'arrête pas de me dire que c'est une chose normale de rêver et que je serais bien inspiré de la croire au lieu d'imaginer un énième complot de mon Paternel, mais c'est vite dit pour elle. Elle ne Le connait pas comme moi…

— Est-ce que ça pourrait être une métaphore de la relation avec votre père ? Parce que ça non plus vous n'avez pas l'air de vouloir le lâcher…

Les traits marqués par la curiosité à cause de cette remarque, il sembla y réfléchir pendant qu'il caressait les longues oreilles tremblantes et puis il secoua la tête en souriant.

— Non pas du tout. Je déteste mon Père…

— Alors, n'y a-t-il pas dans votre vie quelqu'un auquel vous êtes profondément attaché et que vous savez pourtant ne pas pouvoir garder auprès de vous ? Un genre d'ange, doux et craintif qui se languit d'être très proche de vous ?

— Mmh, cela ne saurait être que vous, lieutenant… Est-ce que vous venez vraiment de dire que vous vous languissez d'être tout contre moi ? Je peux arranger ça…

Elle leva les yeux au ciel, impatientée et bougonna.

— Lucifer ! Vous comprenez tout de travers ! Même moi je peux voir que ce lapin décrit ce que vous pensez de votre sœur !

— Azrael ? Mais… pas du tout !

— Comment ça « Azrael » ? Je croyais que vous aviez dit qu'elle s'appelait Lilith ?

— Oh, cette sœur là…

Comme elle s'attendait à ce qu'il fuie toute explication et botte en touche, elle n'aurait pas dû éprouver de la déception mais c'était bien le cas. Formidable. Il avait raison ce rêve était très réaliste.

— Ok, si vous voulez jouer au plus fin avec moi, je ferais mieux de chercher comment je peux sortir d'ici et retourner dans le vrai monde.

Et elle lui tourna carrément le dos.

— Oh pardon, excusez-moi d'avoir une grande famille !

Chose qu'elle ne partageait bien sûr pas et qui la fascinait comme tous les enfants uniques. Quand il en parlait, il y avait cependant toujours une connotation « Au secours, j'ai été élevé chez les Mormons, sortez-moi de là »... Son sarcasme se dissipa assez vite cependant. Lucifer la rattrapa et la prit par l'épaule, avant de transformer son geste en faisant courir sa paume d'une caresse sans poids le long de son bras pour attraper son poignet et empêcher qu'elle ne parte en colère.

— S'il vous plaît, inspectrice.

Ses grands yeux noirs s'étaient faits tristes et restaient obstinément baissés vers leurs deux mains jointes. Et il ajouta, curieux :

— Quel est ce bijou en argent que vous portez ?

En suivant son regard, elle tomba sur un beau bracelet dont l'armature délicate n'était pas sans rappeler un design elfique ceignant une large pierre ronde et rouge, évoquant un petit morceau de lave vivante retenu dans une prison de cristal.

— Qu'est-ce que ça fait là ? Je l'ai trouvé sous un meuble en passant l'aspirateur à fond l'autre jour… Je crois que c'est un accessoire pour une série, ma mère l'a oublié la dernière fois qu'elle est venue dîner… Son agent voulait qu'elle tourne ça pour relancer sa carrière. Je ne sais pas pourquoi il est là, je ne l'ai pas mis ce matin. Pour tout dire, je trouve que l'effet de liquide en fusion – je ne sais pas comment ils font ça – est un peu flippant.

— Puis-je ? demanda-t-il en essayant de l'examiner de plus près. Ma main au feu que c'est plutôt un artéfact chargé à bloc… Je le sens d'ici.

— Et quelles sont les charges contre lui ? demanda-t-elle en s'amusant de son jeu de mot.

Avec un sourire, il déposa au sol le petit compagnon à fourrure un moment pour manipuler l'objet plus commodément.

— Je veux dire qu'il est saturé de pouvoir bien sûr… Mais je n'arrive pas à savoir s'il est maléfique ou pas. Vous feriez peut-être mieux de ne pas le garder chez vous.

— Pourquoi ? C'est juste une réplique en toc.

— Il me fait penser à quelque chose de vaguement familier… Caliel.

Pour être très précis, sa vibration était celle d'une autre lame céleste mais ça, il ne pouvait pas lui dire, car son esprit rationnel l'aurait sûrement rejeté.

— Désolée, mais là vous recommencez à me perdre. C'est quoi un caliel ?

— L'essence divine de la Justice…

Au-dessus d'eux, le ciel commença à s'obscurcir et le sol à trembler plus violemment que si le Big One secouait la faille de San Andreas. Des voix angoissées qui criaient son nom déchiraient l'air.

