Une Dernière Bataille

Chapitre 51 : Cœur Noir - Seconde Partie

9406 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/10/2025 16:16

10 avril 1998

Mexique, Ville de Mexico, Arrondissement Miguel Hidalgo, Quartier Polanco


- Perdón, prononça le colosse avec un fort accent, après avoir malencontreusement heurté l'un des nombreux touristes en train de se promener dans l'étroite rue.

L'homme bousculé, un Européen blond, dut lever la tête pour apercevoir le visage barbu de l'inconnu qui dépassait les deux mètres.

- No hay problema, répondit-il.

Ce n'est pas tous les jours que l'on croise des Asiatiques aussi grand, songea-t-il en regardant le large dos s'éloigner.

- Pourquoi est-ce que l'on doit passer par là ? geignit Geki. Ce n'est clairement pas à mon avantage.

- Détends-toi, lui conseilla la femme qui marchait trois pas devant lui.

Affichant la quarantaine, la Péruvienne était dotée d'une peau à la teinte cuivrée qui se mariait parfaitement au noir profond strié de fils d'argent de ses cheveux. Ses hautes pommettes lui conféraient un air altier que contrebalançait sa coiffure se résumant à deux simples tresses.

- Je préfère les endroits à ciel ouvert avec peu de monde aux alentours, renchérit le Chevalier de la Grande Ourse. Les grands espaces, quoi. Tu es guide en montagne, tu peux comprendre, Chaska.

Cette dernière rit.

- J'ai bien saisi ton désarroi, mais je nous fais emprunter ces petites rues, bondées certes, justement afin d'éviter les artères principales.

- Vous craignez qu'on soit repérés ? demanda une jeune femme qui avançait à leurs côtés.

D'origine Asiatique elle aussi, elle était néanmoins d'une ethnie différente de celle du grand gaillard.

- Tout juste, pequeña.

Ce n'était pas l'âge de Mei Ling que visait la remarque, même si Chaska aurait effectivement pu être sa mère, mais sa taille. Si Geki était un colosse, Chaska ne lui concédait qu'une bonne tête de moins, la classant d'emblée au sommet de la liste des plus grandes femmes croisée par la Chinoise.

- L'artefact qui va être présenté aux enchères est une des pires calamités. Cela fait des siècles que notre ordre le recherche. Forcément, cela ne nous a pas créé que des amis.

L'ordre en question était celui des Mamaconas, une sororité dévouée au dieu solaire Inti.

- Certains pensent que ce n'est qu'un objet d'art un peu original, d'autres y reconnaissent quelque chose lié à l'occultisme. Enfin, et c'est de ceux-là dont je me méfie, savent très bien de quoi il retourne. Ou du moins, ils ont de sérieux doutes, sinon ils s'en seraient déjà emparés par la force.

- Notre présence ne peut-elle pas se justifier parce que l'on a nous aussi de sérieux doutes ? s'enquit la Chinoise.

- Ce que tu dis se tient, Mei Ling, intervint Geki, mais à force d'empiler les doutes les uns sur les autres, on finit par obtenir des certitudes.

- Plus tard ils nous verront, plus il y aura de chances pour que tout ça ne finisse pas en bain de sang. C'est pour cette raison que je ne suis là que pour vous guider jusqu'à l'hôtel des ventes. Certains observateurs pourraient me reconnaître et prendre d'office des mesures. Il faut vous y rendre seuls.

- Et Raul et Nikolaï ? demanda la Chevaleresse d'Argent.

- Ils nous attendent dans une rue adjacente, en éventuel soutien, quand nous ressortirons avec notre acquisition.

Deux jours auparavant, le trio envoyé par le Sanctuaire avait été pris en charge par un agent de la fondation Kido dès son arrivée à l'aéroport international de Mexico.

Conduits à l'hôtel, Mei Ling, Raul et Nikolaï avaient dû patienter presque une journée entière avant d'être rejoints par Geki et Chaska dont les vols respectifs avaient été retardés.

Durant ce laps de temps, le jeune trio n'avait échangé que peu de paroles, chacun n'ayant développé jusqu'ici qu'une affinité limitée entre eux. Pour ne rien arranger, aucun n'était plus bavard qu'un autre, laissant chacun dans un silence gênant.

- Nous y voilà, annonça la Péruvienne.

Au sortir d'une énième rue parallèle, les deux Chevaliers découvrirent un vaste espace dégagé au sein de la forêt d'immeubles présents dans ce quartier de la capitale. La zone comprenait en son centre un long bâtiment à la façade jaune clair, dont la base s'étirait de part et d'autre de son entrée, à laquelle on accédait par un escalier : l'hôtel des ventes.

Doté de nombreuses fenêtres, ce premier socle était surmonté de deux étages supplémentaires, dont la taille allait en se réduisant, tels les degrés de pierre d'une pyramide, à mesure qu'ils s'élevaient. Des tuiles arrondies d'un rouge terne couvraient le toit plat de chaque niveau, évoquant un sang bruni versé depuis le sommet.

Une fontaine faisait face à l'entrée, le chant de ses jets retombant créait l'illusion du crépitement de la pluie. Des arbres avaient été plantés de-ci de-là pour apporter un brin de naturel et d'ombre à ce lieu, lui conférant un côté « à part » du reste du quartier de Polanco.

Chaska les encourageant d'un signe de la tête, les Chevaliers sortirent des ombres de la rue pour s'aventurer pour ainsi dire à découvert. Ils remarquèrent d'ailleurs que les gens se trouvant au dernier palier semblaient examiner les alentours.

Gagnant l'entrée, le duo constata que des vigiles opéraient une sélection rigoureuse parmi ceux qui se présentaient à eux.

Une voiture noire aux vitres teintées se gara non loin de la fontaine et deux hommes en costume en descendirent. Chacun ouvrit une des portières et deux autres personnes sortirent : une femme vêtue d'un tailleur rouge d'un côté, un homme habillé d'un complet couleur olive de l'autre. Le véhicule repartit tandis que les gardes du corps conduisaient leurs probables employeurs au point de contrôle.

Geki et Mei Ling n'avaient pas cessé de marcher tout en observant la scène.

Marin avait raison, pensa le Japonais. Cette enchère attire beaucoup de monde. Mais, peut-être ne sont-ils pas tous là pour le cœur ?

Ils faillirent se faire refouler au début lorsqu'ils parvinrent devant les cerbères – peut-être à cause de leur aspect laissant à penser à des touristes –, néanmoins le nom révélé par Geki ainsi que le badge exposé furent des sésames suffisant pour garantir leur entrée. Il passèrent sans encombre le portique de sécurité et purent enfin franchir le seuil des portes de verre et d'acier noir.

A l'intérieur, ils se mêlèrent à la petite foule des potentiels acheteurs qui flânait en attendant le début des hostilités.

Un léger frisson d'angoisse caressa la Chinoise cernée par toute cette foule pressante, mais elle le balaya rapidement. Après tout, elle avait côtoyé d'assez près une armée entière à Asgard.

