The Genesis of the Libra
CHAPITRE PREMIER
UN NOUVEAU DEPART
Le jour décline lentement sur le massif du Mont des Cinq vieux Pics de Chine, et sous la pâle lumière d’un ciel qui hésite entre or et pourpre, les crêtes s’élèvent, monumentales, comme l’armature d’un monde oublié. Les pics se dressent en gradins, couchés dans la brume montante qui serpente entre les roches à la façon d’un soupir ancien. Les pentes sont recouvertes de forêts épaisses, vertes, profondes — des aiguilles de pin mêlées à des feuillages sombres qui absorbent l’ombre et renvoient un silence presque surnaturel. Le vent souffle par intermittence, emportant avec lui des flocons de brume comme des échos d’un âge où les dieux eux-mêmes avaient encore la main sur la pierre.
Les parois abruptes s’élèvent au-dessus de vallées creusées par le temps. Le rocher, taillé par les glaciers et le gel, se pare de stries grises, blanches, presque argentées là où la roche s’est fissurée. Ici, le calcaire s’entrelace avec le granit, formant des arrêtes tranchantes, des blocs suspendus, des avancées rocheuses qui menacent de rompre et de tomber. À certains endroits, la montagne retient encore sur ses flancs les traces du gel ancien : des stalactites muettes ou des cavités sombres où glisse l’eau d’un ruisseau intrépide qui ose franchir l’ombre.
Tel un voile mouvant qui monte des vallées, la brume s’attarde à mi-hauteur, enveloppe les arbres d’un duvet fantomatique, s’accroche aux dalles branlantes. Elle emplit les creux, remplit les gorges invisibles, et rend chaque sommet plus isolé, plus sacré. On entend à peine le bruissement d’un ruisseau ou le froissement d’une feuille tombée — mais tout est calme. Trop calme, si l’on sait écouter.
Et pourtant — au cœur de cette immensité où l’homme semble n'avoir été qu'un visiteur fugitif — un bruit sourd, grave, résonne de loin. Le grondement d’une cascade, son tumulte étouffé par la distance mais néanmoins présent : comme l’appel d’un abîme, comme la respiration du monde. On entend le fracas de l’eau qui se déverse sur la pierre, encore et encore, dans une chute sans nom, comme si elle traquait la gravité pour l’éprouver.
Plus loin encore, dans cette étendue presque inaccessible, deux falaises jumelles se dressent-là, rudes et austères. L’une d’elles s’incline lentement vers la rivière qui jaillit sous la cascade, large plateforme de grès poli. L’autre, plus haute, plus solitaire, s’élève comme un trône de pierre. À même la paroi coule la brume de la cascade, effleurant la roche, enveloppant cette plateforme d’un manteau humide. Le lieu, en lui-même, est désert, comme figé dans l'attente d'on ne sait quoi.
Loin de ces blocs, cachée dans un creux de la montagne, se dessine une maisonnette basse, construite en bois sombre, aux tuiles presque noircies par les intempéries et le passage des saisons. A moitié détruite, tombante en désolation, elle ne dévoile aucune vie. Aucun être n’apparaît à l'unique fenêtre encore ouverte, mais la simple présence de cette habitation révèle qu’il y vivait encore un foyer habiter dans ce lieu sauvage. Une lueur de vie dans le silence, une ouverture vers le monde des hommes, pourtant isolée dans l’immensité de la nature.
La lumière décline encore. Le ciel devient plus sombre, les silhouettes de la montagne se font plus nettes contre l’horizon, comme si l’ombre montait pour prendre sa place. Et le grondement de la cascade s’amplifie sous les corolles de brume — une musique sourde, obsédante, rappelant que même dans la solitude éternelle, la nature garde ses voix.
Au Mont des Cinq Pics, tout semble suspendu — le temps, le souffle, l’espoir. Seul était encore présent le chant des oiseaux pour maintenir la sérénité du lieu.
Mais soudain, un grondement sourd, presque contenu, monte des entrailles de la montagne. Il résonne à travers les gorges comme le battement d’un cœur ancien, oubliant le repos. Au pied de la cascade, là où l’eau se fracasse contre les pierres noircies, une forme colossale sommeille. Être d’obsidienne, sculpté dans la nuit elle-même, ses écailles, d’un noir si profond qu’elles avalent la lumière, semblent absorber la brume alentour. Chaque plaque de son armure minérale reflète à peine le jour, comme si la montagne avait confié son ombre à cette créature, à cet être de légende qu'est le dragon. Sa respiration lente soulève des volutes de vapeur, faisant trembler les feuilles, agitant la surface du bassin.
Des oiseaux, inconscients du danger, viennent se poser sur son dos immense. Ils s’y ébouriffent, frottant leurs ailes contre ses écailles froides, ignorant qu’ils effleurent un mythe endormi et éjectant la fine bruine provoquée par la cascade qui se dépose sur leurs plumes. Pourtant, l’un d’eux s’envole précipitamment : l’une des paupières du dragon s’ouvre, lentement.
Son œil, vaste comme un astre, brille d’une lumière émeraude. Une lumière vivante, traversée d’éclats mouvants comme les reflets d’une pierre précieuse plongée dans l’eau. Cet œil cherche la source d’un son nouveau — un murmure qui vient d’en haut.
Dans le ciel, le vent s’élève. La brume s’étire, s’enroule sur elle-même, et un tourbillon se forme, d’abord léger, puis de plus en plus puissant. L’air semble vibrer, se plier sous une force invisible. Les nuages s’écartent dans un fracas muet : un éclat translucide en jaillit.
De cette spirale naît un autre être de légende, un autre mythe, un autre dragon.
