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Chapitre 6 : La suite (logique) des ennuis

4571 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/02/2021 10:30

Chapitre 6 : La suite des ennuis


C’est avec un certain effarement que Scotty vit Sheldon Cooper se lever sans prévenir de la chaise où il s’était assis une demi-heure auparavant, entre l’ingénieur en chef et Nyota Uhura, et se diriger d’un pas légèrement chancelant vers un des nombreux aliens présents à « La chevelure de Tharpeinae », un petit bar calme et agréable, tout au bout de la plus longue plage de la côte sud. Un endroit paradisiaque, où les deux membres de l’équipage, sur la demande de leur capitaine, avaient entraîné leur invité surprise pour essayer de lui soutirer des informations – sans aucun succès jusqu’à présent, il fallait l’avouer.

C’est avec une stupeur sans borne que Scotty entendit Sheldon Cooper demander à l’Antarien qu’il avait abordé s’il possédait ou non un pancréas. A côté de lui, Uhura se frappa le front de sa main droite, dans un geste de désespoir profond face à tant de bêtise. Le jeune homme, comme tous les membres de l’équipage, avait reçu les informations nécessaires pour n’enfreindre, involontairement, aucun tabou culturel. Extrêmement amicaux, désireux d’échanger sur presque tous les sujets, les Antariens cultivaient cependant une très ancienne superstition selon laquelle parler de leur anatomie risquait de leur portait malheur. Le mot d’ordre, que le visiteur du passé avait entendu comme tout le monde, était donc de n’aborder sous aucun prétexte le sujet. (Un autre tabou concernait la virginité des prêtresses d’Ikkil, mais là, du côté de Sheldon Cooper, aucun risque – Scotty, après seulement une demi-heure de conversation avec le jeune physicien, en aurait mis sa main à couper : seule la théorie l’intéressait, et visiblement dans tous les domaines.)

Il fallut tout le talent diplomatique d’Uhura et une tournée générale offerte par l’ingénieur en chef pour faire passer la bourde de leur « invité », que Scotty commençait à considérer comme un parasite du genre gênant, et qui ne semblait pas comprendre où était le problème.

– Bon sang, siffla l’Ecossais à voix basse (il entendait, sans parvenir à le contrôler, son accent devenir plus prononcé à mesure que la colère montait en lui), vous avez entendu comme nous les instructions protocolaires avant de descendre ! Qu’est-ce qui vous a pris de parler à cet Antarien de la disposition de ses organes ? Vous savez que c’est un tabou ici !

Le docteur Cooper (la simple idée d’appeler « docteur » un type incapable de ne pas prononcer le mot « pancréas » en rencontrant pour la première fois une civilisation extra-terrestre lui semblait tout bonnement aberrent, et Scotty aurait volontiers employé d’autres titres bien moins élogieux pour désigner ce boulet) regarda fixement son interlocuteur avant de répondre d’une voix légèrement aiguë :

– La faute en est entièrement vôtre, premièrement car le capitaine m’a placé sous votre responsabilité, deuxièmement car vous m’avez initié à cette boisson alcoolisée.

Il désignait d’un doigt mal assuré le verre encore aux trois quarts pleins d’un cocktail cardassien.

– Vous avez bu deux gorgées ! protesta l’ingénieur, outré de tant de mauvaise foi.

Le jeune homme le regarda d’un air réprobateur, la tête légèrement penchée sur le côté, les yeux exorbités et les lèvres pincées en une mince ligne accusatrice.

– Exactement. Vous auriez pu et dû m’en empêcher. Le capitaine appréciera votre façon d’enivrer vos hôtes pour leur faire commettre des impairs diplomatiques.

Scotty, abasourdi (depuis quand deux gorgées de liqueur cardassienne noyées dans un flot de limonade permettaient-elles d’« enivrer » quelqu’un ?!?), sentit le rouge lui monter aux joues. Lorsque le capitaine lui avait demandé de faire boire leur « hôte » afin d’obtenir des informations sur la date précise à laquelle il avait quitté la Terre et la façon dont il avait allègrement sauté plus de deux siècles jusqu’à la salle des données de l’Enterprise, il s’était imaginé que la tâche serait aisée. Grave erreur ! Selon toute apparence, le jeune physicien entendait rester à bord du vaisseau et refusait catégoriquement de fournir à quiconque le moindre renseignement concernant son improbable voyage temporel. Depuis une demi-heure qu’ils discutaient avec Uhura, il n’avait rien lâché, et Scotty commençait à douter qu’il le fasse un jour, même saoul au dernier degré.