- Nerveuse ? s'enquit le Chevalier de Bronze en le remarquant toutefois, mais se méprenant sur son origine.

- Et toi ? lui retourna la jeune femme. Je croyais que tu préférais les grands espaces ?

Les sourcils broussailleux du colosse se haussèrent face à la répartie de la Grue qui lui rappela celle d'Aponi.

- Touché, concéda-t-il en souriant.

Il changea de sujet.

- J'espère que tu ne mènes pas la vie trop dure à Tristan.

A la mention du Chevalier du Capricorne, un voile tomba sur Mei Ling dont l'humeur se fit ombrageuse.

- Ah, désolé, s'excusa précipitamment Geki. Je ne voulais pas … (Il toussota.) Ban fera en sorte qu'il ne leur arrive rien, je te le promets.

La Chevaleresse manqua lui rétorquer : « Quelle différence un Chevalier de Bronze peut faire ? », mais elle se retint juste à temps se rappelant que son interlocuteur en était lui-même un, tout comme sa propre professeure. Cette dernière aimait d'ailleurs à lui rappeler que c'était le cosmos et la volonté avant le rang qui définissaient un guerrier. Elle se tut donc et poursuivit son chemin.

Des tableaux aux tailles variables ornaient les murs à intervalles réguliers. Probablement des pièces issues de collections privées. Ils aperçurent même une armure de conquistador en très bon état exposée sur un buste dans une vitrine.

Allaient-ils être mis en vente ? Pour s'en assurer, il aurait fallu qu'ils feuillettent le catalogue faisant état des lots mis à disposition sur un pupitre.

La lumière solaire entrait à flot par les nombreuses fenêtres, éclaboussant d'or le couloir qu'ils suivaient. Le duo refusa poliment les apéritifs que des serveurs zélés leur présentaient et s’engouffra dans un escalier latéral, suivant le lent flot humain qui le précédait.

Plusieurs dizaines de marches plus bas, Mei Ling et Geki débouchèrent sur le palier d'une salle souterraine dont l'éclairage était assuré par de lourds projecteurs.

A leur vue s'offrit un espace octogonal pourvu d'escaliers sur quatre de ses faces. Ceux-ci, au gré de leur déclivité, donnaient accès à des rangées de sièges à intervalles réguliers. Le Chevalier de la Grande Ourse s'étonna de la capacité d'accueil de la salle qui pouvait aisément recevoir une centaine de participants, peut-être même plus.

Un écran géant doté de quatre faces était suspendu au-dessus d'une plate-forme centrale surélevée. Des caméras pointées sur une portion de cette dernière permettaient de retransmettre l'image des objets présentés aux spectateurs les plus éloignés.

Au point le plus bas de la salle, des carrés d'ombre noire situés juste en-dessous de chacun des escaliers latéraux s'ouvraient sur autant de passages par lesquels transitaient les pièces à vendre. Le catalogue de celles-ci était amené depuis un sous-sol supplémentaire auquel on accédait via un ascenseur.

La Grue et la Grande Ourse se faufilèrent parmi la foule déjà en bonne partie assise jusqu'à se trouver une place leur offrant une vue correcte sur l'estrade. Le remplissage des sièges se poursuivit pendant encore une quinzaine de minutes.

A partir de ce moment-là, la lumière se tamisa et démarra la longue attente ponctuée par les appels du commissaire-priseur au bon vouloir des acheteurs une fois l'objet présenté et le prix de départ annoncé.

S'en suivirent des levées de bras munis d'une palette ou non, certains bataillant ferme pour remporter leur duel d'offres. Le marteau s'abattait régulièrement, sa percussion traversant le brouhaha ambiant. Puis arriva enfin le lot pour lequel nombre de personnes avaient fait le déplacement.

Lorsque l'assistante du commissaire-priseur déposa le cube de verre – écrin dans lequel avait été placé l'artefact pour sa mise en valeur –, les deux Chevaliers eurent l'impression que l'atmosphère changea légèrement. Comme si un front nuageux avait petit à petit grignoté l'azur du ciel.

- Tu l'as senti aussi ? interrogea Geki.

- Oui. Et j'ai la sensation que cela a réveillé certaines énergies dans le public. Nous ne sommes pas les seules personnes intéressées.

- Ta lecture est plus fine que la mienne, je te fais confiance. (Il engloba la salle de son regard brun foncé.) On dirait bien que les doutes sont levés.

Il venait d'achever ces mots quand retentit la première offre.

Ce que les deux envoyés du Sanctuaire ne pouvaient savoir, c'était que le possesseur de l'artefact présenté était également présent. Assis au second rang, Miguel avait les yeux rivés sur la boîte englobant sa précieuse pierre.

S'il n'avait pas été le propriétaire de l'objet, jamais les vigiles ne l'auraient laissé entrer. Il avait un teint cadavérique associé à des traits tirés et fourbus. Mal rasé, peu peigné, tenue négligée, autant de signes qui indiquaient une sorte de déchéance progressive. Quelqu'un le croisant se dirait que cette vente était son dernier espoir de reprendre sa vie en main.

Des tics nerveux secouaient son corps tout entier pendant qu'il écoutait fébrilement le commissaire-priseur. Tout du moins, d'une oreille distraite. Car dans l'autre s'écoulait le susurrement continuel de deux antiques voix. L'une à l'accent malicieux et pleine de promesse pareille à une attraction magnétique le poussant au mouvement, pendant que le ton de l'autre était impérieux et semblable à un courant le paralysant sur place.

Une heure et demie avant que ne soit prononcé le prix de départ du fameux objet, Raul et Nikolaï, étaient tous deux assis à la terrasse d'un café.

Le temps n'était pas particulièrement chaud, peut-être autour de vingt degrés, cependant le soleil occupait le ciel sans partage. Les deux jeunes hommes avaient donc décidé de mettre à profit le coin d'ombre que leur procuraient les parasols du commerce pour entamer leur guet.

Le Russe leva le nez de la bière qu'il était en train de savourer.

- Geki et Mei Ling arrivent, informa-t-il son compagnon de table.

Le Mexicain jeta un coup d’œil et se laissa de nouveau absorber dans la contemplation des bulles de sa boisson qui se décollaient lentement des parois du verre.

- Ça fait combien de temps que tu n'es pas revenu ? voulut savoir le Russe en grattant le début de barbe qu'il avait décidé de se laisser pousser sous l'inspiration de celle de Geki.

- Hein ? Oh, plus de dix ans, facile.

Il avait répondu sans trop réfléchir. D'ordinaire, il tâchait de ne pas repenser à cette période. Seulement, son inconscient paraissait faire le décompte de son côté sans lui demander son avis.

Raul avait grandi dans l'arrondissement d'Itzapalapa, l'un des plus pauvres de Mexico, même s'il n'y était pas né. En fait, il ne savait pas trop où il avait vu le jour.

Sa mère était décédée de maladie lorsqu'il avait trois ans environ. C'était son abuelita, veuve depuis longtemps, qui l'avait élevé avec son frère de six son aîné.

