Notre Réalité (Série Dualrivalshipping)

Chapitre 5 : Briser la glace (partie 3)

2655 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/03/2021 18:08

Dans le silence de la salle à manger, Bianca passe rapidement en revue le contenu de l'armoire à clés, en sélectionne deux et repousse précautionneusement le battant, soucieuse d'étouffer le tintement du métal. La vieille pendule traditionnelle pointe à peine six heure et demie, mais qu'importe. Les murs résonnent encore des cris de la veille et il n'est pas question de s'éterniser. Après un dernier check-up, Bianca récupère son sac, posé au pied de la table en bois et prend la direction du vestibule, quand une brève pression sur son épaule attire son attention. Animé d'un rare moment d'éveil, Mushana flotte nonchalamment devant elle et tient son Vokit de ses quatre pattes. Le Pokémon psy pointe sur elle un regard interrogateur et Bianca se prend à hésiter.


Que faire ?


Éteint depuis la veille, l'appareil ne lui est d'aucune utilité et elle n'a aucune intention de le rallumer. Du moins, pas encore.


D'un geste indécis, Bianca récupère le Vokit et considère rapidement l'écran noir.


« Attends-moi ici, d'accord ? Bianca, promets-le-moi ! »


L'éclat soudain de la voix familière menace de la replonger dans un flot de pensées indésirables. Aussitôt, Bianca ferme les yeux pour chasser les mots de Tcheren et sa propre culpabilité.


Non, pas tout de suite...


Secouée d'un soupir tremblant, la jeune fille envisage sérieusement de reposer l'appareil, mais un coup d'œil à la mine réprobatrice de Mushana a tôt fait de l'en dissuader.


- Merci, murmure-t-elle à son fidèle compagnon.


Une fois le bracelet du Vokit ajusté, Mushana acquiesce d'un air satisfait et la pousse gentiment du museau en signe d'encouragement. Attendrie, Bianca caresse le doux poil ras du Pokémon psy et le rire chaleureux montant dans sa poitrine agit comme un baume sur ses muscles contrits.


- Je ferais quoi sans toi, hein ?


Hélas, la soupape est de courte durée. Des pas provenant de l'étage troublent le tic-tac régulier de la pendule et la jeune fille se raidit, à l'affut. Son père, probablement. Ou peut-être sa mère. Le goût amer de la rancœur réveille la colère ardente tapie au fond de ses tripes.


Elle n'en a rien à faire.


Sans attendre, Bianca attrape son béret, enfile sa veste et franchit le seuil de la porte d'entrée, Mushana sur ses talons.


D'un pas pressé, la jeune fille avale les mètres du sentier de terre tassée, coupe à travers champs et ne ralentit pas avant d'avoir laissé le dernier morceau de sa maison se perdre derrière les collines.


Bientôt, Bianca gagne le cœur du village de Renouet et fait halte à l'ombre d'un grand pin pour reprendre son souffle. Adossée au tronc robuste du conifère, la jeune fille inspire l'air tiède et doux, annonciateur des premiers jours d'étés. Et alors que la fraîcheur des matins de printemps succombe à la caresse du soleil levant, Bianca observe à loisir les allées du village forestier endormi, bercé par le concert de l'aube.


Pour un instant hors du temps, Bianca s'abandonne à l'atmosphère paisible ; libérée du poids de la honte, de la colère et des attentes, la jeune fille peut enfin respirer librement !


Rassérénée, Bianca poursuit sa route et gagne le groupement d'habitations en pierre taillée, îlot de civilisation au cœur d'un écrin de prairie. La dresseuse touche au but, non sans regrets. Comme il serait facile, songe-t-elle, de prolonger son escapade, de dévaler la pente au pas de course pour gagner l'abri du chemin forestier, bordé de taillis et dont les ramures débouchent sur l'immensité de l'océan...


Facile, certes, mais pas raisonnable. Pas quand elle a déjà décidé de mettre à profits ce temps précieux.


