Une Dernière Bataille

Chapitre 50 : Cœur Noir - Première Partie

8664 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/08/2025 14:30

1er décembre 1997

Bolivie, Département de Santa Crùz, Mine Anahi


La sensation d'oppression était omniprésente dans cet environnement perdu à plusieurs centaines de mètres sous terre. L'air normalement rare était heureusement davantage présent grâce aux conduits de ventilation assurant la circulation de cette ressource vitale. Malgré tout, il y faisait chaud.

L'homme venait de remettre son casque après avoir épongé la sueur de son front d'un revers de manche, y laissant de la poussière collée. La lumière jaune tremblotante de sa protection balaya les parois de roche autour de lui, créant des jeux d'ombre et de lumière.

Une autre équipe avait dynamité cette section du tunnel ouest deux jours auparavant. Le nouvel embranchement ayant été étayé la veille, c'était désormais à la sienne qu'avait échu de déblayer les résidus de l'explosion. Ensuite, les mineurs pourraient installer un éclairage électrique et commencer à récupérer les gemmes convoitées.

Les cinq personnes sous sa direction venaient de finir de remplir le wagonnet avec les gravats lorsqu'il repéra un étrange éclat.

Ce n’était pas celui de l'amétrine, curieuse pierre alliant le violet et le jaune constituant la renommée à l'échelle mondiale de ce gisement, mais quelque chose aux nuances bien plus sombres et pourtant si scintillantes, à l'image d'un diamant noir. Son démon s'éveilla en lui.

Non pas celui de l'avarice du langage commun propre aux humains, mais celui lié au dieu inca Supay, le seigneur de l'Ukhu Pacha. Un furtif éclair rouge traversa ses yeux.

D'instinct, il la devina exceptionnelle. Unique. Sa vente lui permettrait sans aucun doute d'éponger toutes les dettes de jeu qu'il avait accumulées dernièrement, le poussant à regarder par-dessus son épaule à chaque fois qu'il se rendait en ville. Il lui fallait cette pierre. Rien d'autre n'avait plus d'importance, l'appât du gain se révélait le plus fort. Peu lui importaient les risques encourus à dérober un élément issu de l'exploitation de la mine.

- Miguel ! appela l'un de ses ouvriers, l'extirpant une seconde de sa frénétique réflexion. Hé ! On remonte, nous !

- Allez-y, je vous rejoins ! s'empressa-t-il de répondre.

Présentement, il n'avait pas les outils adéquats et au-dehors il faisait encore jour. Aucune circonstance ne lui était favorable. Il réfléchit à toute allure, jetant des regards nerveux autour de lui.

Il versa de l'eau de sa gourde sur le sol et ramassa la boue formée pour en recouvrir sa trouvaille. Il reviendrait à la nuit tombée pour l'extraire et en attendant, il songerait à l'itinéraire qu'il lui faudrait emprunter pour quitter la zone.

En parvenant près de la sortie, il avisa la petite statuette placée dans une niche creusée dans la roche. Elle représentait un être au corps félin avec une tête de jaguar surmontée de longues cornes légèrement courbes. Sa peau était d'un rouge cramoisi.

Des guirlandes colorées l'entouraient et la pierre autour était noircie par la fumée des cigarettes allumées qu'on lui laissait en guise d'offrandes. Les yeux de l'idole étaient fixés sur lui, lui donnant le sentiment de le suivre à chaque nouveau pas. Une crainte révérencieuse l'étreignit, faisant battre son cœur plus vite et il s'empressa de murmurer quelques prières en renouvelant les dons.

Assimilant le relâchement de l'étau d'angoisse qui le tenaillait comme un signe favorable de la divinité envers l'un de ses sujets, il franchit la limite séparant les deux mondes pour enfin rallier celui des humains.

Le disque d'argent de Mama Quilla disparut derrière l'un des épais nuages moutonnant dans le ciel nocturne.

A cet instant, Miguel s'immobilisa, guettant les sons de la faune. Une fine pluie mouillait son imperméable kaki et un mélange de coassements, de hululements et de bourdonnements assaillait ses oreilles. Avancer de nuit était assurément dangereux dans cette zone marécageuse, la prudence l'obligeant à vérifier où il mettait les pieds à chaque pas de crainte d'éveiller le courroux d'un serpent, mais il devait en passer par là s'il voulait demeurer le moins visible possible.

Son sac-à-dos pesait déjà lourdement sur ses épaules, pourtant, il ne contenait que le strict nécessaire pour son expédition. Ainsi que la pierre qu'il avait arrachée au ventre de la terre.

Le jour de sa découverte, il avait attendu une bonne partie de la nuit que tous les ouvriers soient endormis, avant de pouvoir redescendre tranquillement pour rejoindre le site convoité. Heureusement, le bruit provoqué par sa pioche et ses outils avaient été le cadet de ses soucis.

La dureté de la roche et le temps passé à la travailler l'avait rendu tellement fébrile à un moment donné qu'il avait terminé de creuser quasiment à mains nues, s'écorchant même à travers ses gants dans sa hâte. Chose étrange, dès sa prise en main, il avait cru y déceler un lent et fugace battement, mais par la suite, même en se concentrant dessus, il n'avait pas réussi à le percevoir se répéter.

Finalement, il avait dû patienter deux jours pleins en rongeant son frein que son plan de fuite mûrisse suffisamment.

Le plus simple aurait été de voler l'un des petits avions atterrissant parfois ici, la mine ayant sa propre piste privée, mais l'endroit où ils se garaient était actuellement inondée. De toute façon, s'emparer d'un tel appareil l'aurait clairement desservi, le gestionnaire du site demandant forcément à la police d'enquêter. Et plus important encore, il ne savait pas comment piloter ces engins.

Non, il avait préféré faire profil bas et emprunter une voie beaucoup moins fréquentée.

Après une longue marche de près de trente kilomètres à travers le Pantanal bolivien et ses milliers de kilomètres carré constitués d'une mosaïque de lagunes, de rivières, de plaines et de prairies régulièrement inondées, il arrivait à la première étape de son périple : la lagune Mandioré.

Il continua d'avancer jusqu'à tomber sur ce qu'il cherchait : une pirogue. A cette époque de l'année, une bonne partie de la gigantesque aire était noyée sous les eaux, une embarcation s'avérait indispensable pour progresser.