— Que se passe-t-il, Lucifer ?

Chloé ! Chloé ! Est-ce que tu m'entends ? Oh mon Dieu ! Chloé ne me fais pas ça !

Lucifer arqua un sourcil.

— Je crois reconnaître la voix de Miss Lopez invoquer bien inutilement le nom honni de mon Paternel !

— Oui, moi aussi !

Elle ne put en dire davantage et fut brutalement projetée par terre. La douleur recommença à pulser à la base de son crâne mais aussi au milieu de sa poitrine.

— Lucifer ! Que se passe-t-il ? appela-t-elle en tendant la main vers lui avec inquiétude.

Chloé, s'il te plaît, réveille-toi !... Elle ne respire pas… Je ne comprends pas, il n'y a pas d'impact de balle...

Parfaitement stable, le Diable se tenait debout sans la moindre difficulté, jetant autour de lui un coup d'œil sombre et préoccupé.

— Restez calme, inspectrice. Je crois que vous venez de trouver votre billet de retour à la normalité... Vous vous réveillez. Espérons pour vous que c'est par le baiser d'un vrai prince et pas d'un vilain crapaud...

— Quoi ? Je ne...

Une autre voix dans le ciel claqua comme un coup de tonnerre à ses oreilles. Decker, revenez à vous ! Ouvrez les yeux MAINTENANT !

.

— … comprends pas, finit-elle dans un murmure.

Deux centimètres au-dessus d'elle, les yeux bleus écarquillés du Capitaine Pierce la considéraient avec stupeur. Il se recula précipitamment, soudain embarrassé par leur proximité et par ce qu'il était en train de faire pour la sauver.

— Oui ! Oui ! Capitaine ! Vous avez réussi ! Vous êtes mon héros ! s'écria Ella avec un soulagement évident.

— Shhh ! Lopez, s'il vous plaît arrêtez de crier. Vous êtes avec nous, Decker ? Est-ce que vous avez mal quelque part ? Nous avons appelé une ambulance.

Elle cligna des paupières lentement, clairement secouée, et elle essaya de se redresser assise après quelques secondes.

— Je pense que je vais bien mais j'ai un monumental mal de crâne. Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Ne bougez pas, restez étendue, ordonna-t-il. Vous pouvez avoir une commotion ou quelque chose de plus sérieux. Lopez n'a pas trouvé d'impact ou de coup de couteau. Mais vous avez perdu conscience et votre cœur s'est arrêté de battre une minute.

— Où sont les malfaiteurs ? demanda-t-elle en frottant machinalement l'arrière de sa tête.

— Je vous ai dit que je pouvais être dissuasif... Ils se sont enfuis, répondit Pierce avec un petit sourire en coin.

— Chloé, t'as loupé la meilleure part du spectacle ! intervint Ella avec excitation. Le capitaine est arrivé juste deux minutes après que les voleurs t'aient assommée. Il leur est tombé dessus et il s'est battu à deux contre un, mais leur complice a ramené leur van – qui bien sûr n'avait pas de plaques. Moi je te le dis, où va-t-on si les méchants de base commencent à devenir futés ? – On les aurait bien poursuivis mais j'ai vu que tu ne respirais plus, on a préféré te réanimer...

La jeune femme n'écoutait pas Ella évacuer son stress en parlant comme une mitraillette. Elle sentait de l'air froid à l'arrière de sa tête, et elle se figea en regardant sa main poisseuse de sang rouge.

Dans son job, voir du sang n'était pas exceptionnel. Elle en avait déjà vu beaucoup, sur quantité de scènes de crimes, et elle était même plutôt fière de réussir à garder le contenu de son estomac à chaque fois que les cadavres portaient d'immondes blessures. Mais la vision de sa main ensanglantée lui fit réaliser une nouvelle fois qu'elle aurait pu mourir bêtement ce soir. L'événement faisait remonter à la surface la peur qu'elle avait ressentie quand Malcolm avait kidnappé Trixie. Elle-même ne craignait pas de mourir en soi, mais bien de laisser son enfant seule, comme son père l'avait fait avant elle...

— Chloé, est-ce que ça va ? redemanda Ella en la voyant devenir encore plus pâle sous les rares sources de lumière. Mercredi ! Regardez-moi tout ce sang ici. Pierce, elle retombe dans les pommes !

— Mais où est cette foutue ambulance ?! s'énerva un peu le capitaine. Est-ce qu'on ne devrait pas déjà entendre la sirène au moins ?

— On est dans les quartiers qui craignent, capitaine. Certains sont assez réticents à se faire attaquer en essayant de faire leur travail...

