La femme qui tua le marchand d'armes

Chapitre 2 : Partie II – Celle qui la lui offrit

5268 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/08/2021 16:43

Partie II – Celle qui la lui offrit

 

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Le chant d’un oiseau un peu trop bavard tira le village de son sommeil. Le réveil, douloureux et désagréable, se faisait sur un brouillard humide qui semblait refuser de se dissiper. Rien à y faire, il fallait attendre que le vent s’en mêlât, si toutefois il n’y rechignait pas. Et le silence qui dominait les rues laissait penser que même les bourrasques s’opposaient à l’idée de le chasser, et préféraient laisser la ville se faire écraser par ces nuages inhospitaliers, humides et glacés.

Les premiers à quitter leurs maisons furent les habitués du marché, prêts à disposer une fois de plus leurs marchandises sur les étals. Les plus riches disposaient d’une boutique primaire, sous leur propre toit, voire même au sein d’une bâtisse séparée. C’était un luxe que tous ne pouvaient se permettre, notamment les plus pauvres des paysans. Et, comme si ce spectacle pitoyable l’avait ému, le brouillard se dissipa peu à peu, laissant le soleil réchauffer les corps, invitant les clients à faire quelques emplettes et à remplir leurs paniers.

Recroquevillé sur lui-même, blotti sous les couettes, Cicéron guettait l’instant où son père quitterait la demeure familiale et prendrait la direction de la place du marché. Bien trop terrifié à l’idée de quitter son refuge, son semblant de havre de paix, il ne pouvait qu’attendre de se retrouver enfin seul entre ces murs. Il savait pertinemment ce qu’il adviendrait de lui s’il recroisait son père. Et cette simple idée le paralysait de peur tant il se doutait que jamais il ne serait pardonné pour son erreur. Vivre cloîtré dans cette pièce semblait tout autant impossible ; il était éveillé depuis bien trop longtemps, son esprit avait pu s’inventer des dizaines d’histoires, dont l’issue était malheureusement toujours la même. Il devait fuir Bruma, partir pour une autre ville, une autre province.

Mais l’inconnu le terrifiait. Peut-être bien plus encore que son père.

Le lit grinça, et le bruit de la bouteille de vin roulant au sol après que Humilis l’eût cognée en se levant lui parvint, comme un rappel de la présence abominable qui rôdait non loin de là. L’attente lui parut insoutenable. Convaincu que son père finirait par venir le voir, une arme dans la main, le tétanisait et faisait trembler ses doigts.

Non, il devait se ressaisir. Jamais son père ne tuerait de ses propres mains, voyons. Pas même son fils qu’il n’estimait guère. Les menaces de la veille n’étaient qu’une mise en garde ; s’il provoquait une nouvelle fois son courroux, il ferait appel aux assassins qui rôdaient en ville d’après les dires. Mais jamais Humilis ne le tuerait de ses propres mains.

Alors cela ne voulait-il pas dire qu’il n’était à l’abri nulle part ? Si une prime venait à être mise sur sa tête, alors tous les assassins de Cyrodiil, et peut-être même de tout Tamriel, seraient à sa poursuite. Il se recroquevilla un peu plus, contenant du mieux qu’il put les tremblements qui s’étendaient désormais à son corps tout entier. C’était un cauchemar, voilà tout, et il s’en réveillerait bien assez vite.

La porte d’entrée claqua, et la clé tourna dans la serrure dans un désagréable bruit de frottement métallique qui résonna à travers toute la maisonnée silencieuse. Le jeune homme patienta quelques minutes supplémentaires, laissant le temps à son père de charger la charrette et de quitter la cour avec, pour aller préparer son étal en prévision de la journée de travail qui l’attendait. Cela lui parut être des heures entières, à entendre son cœur marteler dans sa poitrine, véritable tambour de guerre faisant pulser le sang à ses tempes dans un vacarme assourdissant. Lorsque cela devint parfaitement insoutenable, il quitta son lit, les jambes toujours hésitantes, et peina à se mettre debout. L’angoisse qui s’était installée et étreignait son cœur ne le quitterait probablement plus jamais.