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Sans surprise, Bianca trouve la porte du Laboratoire Pokémon fermée : dans son élan matinal, la jeune fille semble même avoir devancé Keteleeria.


Tant mieux.


Bianca récupère le double des clés dans sa poche de veste, l'insère dans la serrure et franchit le pas de porte en prenant soin de refermer derrière elle. À son arrivée, la jeune apprentie est accueillie par trois postes de travail vides et le bip discret des machines en veille. Bien qu'elle soit autorisée à venir y travailler à toute heure, il n'est pas dans ses habitudes de se rendre au laboratoire en dehors des horaires d'ouverture et Bianca a un peu le sentiment d'entrer par effraction. Mais la sensation d'étrangeté est rapidement supplantée par la nécessité d'avancer. Elle a du travail !


Rapidement, Bianca quitte l'espace expérimental pour rejoindre la rampe d'escalier menant à la bibliothèque. Parvenue à l'étage, la jeune fille s'engage entre deux rayonnages et s'installe à sa place habituelle : dans l'alcôve, juste au-dessous du toit. Là, Bianca déballe ses carnets de notes écornés, dépose son ordinateur portable devant elle et parcourt brièvement l'explorateur de fichier, en quête du document le plus récent, pour se retrouver face à son brouillon, intitulé « Travail Semestriel ». Pour l'instant, le texte n'en est qu'à ses balbutiement et tient davantage du brainstorming que de la piste de recherche concrète, mais ce n'est qu'une question de temps. Elle finira bien par y arriver !


Alors que Mushana semble s'être durablement installé au plafond pour faire une sieste, la tête à l'envers, Bianca se lance à corps perdu dans ses recherches. Durant plus d'une heure et demie, Bianca consulte ses notes manuscrites, passe en revue les passages pertinents des articles et des livres inscrits dans sa bibliographie provisoire, tente tant bien que mal de tisser des liens entre les problématiques, de trouver un axe et pourtant...


Toujours rien ! Rien de rien du tout !


Exaspérée, la jeune fille s'affale contre le dossier de sa chaise et pousse un grognement de frustration. Son cerveau, réduit en bouillie à force de buter sur ses propres notes devenues obscures, se braque à la moindre ligne de texte. Sous le poids de la migraine, Bianca quitte l'écran des yeux et regarde au dehors. Le contrecoup de sa nuit d'insomnie semble l'avoir finalement rattrapée. Ce n'était qu'une question de temps après tout... Dans la vitre, Bianca croise son reflet et constate combien le maquillage peine à dissimuler les ravages du manque de sommeil.


Elle fait peur à voir.


Derrière ses verres de lunettes, ses yeux apparaissent éteints, bouffis, marqués de cernes creux. Elle a l'air épuisée, et à raison. À force de mener les mêmes batailles années après années, Bianca sent sa détermination vaciller dans la tempête de l'implacable réalité. Pour autant, la jeune fille sait que la flamme au plus profond d'elle-même ne cessera jamais complétement de brûler. Une flamme devenue brasier, attisée par la voix intérieure qui n'a cessé de croitre au cours du temps : Elle sera Professeure un jour, peu importe les difficultés ou ce qu'en disent ses parents. Et ça, Bianca est prête à le leur répéter autant de fois qu'il le faudra : Que non, cette fois, elle ne renoncera pas ! Qu'elle ne se contentera pas de vivre éternellement confinée par ses propres limites ou d'envisager une autre voie par dépit ! Qu'aujourd'hui, elle est prête à se battre pour celle qu'elle a choisie et à devenir la femme qu'elle aimerait être !


« Et après quoi, Bianca ? » résonne la voix de son père. « Quand toutes tes chimères se seront envolées, Il te restera quoi, hein ? Sois réaliste pour une fois, bon sang ! »


Elle n'en fera rien.


Jamais !