Miguel avait marché à un rythme harassant, transpirant sous son manteau de pluie et ce fut avec un soulagement évident qu'il ôta le poids de ses épaules pour le disposer dans l'esquif. Il entreprit de le pousser jusque dans une eau suffisamment profonde pour commencer à réellement naviguer. Il sortit une boussole et chercha à s'orienter. Il lui fallait descendre le Río Paraguay jusqu'à Puerto Suárez. De là, il aurait le choix entre prendre le train ou le bateau pour rejoindre une autre destination.

Alors que son embarcation poursuivait le voyage entamé, propulsé d'abord par ses vigoureux coups de pagaie, puis bientôt par le moteur qui prit le relais, l'homme se rendit subitement compte que son projet initial de vendre la pierre, ici, en Bolivie était peu à peu en train de s'effacer pour s'orienter vers une destination bien plus lointaine : le Mexique.

Il n'y avait jamais mis les pieds et peinait à comprendre la raison qui le poussait tout d'un coup à désirer se rendre là-bas. Il secoua la tête, alors qu'un éclat rougeâtre illuminait brièvement son regard. Dans un premier temps, il regagnerait la terre ferme à Puerto Suárez et il aviserait ensuite.

Sa boussole à portée de main et équipé de sa lampe frontale dont le faisceau éventrait ce qui restait du voile désormais bleuté de la nuit, le point du jour approchant, il continua à naviguer, dérangeant de temps à autre un caïman dont les yeux illuminés renvoyaient une lumière jaunâtre.


7 mars 1998

Mexique, Mexico


Des mois plus tard, sale, amaigri et de plus en plus agité, Miguel posait finalement ses bagages dans la capitale mexicaine.

Son périple sud-américain, puis méso-américain avait vidé l'homme de ses forces. Il avait marché, pris le train ou fait du stop, traversant plusieurs pays pour avancer toujours plus vers le nord jusqu'à ce que la nature lui oppose une barrière infranchissable à moins de vouloir perdre la vie dans la jungle entre la Colombie et le Panama. Contraint et forcé à de nouveau prendre le bateau pour contourner cette limite, il avait accosté à Colón.

De là, le Bolivien avait pu ré-entamer son voyage routier, puisant dans ses économies qui s'amenuisaient comme peau de chagrin. De même que son mental. Alors qu'il hélait un taxi, il essaya de faire le tri dans ses pensées. De plus en plus souvent, il ressentait que son esprit était pris entre deux feux, comme s'ils étaient trois à se partager le contrôle de ses pulsions. Toutefois, après être entré sur le territoire mexicain, l'une des volontés semblait s'être endormie, lui permettant de mieux réfléchir et de se recentrer sur son objectif.

Son but était de tirer un maximum de bénéfices en revendant la pierre. Mais comment s'y prendre ? Il ne pouvait pas faire ça au coin de la rue avec une pancarte ! Une bijouterie ? Les employés risquaient de lui poser des questions indiscrètes auxquelles il n'aurait pas forcément de réponses. De plus, il était dans une ville qu'il ne connaissait pas du tout ! Aucun lieu, aucun contact. Comment faire ? se questionna-t-il alors qu'il descendait de la voiture, la course terminée et le chauffeur payé.

Déjà, trouver un logement, convint-il.

Sa maigre fortune ne lui permettrait assurément pas de louer quelque chose très longtemps, mais il lui fallait absolument prendre du repos.

Alors qu'il marchait, les semelles fatiguées de ses chaussures frappant le bitume chaud, il releva soudainement la tête, comme s'il venait d'émerger de son sommeil.

- Que … ?

Miguel était face à un bâtiment faisant l'angle d'une rue, tandis que dans son dos le soleil projetait les faisceaux rouges orangés distinctifs du début du crépuscule. N'était-il pourtant pas descendu du taxi aux environs de quinze heures ?

La façade était d'un gris délavé et grevé de lézardes, signes évidents d'un manque d'envie, ou de moyens, pour s’atteler à la tâche de l'entretien.

La vitrine d'une propreté douteuse l'indiquant comme une sorte de boutique, avait été aménagée avec de petits meubles, d'étagères et de tabourets agencés selon différents niveaux. Sur ceux-ci, disposés élégamment, reposait une incroyable richesse d'objets aussi bien d’origine naturelle qu'artificielle : animaux empaillés, plantes au feuillage luxuriant et os en tout genre côtoyaient tout un fatras de roches, de sculptures et de créations diverses.

Par-delà le verre crasseux, le Bolivien distingua un intérieur tout autant encombré de choses au style décalé et mystérieux. Bizarrement, il eut envie de pénétrer en ce lieu qui ne lui inspirait au premier abord qu'indifférence. D'un geste souple, il poussa la porte, ponctuant son arrivée d'un bruit de clochette. Personne ne vint le saluer.

Ses yeux voletèrent de droite à gauche, papillonnant sans jamais s'attarder. Des tentures aux couleurs sombres, noir et bordeaux, avaient été accrochées aux murs, amplifiant le côté mystique qui se dégageait de l'ensemble. Des bibliothèques emplies de livres aux états variables, certains dans des langues qu'il ne reconnaissait pas. Des masques aux plumes bigarrées lui lançaient des regards tantôt moqueurs, tantôt menaçants.

Miguel s'approcha d'un meuble bas reconverti en vitrine. En se penchant dessus, son regard rencontra toute une myriade de restes : éclats de pierre aux formes aussi étranges que leurs couleurs, morceaux épars de métaux gravés aux bords abîmés et irréguliers. Et sous une cloche de verre, il y avait même quelque chose s'apparentant à une main. Un petit frisson irrépressible descendit le long de son dos.

- Bonjour, soyez le bienvenu, dit une voix surgie du néant.

Le Bolivien se retourna si vivement que son sac-à-dos cogna durement contre le meuble qu'il observait une seconde plus tôt.

- Ça vous arrive souvent de surprendre les gens comme ça !? s'emporta-t-il, alors que son cœur battait à tout rompre.

- Mes excuses, je ne voulais pas vous effrayer, fit son hôte apaisant, une main levée. (Son regard aux nuances chocolat engloba la boutique.) Il est vrai que l'on peut facilement laisser son attention être captivée par tout ça.