Celui-ci n’a rien de l’ombre : il est lumière. Ses écailles de diamant capturent chaque rayon du soleil, le diffractent en mille éclats, comme une pluie d’aurores. Il avance sans un bruit, porté par un souffle céleste. Ses yeux, d’un bleu translucide, évoquent la pureté des sources née dans les hauteurs des Cinq Monts — limpides, paisibles, insondables.
De leur position, ils se font face.
Le noir et le blanc. L’ombre et la lumière. La montagne et le ciel.
Ils ne bougent pas, mais tout autour d’eux, le monde semble retenir son souffle. Une tension invisible relie leurs regards : une reconnaissance muette, une amitié sans bornes malgré la distance, une force jumelle comme si elle était issue d’un même cœur divin.
Et entre eux, dans le vide, une silhouette apparaît. Un enfant à la crinière brune aux reflets crépusculaires.
Suspendu un instant dans l’air, avant de retomber doucement, comme une feuille cédant au vent. Son corps glisse entre les deux dragons ; il tombe, bras ouverts, le regard tourné vers le ciel, vers le dragon de lumière. Son regard sombre ne le quitte pas des yeux. Ses vêtements — une tenue traditionnelle aux plis légers — ondulent sous la chute, suivant la danse du vent. Ses cheveux sombres fouettent l’air, et un éclat de lumière joue sur son visage encore juvénile.
Le grondement de la cascade enfle à mesure qu’il descend.
La brume l’enveloppe. Puis, dans un bruit mat, il perce la surface du bassin.
Le silence retombe aussitôt.
Sous l’eau, le monde devient vert et argent. Il ouvre les yeux : tout est calme, suspendu. Il aperçoit, à travers la transparence liquide, la masse endormie du dragon noir. Ses écailles brillent faiblement sous les reflets filtrés du jour. Une silhouette d’éternité.
Puis, d’un geste vif, il sent qu'il est temps, qu'il faut remonter.
Il émerge, haletant. Sa tête traverse la surface, rejetant une gerbe d’eau claire. L'air le saisit, froid et vivant. Il inspire profondément, l’eau ruisselle de ses cheveux, et dans son regard se lit une clarté nouvelle — celle de celui qui vient d’être témoin du souffle même du destin, du frôlement des doigts de la mort.
Et le calme reprend ses droits, brisé par le bruit du torrent qui ne tombe pas loin de lui, là, à quelques mètres.
Le fracas de la cascade s’adoucit, comme si la montagne elle-même reprenait son souffle. L’eau du bassin miroite sous la lumière voilée du ciel, renvoyant mille éclats mouvants sur les parois rocheuses qui l’encerclent. Autour, la nature paraît figée — seuls les pins au-dessus s’inclinent légèrement sous le vent, laissant choir quelques aiguilles dans le courant.
Il regarde tout autour de lui, se maintenant hors de l'eau. Sous la surface, tout semble plus vaste encore. Les reflets dansent sur les pierres, les algues s’étirent paresseusement, et la lumière traverse les eaux en un réseau de filaments dorés, comme si le temps s’était arrêté, suspendu entre deux respirations du monde.
Il inspire profondément, le goût du froid et de la roche emplissant à nouveau ses poumons. Ses bras battent lentement pour le maintenir à flot. Chaque mouvement soulève de petites vagues qui viennent mourir contre les écailles colossales du dragon noir.
Son regard se tourne d’abord vers le ciel. Là-haut, à travers la brume, brille encore la silhouette de Hakuryû.
Il plane, majestueux, suspendu dans les vents qui le caressent. Ses écailles de diamant scintillent de mille feux, comme si le soleil lui-même s’était dissous dans son corps. Le jeune garçon reste un instant immobile, fasciné par cette créature immaculée dont la simple présence impose le silence du sacré.
Puis il baisse les yeux, lentement, vers les profondeurs du bassin, tout en se tournant sur sa droite en battant l'eau de ses bras.
Sous lui, le dragon d’obsidienne a ouvert les deux yeux. Deux joyaux émeraude brûlent dans l’ombre liquide, observant sans un geste. Leurs regards se croisent — un instant suspendu entre crainte et curiosité, entre la fragilité d’un enfant et la majesté d’un être ancien.
Le dragon ne dit mot.
Lui non plus.
Puis, lentement, le colosse noir redresse son museau vers le ciel, vers son frère de lumière, vers son semblable. Sa voix s’élève, grave, profonde, résonnant comme le tonnerre qui naît au cœur de la terre.
― Qu’attends-tu de moi, Hakuryû ?
Le vent s’arrête.
Les nuages semblent écouter.
Le dragon de lumière demeure silencieux un instant, ses yeux d’un bleu limpide fixant l’ombre qui s’adresse à lui. On croirait voir s’écouler des siècles dans cette immobilité. Puis, dans un souffle qui n’est ni rugissement ni parole, une voix descend du ciel, pure et lointaine, presque humaine :
― Le fils du Tigre que voici t’expliquera…
Le dragon blanc ondulé subitement son corps, ses écailles reflétant la clarté du soleil couchant sur sa surface. Et dans un éclat d’étoiles, il s’élève. La lumière qu’il laisse derrière lui se dissipe lentement, fondue dans la brume de l'endroit.
Ne reste plus que le silence, le dragon noir, l’enfant, et le chant régulier de la cascade.
Deux regards se croisent encore, sans un mot, entre la force endormie du monde ancien et l’innocence d’une vie qui commence à peine.
Et pour finir, un son, une phrase, un tonnerre venant des profondeurs de la nuit :
― Quel est ton nom ?