Saisie d'une nouvelle impulsion, Bianca fait table rase. La jeune fille écarte ses vieux carnets usés, les livres sur la topographie du Mont Renenvers et ouvre un nouveau document vierge. Puisque son premier sujet ne mène à rien autant se concentrer sur le suivant. À force de rangement, Bianca finit par déterrer son pense-bête chiffonné, enfoui sous une montagne de papiers et consulte immédiatement le second point de sa liste :


Les cristaux de la Grotte Électrolithe.


Au fond, elle doit bien l'admettre, Bianca n'est pas fâchée d'abandonner les rumeurs douteuses de Pokémon légendaires et la chaleur étouffante d'Arpentières pour de jolis cailloux flottants. C'est décidé, elle repart à zéro ! Sans attendre, la dresseuse se lève pour consulter le rayon sur le magnétisme et commence à chercher.


Supraconductivité...


Ferromagnétisme...


Ah ! Champs magnétiques !


- Bianca ?


Dans le calme de la bibliothèque, la voix résonne comme un coup d'éclat. Prise au dépourvu, Bianca se tourne vers l'escalier pour trouver la professeure Keteleeria en haut des marches.


- Tu as un instant ?

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Assise dans le bureau de Keteleeria, Bianca ne peut s'empêcher de triturer nerveusement le capuchon de son stylo. Tandis que sa formatrice lit, lèvres pincées, et fait défiler les pages du logiciel de traitement de texte, la jeune fille bat des records d'appréhension. Depuis cinq minutes déjà, le silence s'éternise, à peine troublé par le roulement de la molette. Cinq minutes durant lesquelles Bianca n'a eu de cesse de scruter le visage égal de la jeune femme en quête du moindre signe d'appréciation : Un froncement de sourcil, une déformation à la commissure des lèvres... n'importe quoi ! Mais lorsqu'enfin Keteleeria lève les yeux de l'écran, ses traits demeurent figés dans la même expression indéchiffrable.


- C'est tout ? demande-t-elle.


- Oui...


Bianca déglutit, sa confiance temporairement retrouvée emportée par la honte. Elle aurait dû s'y attendre. Il est naturel que près de deux semaines après leur premier entretien au sujet du Travail Semestriel, la professeure souhaite connaître son avancée. Si elle s'en était tenu à son rythme habituel, il va sans dire que son document aurait pu contenir bien plus que quelques préambules et esquisses de méthodologie. Mais voilà, pour la première fois en près d'une année et demie, Bianca s'était laissée grisée par sa liberté d'après-examen et s'était livrée sans hésitation au vent de renouveau soufflant sur sa vie dont ses retrouvailles avec Tcheren avaient été le déclencheur.


Impatients de rattraper le temps perdu, les deux adolescents s'arrangeaient depuis pour se rejoindre presque chaque jour et profiter de longues balades jusqu'au belvédère ou de longues excursions aux quatre coins d'Unys lorsque l'emploi du temps de Tcheren, plus stricte que le sien, le lui permettait. Qu'importe qu'ils aient passé la journée à l'Aquatube de Vaguelone ou que Bianca vienne de retrouver Tcheren après la fin des cours, les deux amis finissaient toujours par atterrir dans un café pour parler de tout et de rien des heures durant, jusqu'à en être chassés par l'extinction des feux - ce qui, en toute honnêteté, ne les empêchait pas de recommencer le jour suivant-. Mais cette parenthèse d'insouciance, dument méritée après des mois de révisions intensives, ne pouvait durer ; Bianca le savait bien. Elle avait seulement voulu forcer un peu sa chance. Jour après jour, Bianca avait continué à repousser ses obligations, pour finir précipitée au-devant du pire cas de figure possible. Elle avait échoué. Echoué à la session d'examens de printemps, peut-être la seule session à ne rater sous aucun prétexte. Il était de notoriété publique chez tous les élèves de deuxième année que de passer le rattrapage en hiver tenait du scénario cauchemardesque et ce pour une seule et bonne raison : le Travail Semestriel. Premier véritable travail conséquent de son cursus, ce maudit rapport d'une centaine de pages menaçait de lui prendre tout son temps, un temps dans lequel elle devrait encore intercaler ses révisions pour le rattrapage. Et cette fois-ci, elle n'aurait pas de seconde chance : rater l'un ou l'autre constituait la promesse d'un échec définitif.