Le Mexicain était un homme avoisinant la cinquantaine, à la moustache fine et affichant un très léger embonpoint. Il portait une espèce de costume trois pièces un peu défraîchi associant le gris anthracite et le rouge bordeaux, rappel équivoque des étoffes habillant son antre. Une chaîne dorée dépassait de l'une des poches de son veston et ses pieds étaient chaussés de mocassins couleur moka.

- Mm-mm, oui.

- Avez-vous vu un article qui vous intéresse ?

- Je … non. (Miguel toussa.) Est-ce que vous pourriez jeter un œil à ça ?

Le Bolivien fit glisser les sangles de son lourd paquetage pour le poser au sol et, au milieu d'un méli-mélo de vêtements dégageant une âcre odeur de transpiration, en tira la toile enveloppant sa trouvaille minière.

Il la déposa sur le comptoir le plus proche, un geste lui demandant moins d'effort qu'il ne l'aurait cru étant donné sa propension à vouloir la garder en toute circonstance à ses côtés. Malgré tout, il ne la lâchait pas des yeux un seul instant, cillant à peine.

Le gérant s'avança en sortant une loupe de sa veste et orienta la lampe articulée qu'il venait d'allumer sur son sujet d'étude. Ses sourcils aussi broussailleux que sa moustache était effilée s'arquèrent presque aussitôt en découvrant ce que dissimulait le tissu.

- Ma foi, c'est un objet très intriguant, observa-t-il en redressant la tête. Où l'avez-vous trouvé ?

- Dans une mine, éluda Miguel.

Son hôte opina du chef, semblant se satisfaire de la réponse. Il passa la demi-heure suivante à détailler la pierre sous tous les angles, murmurant tout bas en prenant quelques notes sur une calepin.

- Combien est-ce que je peux en tirer ? demanda abruptement Miguel, lassé de ce petit jeu d'observation.

Quittant des yeux son étude, le gérant le dévisagea.

- Beaucoup, annonça-t-il simplement.

Un sourire s'afficha sur les traits usés de Miguel. Ses dettes ? Bientôt envolées !

- Combien ? répéta-t-il.

Le Mexicain poussa un soupir sonore.

- Suffisamment pour que vous n'ayez plus à vous inquiéter de quoi que ce soit.

La pomme d'Adam du Bolivien fit un bruyant aller-retour.

- Alors prenez-la et donnez-moi mon argent tout de suite !

Un fugace éclair rougeâtre que le gérant ne manqua pas de noter – sans pour autant s'en émouvoir – traversa ses prunelles.

- Du calme, l'enjoignit ce dernier. Je n'ai pas autant de liquidité ici. (Il enchaîna rapidement en voyant les narines de son vis-à-vis frémir). Et je connais un meilleur moyen de maximiser vos gains. Plusieurs personnes de mon carnet de clients pourraient être intéressées. Donnez-moi un peu de temps, disons, trois ou quatre jours pour prendre contact avec eux. Je peux organiser une vente aux enchères pour ceci. Laissez-moi la pierre que j'en fasse quelques clichés et …

- Hors de question ! s'écria Miguel. Elle reste avec moi. Faites vos photos maintenant. J'attendrai.

S’avisant qu'il n'y avait aucune raison d’insister, le propriétaire de la boutique s'inclina.

- Très bien. Je m'occupe de ça rapidement et je vous libère.

La séance dura une bonne dizaine de minutes supplémentaires à l'issue desquelles l'homme recouvrit la pierre de sa toile. Miguel s'en empara aussitôt pour la ranger dans son sac.

- Où logez-vous ?

- Pourquoi vous voulez savoir ça ? s'étonna le Bolivien, basculant brusquement sur le qui-vive.

- Du calme, l’enjoignit-on à nouveau. C'est simplement pour vous recontacter dès que j'aurai pu organiser tout ça.

Miguel plissa les yeux. N'était-ce pas plutôt pour lui dérober son trésor ? S'il valait autant d'argent ...

- Vous avez dit dans les trois jours. Je reviendrai directement ici dans six. Ça vous laissera largement le temps pour réunir tout le monde.

- C'est seulement la phase préparatoire. Je tâte le terrain. Organiser une vente aux enchère digne de ce nom demandera un délai plus long.

- Long comment ?

- Quatre semaines au bas mot.

Miguel se mit à rogner l'ongle de son pouce déjà bien malmené.

- Ok, je repasserai. Et inutile de me chercher.

- Ça ne me serait pas venu à l'idée.

Menteur ! pensa le Bolivien, se retenant de justesse de l'énoncer à haute voix.

- Je vous dis donc à bientôt, cher client.

- Oui, oui, c'est ça. A plus tard.

Miguel réinstalla son volumineux paquetage sur son dos et quitta la boutique dans un tintement de clochette.

Le gérant exhala un long soupir, avant d’arborer un large sourire, tandis que les liasses de billets s'empilaient dans sa tête. Il n'avait pas même essayé d'embobiner cet homme. Ce qu'il détenait pouvait effectivement valoir énormément d'argent, encore plus que ce qu'il lui avait laissé miroiter, même s'il n'était pas exactement certain de la nature de la pierre.

Il avait suffisamment vu passé de curiosités et de bizarreries dans son métier pour reconnaître du toc d'une véritable pépite. Et là, de prodigieux frissons avaient parcouru ses mains tout au long de son examen. Il connaissait exactement les personnes qui seraient prêtes à payer des fortunes pour obtenir cette roche noire.

Il décrocha le téléphone de son support et composa un premier numéro.


28 mars 1998

Mexique, Mexico


Le combiné claqua contre l'appareil alors que la jeune femme le reposait. Elle s'installa devant son ordinateur et entreprit d'ouvrir le fichier que l'un de ses contacts venait de lui envoyer par e-mail.

- Jefe, vous devriez venir voir.

L'interpellé, à l'aube de la soixantaine, arborait des cheveux mêlant le charbon et la cendre plaqués vers l'arrière, venant lui chatouiller le milieu de la nuque. Une épaisse moustache et un bouc pointu ornaient le bas de son visage. Les manches retroussées jusqu'aux coudes de sa chemise dévoilaient des avant-bras fins mais puissants, marqués de-ci de-là par des cicatrices : des courbes appelant le souvenir du fil d'une lame et des cratères étoilés, vestiges de balles encaissées, dont la pâleur contrastait avec sa peau hâlée.

Il émanait de lui une aura de danger. Ce n'était pas dû uniquement à ses marques physiques, témoins d'actes violents, non, tout en lui, de sa posture à son regard gris silex convoquait l'image d'un loup ou d'un rapace.