Debout à l'aplomb de Chloé, Marcus Pierce tâchait de calculer quelle pouvait être sa meilleure ligne de conduite maintenant qu'il avait dû tabasser deux de ses hommes pour quelque chose qu'il leur avait expressément demandé de faire... Quelque chose se tordit pourtant au fond de son cœur de glace en contemplant la jolie blonde dans un tel état de vulnérabilité. Pourquoi fallait-il qu'elle soit si entêtée et courageuse ? Il l'effaça en se disant qu'il devait maintenir sa couverture.

— Ok, on ne les attend pas plus. Je l'emmène dans ma voiture, vous suivez avec la sienne, direction le plus proche hôpital.

— Oh, j'ai cru que vous ne le proposeriez jamais !

Ella se releva avec un grand sourire pour proposer :

— Allez chercher votre voiture, je vais rester avec elle. Comme vous voyez, pas un seul voisin ne s'est précipité pour filer un coup de main...

— Ça ira, Lopez, je vais m'occuper de ça.

La jeune légiste était à deux doigts de faire remarquer que "ça" n'était pas une façon très polie de parler de leur collègue blessée, mais elle s'abstint aussitôt quand elle vit ce qu'il faisait. Mettant un genou à terre, il la récupéra dans ses bras pour la porter sans effort comme une mariée jusqu'à sa voiture. Ella bondit et se dépêcha d'aller ouvrir la portière pour qu'il puisse asseoir Chloé. Elle lui donna aussi un coup de main pour boucler la ceinture de sécurité sur elle et le regarda faire le tour lentement pour aller prendre le volant.

Mais juste avant de monter, il pointa un doigt un peu menaçant sur elle.

— Lopez, je vais partir du principe que vous ne direz pas un mot, à quiconque, à propos de la réanimation et du porté, c'est bien clair ? Maintenant suivez-nous.

La petite brune sourit et fit le signe qu'elle resterait muette, en retenant à peine un long soupir énamouré.

Pierce était tellement bourru. Comment pouvait-il penser qu'il trompait qui que ce soit avec cette attitude ? Encore un qui craquait pour Decker ! Elle courut jusqu'à la voiture de Chloé. Coup de chance qu'elle sache comment la faire démarrer sans les clés... Près du feu rouge, le capitaine l'attendait patiemment. Elle tapa très vite un message qu'elle envoya à Dan, Lucifer et Charlotte :

Capitaine arrivé le premier. Malfaiteurs envolés. Chloé blessée. En route pour l'hôpital. Plus d'info quand on y sera.

.°.


LUCIFER

La large face aux sourcils froncés d'Amenadiel était penchée sur lui, et cela suffit à le réveiller totalement en moins de cinq secondes. Il était revenu chez lui. Penthouse, check. Organes et membres, check. Métabolisme angélique, check... Très légèrement perplexe, le Diable se redressa assis dans son canapé, réalisant que c'était là qu'il était, après avoir offert un verre à son nouveau frère inattendu venu d'un autre monde, et qu'ils étaient seuls alors.

— Quoi ? Vous en faites des têtes !... Amenadiel, recule un peu. Vue de si près, ta figure est un vrai cauchemar. On a bien déjà dû te le dire, une fois ou deux, non ?

— Oui, Maze. Mais elle aime bien ça, les cauchemars, rétorqua-t-il pince sans rire.

Cette dernière renifla de dérision et arrêta de tourner comme un lion en cage. Les mains sur ses hanches fines, elle ne prêta aucune attention à ces paroles et cracha à son ancien maître d'un ton accusateur et venimeux :

— Je savais que toutes ces émotions, ça finirait mal ! T'as perdu connaissance, imbécile !

Castiel lui lança un regard surpris avant de s'arrêter sur le Diable. Apparemment, ce Lucifer n'était pas à cheval sur le respect dû à son rang de la part de ses sbires... L'intéressé ne semblait pas du tout affecté par ce langage, seulement un peu froissé dans sa virilité parce qu'il corrigea :

— C'est ridicule ! Le Diable ne s'évanouit pas enfin ! J'ai été... et bien... (il hésita sur la formule) disons plutôt... "assigné à comparaître"... c'est tout !

Lilith y vit sa chance et la saisit aux cheveux, littéralement. Elle vola s'asseoir à ses côtés, sur le grand canapé de cuir fauve où on l'avait étendu depuis qu'il s'était brusquement refermé sur lui-même sans plus leur répondre, en surprenant tout le monde. Elle noua les bras autour de son cou et l'attira vers sa poitrine en caressant gentiment ses boucles noires.

