Notre Réalité (Série Dualrivalshipping)

Chapitre 6 : Briser la glace (partie 4)

2467 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/03/2021 18:09

Lorsque Bianca quitte les rangées silencieuses de la bibliothèque, la nuit annonce ses prémices. Scotchée à son écran d'ordinateur depuis la matinée, la jeune fille a perdu la notion du temps et s'est à peine arrêtée pour manger. Néanmoins ses heures de travail acharné commencent à payer : en l'espace d'une demi-journée, Bianca a entièrement remanié la structure de son rapport pour en tirer un plan clair et détaillé. Elle a avancé, certes pas assez pour combler totalement son retard, mais dans la bonne direction, se plaît-elle à croire.

Après une rapide inspection des lieux suivant les directives de Keteleeria, partie près de deux heures auparavant, Bianca s'apprête à quitter le laboratoire désert quand soudain...

BLAM !

Bianca bondit. Aussi doucement que possible, la jeune fille repousse la porte et guette le moindre bruit, le cœur battant. Le claquement étouffé semble provenir du sous-sol et Bianca ne peut s'empêcher de penser à l'accès donnant sur l'espace des Pokémon résidents.

A en croire les chaînes d'actualités, les cas d'enlèvement de Pokémon se font plus fréquents dernièrement, mais de là à imaginer que l'un des plus grands laboratoires de la région puisse être pris pour cible...

Bianca frissonne.

C'est peut-être un courant d'air... ?

Elle doit en avoir le cœur net.

Une Poké Ball dans la main gauche et une malheureuse paire de ciseaux dans l'autre, Bianca retourne discrètement sur ses pas pour rejoindre l'étroit escalier en bois menant à l'étage inférieur. Tout en prenant garde au grincement des marches, la jeune fille avance dans la pénombre, à la faible lueur de son Vokit. Elle en est certaine maintenant ! des éclats de voix résonnent distinctement au bout du couloir. Dans la tête de Bianca, les scénarios fusent de toutes parts. Elle devrait s'arrêter là ! et appeler de l'aide tant qu'elle le peut encore ! Ou alors non ! D'abord, elle demandera à Mushana d'endormir les criminels, puis, elle les ligotera avec... avec quoi ?! Avec la corde dans l'armoire, voilà !

Le cœur battant à tout rompre, Bianca retient son souffle et risque un œil dans l'encadrement de porte de la buanderie.

- Non ! Tu ne peux pas avoir ça !

Un homme. L'individu se trouve presque entièrement masqué par les blouses blanches pendant du séchoir de plafond et Bianca est bien incapable de le reconnaître ou de repérer d'éventuels complices. Prudemment, elle s'écarte de la paroi et...

Leurs regards se croisent.

- Aaah !

- Hiiii !

- Groaar !

Sans réfléchir, Bianca bondit et brandit la seule arme à sa disposition. Après tout, quoi de mieux qu'une paire de ciseau à bouts ronds pour affronter un sexagénaire et un dragon bleu roi perché sur une rangée de lave-linges ?

Tout en s'efforçant de calmer les battements de son cœur Bianca abaisse son bras.

- Hein !? P-professeur...?

- Par Arceus ! Bianca ?!

De tous les cas de figure envisageables, Bianca n'avait étrangement pas considéré l'éventualité d'une rencontre nocturne avec Professeur Keteleeria père, au milieu des machines à laver. D'autant plus que quiconque rencontrait Spruce Keteleeria pour la première fois le plaçait aussitôt aux antipodes de la menace : plutôt malingre, le professeur arborait au niveau du menton une barbe taillée à l'ancienne, d'une nuance châtain pareille à celle de ses cheveux, éclaircis par le temps. Toujours d'humeur joviale, le sourire de Spruce gagnait ses pommettes hautes et ses yeux – autant écarquillés qu'ils soient à cet instant précis- possédaient d'ordinaire un éclat serein et bienveillant qui lui valait la sympathie de tous, humains comme Pokémon. Toutefois, ce dernier point ne servait qu'à rendre la situation actuelle d'autant plus confuse.

Perdue, Bianca alterne entre l'air désemparé de Spruce et la posture défensive de Carmache, coiffé d'un linge à main, un vase en terre cuite serré contre sa poitrine.

- Euh, pardon mais, qu'est-ce qu'il se passe là ?

Pour un temps, même le professeur paraît hésiter face à l'absurdité de l'incident.

- Eh bien, j'ai eu le malheur de décharger une partie des objets archéologiques dans la cour intérieure, tout près du parc Pokémon et... oh ! doucement avec ça !

En réponse, Carmache se replie davantage et plaque brusquement la poterie contre son flanc.

Sans quitter le vase des yeux, Bianca se crispe et grince des dents. Après deux ans de formation, la jeune fille n'est que trop au courant de la force incontrôlée des Pokémon nouvellement évolués.