Il approcha du bureau, ses pieds nus tapotant à peine les lattes du parquet, l'une de ses mains occupées à amener un cigare à ses lèvres. Opérant le tour du large meuble, il se pencha vers l'écran, s'appuyant d'une main sur le bureau, l'autre sur le dossier du fauteuil en cuir noir qui craqua. Un panache de fumée s'échappa de sa bouche. Des volutes vinrent serpenter autour des narines de la jeune femme avant de s'y engouffrer, y déposant une douce fragrance torréfiée évoquant le pain grillé et la chicorée.

Elle ne l'avait pas vu utiliser son Zippo. Néanmoins, elle avait détecté la minuscule parcelle de cosmos relâchée par l'homme. Celui-ci se redressa en portant une main à son front, effleurant une énième trace de balle laissée près de sa tempe droite, son regard brillant d'une joie féroce. Presque fanatique. Il ôta le cigare de sa bouche.

- On va participer à cette enchère, assura-t-il.

- Vous pensez qu'on peut faire confiance à Eduardo cette fois ?

- Je suis persuadé qu'il se souvient de notre dernier entretien. C'est peut-être un escroc, mais il sait que s'il tente de nous tromper à nouveau, il finira au fond du canal. (Son regard glissa vers la jeune femme et sourit.) Dans le meilleur des cas. (Il tira sur son cigare et exhala un nouveau nuage de fumée.) Ne sens-tu pas souffler le vent du changement en le regardant ? Ne vois-tu pas qu'une nouvelle ère se profile ?

Une moue ourla les lèvres pleines de la jeune femme.

- Peut-être.

- En dépit de tes pouvoirs, tu as toujours du mal à croire, hein, Nahui ? s'amusa-t-il.

Elle tourna la tête vers son supérieur. Ses longs cheveux noirs dont les extrémités avaient été colorés en rouge vif glissèrent sur ses épaules.

- Tout cela est tellement abstrait, résuma-t-elle en levant sa main gauche en direction de l'écran. Le cartel, l'argent, l'influence, cette force et cette peur qu'on inspire. Ça, c'est tangible. (Son mouvement avait fait glisser sa montre, attirant brièvement son regard sur l'heure affichée.) D'ailleurs, j'ai un rendez-vous pour collecter quelques impôts que l'on vous doit.

Le presque sexagénaire rit et cela sonna comme un jappement.

- Vas-y alors. (Elle venait de quitter sa place lorsque sa voix la harponna à quelques pas de la porte :) Cependant, quand j'aurai récupéré cette pierre, la vérité nichée en ton cœur aura intérêt à avoir changé, car il y lira comme dans un livre ouvert.

L'intensité qu'elle lut dans ses yeux la contraignit à hocher docilement la tête. Elle s'éloigna en direction de l'ascenseur, l'esprit soudainement en ébullition.

Elle travaillait pour Ikal depuis quinze ans, alors que sa famille avait été tuée lors d'une guerre entre deux gangs. Celui dirigé par Ikal s'en était mêlé afin de prendre le contrôle de la situation et de la zone concernée.

Pour un œil extérieur, cela s'apparenterait à saisir une opportunité, ne se comportant pas mieux que les deux rivaux éliminés, mais pour la gamine de douze ans qu'elle était à l'époque, il avait été son sauveur. C'était lui son dieu, la figure vers qui allait sa loyauté, pour qui elle était prête à tout.

Ce jour-là, face aux surplus d'émotions l'ayant submergée, son cosmos s'était éveillé. Ikal lui avait appris à maîtriser cette puissance, à la faire sienne comme lui-même avait dû le faire.

Bien sûr, elle n'était pas stupide, elle avait compris avec le recul qu'il l'avait intégrée à son cartel et entraînée à dessein. Toutefois, cela n'avait plus d'importance. Il lui avait tout offert alors qu'elle n'avait plus rien.

A partir de ce moment-là, elle avait voulu devenir l'un de ses tenientes en gravissant rapidement les échelons au sein du cartel. Aujourd'hui, elle n’avait plus rien à craindre de la vie. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Hormis les aléas que lui envoyait sa vie courante. Toutefois, ceux-là, elle savait les gérer.

Elle ne comprenait pas vraiment comment, alors que la porte de l'ascenseur s'ouvrait au rez-de-chaussée, mais elle pressentait déjà en cet instant que tout allait basculer sous peu. Elle le sentait jusque dans ses tripes.


5 avril 1998

Grèce, Sanctuaire, Dispensaire


Les bips des machines et le souffle du respirateur étaient les uniques bruits emplissant ses oreilles, tandis qu'il fixait la forme endormie.

Enfin, ça et les murmures qui couraient sur sa peau, glissant sur sa nuque dont les poils ne se hérissaient plus à ce contact, tourbillonnant à la lisière de ses perceptions. Des chuchotements qui le tourmentaient depuis bientôt un an. Parfois, il croyait y avoir échappé et finalement, ils finissaient toujours par le retrouver. En cet instant, sa seule lueur d'espoir était de ne pas y entendre le timbre d'Arion.

Cela faisait cinq mois que le Tibétain gisait sur ce lit, branché à des appareils vivant pour lui. Son cœur battait, son cerveau était actif, les tracés sur les écrans validant ces états de fait, mais c'était tout.

Dans les minutes ayant suivi l'incident, la rapide prise en charge par Narya, puis par le médecin que Saori Kido avait amené au Sanctuaire avait permis de garder le Chevalier du Bélier en vie. Bien que son état se soit stabilisé, il n'avait néanmoins pas repris conscience. Stigmates de son épreuve, les veines parcourant ses mains et ses avant-bras avaient viré au noir, comme si de l'encre plutôt que du sang coulait désormais à l'intérieur.

Ses compagnons s'étaient relayés tour à tour à son chevet pou veiller sur son sommeil, chacun espérant être le premier à le voir émerger du coma.

Une voix masculine le tira de ses tourments :

- Raul ?

Andrei se tenait une main appuyée contre le chambranle de la porte.

- Le Grand Pope te demande de le rejoindre à la Maison des Doléances sur la grande place. Tu vois où elle se trouve ?

- Mm-mm. Pour quelle raison ?

- Je n'en suis pas certain, mais je pense que cela concerne les visions d'Arion.