Sheldon Cooper était à la fois têtu et fatigant. Il alliait des remarques absurdes à des commentaires techniques extrêmement pertinents, et se comportait comme un gosse de quatre ans à qui on aurait implanté dans le cerveau un vocabulaire étendu et une connaissance scientifique quasiment illimitée. Avant l’incident avec l’Antarien, la seule chose que Scotty ait réussi à lui soutirer était le fait qu’il vivait en colocation avec un dénommé Leonard, alors que lui-même lui en avait probablement appris beaucoup trop sur la distorsion et la combinaison matière / antimatière que nécessitait l’usage du dilithium.

Uhura posa une main sur le bras de l’ingénieur et lui fit signe qu’elle prenait la relève.

– Sheldon, parlez-nous donc un peu de votre vie, de votre travail… commença-t-elle avec un sourire. Je suis certaine que vous êtes excellent dans votre domaine.

Scotty fut stupéfait de voir l’attitude du physicien changer immédiatement suite au compliment de la jeune femme.

– En effet, je suis excellent, dit-il sur le ton de l’évidence. Certains de mes collègues semblent penser qu’ils sont du même niveau que moi. Bien évidemment, ils se trompent, conclut-il avec un petit rire méprisant tout en prenant une autre gorgée de liqueur.

– Sûrement vos pairs… commença Scotty.

– Je n’ai pas de pairs à mon époque, répondit Sheldon Cooper sur le ton de l’évidence. La seule personne que je pourrais considérer comme mon équivalent intellectuel est le commandant Spock.

L’ingénieur vit les yeux d’Uhura s’écarquiller et sa bouche dessiner un « O » de stupéfaction, et il sut que l’expression de son propre visage devait refléter celle de sa compagne. Il n’avait jamais rencontré aucun humain vaniteux au point de prétendre égaler en intelligence le premier officier de l’Enterprise. Ceux qui avaient vaguement essayé de prouver la supériorité de l’esprit humain sur l’esprit vulcain (principalement des gros bonnets de Starfleet, qui avaient du mal à admettre que l’un des rares aliens présents sur un vaisseau presque exclusivement humain pût sans problème mener de front les devoirs d’officier scientifique et de premier officier, et trouver en plus le moyen de contribuer activement à la publication d’articles de fond pour l’Académie des Sciences Vulcaines) l’avaient payé de leur dignité lorsque Kirk avait aimablement suggéré « une petite partie d’échecs avec le commandant Spock », que ledit commandant avait évidemment gagnée haut la main, tout en effectuant mentalement les calculs nécessaires à la bonne marche du vaisseau.

– Vous-mêmes, poursuivit le physicien sans se rendre compte de l’effet que produisaient ses paroles sur ses interlocuteurs, bien que plus avancés que moi dans le domaine de la technologie, m’êtes évidemment inférieurs sur le plan de la réflexion et de l’intelligence. Monsieur Scott, votre travail sur l’Enterprise est certes remarquable, mais, après tout, il ne s’agit que de maintenance technique – le travail d’un simple ingénieur, conclut-il avec un frémissement méprisant des narines.

Scotty sentit le sang lui battre dans les tempes, tandis qu’Uhura, qui avait évidemment senti sa colère, appuyait plus fermement sur son bras pour le retenir et volait à son secours :

– Docteur Cooper, dit-elle de sa voix la plus froide qui rappela à l’ingénieur en chef qu’il valait mieux l’avoir comme amie que comme ennemie, je vous mets au défi de mener à bien le travail de M. Scott ne serait-ce que pendant un quart d’heure.

– Oh, vous ne m’avez pas bien compris, protesta le jeune homme en secouant la tête, et Scotty pensa qu’il allait s’excuser. Je n’insinuais pas que M. Scott n’était pas capable de faire son travail correctement, bien au contraire. Je sais que les membres de l’équipage de l’Enterprise sont tous plus que qualifiés pour faire ce qu’ils ont à faire sur le vaisseau. Je voulais simplement observer qu’à côté des recherches scientifiques conduites par le commandant Spock ou moi-même, le travail d’un ingénieur était sans intérêt aucun. Quant à vous…

Il se retourna vers Uhura, qui le fixait, bouche bée.