Mais maintenant que la nouvelle position de Carmache laisse l'amphore exposée, Bianca peut enfin l'observer de plus près. A priori, la poterie n'aurait pas dû présenter le moindre intérêt pour le Pokémon dragon : le vase est fêlé, dépourvu de la moindre brillance. Sa surface, couverte de formes géométriques, met en scène de silhouettes humanoïdes disposées autour du motif principal, probablement un dragon légendaire...

A ce constat, Bianca grimace.

Oh...

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Pour la première fois depuis longtemps, Bianca oublie réellement tous ses problèmes. Une fois l'amphore tirée des pattes de Carmache, à force d'ingéniosité et de persuasion, la jeune fille décide d'offrir son aide à Spruce, et au vu de l'heure tardive et de la quantité d'objets restant encore à décharger, le professeur accepte avec joie. Tout au long des trajets reliant la fourgonnette garée dans la cour aux caves d'entreposage, apprentie et aîné discutent avec insouciance. Bianca raconte la raison pour laquelle un Griknot voleur de livre, devenu Carmache, s'intéresse tant aux dragons du mythe fondateur et en retour, Spruce lui dévoile peu à peu les mystères des objets qu'ils transportent. Et Bianca s'émerveille de voir les morceaux de céramiques, les statuettes érodées dans ses bras prendre vie au gré des explications passionnées du professeur, de la façon dont ses paroles redonnent un sens longuement perdu aux études académiques. Elle est impressionnée, aussi. Par l'étendue de ses connaissances et son apparente capacité à répondre à n'importe quelle question. Lorsqu'elle lui fait part de son observation, quelque part entre les rayons, Spruce lui confie humblement que c'est bien loin d'être le cas, qu'il doit régulièrement faire appel à d'autres spécialistes et qu'il a d'ailleurs prévu de partir rencontrer l'un d'eux dans les jours qui viennent. D'un geste assuré, mais précautionneux, le professeur aligne la dernière coupelle en faïence sur le rayonnage et propose spontanément :

- Tu peux m'accompagner si tu le souhaites.

Transie de froid, la main figée sur la poignée de la porte d'entrée, Bianca rejoue la scène, encore et encore.

Si elle le souhaite ?

Quelle ironie... Quoi de plus frustrant que de se voir présenter une échappatoire sans pouvoir raisonnablement la saisir. S'échapper, Bianca ne rêve que de ça. Echapper au cadre trop étroit qui l'étouffe, à ses responsabilités !

Mais elle a assez fui pour ce soir.

La boule au ventre, Bianca pousse la porte de chez elle et entre dans le vestibule, pour trouver la salle à manger aussi vide qu'à son départ, baignant dans le bruit lointain du téléviseur.

Après tout, ce n'est pas comme si elle avait fait en sorte de rentrer à temps pour dîner...

Après s'être rapidement débarrassé de sa veste et de ses souliers, Bianca gagne la cuisine en vitesse, attrape le premier snack venu et rejoint le couloir menant à la rampe d'escalier. La jeune fille grimpe les marches quatre à quatre et se stoppe brusquement à mi-parcours, face-à-face avec une silhouette grande et large. Prise par surprise, Bianca fixe bouche bée le visage de son père dont les yeux foncés pèsent sur elle.

Elle ne pourra l'éviter cette fois-ci.

Bianca prend sur elle. Elle détourne les yeux et souffle avec hésitation :

- Hé...

En retour, la jeune fille ne reçoit qu'un regard dur, froid, cinglant. Elle reste figée sur place et l'homme la dépasse sans un mot.

La loi du silence. Encore.

Misérable, Bianca veut pleurer de colère, de douleur, de honte.

- Bianca !? s'élève la voix de sa mère depuis le salon.

C'en est trop. Sans attendre, la jeune fille gravit les dernières marches, ferme la porte de sa chambre et s'écroule sur le lit, la tête cachée dans l'oreiller.

A travers ses sanglots, Bianca distingue à peine les quelques coups frappés contre sa porte. La lumière du couloir pénètre brièvement dans la pièce, le matelas s'affaisse lorsque sa mère s'assied près d'elle et Bianca se recroqueville d'autant plus. Doucement, cette dernière lui prend la main, caresse ses cheveux avec tendresse, comme elle avait coutume de le faire pour apaiser ses chagrins d'enfance. Elle murmure aussi, des mots doux, de réconfort : combien ils se sont inquiétés de son absence, qu'ils vont tout faire pour arranger les choses... Autant de paroles auxquelles Bianca reste imperméable. Face à son mutisme, sa mère ne peut ignorer plus longtemps le problème laissé en suspens.

- Tu sais comment il est...

Bien sûr qu'elle le sait. Elle connaît depuis bien longtemps la façon qu'a son père de toujours tout savoir mieux qu'elle ! Y compris ce qu'elle doit faire de sa vie. Sa façon de prendre ses aspirations pour des absurdités, de lui faire comprendre, par un odieux chantage au silence, qu'elle n'est digne de considération qu'une fois parfaitement rentrée dans le moule préfabriqué par ses stupides certitudes !

Et elle n'en peut plus ! Plus du tout... !