Le Mexicain se leva de sa chaise, étirant sa grande carcasse et hocha la tête avant de commencer à partir.

- Et c'est tout ? l'apostropha soudainement le Chevalier d'Or.

Raul se retourna, les sourcils froncés.

- Tout quoi ?

- Je te dis de filer et toi, tu t'en vas avec nonchalance.

- Qu'est-ce que tu …

- Le Raul que je connais aurait grogné, m'envoyant certainement chier, pour finalement obtempérer de mauvais gré. Là, on dirait simplement un zombie. Même moi, je vois qu'il y a quelque chose qui te tracasse depuis un petit moment déjà. Tu ne risques pas de m'en parler, je n'ai aucun doute là-dessus. Une des premières choses que m'a enseigné Hyôga a été de garder mon sang-froid et les idées claires en toutes circonstances. (Il inspira un bon coup :) Alors je n'irais pas par quatre chemins : où est passé le gars qui m'aurait déjà mis son poing dans la figure ?

Il vit se succéder tout un tas d'émotions sur le visage du Taureau.

D'abord de l'incrédulité.

Il est surpris que j'ai le cran de lui dire ça, déduisit le Verseau. Et il n'est pas le seul.

Ensuite, un affrontement décelable entre colère et honte, le regard fixe devenant fuyant.

Apparemment, j'ai fait mouche.

Enfin, les yeux noirs revinrent sur lui.

- Tu n'as pas la moindre idée de ce que je traverse actuellement, se défendit le grand Mexicain. Et je ne t'ai pas sonné. Je peux me débrouiller seul. On a pas dû assez te tanner le cuir pour que tu veuilles me poser cette question. (Il bomba inconsciemment le torse.) Bien entendu que l'on peut compter sur moi ! Et le prochain qui s'en prend à l'un d'entre nous, je le démolis, t'entends ! (Raul pointa un doigt lourd de menaces sur le prince de Blue Graad.) Surtout si l'idée venait à te reprendre.

- Heureux de constater que tu n'es pas devenu aussi docile que je le craignais. Presse-toi maintenant, je prends le relai.

- Ne t'inquiète pas pour ça, j'y serais en deux enjambées.

Cependant qu'il avait presque franchi l'embrasure de la porte, Andrei le stoppa dans son élan en l'interpellant une dernière fois :

- Tu devrais réellement discuter de ton problème avec quelqu'un.

En parler à quelqu'un, hein ? songea-t-il en quittant le dispensaire.

Oh, il avait bien pensé s'en ouvrir à Shaina, ou même Gearóid, mais c'était finalement ravisé au dernier moment.

Sans mentionner le fait qu'il n'était pas vraiment du genre à parler de ses problèmes aux autres, le Mexicain n'était pas certain de la façon dont serait reçu le fait de révéler que des voix le hantait à longueur de temps. Des voix de trépassés en l’occurrence. Qu'on le traite de sale con à la rigueur, mais de fou, très peu pour lui.

Il croyait vaguement se souvenir que c'était en lien avec sa famille, mais il s'agissait là de fines bribes de savoir issues de ses toutes jeunes années. Et ils étaient tous morts pour autant qu'il sache.

Il décida de passer à autre chose et imagina ce que pourrait être sa soirée en compagnie de … comment s'appelait-elle déjà ?

Une quinzaine de minutes plus tard, le Chevalier d'Or se présentait à l'entrée du petit bâtiment. A son arrivée, il salua machinalement les gardes en faction et pénétra à l'intérieur.

Habituellement, celui-ci ne recevait la présence du Grand Pope qu'une fois tous les premiers de chaque mois, mais dernièrement ce dernier s'en servait de plus en plus occasionnellement comme base opérationnelle. Il faut dire que tout régir depuis la tour d'ivoire que représentait le Palais situé au sommet du Sanctuaire n'était pas des plus commode en terme de proximité.

Raul fut accueilli par un décorum simple composé de quelques meubles à nul autre but qu'utilitaire. N'y ayant jamais mis les pieds jusqu'à aujourd'hui, il dût s'avouer que c'était assez éloigné de l'image qu'il s'en faisait.

Face à lui, il observa le Grand Pope penchée sur un solide bureau en train de montrer quelque chose au capitaine Nereus. Celui-ci paraissait l'écouter religieusement et l'espace d'un fugace instant, le jeune homme se demanda s'ils étaient amants.

Sitôt qu'il l’aperçut, le chef de la garde lui adressa un signe de tête et quitta la pièce.

- Il paraît que vous avez de nouvelles informations, attaqua le Taureau sans préambule.

Cachés par le masque, il ne vit ni le froncement de sourcils ni le léger pincement des lèvres qui aurait trahi le désagrément de Marin.

La caractère du grand Mexicain n'aurait pas pu être plus perfectible, pas avec Shaina comme professeure. Peut-être n'avait-elle même fait que l'exacerber. Toujours était-il que la jeune femme préféra ne pas s’appesantir sur son manque de respect hiérarchique.

- C'est en effet pour ça que je t'ai fait appeler Raul, répondit-elle. Il y a quelques jours, Ikki m'a fait parvenir ses notes au sujet d'un objet qui allait être mis aux enchères. (Elle ramassa une chemise cartonnée et lui tendit.) Vois par toi-même.

Le Chevalier d'Or s'approcha, récupérant le papier d'un mouvement sec du poignet. Il ouvrit le dossier et en extirpa les documents. Passant rapidement sur les deux pages de texte, il s'arrêta sur la photocopie d'une photographie. Sur cette dernière, on aurait dit une sorte de pierre de couleur très foncée. Noir ? Non, encore plus sombre, se corrigea-t-il. Plus il fixait le cliché et plus un sentiment grandissant de malaise l'investissait. Il secoua la tête pour s’éclaircir l'esprit.

- Cette forme, ça ressemble à … à un cœur, non ?

L'infime temps de latence dans la réponse du Grand Pope traduisit sa surprise.

- Oui, c'est ce que l'on pense également, lui confirma-t-elle.

Malheureusement pour elle, le Taureau savait se montrer par moments plus observateur qu'à l'accoutumée.

- Ça vous étonne que je sois parvenu à la même conclusion, hein ?

Marin préféra ne pas relever.

- Si c'est Ikki qui a envoyé ça, c'est l'Amérique du Sud qui est concernée.

- Presque, contra-t-elle. L'objet se trouve en Amérique Centrale. A Mexico pour être précise.