Son géniteur s'était finalement souvenu de son existence lorsqu'il avait atteint un âge satisfaisant pour l'aider dans son travail. Il avait alors quelque chose comme neuf ans. Déjà à l'époque, la haute taille de Raul le faisait paraître plus vieux d'au moins deux ans. Son frère âgé de quinze ans à ce moment-là filait un coup de main à leur père depuis un bon moment.

Leur travail consistait à effectuer de simples livraisons. Mais d'un genre particulier. Leur père appartenait à un cartel dont l'activité principale consistait à produire et vendre des substances illicites. Y mêler ses deux fils ne lui avait semble-t-il posé aucun problème. D'autant que les enfants étaient souvent moins sujets à se faire repérer ou coincer pour délivrer de la drogue en douce.

Trois années s'écoulèrent ainsi, Raul et son frère grandissant dans un environnement de violence et de mort. Il n'était pas rare qu'ils découvrent le cadavre d'un de leurs clients, soit parce qu'il avait fait une overdose, soit parce qu'il avait été tué en se frottant à la mauvaise personne ou qu'une autre avait voulu le dépouiller.

Et puis un jour, le cartel avait été la proie d'un autre – peut-être pour une question de territoire ou d'une quelconque offense – et un véritable massacre s'en était suivi.

En dépit de la soudaineté de l'attaque, son frère et lui avaient réussi à se cacher, observant les assaillants à la dérobée. Cependant, le désir d'en découdre avait pris le pas sur l'instinct de conservation de son aîné et il avait quitté leur abri. Une sensation bizarre était venu électriser son épiderme juste avant qu'une terrible explosion ne se produise, soufflant la cachette de Raul et l'ensevelissant sous quelques décombres.

Lorsque Raul en était sorti en fin de journée, alors que l'éclat sanguin du soleil couchant étirait les ombres et amplifiait la scène de carnage, il n'avait trouvé personne qui respire encore. La majorité des corps appartenait à leur cartel, quelques autres seulement à ceux qui s'en étaient pris à eux. Sa mémoire avait toutefois prit la peine d'enregistrer le tatouage qu'ils arboraient tous : un antique poignard aux bords dentelés évoquant de la pierre taillée.

Il n'avait pas pleuré ce jour-là, en dépit de la peur ou la tristesse qu'il avait pu éprouver. Une sorte de torpeur s'était emparée de lui. Pourtant, loin de le rendre imperméable à tout, une froide perception était venu l'enlacer de ses bras glacés et des chuchotements avaient crû au milieu de toute cette désolation. Il avait vite décidé de quitter les lieux.

Son abuelita avait été immensément soulagée de le revoir en vie. Tous deux auraient pu tenter de redresser le cours de leurs vies accidentées n'eut été la survenance de problèmes chez Raul peu de temps après leurs retrouvailles. Des images cauchemardesques avaient commencé à assaillir l'adolescent au cours de nuits agitées tandis que le jour, c'était des voix qui le hantaient, tels des grattements à la lisière de ses perceptions. Elles étaient gorgées d'effroi, de ressentiment et de colère. Il avait cru devenir fou à vivre avec tant d'éléments qui le sollicitaient en permanence.

Sa grand-mère avait rapidement compris ce qui se produisait, car elle-même avait sa propre sensibilité vis-à-vis du monde des esprits. C'était un aspect d'elle qu'elle n'avait encore jamais abordé avec lui ou son frère, eux qui avaient toujours considéré leur abuelita comme quelqu'un d'un peu fantasque. Pour avoir assisté à l'une de ses séances de spiritisme à son insu – du moins, le croyaient-ils –, ils avaient pensé que les lignes noires qui étaient apparues sur son visage étaient un maquillage destiné à impressionner les clients crédules qu'elle embobinait pour de l'argent.

En vérité, c'était un authentique don. Un héritage venant de leurs ancêtres et auquel lui-même s'était éveillé. Il n'en avait pas voulu de prime abord, mais elle avait su trouver les mots pour lui expliquer qu'il n'avait pas le choix.

« Beaucoup de gens, encore plus ceux qui ont eu une mort violente, laissent des choses inachevées derrière eux, lui avait-elle dit. Ils sont emplis d'émotions, souvent négatives, mais pas toujours.

Je peux t'apprendre à communiquer avec eux, à les accueillir en toi pour qu'ils parlent via ta bouche et transmettent leur volonté jusqu'aux vivants. Néanmoins, tu ne dois surtout pas oublier qu'en faisant ça, tu leur rends un semblant d'existence en les acceptant dans ton corps et qu'ils peuvent ainsi à nouveau goûter la vie et avoir un impact réel sur notre monde durant ce laps de temps.

Tu dois rester le maître de ta demeure intérieure, ils y sont des invités. Uniquement des invités. Ne les laisse pas t'influencer. A partir de là, tu éprouveras un froid intérieur qui n'aura rien à voir avec celui de l'hiver. Ton âme tremblera sous sa morsure et si tu ne prends pas garde, elle se racornira et finira par disparaître. Ils pourraient alors devenir les nouveaux habitants de ton corps.

Alors on va parer au plus urgent afin que tu saches d'abord te fermer à eux. »

Et c'était ce à quoi ils s'étaient attelés durant les quatre mois suivants.

Toutefois, l'attention constante que l'apprentissage avait requis pour garantir la sécurité de Raul, couplé aux deuils de sa famille et à son grand âge, avaient puisé trop profondément dans les ressources de son abuelita. Celle-ci avait fini par s’affaiblir et tomber malade.

Dépourvu de ressources financières pour la soigner correctement, elle avait malheureusement assez rapidement rendu son ultime soupir sans avoir réellement pu lui enseigner à peine plus que les bases. Après son départ, les larmes de l'adolescent avaient finalement coulé pendant de longues heures.

A douze ans, désormais seul et bien éprouvé par la vie, Raul avait décidé de quitter l'endroit où il avait passé toute sa vie sans un seul regard en arrière. Avec le recul et surtout son arrivée au Sanctuaire, il avait finalement compris que son choix de partir n'avait pas été uniquement dû qu'à sa propre volonté. Son destin était en marche.

Et il l'était probablement toujours pour le ramener dans cette ville qui, bien qu'elle se soit embellie en l'espace d'une décennie, demeurait hideuse aux yeux de celui qui était devenu le Chevalier d'Or du Taureau.

- Hein ? répéta-t-il pour la seconde fois.

Le Marina venait de le questionner à nouveau, mais perdu dans ses souvenirs, ses oreilles étaient restées sourdes.

- Ouais, tu peux m'en reprendre une. (Il se leva.) Je vais pisser la première.

A peine eût-il quitté la table qu'ils occupaient que le Mexicain se retrouva bousculé.

- Hé, fais gaffe, lança-t-il au concerné.