– … votre rôle se borne à recevoir les communications et à les transmettre à vos supérieurs. Aucune intelligence spécifique n’est requise pour cela.

Scotty se leva sans réfléchir, et, sans réfléchir encore (il en était arrivé à un degré d’indignation tel qu’il était incapable de raisonner), et malgré la main d’Uhura qui essayait de le retenir, il balança son poing dans le visage souriant et insupportable de suffisance de Sheldon Cooper.

.

Lorsque son communicateur émit un léger bip, indiquant une urgence médicale, Bones sut immédiatement que le problème venait de l’intrus (Jim avait beau l’appeler « leur invité surprise », le médecin en chef ne parvenait pas à le considérer autrement que comme un parasite géant). Il avait essayé de dissuader le capitaine de le laisser quitter le vaisseau, quelque envie que le jeune homme eût manifestée de se joindre à l’équipage en permission. Un type venant du XXIème siècle n’avait rien à faire sur Antarès. Mais Kirk, avec son optimisme habituel, semblait penser que découvrir une planète paradisiaque l’assouplirait un peu. McCoy aurait préféré laisser le physicien sous la houlette de Spock, pour plusieurs raisons très logiques :

1) Il était évident qu’il était totalement amoureux du Vulcain, si on prenait en considération la façon dont il le regardait béatement à chaque fois qu’il apparaissait dans son champ de vision.

2) Spock était le calme incarné, et ne s’énerverait pas après Sheldon Cooper, comme tous les autres membres de l’équipage qui avaient été, même brièvement, en contact avec lui : il avait réussi, en moins d’une heure, à vexer profondément Chekov, à énerver Sulu en manquant tuer sa précieuse Miranda et à mettre Chapel tellement mal à l’aise qu’elle lui avait administré une dose de somnifère capable d’endormir un sehlat [1], ce qui était un véritable record. Mais Spock, pour sa part, se contenterait de lever un sourcil sans s’arrêter de travailler.

3) Si l’intrus devenait vraiment trop pénible et réussissait à irriter même l’impassible premier officier, ce dernier pourrait toujours lui administrer une petite prise vulcaine maison.

Mais la proposition n’avait pas emporté l’adhésion de Jim. Selon ce dernier, Scotty serait plus à même de faire parler le jeune scientifique. Même McCoy devait avouer qu’en terme de sociabilité, l’Ecossais était en effet beaucoup plus doué que le Vulcain. C’est pourquoi, lorsqu’il entendit la voix de l’ingénieur en chef à l’autre bout du communicateur, Bones pressentit qu’on allait très bientôt lui refiler le bébé.

– Docteur ? Etes-vous descendu sur Antarès ?

Leonard soupira. Il était assis, seul, face à la mer, bercé par le ressac et le cri mélodieux des oiseaux de mer qu’il ne pouvait distinguer dans le crépuscule violet. Derrière lui, il entendait la rumeur de la ville, les rires des passants, le souffle du vent dans les roseaux. Il se sentait bien, en paix avec lui-même et avec l’univers, et n’avait aucune envie de se lever pour rejoindre la civilisation et son lot d’emmerdes.

– Oui, je suis sur la plage. Un problème ?

– Eh bien… Il se pourrait que… euh… que dans un moment de colère… euh… légitime… euh…

– Crachez le morceau, Scotty, ordonna McCoy avec un soupir en se levant à regret.

– J’ai… frappé le docteur Cooper.

Bones se sentit sourire malgré lui tandis qu’il s’éloignait de la petite dune isolée qu’il avait choisie pour être au calme.

– A-t-il insulté l’Enterprise ? demanda le médecin, sincèrement curieux.

L’éventualité lui semblait peu probable, car le jeune homme avait admiré avec un enthousiasme excessif toutes les salles que lui avait montrées Chekov, y compris les toilettes et les placards. Cependant, McCoy ne pouvait imaginer une autre raison susceptible de faire sortir l’Ecossais de ses gonds. Il l’avait déjà vu résister à des provocations de tous genres – mais dès qu’il était question de son cher vaisseau, il était impossible de le raisonner. [2]

– Pas exactement, marmonna évasivement l’ingénieur. Nous sommes tout au bout de la plage, devant « La chevelure de Tharpeinae ».

– Je vois. Je suis tout près, j’arrive.

Bones referma son communicateur et pressa le pas, curieux malgré lui de comprendre ce qui s’était passé.