Le Chevalier d'Or tiqua en entendant ce nom. Des souvenirs épars remontèrent des tréfonds de sa mémoire. Il serra imperceptiblement les poings, affligeant le papier de plis.

- Tu es originaire de là-bas, n'est-ce pas ?

- Je n'y suis pas né, mais j'y ai grandi, oui. Et croyez-moi, ce n'était …

- Il va falloir que tu t'y rendes afin de récupérer cette pierre en participant à cette fameuse enchère. Afin d'éviter un inutile bain de sang, Athéna m'a donné son aval pour utiliser les moyens financiers de la fondation Kido.

- Attendez, fit Raul en relisant l'une des notes, le prix de base est déjà … sacrément élevé. Vous allez vraiment me confier un aussi gros portefeuille ?

Il ne connaissait que les grandes lignes, néanmoins il savait que Saori Kido, la réincarnation actuelle d'Athéna, possédait une très grosse fortune et œuvrait dans nombre de domaines à l'échelle mondiale.

- Pas à toi, non. A Geki. Il est en ce moment à Washington et vous rejoindra directement à Mexico.

Le haussement de sourcils du Taureau traduisit sa question muette.

- Tu ne pars pas seul. Tu seras accompagné par Mei Ling et le Marina Nikolaï. Un renfort de la part du dieu Inti sera également de la partie. D'après Ikki et les informations fournies par ce dernier, tout porte à croire que la pierre sur la photographie soit le cœur de Tezcatlipoca.

Le même frisson qu'auparavant glissa le long de l'échine du Chevalier d'Or.

- La première vision montrait une succession de soleils s'élevant puis disparaissant au profit d'un autre. La Piedra del Sol fait mention d'une légende aztèque concevant la création du monde de cette manière. Elle évoque quatre ères passées auxquelles succède une cinquième, la nôtre. D'après la vision, une sixième devrait suivre. Cependant, elle n'a l'air de ne promettre que le néant. Et juste avant ça, une pierre noire est aperçue. La coïncidence est trop forte pour être rejetée.

- Ce cœur serait donc l'une des clés ?

- Exact.

Deux groupes sont déjà partis et on a toujours pas de nouvelles, songea le Mexicain. Cette histoire me plaît de moins en moins.

- Est-ce qu'on ne pourrait pas laisser les guerriers de Inti se charger de ça ? tenta-t-il. Ils connaissent certainement mieux ce coin-là que nous. Pourquoi s'éparpiller alors qu'on devrait plutôt resserrer les rangs et aller prêter main forte aux autres.

- Raul, c'est notre devoir de protéger la planète et ce, partout où la menace rôde. Les autres panthéons n'ont que très peu de leurs forces éveillées et elles sont consacrées à protéger leur dieu ou déesse tutélaire ainsi que leur fief respectif.

- Mais …

- Je ne dis pas que tu as tort de vouloir la sécurité de tes frères et sœurs d'armes, le coupa Marin. Et à parler franchement, je préfère que ce soit nos propres forces qui collectent ces artefacts plutôt que d'autres. Qu'elles se soient déclarées nos alliées ou non.

Cet aveu de la bouche même de la cheffe de toute la Chevalerie stoppa net le Mexicain dans sa tentative de diatribe.

- Tu as perdu des compagnons, je sais ce que cela fait. (Elle porta une main à son front.) Je ne le sais que trop bien.

- Et donc, on ne fait rien pour changer ça ?

- Raul ! claqua la voix du Grand Pope tel un fouet. Tu entends, mais tu n'écoutes pas ! Tu auras beau faire tout ce qui est en ton pouvoir et même au-delà, parfois cela ne suffira pas. Aucune bataille ne se gagne ou ne se perd sans victimes. C'est le lot de la guerre. Il faut que tu acceptes ça !

La nature butée du Taureau le poussait à tenir le front, cependant cette "simple" logique n'arrivait pas à passer outre le blocus que ses sentiments lui opposaient. D'autant plus que sa psyché était la proie de murmures incessants, tantôt suppliant, tantôt haranguant, quand ils n'étaient pas tout simplement rageurs. Personne ne comprenait ce qu'il vivait dans ses instants de détresse.

Il se mordit la lèvre inférieure presque jusqu'au sang, renonçant à se lancer dans une nouvelle ruée somme toute vaine.

- Excusez-moi Grand Pope, s'exprima-t-il enfin. (Il expira un bon coup et enchaîna :) Quand le départ est-il prévu ?

- D'ici quarante-huit heures, un avion privé de la fondation Kido vous récupérera à l'aéroport d'Athènes. Tâche d'être prêt et d'avoir mis au clair ce qui embrume ton esprit.

Le Mexicain la salua d'un hochement de tête sec, avant de redéposer la chemise cartonnée sur la table.

Son ordre de mission désormais établi, le jeune homme prit congé sans qu'on lui en ait clairement signifié la possibilité, laissant Marin seule.

Celle-ci retira son casque, libérant les boucles de sa chevelure auburn et entreprit de se masser les tempes, sentant poindre la migraine que cet échange venait de provoquer.

6 avril 1998

Grèce, Cap Sounion


- Je sais que Morgan y était parvenu, Narya m'a dit qu'elle avait senti quelque chose de spécial dans son aura. Et Einar m'en a parlé également. Qu'est-ce qu'il me manque ? Je croyais avoir atteint quelque chose d'approchant au cours de mon dernier combat, mais … ce n'était probablement pas ça, finalement.

Le jeune homme qui venait de parler était assis sur un bloc rocheux. Saillant de son maillot de corps, ses bras musclés étaient soulignés d'auréoles, témoins visuels de l'intense effort fourni peu de temps auparavant.

Inspirant profondément l'air iodé – déclenchant une sensation désormais familière de grattement dans sa poitrine –, il ramena en arrière ses cheveux noirs qui avaient poussé au cours des derniers mois écoulés. Le vent frais sans être froid qui soufflait depuis le large acheva de figer le sel sur sa peau tout en le rafraîchissait.

Debout face à lui, un homme âgé de quelques années de plus épongeait la sueur de son front en le tamponnant à l'aide d'une serviette. Posés sur son cadet, ses yeux bleu clair paraissaient sonder les tréfonds de son être.

- Une communion complète avec l'Âme de Marina que nous hébergeons revient à plonger dans l'abîme de notre conscience en sa compagnie, commença Sorrento.