Un peu plus petit que lui, il devait avoir tout juste vingt ans et le crâne rasé, n'y subsistant qu'une ombre sombre. Toutefois, ce qui attira davantage l'attention de Raul, ce furent les tatouages arborés par l'individu avec leurs tons nuancés de rouge, de jaune et de noir. Il en possédait sur certains de ses doigts, pareils à des anneaux, sur un bras que son débardeur exposait sans retenue et même au niveau du cou. Ses oreilles, en grande partie cachées par le casque de son Walkman, avaient les lobes percés par d'épaisses boucles d'un vert de jade.

L'inconnu lui jeta un bref regard et fit un geste du menton, signification muette d'un : « Qu'est-ce que tu m'veux ? »

Une veine se mit à battre la tempe du Taureau qui se voyait déjà corriger ce jeune coq lorsqu'il reconnu l'un des symboles noyé au milieu de la masse des autres : celui du cartel qui avait fait de lui un orphelin.

Un poing de glace se referma sur son cœur et des chuchotements d’outre-tombe vinrent tourmenter ses oreilles, le figeant momentanément. Mains dans les poches, l'autre le considéra des pieds à la tête avant de poursuivre son chemin en produisant un claquement agacé avec sa langue.

- Ça va ? demanda Nikolaï. J'ai cru que tu allais lui en mettre une et puis tu t'es figé.

- Ouais … ouais, ça va. C'est juste que …

- Quoi ?

- Non … rien.

Tournant un peu plus loin à l'angle de la rue, le jeune homme tatoué éteignit son baladeur et fit glisser son casque autour de son cou. Il marcha encore un peu et sortit un téléphone portable de l'une de ses poches. Il composa un numéro et attendit. Une sonnerie. Deux sonneries. Trois … un timbre féminin se fit entendre dans l'écouteur.

- Qu'est-ce qu'il y a, Yoatl ? Je suis occupée.

- J'en ai repéré deux autres à la terrasse d'un café.

- Tu es sûr de toi ?

- Bien entendu que je suis sûr ! Tu me prends pour qui, Citlali ?

- Sur un autre ton, le bleu. (Quand elle fut certaine que le message était passé, elle reprit:) Je viens de finir de m'occuper de trois de mon côté. Cette enchère attire plus de rapaces qu'une charogne en plein soleil.

- Je vais m'en charger.

- Je sais que tu veux grimper les échelons et plaire au vieil Ikal, mais tu ne feras rien tant qu'ils n'ont pas bougé. On ne va pas se créer des problèmes pour rien. Continue de patrouiller. Compris ?

Silence.

- Compris ?

- Ouais, lui répondit Yoatl de mauvaise grâce en raccrochant.

L'atmosphère était électrique dans la salle des ventes. Les enchères s'enchaînaient pratiquement sans discontinuer et les sommes se comptaient actuellement en millions de dollars.

Après plusieurs minutes de lutte acharnée, il ne restait plus que trois clients : Geki, un homme d'environ quarante ans semblant enchérir pour le compte de quelqu'un d'autre – son téléphone ne quittant pas son oreille – et une jeune femme aux longs cheveux noirs dont les extrémités viraient à l'écarlate.

- Quinze millions, annonça le commissaire-priseur. Une fois. Deux fois. (Son assistante lui montra qu'une main venait de se lever : celle de la jeune femme.) Seize millions ?

Le quarantenaire finit par secouer la tête en raccrochant.

La grosse main du Japonais se crispa sur le manche de sa palette. Mei Ling remarqua qu'il transpirait.

- Quelle idée de me confier cette tâche, Saori, marmonna-t-il en desserrant son col. C'est démesuré pour un gars qui habite dans les bois. (Il expulsa un bref souffle.) Trente millions !

Tout en clamant cela, il fixa son regard sur la silhouette féminine. Se sentant observée, celle-ci se retourna et le lui rendit. Elle se détourna pour passer un bref appel.

Le commissaire-priseur hésita pendant une poignée de secondes, puis il relaya le montant annoncé par Geki. Le Japonais fut soulagé d'entendre le claquement final du marteau.

- Adjugé à la fondation Kido pour trente millions de dollars !

Miguel jubilait intérieurement. Une telle fortune ! Un rêve fou se concrétisait. Hélas pour lui, subitement l'une des voix enterra complètement la sienne propre et l'autre. Elle lui ordonnait d'agir !

Le Chevalier de Bronze se leva, Mei Ling l'imitant avec un temps de retard.

- Allons régler tout ça.

Ils essayèrent de rejoindre l'un des escaliers qui desservaient chaque section de sièges, ce qui impliquait pour Geki d'enjamber les membres des spectateurs assis plutôt que les contourner avec une certaine agilité comme la Grue s'y ingéniait.

La Chinoise patienta le temps que le colosse la rejoigne.

Brusquement, un bruit d'explosion retentit et la salle toute entière se retrouva plongée dans le noir absolu. Si l'éventualité d'une simple panne de courant traversa l'esprit du Chevalier du Bronze, elle fut vite supplantée par un sentiment d'urgence.

- Vite, à l'estrade !

En agissant promptement, peut-être auraient-ils une chance d'éviter la cohue qui était déjà en train de se former, tandis que se répandait une vague de peur. Ce n'était pas vraiment le moment de trébucher sur quelqu'un.

Des faisceaux de lumière jaune apparurent à certains endroits, quelques membres du service de sécurité équipés de lampe torche, les allumant.

Sa maîtrise de l'espagnol étant sommaire, le Japonais ne comprit pas entièrement ce qu'ils disaient, mais il en discerna le sens général. Défaillance technique ou malveillance délibérée ? Ils étaient probablement allés voir dans la salle électrique d'un côté et de l'autre, il leur fallait palier à tout problème imposé par cette foule se sentant prise au piège.

Sans trébucher, le duo réussit à atteindre son objectif pour malheureusement constater au gré des balayages lumineux que l'artefact venait de s'envoler.

Un juron échappa à Geki à l'instant où la lumière revenait, probablement grâce à un générateur de secours. Une vague de soulagement audible déferla parmi les occupants des lieux sans qu'ils soient totalement rassérénés.

Dans la même seconde, Mei Ling sentit comme un fil tirant sur ses perceptions. Elle tourna la tête vers l'une des sorties pour voir s'y engager la jeune femme aux cheveux colorés.

- Là-haut, informa-t-elle la Grande Ourse.

Un grondement vibra dans la gorge du colosse.

- Je vais te lancer, annonça-t-il tout de go à la Chinoise.

- Quoi !?

- Pas le temps de bavasser, prends appui sur mon bras. Je te rejoindrai plus tard.

Circonspecte, la Chevaleresse d'Argent obtempéra, sans toutefois chercher à masquer sa méfiance.

- Je l'ai déjà fait avec Aponi, tenta-t-il de la rassurer.

Geki brûla un cosmos qui le para d'une aura couleur de mousse fraîche, libérant un effluve d'humus. Sous ses pieds, Mei Ling sentit les muscles se contracter une demi-seconde avant d'être projetée vers l'accès où venait de disparaître leur cible.

La Grue atterrit sans encombres et se lança tout de suite dans la course pour rattraper la jeune femme. Elle bouscula quelques personnes sur son passage et gravit les escaliers trois par trois.