Il trouva Sheldon Cooper entre Scotty et Uhura. Le jeune physicien leur dardait des regards emplis de rancœur, dignes des méchants les plus mal interprétés des plus mauvais films du XXIème siècle, et pressait contre son nez un mouchoir taché de sang.

– Docteur McCoy ! s’exclama-t-il lorsqu’il le vit, du même ton qu’il aurait utilisé pour dire « Mon sauveur ! ».

– Qu’est-ce que vous avez encore fait ? grommela l’intéressé en ôtant la main du jeune homme pour examiner de plus près son appendice nasal.

Rien de cassé, rien de grave, diagnostiqua-t-il immédiatement. Le saignement avait cessé et la douleur résiduelle devait avoisiner les 0,5 sur une échelle de 1 à 10.

– Je n’ai rien fait ! glapit Sheldon Cooper avec indignation. C’est M. Scott qui m’a frappé sans aucune raison !

– Je vois. Est-ce que par hasard vous étiez en train de parler lorsqu’il vous a frappé ?

– Oui, mais je ne vois pas le rapport…

– Moi, je le vois, et c’est l’essentiel. Scotty, Uhura, le docteur Cooper n’a rien de grave (il ignora la protestation du jeune homme). Je me charge de lui. Retournez boire un verre et passez une bonne soirée.

Scotty se mordit la lèvre inférieure.

– Je… je suis désolé d’avoir perdu mon sang-froid…

Bones haussa les épaules.

– Ça peut arriver aux meilleurs d’entre nous, et je crois que notre « invité » est particulièrement doué pour générer ce genre de réactions épidermiques. Je suis tout de même curieux de savoir ce qu’il vous a dit pour vous mettre dans des états pareils.

L’ingénieur était à présent presque aussi rouge que sa veste.

– Il a cru nécessaire de défendre mon honneur, répondit Uhura à sa place, avec un sourire qui indiquait, selon McCoy, que cela ne lui avait pas déplu. Désolé, docteur, dites au capitaine que nous avons vraiment essayé, mais que la mission était trop difficile pour nous.

Bones hocha la tête et regarda ses deux coéquipiers s’éloigner vers la ville avant de se tourner vers le docteur Cooper qui… boudait, les bras croisés sur la poitrine.

– Ecoutez, vous venez déjà de ruiner ma soirée, je ne suis pas d’humeur pour votre attitude puérile, déclara le médecin en chef de son ton le moins amène.

Il fut surpris de voir Sheldon Cooper faire un pas prudent en arrière, le regard empli d’une terreur inexplicable.

– Docteur… Derrière vous…

McCoy fit volte-face, prêt à affronter le danger, mais il ne vit que trois oiseaux de mer, qui ressemblaient à de grosses mouettes bleues, en train de picorer tranquillement à quelques pas de lui. [3]

– Quoi, derrière moi ?

Un des volatiles s’approcha un peu plus du jeune homme, qui laissa tomber le mouchoir taché de sang qu’il tenait à la main et s’enfuit en courant vers un bosquet d’arbres. Le médecin poussa un juron et se lança à sa poursuite. Il n’était pas bien certain de comprendre ce qui venait juste de se passer, mais ce n’était pas important : ce qui comptait était de rattraper cet abruti, de le renvoyer sur le vaisseau et de le laisser, comme Bones l’avait préconisé dès le départ, entre les mains de Spock.

Un hurlement retentit dans le bosquet, presque aussitôt suivi par un autre cri plus aigu. Le premier avait été poussé par un homme, le second par une femme. McCoy accéléra, vaguement conscient du bruit de pas derrière lui. Le bruit avait probablement alerté les rares passants qui se promenaient au bout de la plage.

Le jeune physicien s’était immobilisé face à un couple qui profitait visiblement de la solitude et de la pénombre du bosquet pour se bécoter tranquillement. Probablement leur avait-il foncé dedans en courant à l’aveugle pour échapper aux terribles oiseaux antariens (à peu près aussi dangereux que des goélands), et avait-il crié de surprise. La femme, une Antarienne aux longs cheveux rouges, avait eu peur de ce fou qui était venu perturber ses ébats nocturnes, et avait – légitimement – hurlé à son tour. Le médecin ouvrit la bouche pour s’excuser à la place de l’andouille qu’il était censé chaperonner, lorsqu’il reconnut, non sans atterrement, l’homme qui « accompagnait » l’Antarienne.

– Jim ?