Il ajusta la serviette sur son cou et récupéra sa gourde pour y boire. C'était le début du printemps, mais le soleil affichait un belle vigueur en ce jour.

- Ce n'est qu'une supposition de ma part, mais je pense que le dernier verrou ne s'ouvrira que lorsque tu accepteras de demander de la force à ton Âme.

- Comment ça ? s'étonna Nikolaï. J'utilise déjà le pouvoir que me procure ...

- Lors de ton combat contre le Chevalier d'Argent, tu t'en es approché mais tu as perdu ta concentration. Et face à ce Genbu, tu as aussi su puiser profondément dans ton cosmos. Néanmoins, et c'est ce point qui est le plus important, tu ne t'es reposé que sur toi-même au final. Sur ta part humaine pour ainsi dire. Pour obtenir un éveil maximal, un Marina doit dialoguer avec l'Âme qui l'habite. Sinon, tu ne fais qu'emprunter sa puissance en la forçant. Il n'y a pas d'unicité.

- Je … n'avais pas imaginer les choses sous cet angle, admit lentement Nikolaï.

- C'est ta colère qui t'a le plus souvent soutenu. Le Gardien Céleste parlait d'or lorsqu'il te disait de la modérer sans quoi elle finirait par te submerger, car elle ne doit être ni aveugle, ni le résultat d'un conditionnement.

Sorrento laissa s'écouler un certain laps de temps que le Russe utilisa pour se questionner.

- L'Âme croit que je lui ai tourné le dos ? demanda-t-il. Que j'ai choisi de m'appuyer sur ma force au détriment de la sienne et de ne jouer qu'en solo ?

- On peut le voir ainsi. Tu te servais de ton ire pour étouffer la peur, notamment celle de la mort. C'était un mécanisme de défense remontant au traumatisme de ton enfance. Mais tu as fini par l'abandonner complètement lorsque tu as accepté l'idée de mourir face au Gardien Céleste. Et simultanément, la colère qui y était liée a suivi le même chemin. De quoi as-tu peur exactement, aujourd'hui ?

- J'ai peur de ce qui va arriver si on perd cette guerre. Peur pour celles et ceux que je considère comme mes compagnons. J'ai déjà perdu un frère d'armes ainsi qu'un ami à Asgard. Je veux devenir plus fort pour empêcher que ça se reproduise. Si je devais éprouver à nouveau de la colère ce serait contre moi-même.

- Tu crains la défaite, non pas en tant que guerrier et l'échec qu'elle représente, mais les conséquences de celle-ci en tant qu'élément d'un tout. Il te faut accepter cette peur, sans pour autant la laisser te dominer, pas plus que tu ne dois l'écraser sous le talon de ton courroux. Tout comme l'humain et l'Âme, les deux doivent cohabiter. Le Cheval des Mers brave le tumulte des vagues et les courants déchaînés. Il glisse sur les crêtes des déferlantes. Il bouge au diapason de la fureur de l'océan tout en sachant qu'elle pourrait l'emporter. Il est avec elle, pas contre elle.

Durant le temps où la Sirène parla, Nikolaï l'écouta attentivement, prenant chaque mot comme une pièce du puzzle qu'il désirait résoudre.

Son poing se serrait par intermittence comme pour marquer les secondes qui défilaient, comme un cœur qui bat.

- Peut-on reprendre l'entraînement ? Et ne me ménage pas.

Sa demande fit froncer les sourcils à l'Autrichien. Puis, ce dernier comprit que son ancien élève trouverait plus aisément sa réponse dans l'action. Il récupéra sa flûte traversière posée précautionneusement contre un rocher et mima un salut d'escrime en la pointant sur le Russe.

- A ta guise.

Nikolaï adopta sa garde de boxeur et avança à pas rapides. Il envoya une succession de coups à Sorrento qui se décala au millimètre près pour les esquiver et frappa le poing tendu avec sa flûte, le repoussant. Contrairement à ce que son style de combat musical laissait à penser, la Sirène savait parfaitement se défendre au corps-à-corps depuis qu'il pratiquait le Kali Eskrima.

Le Russe secoua la main meurtrie et repartit à l'assaut.

Droite, gauche, ses poings filaient à la vitesse de l'éclair. Il réalisa un uppercut qui frôla le menton de l'Autrichien. Poussant davantage, il enchaîna avec un coup de pied à hauteur de hanche.

L'attaque s'écrasa sur la garde de Sorrento qui prit rapidement de la distance pour porter son instrument à ses lèvres. Son cosmos irisé s'éleva tandis que des notes s'échappaient, naviguant sur des portées invisibles.

Elles atteignirent son adversaire avant qu'il ait pu faire quoi que ce soit. Piégé par la mélodie, ses émotions s'emballèrent. Il se sentait à la fois transi de peur et brûlant de colère, passant d'un extrême à l'autre. C'était comme être pris entre deux tourbillons contraires qui menaçaient de le déchirer. Paralysie, fuite, combat. Son cerveau ne savait plus que faire.

Sa tête partit en arrière lorsque la flûte de Sorrento le frappa. Un filet de sang fila dans les airs.

- Concentre-toi Nikolaï ! lui ordonna-t-il d'une voix vibrante de pouvoir.

L'injonction n'eut d'effet que le temps de le prémunir contre un nouveau coup, après quoi il en reçut une volée supplémentaire. Un de ses genoux céda en réponse à une attaque bien ajustée et une puissante onde sonore le balaya, l'éjectant dix mètres plus loin.

Son dos percuta durement la roche, lui arrachant un cri.

Le Russe essaya de se remettre debout, la douleur attisant la colère qui couvait aux marges de sa peur. Elle s'embrasa pour s'éteindre aussitôt, coincée entre les perspectives de ce qui allait se produire s'il se redressait et au contraire, s'il restait au sol.

C'est bien moi le plus peureux de nous deux, Fares, pensa-t-il, désabusé.

- Laisse ton Âme te guider dans le maelström de tes émotions. Sois la tempête ! Ne la subis pas, ne la contourne pas. Réagis !

Une autre onde l'encastra un peu plus. La pression était trop intense.

Dans son dos, plusieurs mètres en contrebas, Nikolaï perçut le ressac des vagues s'écrasant sans relâche contre la falaise du cap Sounion, malgré le bourdonnement de plus en plus fort dans ses oreilles.