Débouchant au rez-de-chaussée, elle dérapa sur le revêtement lisse, se reprit et se focalisa sur ses perceptions plutôt que sa vue.

Une sensation similaire à celle ressentie auparavant la tirailla vers la gauche, en direction du premier étage. Elle s'y rua en fendant le flot d'individus qui s'en échappait en sens inverse et grimpa.

A peine eut-elle atteint le faîte qu'elle se retrouva brutalement propulsée contre l'un des murs qui se fissura sous l'impact. Sonnée, Mei Ling se redressa aussi vite que possible en prenant une position de défense. Cela avait été si soudain.

Maintenant qu'elle percevait de manière plus claire l'énergie de l'individu venant de l'attaquer, elle s'aperçut que même si elles se ressemblaient, elle n'était pas exactement identique à la première. Elle s'était trompée.

- Encore ! s'exclama son adversaire. D'habitude, je suis du genre à n'avoir qu'une seule cible.

Un peu plus grande qu'elle, la Mexicaine s'adressant à la Chinoise était une jeune femme de quelques années son aînée. Sa peau avait la couleur du caramel, mais ses traits sévères étaient loin d'en avoir la douceur. Ses cheveux décolorés étaient coiffés en de multiples fines tresses retenues en queue-de-cheval. Elle dardait sur la Grue un regard froid, que soulignaient de délicats tatouages.

- Je suis une Chevaleresse d'Ath...

La fin de sa phrase se perdit au milieu des coups qu'elles s'échangèrent à plusieurs fois la vitesse du son, leurs énergies s'embrasant. Les vitrines présentes n'y survécurent pas, éclatant en centaines de fragments. Heureusement, il n'y avait plus aucun civil.

Elle est dangereuse, pensa aussitôt Mei Ling.

Son expérience contre des adversaires d'un calibre similaire lui avait certainement sauvé la mise.

La grande envergure des bras de son assaillante lui conférait une allonge exceptionnelle dont elle profitait pour porter ses attaques. Lorsqu'elle portait un coup de ses doigts tendus, on eut dit qu'une rapière fusait vers sa cible.

La Chinoise para de nombreux assauts qui pleuvaient de plus en plus sur elle et riposta avec son propre style aérien tout en paumes ouvertes et en doigts réunis en bec.

Si l'on voyait clairement que les deux femmes étaient différentes en de nombreux points, leur palette de coups se ressemblaient immanquablement.

Mei Ling porta un coup de pied que son adversaire détourna, s'ouvrant un chemin dans sa garde. Avec une vivacité accrue, son cosmos aux nuances chatoyantes accompagnant ses mouvements vifs et précis, l'inconnue frappa.

La Chinoise encaissa plus d'assauts qu'elle n'en bloqua, la technique de son opposante la repoussant violemment. La douleur des coups reçus s'amenuisant, la Chevaleresse d'Argent constata qu'une sorte de fourmillements parcourait toujours son corps là où les doigts de la jeune femme s'étaient attardés.

Non, c'était même plutôt comme si des flux se déplaçaient à l'intérieur d'elle, telles des balles rebondissantes.

Il lui fallait reprendre la main. Elle aviva son propre cosmos, lançant des nuages argentés sur les murs de la pièce. Avec des mouvements gracieux, elle entama une danse martiale, glissant tel un courant d'air sur le sol, pour se porter au contact de son adversaire.

- Hè Yì: Wǔdǎo hé Dǎjí.

Elle attaqua vite et fort, cassant la distance pour priver l'autre de son allonge. Ses frappes se firent légères comme une brise, mais lourdes comme du plomb.

Une telle promiscuité leur valut de finir par entrecroiser leurs bras à plusieurs reprises. Mei Ling roula des épaules pour se ménager un petit peu d'espace et frappa l'intérieur de l'épaule et le haut du bras de la Mexicaine.

Cette dernière encaissa, sentant ses nerfs grincer. Repoussée, elle plaça malgré tout une riposte fulgurante qui percuta au niveau du biceps.

Immédiatement, la Grue éprouva une intense douleur lui donnant l'impression que quelque chose avait éclaté dans son bras. Juste avant, elle avait senti une légère décharge de cosmos s'échapper des doigts de la Mexicaine.

Un rond de couleur foncée, semblable à un large hématome, commença à se manifester sur son membre. Et elle avait toujours cette sensation diffuse d'énergie étrangère circulant en elle.

Comment a-t-elle fait ? s'interrogea Mei Ling. Il y a certainement un secret là-dessous.

En parallèle, son ennemie sourit de sa bonne fortune.

Sa technique de combat consistait à introduire une étincelle de son cosmos dans le corps de son adversaire par le biais de ses frappes. Celle-ci circulait librement à travers l'organisme tel un écho rebondissant de paroi en paroi. Pour que la technique soit réellement efficace, il fallait qu'une seconde frappe touche un de ces échos au bon moment pour libérer son potentiel destructeur.

C'était un arcane redoutable car toute zone touchée pouvait se révéler dangereuse pour la victime, elle-même ne sachant pas si un endroit était plus à protéger qu'un autre. Toutefois, le revers de la médaille était que Citlali ne pouvait prédéterminer où se trouvait l'onde vagabonde lorsqu'elle portait la seconde attaque. Le facteur chance restait donc une part importante.

Sa cadette Asiatique peinait à comprendre ce qui lui arrivait, bien qu'elle ne paraisse pas s'alarmer outre mesure. Il lui fallait pousser son avantage pour en terminer rapidement et rejoindre Nahui.

- Kyōbō Ichigeki !

Focalisée sur la Chevaleresse, la Mexicaine ne perçut que trop tard la fragrance musquée de l'être sauvage qui la percuta sur le côté. Elle se sentit décoller du sol, puis éjecter selon une trajectoire rectiligne. Elle rencontra le mur du bâtiment, mais contrairement à Mei Ling qui n'avait fait qu'y laisser l'empreinte de son corps, elle passa au travers du béton avec fracas.

Elle disparut à la vue des deux Chevaliers d'Athéna.

- Ça va, Mei Ling ? s'inquiéta Geki.

- Mmm, oui.

Nahui n’eut pas besoin de courir très longtemps après le voleur. D'une part, parce que sa condition athlétique était incontestablement meilleure, mais aussi parce que ce dernier avait été stoppé par un groupe d'individus dans une ruelle finissant en cul-de-sac.

Cependant, elle hésitait à avancer davantage.

Le voleur gisait dans une véritable mare de sang, un rictus de peur et d'horreur figé sur ses traits émaciés. Un de ses bras avait été arraché au niveau de l'épaule et une jambe sous le genou. Les odeurs âcre de l'urine et cuivré du sang se mêlaient en un bouquet odorant.

Ses tortionnaires et exécuteurs, une quinzaine au bas mot, dardaient sur elle d'étranges regards emplis d'une soif de destruction qui parvint à lui faire éprouver un frisson.