Une réalité dont Keteleeria semble également avoir parfaitement conscience. Avec un soupir résigné, sa formatrice retire ses lunettes de vue, les dépose sur le bureau et porte la main à sa tempe.


- Bianca, ce travail...


- Je... ! je sais ! bégaie-t-elle. En fait, c'est parce que je vais tout recommencer ! J'ai vu que mon premier thème n'allait nulle part, alors je pensais complétement partir sur autre chose !


Sa tentative de justification est loin d'avoir eu l'effet escompté. Au contraire, Keteleeria n'en apparaît que plus préoccupée.


- Et tu veux partir sur quoi ? demande-t-elle, perplexe.


- J'aimerais mener une étude sur les cristaux de la Grotte Électrolithe. Je sais, comme ça c'est encore vague, mais... !


- La quantité de champs magnétiques opposés concentrés à cet endroit nécessite un matériel de mesure cher et peu accessible. Tu as pensé à ça ?


A ces mots, Bianca frémit.


Non. Pas du tout.


- Ton premier thème allait très bien, mais soit. L'important maintenant Bianca, c'est que tu te fixes sur quelque chose et que tu avances.


- Oui, c'est vrai... Je... Vous avez raison.


Keteleeria repousse son ordinateur portable pour le lui rendre, se relève et lui offre un sourire compatissant.


- Ce qui t'attend n'a rien de facile, quoi que tu choisisses, mais tu en es capable ! Pour peu que tu prennes les choses en main dès maintenant. Tu as du temps devant toi, pas à profusion, mais en suffisance. Tout dépend de toi.


Capable de réussir ? Bianca n'en est plus si sûre. Sous ses airs de trentenaire décontractée, la professeure n'en demeure pas moins rigoureuse au travail. Dès le départ, Keteleeria n'a jamais cherché à la ménager et Bianca s'est rapidement mise à préférer son pragmatisme aux habituels mots creux d'encouragement, mais cette fois pourtant...


Ça fait mal, songe-t-elle en emballant rapidement ses affaires. Elle n'en laisse toutefois rien paraître et c'est avec un faux sourire décontracté que Bianca se lève à son tour pour gagner la sortie.


- De toute façon, c'est pas comme si j'avais vraiment commencé. Je finirai bien par trouver ! Et puis, si je rate, alors...


Avant même qu'elle n'ait songé à les rattraper, les mots de Bianca échappent naturellement à son contrôle, produits d'un mécanisme bien huilé d'indifférence feinte, mis en place au cours des ans. La jeune fille n'a pas mis longtemps à retomber dans ses vieux travers, quand bien même son cœur lui hurle le contraire.


Bien évidemment que tu en as quelque chose à faire !


En cet instant, Bianca ne peut être que dégoutée d'elle-même.


A l'autre bout de la pièce, Keteleeria repousse sa chaise de bureau et secoue doucement la tête.


- Ça n'arrivera pas.


- Comment vous pouvez en être aussi sûre ?


D'un regard entendu, la professeure perce sa façade de désinvolture comme au premier jour. Ce fameux jour où Bianca avait pensé pousser les portes du laboratoire pour la toute dernière fois, résolue à rendre son Pokédex et à tirer un trait sur sa courte carrière de dresseuse pour se consacrer à un autre domaine. Ou plutôt, selon ses propres dires « À quelque chose qu'elle était capable de faire ». Mais Keteleeria avait su voir au-delà. Derrière la jeune fille détachée et insouciante, la professeure avait été la première à voir l'urgence ; celle d'être quelqu'un d'autre, de faire ses preuves, de finalement être à la hauteur.


La réponse, Keteleeria la lui donne en souriant : la jeune femme appose sa main sur son épaule et déclare, sans l'ombre d'un doute :


- Parce que tu es faite pour ça.


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