Derrière Bones, une exclamation de colère retentit, poussée par un des passants qui l’avaient suivi jusqu’ici, et il comprit que Sheldon Cooper, en révélant les projets du capitaine pour la nuit, venait de le placer dans une situation au mieux diplomatiquement embarrassante.

*****

– Passe-moi l’ordinateur de Sheldon, intima Howard, et Leonard obéit docilement, sans se poser de question : après tout, Wolowitz était l’expert en ingénierie, il devait savoir ce qu’il faisait.

Il avait rarement vécu un moment aussi exaltant au cours de sa vie, et cela incluait la fois où Joyce Kim avait passé la nuit dans son lit (ou, pour être plus exact, un quart d’heure, après quoi Sheldon avait fait irruption dans sa chambre – un souvenir qu’il n’aimait pas particulièrement évoquer [4]). Après avoir vainement, pendant près de cinq heures, tenté de comprendre les formules absconses écrites par Sheldon, ils avaient renoncé et s’étaient penchés sur le PADD brisé, dans l’espoir de parvenir à l’allumer.

Puis le miracle s’était produit : ils avaient réussi à l’ouvrir, à en examiner les composants, et à le réparer en grande partie, de façon totalement empirique, en essayant divers branchements (l’intérieur était majoritairement composé de fils extrêmement fins) et en utilisant les pièces d’objets électroniques qui leur étaient tombés sous la main. Démonter l’ordinateur de Sheldon pour en retirer la carte mère ne semblait pas une chose totalement folle à faire si cela leur permettait de rétablir la connexion cassée. De toute façon, Sheldon n’était pas là, il était parti en 2268, ils pouvaient donc faire ce qu’ils voulaient de ses affaires, et même – hérésie plus que tentante – s’asseoir à sa place sur le canapé.

L’ingénieur avait à peine fini d’intégrer au PADD le chipset qu’il venait de désolidariser de la carte mère que l’écran brisé se couvrit de lignes. Raj poussa un cri suraigu de victoire, tandis qu’Howard, stupéfait, contemplait son œuvre.

– Beau travail, commenta Leonard en le poussant du coude.

L’autre Leonard – qui s’était endormi sur le canapé, à la place de Sheldon, près d’une heure et demie auparavant – sursauta et se redressa en clignant des yeux.

– Que se passe-t-il ?

Leonard se tourna vers l’acteur et exhiba le PADD.

– Il fonctionne ! exulta-t-il.

Nimoy le regarda avec une expression qui hésitait entre l’incrédulité et la méfiance.

– Vous voulez dire que vous avez réussi à rétablir un lien entre le présent et le futur ?

– Oui ! s’exclamèrent les trois amis en chœur.

– Le PADD fonctionne exactement comme il fonctionnait avant que Sheldon ne le bidouille, précisa Howard.

Leonard Nimoy hocha la tête d’un air exaspéré, ou peut-être désespéré.

– Et à quoi cela va-t-il nous servir ? Il s’agit d’une fenêtre à sens unique, pas d’un moyen de communication ! Tout ce que fait cet objet est de me donner accès aux données de l’Enterprise. Je ne peux en aucun cas communiquer avec l’équipage.

Un poids retomba sur les épaules de Leonard, et probablement de ses deux confrères, à en juger par leur mine déconfite. Maintenant que l’acteur le pointait du doigt, il lui apparaissait évident que ce qu’ils venaient d’accomplir avait beau être un exploit scientifique et technique (réparer un objet provenant du futur, construit par la civilisation la plus avancée de l’univers – Nimoy leur avait expliqué que cet artefact venait de Vulcain, sans davantage d’explications), cela ne leur était d’aucune utilité pour résoudre leur problème.

En dépit de ses nombreuses récriminations contre son colocataire, Leonard n’avait aucune envie de le laisser en 2268. C’était une responsabilité immense qu’il ne voulait pas endosser, et puis, il s’était habitué à la présence de Sheldon à Las Robles. Enfin, comment expliquer à Mary Cooper la disparition de son fils ? Cette simple idée lui donnait des sueurs froides.

La voix de Raj coupa le fil de ses pensées.

– Attendez, attendez, nous pourrions peut-être… chercher des mentions de Sheldon dans le futur !

Leonard Nimoy, qui s’était pris la tête dans les mains, la releva immédiatement.

– Vous avez raison, cela pourrait nous aider, répondit-il en s’emparant fiévreusement de l’objet.