Secouée de spasmes incontrôlables, Bianca pleure et pleure encore. Pleure lorsque les mots de sa mère viennent à manquer, pleure encore lorsque celle-ci abandonne et la laisse au cocon réparateur de la pénombre.

Une fois ses dernières forces balayées par la fin de l'averse, Bianca git sur le dos, à court de larmes et de souffle. Le soulèvement de sa poitrine, douloureusement irrégulier, se calme peu à peu et l'épuisement la porte au bord du trou noir. Elle pourrait s'endormir sur le champ si le tiraillement dans son estomac n'était pas aussi difficile à ignorer.

Péniblement, Bianca se redresse, allume la lampe de chevet et traîne ses membres ankylosés jusqu'à l'extrémité du matelas, pour récupérer les gâteaux de riz, jetés négligemment au bas du lit avec le reste de ses affaires. Mais alors qu'elle tâtonne à la recherche de l'emballage, Bianca a le malheur d'effleurer une coque en plastique par mégarde. Aussitôt, l'écran du Vokit s'active et toutes les notifications qu'elle a pris soin de négliger lui sautent en plein visage.

Bianca déglutit.

Ça ne peut pas être si terrible que ça, si... ?

Sans se laisser le temps d'hésiter, la jeune fille se retire sous la couette, les gâteaux dans une main, l'appareil dans l'autre. Et tandis qu'elle déballe les galettes et entame la première, Bianca n'a que trop conscience du Vokit dissimulé sous la couverture.

Certainement, elle pourrait attendre encore un peu... Attendre d'être au matin, alerte et parfaitement lucide et non rompue au-delà du possible, partagée entre la sensation d'être clouée au fond du matelas et celle de flotter en dehors d'elle-même. Cependant, la petite voix rationnelle au fond d'elle ne peut s'empêcher d'objecter qu'un rapide coup d'œil à ses messages suffit, que Tcheren et elle sont meilleurs amis et qu'elle a déjà bien trop attendu pour oser prétendre à ce titre.

D'un geste désincarné, Bianca déverrouille l'appareil et plisse les yeux sous l'éclat de la lumière trop vive. La jeune fille ouvre le contact de Tcheren et est accueillie par de nombreux messages ainsi qu'une dizaine d'appels en absence. Aussitôt, l'étau se resserre sur sa gorge nouée et le morceau de galette qu'elle avale pourrait tout aussi bien être une boule de carton.

~Hier~

15 :03 : J'ai terminé, j'arrive. Ça va mieux ?

15 : 06 : Je suis là.

15 : 07 : T'es où ?

15 : 10 : Bianca ??

15 : 20 : Bianca, tu es où ??!!

16 : 02 : Bianca, réponds !! On est tous inquiets.

~Aujourd'hui~

10 : 04 : Je commence vraiment à me faire du souci là Bianca.

17 : 16 : Rappelle-moi ou je te jure que je débarque.

Bianca jurerait entendre les deux dernières phrases de vive voix. Elle les imagine graves et sèches, teintée de cette fêlure à peine perceptible qui lui rappelle qu'en dépit de son attitude déplorable envers lui, Tcheren accourrait sans la moindre hésitation si elle le lui demandait. Prise d'une urgence soudaine, la jeune fille tape un message à toute vitesse, efface, recommence. Lorsqu'enfin le contenu lui paraît acceptable, Bianca relit ses malheureuses petites lignes en boucle, terrifiée à l'idée d'appuyer sur « envoyer ». Une peur parfaitement irrationnelle, finit-elle par songer en pressant la touche. A cette heure-ci, Tcheren doit dormir à poings fermés...

La vibration contre sa main manque de lui faire lâcher l'appareil. Dans le silence de la chambre sombre, le Vokit sonne. Une fois. Deux fois. Trois fois... et malgré l'insistance de l'appel, Bianca reste inexplicablement paralysée devant un nom qu'elle a vu toute sa vie.

Non, non, non, pas maintenant... !

Dans un élan de panique, Bianca raccroche, rédige une excuse à la hâte, écarte le Vokit éteint le plus loin possible et s'enterre sous la couverture, le cœur prêt à exploser dans une nouvelle quinte de sanglots dépourvus de larmes.

Tcheren ne mérite absolument pas ça, mais elle est tellement perdue !

Comment lui dire ? Lui dire que son cœur a arbitrairement décidé de lui voler son meilleur ami, distordu son image si profondément qu'au moindre mot, au moindre contact, au moindre regard de sa part, Bianca se prend à espérer l'impossible ? Lui dire qu'au moment même où il l'a laissée près des quais de Port-Yoneuve, Bianca savait qu'elle serait incapable de lui faire face à nouveau ce jour-là ? Lui dire qu'en fin de compte, elle a toujours gâché tout ce qui n'ait jamais compté à ses yeux et que leur relation n'y fera pas exception ?

Ce soir, Bianca a fui lâchement une fois de plus et ce constat la rend malade, de honte, de colère envers elle-même. Mais elle a pris sa décision :

Sitôt qu'elle rencontrera Spruce, Bianca s'évadera à nouveau. 

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