Un autre fait troublant était que nombre de ces personnes appartenaient sans doute possible au cartel de part les signes distinctifs qu'elles portaient. Elle avisa finalement la pierre que l'un d'eux tenait.

- Sale affaire les gars, commença-t-elle. Mais on en parlera plus tard. Pour le moment, donnez-moi ça, le jefe était prêt à payer bien assez cher pour ce caillou.

Et puis, qui est cet homme qui a tenté de le voler ? se questionna la jeune femme. On est pas loin de l'allure du sans-abri.

Elle l'avait aisément repéré dans le public étant donné son comportement volatil. On aurait dit quelqu'un en manque ou de franchement dérangé, mais elle n'aurait pas songé une seule seconde qu'il agisse ainsi. Citlali avait agi avec brio suite à son bref appel en provoquant l'explosion du groupe électrique, mais c'était finalement lui qui avait profité de l'obscurité pour lui couper l'herbe sous le pied.

Pour ce que ça lui a réussi.

Un tremblement se répercuta de proche en proche parmi la meute humaine rassemblée.

Il y a quelque chose qui cloche, songea Nahui.

Son intuition l'ayant rarement trompée, elle embrasa son cosmos, recouvrant brièvement la scène macabre d'un voile vert émeraude et en appela à sa Itsiluitl de Chalchiuhtecolotl.

Ses avant-bras et ses jambes, des genoux au cou-de-pied, se parèrent d'obsidienne et de jade. Une jupe longue en quatre parties, dont les pans évoquaient de longues lamelles jointées verticalement, recouvrit ses hanches. L'avant de sa taille s'orna d'un disque de jade figurant une tête de hibou stylisée ceinte d'un anneau d'or. Une large partie de son plastron était noire au centre, tandis que les côtes étaient cernées par un assemblage de pièces plus petites vertes et jaunes gravées de symboles aztèques jusqu'au col. De ses épaulières légèrement bombées s'échappaient un mélange de longues et courtes plumes striés de bandes brunes et chamois. Un large diadème représentant la tête d'un rapace nocturne décoré d'une paire d'aigrettes sur le dessus et de plumes sur l'arrière protégeait sa tête.

Son pouce gauche étant muni d'une bague dotée d'une très courte lame, elle s'entailla l'index opposé dessus.

Dans un premier temps, elle créa une étincelle en frottant deux bagues dans un claquement de doigt, tel un allume-feu et y lança son sang. A son contact, la parcelle incandescente grésilla et se mua en une menue boule de feu dont la partie renflée se mit à arborer un faciès grimaçant d'où émergeaient des crocs. Elle grossit, alimentée par le cosmos de Nahui, jusqu'à avoir la taille et la forme d'un singe araignée.

Dans un second temps, se servant de son doigt tel un pinceau, elle enduisit de rouge le petit coquillage qui pendait depuis un bracelet à son poignet droit.

Une goutte s'en échappa et suivit une croissance identique à l'invocation précédente si ce n'était qu'elle était constitué d'eau et pris l’apparence d'un caïman.

Tout cela se produisit en l'espace de quelques battements de cœur, alors que la meute humaine amorçait son approche, nullement impressionnée. Ses membres la chargèrent et les deux premiers finirent broyés entre les dents du familier aqueux, tandis qu'un troisième se transformait en torche après que l'élémentaire igné lui eût grimpé dessus. Aucun n'émit le moindre son et ce silence, comme leur attitude, firent courir un nouveau frisson le long de son échine.

Augmentant l'intensité de son cosmos, Nahui s'apprêtait à fait subir un sort identique aux autres lorsqu'ils s'écroulèrent dans un même ensemble.

Se retournant, la Mexicaine rappela à elle ses familiers et dissipa son énergie en regardant approcher une de ses compatriotes.

Approchant la cinquantaine, cette dernière avait une peau plus foncée que la sienne et sa coiffure où la limaille côtoyait l'obsidienne consistait en de courtes dreadlocks ornés de petits tubes d'or et de jade. De petites lunettes rondes trônaient sur son nez.

- Que viens-tu faire là, Xochitl ? voulut savoir la lieutenante du cartel.

- Pour mémoire, ma clinique n'est pas si loin d'ici et quand j'ai commencé à entendre parler du grabuge à l'hôtel des ventes, j'ai décidé de venir jeter un œil.

- C'est sans doute ta fibre altruiste qui parle. (L'ironie mordante de Nahui s'évanouit lorsque son attention revint sur les corps inertes.) Ils étaient dans un étrange état. Ils ne m'ont pas reconnue et ressemblaient à des bêtes féroces.

- Peut-être étaient-ils sous l'emprise d'une drogue spéciale ? Ou bien un genre d'envoûtement ?

- Pour mémoire, c'était toi l'experte en sciences. En tout cas, tu es toujours aussi redoutable à ce que je vois.

- Ma méthode laisse moins de traces que la tienne. Vous serez moins embêtés par la police.

- Tu crois ? Entre des macchabées mutilés ou brûlés, synonyme de simples excès de violence, et des corps aux bouches barbouillées de sang, sans parler de l'état de leurs organes internes, propices à éveiller la crainte d'une épidémie, je me demande lesquels inquiéteront le plus les autorités.

- Encore faudrait-il qu'ils retrouvent les cadavres, contra Xochitl avec un mince sourire.

- C'est vrai, reconnut Nahui. (Son regard se posa sur la pierre qui gisait désormais par terre.) Je m'occupe de ramener ça au jefe.

Elle s’empara d'un mouchoir dans sa poche et emballa l'artefact dedans.

- Je compte sur toi et ton équipe pour le reste.

Son aînée opina du chef, tandis qu'elle s'éloignait.

Dès qu'ils avaient vu les gens sortir de l'hôtel des ventes en courant, Nikolaï et Raul avaient quitté leur table, un brin inquiets.

Ils remontèrent la rue donnant sur la grande place, mais un peu avant de s'y engager, le Russe capta un mouvement sur leur gauche. Une ombre venait de disparaître à l'intérieur d'un des futurs immeubles encore en construction. Il ralentit et Raul ne tarda pas à l'imiter.

- Ouais, j'ai vu, confirma le Mexicain. Et ça ressemblait au gars de tout à l'heure.

Nikolaï haussa un sourcil noir.

- Non, je ne dis pas ça parce que je veux le dérouiller, s'indigna Raul. Il avait vraiment un air louche.

Le Marina lança un regard en direction de leur destination.

- Mei Ling et Geki ne risquent probablement rien et dans le cas contraire, on est à deux pas. Littéralement.

- Ok, je te suis, se résigna Nikolaï en soupirant.

Tout deux pénétrèrent sur le chantier, leurs pas soulevant une poussière grise. Ils progressèrent d'un pas mesuré, attentifs au moindre bruit. Au bout d'une longue minute d'exploration, le Marina s'exprima :

- Il n'y a personne ici, allons-nous en.

- Vas-y toi, moi, mon intuition me dit de continuer.

Plutôt ton côté borné, songea le Russe en secouant la tête.