– Déjà, nous allons savoir si Sheldon a rendu l’équipage totalement fou, ou bien a détruit le vaisseau, plaisanta Howard, mais les regards réprobateurs qu’il récolta des trois autres membres de l’assemblée le firent efficacement taire.

– Sheldon n’a pas détruit le vaisseau, s’écria Leonard, frappé par une idée soudaine. Monsieur Nimoy, Gene Roddenberry s’est inspiré de faits réels pour la série, n’est-ce-pas ?

L’acteur acquiesça.

– Oui, nous avons essayé de coller au plus près des données auxquelles nous avions accès, mais parfois, la production nous a imposé certaines… contraintes.

Le mot, prononcé avec un mépris presque palpable, sonnait plutôt comme « imbécilités ».

– Oh, comme les hippies de l’espace dans The way to Eden ? demanda le jeune Indien. [5]

Nimoy secoua la tête négativement.

– Malheureusement, celui-là est rigoureusement exact.

Un silence compatissant suivit cette annonce fracassante.

– M. Hofstadter, pourquoi m’avez-vous posé cette question ?

– Ce que je voulais dire, c’était que dans l’épisode qui suit immédiatement la date à laquelle Sheldon est arrivé sur le vaisseau…

Elaan of Troyius, compléta obligeamment Howard, s’attirant un regard incrédule de la part de Leonard Nimoy.

– Oui, c’est ça. Dans cet épisode, il n’est pas fait mention de Sheldon, ni dans aucun autre épisode d’ailleurs. Avez-vous écouté ou lu tous les journaux de bord ?

– A l’époque, oui, répondit l’acteur. Imaginez ce que nous avons ressenti, Gene et moi : nous avions accès au futur de l’humanité, et notre mission était de le rendre le plus fidèlement possible dans une série télévisée ! Nous avons écouté les journaux de bord en boucle, dans l’espoir d’obtenir le maximum d’informations. Mais ensuite, Star Trek est devenu un peu trop… envahissant dans ma vie. J’ai eu besoin de mettre tout cela à distance. Et puis, après la mort de Gene, le fait d’être le seul à savoir, de ne pouvoir en parler à personne, me rendait fou. Pour finir, j’ai rangé le PADD et j’ai essayé de l’oublier.

Personne n’osa demander qui leur avait donné cette mission, et dans quel but. Tout était tellement délirant dans cette histoire que Leonard s’en fichait un peu : tout ce qui comptait était de vivre cet instant historique.

– Il est donc possible, reprit l’acteur, que le nom de Sheldon Cooper soit passé sous mes yeux. Pour être honnête, ça fait tellement longtemps que je n’ai pas allumé ce truc… Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas été mentionné comme quelqu’un d’important ou de problématique pendant la mission de cinq ans de l’Enterprise.

– Donc, soit Sheldon est revenu à notre époque, commença Leonard, soit…

Il n’osa pas achever, et ce fut son homologue qui compléta sa pensée :

– Soit il est mort.



[1] Sehlat : animal de compagnie sur Vulcain (gros nounours avec des crocs de tigre à dents de sabre, mais apparemment sympa, sinon j’ose espérer qu’on ne laisserait pas les enfants jouer avec).


[2] On le voit dans « The trouble with tribbles », un épisode un peu déjanté dans lequel Scotty déclenche une bagarre mémorable lorsque des Klingons traitent l’Enterprise de poubelle volante (je précise qu’il est auparavant resté parfaitement stoïque en entendant insulter son capitaine).


[3] Sheldon est ornithophobe. En langue vernaculaire, il a peur des oiseaux. Logique, puisque, quand il était petit, une poule l’a pourchassé à travers tout le jardin et l’a obligé à passer l’après-midi sur un arbre. :-D


[4] Toujours l’épisode « The staircase implementation » mentionné au chapitre précédent. Sheldon, au nom de leur contrat de location complètement délirant, interrompt les ébats amoureux de Leonard avec une certaine Joyce Kim, en réalité espionne nord-coréenne. Il le sauve de la prison par la même occasion…


[5] O vous, lecteurs innocents qui n’avez jamais vu cet épisode… ne vous aventurez surtout pas où aucun homme n’aurait dû aller : demeurez dans l’ignorance. Si vous avez envie de vous mettre à Star Trek (ce qui est une très bonne idée !), demandez-moi conseil pour aborder cette série kitschissime avec quelques épisodes sympa, mais, je vous en conjure, PAS celui-ci.

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