A un moment donné, il dût perdre connaissance.

Ses yeux se rouvrirent sur un espace noir. Il nageait, perdu au milieu d'un océan infini, ballotté par les ondes qui l'agitait. Un éclair déchira l'encre du ciel de son aveuglante lumière et un hennissement strident y répondit.

Le jeune homme tourna la tête dans sa direction et aperçut une tête équine dépassant des flots. Lorsqu'elle libéra un second cri, sa crinière faite de rayons reliés par une membrane se hérissa. Elle plongea un court instant sous la surface pour réapparaître quelques secondes plus tard juste à côté du Marina.

Vu de plus près, sa peau était couverte de minuscules écailles que la lumière instable de l'orage faisait chatoyer d'un éclat irisé, les couleurs glissant sur la membrane telle de la peinture liquide.

Une paire d'yeux mordorés, que balaya un instant une troisième paupière, fixa le Russe. Lorsque celui-ci sortit un bras de l'eau, des dents épaisses et plates se dévoilèrent. Elles broyaient certainement sans peine algues et coquillages alors les doigts d'un imprudent …

- N'aie pas peur, chuchota-t-il tout d'abord.

Les yeux de la créature aquatique lui parurent s'étrécir comme s'il l'avait insulté.

- Oh, du calme. On est dans le même bateau toi et moi.

Le Cheval des Mers se mit à décrire des cercles autour de lui et dans les flux causés par ses mouvements, Nikolaï devina la longue nageoire caudale qui terminait son corps en lieu et place des pattes postérieures.

Lorsqu'il avait éveillé ses pouvoirs de Marina par le passé, la rencontre avec le Cheval des Mers en était resté là. Une simple observation mutuelle et l'hybride s'en était retourné dans les profondeurs.

Pas cette fois.

L'être aquatique dût déceler quelque chose dans le regard bleu foncé dont le couva l'humain, car il s'arrêta.

- J'ai besoin de toi. De ta force. Accorde-la moi.

La créature se rapprocha et se plaça à côté du Marina, comme pour l'inviter. Ce dernier réitéra son geste de prise de contact, mais elle s'évanouit sous les flots.

Nikolaï en fut saisi de stupéfaction.

- Stupide créature ! lança-t-il à la ronde. Elle se joue de moi.

De dépit, il claqua la surface de l'eau du plat de la main.

Dans le périmètre où il nageait, des bulles se mirent à éclater tout autour.

- Qu'est-ce qu'il …

La fin de sa phrase s'envola en même temps que lui.

Le Cheval des Mers avait plongé pour remonter à vive allure juste sous l'humain. Celui-ci se retrouva à califourchon sur le dos de la créature tandis qu'elle bondissait hors de l'eau avec son cavalier.

Nikolaï eut tout juste le réflexe de prendre une inspiration avant d'être entraîné dans le royaume sous-marin, cramponné comme il pouvait à l'encolure de sa monture. Le Cheval des Mers se déplaçait plus vite que n'importe quel autre être vivant aquatique.

Galopait-il ? Nageait-il ? Un peu des deux.

Sa longue et puissante queue le propulsait, l’extrémité de ses pattes antérieures terminées par des nageoires plutôt que des sabots l'aidait à changer de direction.

Les jambes du Russe serraient les flancs de la créature, sentant les muscles rouler sous sa peau, tandis que ses pieds s'étaient instinctivement calés sous les deux grandes nageoires latérales qui devaient ressembler à des ailes s'il les déployait. Pour l'heure, elles étaient repliées contre ses côtes.

Pareil à une torpille, le Cheval des Mers filait à toute allure, enchaînant les rouleaux, les boucles et les zigzags entre pleine eau dont les courants tiraillaient le corps du Russe et les longues algues bioluminescentes qui se dressaient telles des piliers ondulants.

En dépit de sa robuste capacité pulmonaire, Nikolaï sentait qu'il était au bord de la rupture.

Brutalement, sa monture creva la surface d'un puissant bond. L'infime laps de temps qu'ils demeurèrent en l'air lui permit de s'octroyer une goulée d'air salvatrice. Ensuite, ils replongèrent et le Russe devina qu'il venait juste de boucler le premier tour d'une longue course pour déterminer lequel des deux s'avouerait vaincu le premier.

Je ne vais pas te lâcher, promit-il à la créature – son Âme –, en pensée.

Au bout d'un temps indéfini flirtant avec l'éternité, Nikolaï sentit que son regard se voilait et que ses membres perdaient irrémédiablement en force. Si ses poumons avaient été des muscles, ceux-ci seraient tétanisés par une fatigue extrême.

Non, je peux encore …

Sa tête fut heurté par quelque chose. Dans un sursaut de lucidité retrouvée, il crut voir d'autres silhouettes nager autour d'eux, mais elles ne paraissaient pas être aussi tangibles que sa monture.

Finalement, son regain d'attention ne dura pas et il finit par sombrer dans le néant.

Reprenant conscience, Nikolaï comprit qu'il était à genoux, littéralement vide d'énergie. Le sol sous lui était fracturé et le reste de l'étendue rocheuse était détrempé, transformée en une sorte de champ de boue, comme si une énorme vague s'y était abattue. Il releva sa tête posé jusque-là sur sa poitrine et remarqua Sorrento.

L'Autrichien se tenait appuyé contre la muraille rocheuse. Ses vêtements étaient en piteux état : trempés et en partie déchirés. De même que son corps couvert d'ecchymoses et d'égratignures. Il paraissait lui aussi éprouvé.

- Je crois que …

Visiblement essoufflé, il dû reprendre une inspiration avant de poursuivre.

- Je crois que ta partition est enfin achevée.


Ukhu Pacha :

Le terme « pacha » peut-être traduit par « monde ». Il s'agit d'un concept inca divisant les différentes sphères du cosmos. Il en existait trois : Hanan Pacha (le monde du dessus = supramonde), Ukhu Pacha (le monde du dessous = inframonde) et le Kay Pacha (notre monde, soit celui des humains, inséré entre les deux).


Jefe :

Chef en espagnol.


Teniente(s) :

Lieutenant(s) en espagnol.


Kali Eskrima :

Aussi Kali Arnis Eskrima. Désigne depuis les années 1970, un ensemble d'arts martiaux philippins pratiqués avec et sans armes (notamment le bâton court seul ou par paire).


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