- Comme tu voudras, fit-il en s'éloignant.

Raul passa une minute supplémentaire à avancer, montant jusqu'au premier étage.

- Allez, je sais que t'es là, murmura-t-il au vide.

Du coin de l’œil, il capta un frémissement dans un recoin ténébreux. Ce qui eut pour conséquence de lui sauver la vie, deux projectiles filant droit vers sa gorge.

Le Chevalier d'Or se décala d'un pas, laissant la mort se perdre dans un tintement de pierre égratignée.

- Montre-toi ! Viens prendre ta raclée !

Un autre projectile fondit sur lui et d'un mouvement soutenu par son cosmos, il l'attrapa au vol. Sa paume le lança immédiatement. Il se risqua à jeter un œil à ce qu'il avait dans la main. D'abord, il avisa le sang qui sourdait depuis une entaille, pour ensuite s'arrêter sur ce qui l'avait causé : un coutelas en obsidienne.

Raul laissa choir l'arme dans un tintement et serra le poing, réveillant l'aiguillon de la douleur, des gouttes carmines criblant le sol.

Il perçut le cosmos agressif qui se jeta sur lui à la seconde suivante.

Le jeune homme aperçu plus tôt dans la journée était déjà sur lui, une énergie délétère à ses côtés. Dans chacune de ses mains, un poignard à la lame noire s'anima, tentant de taillader sa cible.

Rapide, pensa le Taureau.

Enflammant son cosmos qui illumina les lieux, fragmentant les ombres, Raul para les coups, essuyant toutefois plusieurs estafilades aux avant-bras dans la manœuvre.

A cet instant, une fugace image se superposa à la silhouette mouvante de son adversaire : un masque noir et blanc rappelant un crâne se plaqua sur son visage et des ailes d'oiseau ou de papillon aux extrémités acérées dans son dos.

L'instant suivant, des voix vrillèrent les tympans du Taureau. Le tumulte sonore était un mélange de pleurs, de cris de peur ou de vengeance. Des plaintes venant d'outre-tombe. Il porta les mains à ses oreilles.

- Ce n'est pas le moment, grinça-t-il entre ses dents.

La pression sur son corps tout entier s'accrut, le contraignant à mettre un genou à terre, comme s'il supportait un poids au-delà de sa force. Des arabesques noires commencèrent à se manifester inopinément sur son visage.

- Dis aux dieux que c'est Yoatl de Cozcacuauhtli qui leur envoie ce sacrifice.

Raul releva péniblement la tête pour voir le poignard noir s'apprêtant à le déposséder de sa vie dan une sanglante arabesque.

Une puissante bourrasque balaya l'espace, déstabilisant Yoatl qui ne pu achever sa mise à mort. L'intensité du vent s'amplifia, finissant par écarter l'assaillant de sa future victime.

Un éclair irisé fondit sur l'ennemi et le frappa à plusieurs reprises en l'espace d'un clignement d’œil. Un dernier coup l'envoya traverser une paroi.

- Heureusement que j'ai fais demi-tour, lança le Cheval des Mers revêtu de son Ecaille.

- Ta … gueule, maugréa le grand Mexicain, toujours en proie à ses tourments bien qu'ils eussent relâché leur ardeur. Les tatouages noirs refluèrent avant que le Russe les remarque.

Nikolaï se dit que si le Chevalier d'Or parvenait encore à l'insulter, c'est qu'il ne devait pas trop mal aller. Toutefois, son trouble était curieux et il aurait pu jurer que leur ennemi n'en avait pas été la cause.

Un cosmos vint lécher ses perceptions depuis les décombres du mur qui s'était abattu. En réponse, le Marina fit bouillonner le sien, indiquant qu'il était paré à faire front.

De manière fugace, il crut sentir un autre très bref éveil de cosmos à l'extérieur, qui se dissipa tout aussi vite. L'avait-il seulement imaginé ?

Finalement, nul sombre cosmos n'expulsa les gravats et la tension qui régnait encore quelques battements de cœur plus tôt s'évanouit tout aussi mystérieusement.

- Il est parti, annonça Nikolaï en renvoyant son armure. Faisons-en autant.

Le Russe attrapa Raul sous l'épaule pour le remettre sur ses pieds. Ce dernier se dégagea d'un geste signifiant qu'il pouvait se débrouiller seul.

Les narines de Nikolaï se gonflèrent, mais il préféra laisser retomber la pression et s'en aller.

Avec plus ou moins de décalage, les envoyés du Sanctuaire regagnèrent l'hôtel où ils étaient enregistrés.

Lorsqu'ils furent tous rentrés – à l'exception de Chaska –, ils tinrent un conseil dans la chambre de Geki. Mei Ling ne gardait que peu de séquelles de son bref affrontement avec la Mexicaine. L’intervention éclair du Japonais l'ayant éjectée du bâtiment, celle-ci n'était pas réapparue.

Depuis leur retour, et malgré les tentatives de Nikolaï, le Taureau restait mutique, indemne physiquement en dehors de sa main bandée, mais apparemment meurtri psychiquement.

Tandis qu'ils débattaient de la tournure désastreuse des événements et comment redresser la barre, Chaska se joignit la dernière à leur réunion.

- Où étais-tu passée ? lui demanda le Chevalier de Bronze alors qu'elle refermait la porte de la chambre. J'aurai cru que tu serais la première arrivée.

- Ne pas avoir été mêlée à tout ça m'a permis de pister les guerriers avec lesquels vous vous êtes accrochés.

- Vraiment ? s'étonna Mei Ling.

- Oui, confirma simplement la Péruvienne. Non content d'être des Tokuatlakin au service du dieu Tezcatlipoca, ce sont les membres d'un ...

- Cartel, compléta Raul. Et un gros.

- Tu daignes enfin ouvrir la bouche, toi, le brima le Marina. J'ai cru que tu étais devenu muet.

Le sarcasme perçait clairement dans son ton, mais étrangement le Mexicain ne releva pas. Chaska lui jeta un regard intrigué.

- Tu les connais ?

- De réputation seulement, éluda-t-il. Il existait déjà quand j'ai quitté le Mexique.

- Hmm, fit la guerrière d'Inti sans pousser plus loin sa curiosité. (Elle poursuivit:) Leur chef se nomme Ikal. Il trempe dans pas mal de choses, mais surtout le trafic de drogue et d'armes.

- Si on sait où ils se terrent, autant aller leur rendre une petite visite, non ? proposa le Russe avec un sourire tout en cognant son poing contre sa paume.

- Non, trancha Geki. Nous ne sommes pas là pour nous laisser entraîner dans une guerre ouverte. On ne va pas prendre d'assaut leur quartier général.

- Que peut-on faire d'autre ? s'enquit la Chinoise. Ils sont entrés en possession de la pierre. On doit la leur reprendre.

- Je sais, dit la Grande Ourse, mais ...

- Pas d'inquiétude, un membre de notre réseau de renseignements est infiltré chez eux, précisa Chaska. Il me préviendra au moindre mouvement.