— Mon pauvre amour... Une invocation inopinée de cette puissance ! Ça a dû être terrifiant ! Est-ce que tu veux téter mes seins pour te réconforter ?

Divers sons gutturaux retentirent. Castiel recracha sa gorgée de whisky dans son verre, Amenadiel fit la même tête que s'il avait avalé un pichet entier de vinaigre et – étrangement – Maze eut l'air à la fois presque choquée et profondément envieuse. Elle devait le reconnaître, sa garce de mère était douée, à voir la réaction de sa victime consentante. Un fin sourire rêveur un peu tenté joua un instant sur les lèvres de Lucifer mais un coup d'œil en coulisse sur les trois autres lui révéla qu'ils affichaient tous différents stades de "je préférerais encore qu'on me crève les yeux"...

— Mhh, merci ma chère, peut-être un peu plus tard, déclina-t-il alors que seule Lilith semblait un peu déçue.

Il s'éclaircit la gorge. Puis se relevant, il redressa les épaules, et lissa sa chemise et tira sur sa veste de costume.

— Mon frère, il y a autre chose. J'ai l'impression qu'on pourrait avoir un autre artéfact divin dans la nature.

— Hum... fit Castiel, embarrassé. Je comprends bien l'importance d'un tel objet pouvant tomber en de mauvaises mains, et je me sens vraiment confus d'insister sur mon propre agenda, mais je vois que vous êtes très occupés et j'étais là pour trouver de la grâce d'archange, ou quoi que ce soit qui puisse ouvrir aussi un portail dimensionnel... J'ai juste besoin de savoir si vous en avez ou pas et si vous voulez m'en céder un peu...

Lucifer inclina la tête.

— Oui, navré, je t'ai oublié. J'ai été un peu débordé...

— Ouais, on a tous bien compris par quoi, intervint Maze avec un regard noir pour sa mère.

— Hé ! Ce n'est pas de ma faute si ces ridicules petits humains m'ont donné des enfants qui sont venus trop tôt ! protesta Lilith.

— Comment ça ? releva Lucifer. Tu dis que mes employés les ont vraiment engendrés ?

— Bien sûr ! Leur esprit m'a imprégnée. Le garde à ton entrée a donné les Chiens de l'Enfer parce que c'est aussi leur fonction : garder la porte. Et le petit tout bizarre est probablement le seul survivant de ton serviteur qui verse les boissons. Les chiens ont dû manger ses autres enfants dans mon ventre...

— Charmant... soupira Amenadiel. Mais concrètement que fait-on ? Je ne veux pas me montrer impoli mais si quelque chose ou quelqu'un peut t'invoquer sur commande, ça me semble autrement plus inquiétant ! Quel est cet objet divin ? Tu l'as reconnu précisément ? Et qui l'utilise ?

— Je serais ravi que notre visiteur reste un peu pour rejouer Les ailes du désir à ma façon, mais il ne peut se permettre d'attendre, alors commençons par régler son cas... Tout d'abord, Castiel, peux-tu nous montrer à quoi ressemble cette grâce dont tu n'arrêtes pas de parler ?

L'ange brun acquiesça du chef sans un mot, et laissa glisser sa lame hors de sa manche où elle était habituellement cachée. Il pratiqua une petite entaille à son cou et le liquide éthéré lumineux s'insinua dans le petit flacon qu'il avait gardé après son essai infructueux avec Lilith. Quelques gouttes de démonstration suffisant amplement, il reposa ensuite sa main sur sa blessure pour la sceller et la guérir d'un seul mouvement. Puis il tendit vers eux le flacon, entre le pouce et l'index, où l'éclatante blancheur de sa grâce brillait intensément, avant d'expliquer :

— La grâce est à peu près notre essence angélique, notre âme, si on veut. Sans elle, un ange n'est rien d'autre qu'un simple mortel. Je pensais que Lilith étant une sorte de Nephilim ici, elle aurait pu m'en fournir...

Les pupilles légèrement fixes et dilatées, Amenadiel et Lucifer avaient instinctivement fait un pas en avant. C'était un mouvement réflexe d'une avidité inconsciente, probablement due au fait que la lumière qui en émanait leur rappelait la Cité d'Argent ou d'autres choses qui leur manquaient beaucoup sur Terre.

Pas ravie, Mazikeen fit la grimace et ronchonna :

— Les mecs, arrêtez de baver devant comme des toutous. Ça me tape sur le système. En plus, à voir l'effet que ça vous fait, j'ai comme l'impression que tu as ta propre version personnelle de ce machin. Pas vrai, Lucifer ?

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(à suivre)

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Notes :

*Tom Ellis oui, en tous cas. Les preuves sur son Instagram :P

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