Le colosse Japonais la fixa avec des yeux ronds.

- Hé oui, la fondation Kido n'est pas la seule à disposer d'unités de valeur. Et tout ce qui se passe en Amérique intéresse le seigneur Inti.

- Bon, profitons du temps dont nous disposons dans l'immédiat pour nous reposer et mettre certaines choses à plat.

Le regard de Geki rencontra celui du Chevalier d'Or qui le soutint un moment avant de se dérober.

- Mei Ling, Chaska, je vous laisse regagner votre chambre. Nikolaï, si tu profitais de la salle de sport pour canaliser ton trop plein d'énergie ?

- Ouais, bonne idée, fit ce dernier en lorgnant la silhouette de Raul, avachi sur sa chaise.

Dès que leurs compagnons furent partis, Geki reporta son attention sur le Mexicain.

- Ok, quel est le problème ? Et ne me sors pas que c'est le décalage horaire ou une connerie de ce genre.

Le Taureau resta silencieux, campant sur ses positions.

- Allez, crache le morceau ! Il y a quelque chose qui te tracasse. Nikolaï l'a vu. Ban et d'autres l'ont discerné au Sanctuaire. Marin elle-même m'a confié que ton esprit était ailleurs quand elle m'a contacté pour prendre la tête de cette mission.

Raul releva la tête. Il était cerné. Il renâclait encore et toujours à parler, mais n'était-ce pas Andrei qui lui avait conseillé de s'ouvrir à quelqu'un ?

Quel petit enfoiré, insulta-t-il le prince de Blue Graad à distance.

Mais à la réflexion, le grand Japonais lui renvoyait finalement de bonnes ondes. Ils partageaient en commun un physique imposant, mais la Grande Ourse mâtinait son physique d'un soupçon d'assurance et de force tranquilles. Les deux étaient fort en gueule, mais là encore, les sorties du solide gaillard étaient souvent plus nécessaires là où les siennes étaient parfois … juste déplacées. Oui, il pouvait amplement faire l'affaire.

- Ouais, ça commence à être un sacré fardeau, débuta-t-il. Et ... j'ai du mal à en endurer la charge.

Le Mexicain entreprit de raconter au Japonais le récit entier en attaquant par le menu avec son enfance. Jusqu'à Asgard, tout allait bien. Depuis tout était parti à vau l'eau.

- Donc tu peux communiquer avec les esprit des défunts et eux peuvent agir à travers toi ? tenta de résumer Geki.

- Ça ne te choque pas ?

- Ma foi, pas vraiment. Dans certaines tribus que j'ai côtoyées au Canada, j'ai vu des chamans en appeler aux mânes de leur ancêtre pour les guider. J'en ai même assisté un dans cette tâche à une occasion. (Un petit sourire releva les coins de sa barbe.) Au Sanctuaire, de ce que j'en sais, c'est plutôt le domaine des Chevaliers d'Or du Cancer. Mais l'histoire de chacun peut influer là-dessus. Au final, rien n'est immuable. (Il laissa filer un petit temps avant de reprendre la parole.) Tu es un idiot complet de n'avoir rien dit. Et je sais de quoi je parler en terme de bêtise.

- Je …

- Quoi ? Tu avais honte ? Peur de la réaction de gens en l'apprenant ? Qu'ils te trouvent tout d'un coup effrayant ? Ce n'est pas comme si tu n'étais pas déjà connu pour tes sautes d'humeur, s'amusa le Chevalier de Bronze. Ta grand-mère ne t'a-t-elle pas présenté ça comme un don plutôt qu'une malédiction ? En un sens, ton arcane emprunte la puissance des défunts via leurs fortes émotions et la libère. C'est une forme d'exorcisme pour eux. Qui sait combien de temps ils auraient erré sans vraiment passer de l'autre côté ? Avec le temps, certains esprits peuvent devenir réellement … dérangés. C'est probablement ce genre-là qui s'accroche à toi, car ils comprennent instinctivement qu'ils pourraient profiter de la situation.

- Le problème est que je ne parviens pas à refermer la porte que j'ai ouvert en grand, elle reste entrebâillée. La première fois que cela s'est produit, ma grand-mère m'avait épaulé pour m'en occuper. A Asgard, la tournure des événements est devenu si critique pendant la dernière bataille que j'ai dû agir. Bon, ma fierté en avait peut-être pris un coup aussi, mais j'ai fourni un exutoire à tous ces guerriers qui venaient de mourir en sachant que la guerre n'était pas achevée. Mais depuis, çà et là, des âmes s'agrippent à moi, me hurlent leur souffrance, me crachent leur fiel et m'inondent de leur peur de l'oubli. Ce Yoatl, croisé tout à l'heure, est un vrai salopard. Il y avait un tel condensé de victimes autour de lui. C'en était horrible, ça m'a submergé. Complètement. (Il rit du bout des lèvres lorsque l'image de Shaina surgit dans son esprit.) C'était comme recevoir un choc électrique qui m'a tétanisé.

- Et maintenant ?

- Comme je ne suis plus en sa présence, ça va mieux. J'ai juste comme un bruit de fond qui persiste, mais c'est tout. Encore qu'avec toute la violence qu'à connue cette ville, je m'étonne de ne pas me noyer au milieu de tout ça.

- J'ai entendu dire que le voile entre les mondes était en train de s'affiner. Peut-être que ta plus grande sensibilité actuelle y est due. (Geki croisa ses imposants bras et poursuivit :). En tout cas, il faut que tu parviennes à ouvrir et surtout à claquer cette porte à ta convenance, pas juste la laisser entrouverte. Parce que sinon les âmes mettront leur pied dans l'embrasure et entreront en force. Et je n'ai pas vraiment envie de te voir possédé ou finir à l'état de légume.

- Ouais, moi non plus.

- Alors, au travail.

A peine deux jours plus tard, Chaska toquait avec insistance à porte de la chambre du Chevalier de Bronze.

- Préparez-vous, il y a eu du mouvement, lui annonça la Péruvienne dès qu'il lui eut ouvert. (Les poings sur les hanches, elle ajouta :) Tu vas être content, on part pour une excursion dans la jungle.



Mamaconas : ordre religieux ayant réellement existé, similaire aux Vestales romaines.


Abuelita : diminutif affectueux de abuela signifiant "grand-mère" en espagnol.


Kyōbō Ichigeki : Frappe Sauvage 


Itsiluitl : nom des armures portés par les Tokuatlaktin signifiant "Plume d'Obsidienne" en nahuatl (iluitl=plume ; plumes=iluimeh/itsiluimeh et itztli=obsdienne).


Chalchiuhtecolotl : dans la mythologie aztèque, il s'agit d'un dieu hibou lié à Tezcatlipoca. Son nom signifie « hibou précieux ».


Cozcacuauhtli : nom en nahuatl du vautour pape (Sarcoramphus papa).


Tokuatlak (Tokuatlaktin au pluriel) : "Croc" en nahuatl, nom des guerriers au service de Tezcatlipoca.

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