Il ôta ses vêtements de la veille qu’il n’avait même pas pris le temps d’enlever lorsqu’il était venu se réfugier dans sa chambre après l’assaut de son père, et examina son corps. Quelques ecchymoses étaient apparues suite aux coups reçus, comme trop souvent. La plupart restaient indolores, par chance, mais son bras gauche le lançait quelque peu. Il s’était probablement blessé là lorsqu’il avait été projeté contre le mur – ce simple souvenir le fit frémir. Par chance, il pourrait camoufler tout ça sous des épaisses couches de tissu. Un rapide coup d’œil jeté à son reflet dans un miroir posé sur la table de chevet lui fit savoir que rien ne transparaissait sur son visage, si ce n’était une fatigue habituelle. Tant mieux. Il n’aurait pas à justifier de cet état pitoyable en mentant.

Il tira de la commode plusieurs couches de vêtements, qu’il enfila en se contorsionnant afin de solliciter le moins possible son épaule, grimaçant lorsqu’il n’y parvenait pas et que la douleur se faisait ressentir. Son cache-col en laine et son épaisse cape l’attendaient sur le portemanteau dans l’entrée, de même que ses chaussures de cuir. À la manière d’une proie chétive s’assurant qu’il n’y a plus aucun prédateur dans les environs avant de quitter sa tanière, il entrouvrit discrètement la porte de sa chambre, et risqua un coup d’œil, avant d’en sortir la tête, toujours en tendant l’oreille. Il n’était jamais trop prudent, son père aurait pu feinter. Mais non, n’importe quoi. Voilà qu’il sombrait dans la paranoïa. Quel idiot faisait-il.

Le froid et le brouillard l’accueillirent comme d’anciens amis – ou ennemis – à qui il avait tendrement manqué. L’enveloppant dans une étreinte glaciale et humide, l’air impatient de lui raconter les derniers ragots entendus du côté du marché, la brume semblait le tirer avec acharnement hors du seuil de la maison bien moins chaleureuse que l’extérieur. Une sensation de soulagement l’envahit tandis qu’il tournait le mécanisme verrouillant la demeure familiale. Si tout se passait bien, s’il en trouvait le courage, ce serait là la dernière fois qu’il en sortirait. La décision était prise : il déserterait cet endroit de malheur, et fuirait son père et sa violence.

Pour aller où ? Seul le temps le lui dirait. Mais pour l’heure, seule sa survie comptait. Il n’avait aucun bien de valeur en sa possession, hormis l’or qu’il avait pu accumuler avec les années, notamment en dérobant à son père les fruits de son travail, au moins pour pouvoir se nourrir convenablement. Avec quelques centaines de septims en poche, il pouvait acheter quelques provisions et, après avoir volé une arme à son père – même s’il ne savait pas s’en servir –, il pourrait sauter dans la première cariole trouvée et payer son conducteur pour qu’il l’emmenât loin, très loin d’ici. Peut-être la capitale pouvait-elle faire quelque chose pour lui ? Ou bien alors le sud, vers la ville de Leyawiin et la Niwen.

Tout cela n’était que du détail. Le plus urgent était de prendre la fuite. Peut-être devrait-il changer d’identité ? « Cicéron » était un prénom étrange, qui ne s’oubliait pas. Quelque chose d’autre devrait faire l’affaire, il était prêt à renier tout ce qui le liait de près ou de loin avec Humilis Salvius, à commencer par ce détestable patronyme.

L’heure n’était pas à de telles tergiversations, voyons ! Il secoua la tête, et prit la direction de la boutique de l’apothicaire, où il espérait pouvoir mettre la main sur quelques onguents de première nécessité. Puis il se ravisa. Il valait mieux se procurer de la nourriture, plutôt, non ? Et comment mettre la main sur une arme si son père les avait toutes emmenées avec lui pour les disposer sur son étal ? Toutes ces questions l’assaillirent, sans lui laisser de répit. Les voix dans sa tête se chevauchaient, hurlaient pour se faire mieux entendre au milieu du vacarme. Il eut beau plaquer ses paumes sur ses oreilles, cette tempête ne cessait pas.

Quelqu’un le bouscula, le sortant de cet enfer dans lequel il s’était enfoncé sans le vouloir en s’abandonnant à ses craintes. Il n’eut pas le temps de remercier son sauveur inespéré, ni même de vociférer à cause de ce manque de tact, que la silhouette s’éloignait déjà. Pourtant, il la reconnut. À vrai dire, on ne voyait jamais des Khajiits dans le coin. Et celui-là, entre tous, était discernable. C’était l’individu qu’il avait vu se glisser dans une trappe dérobée la veille.

Il voulut s’élancer à sa poursuite, l’appeler, mais se ravisa. S’il attirait son attention, que ferait-il ? S’il posait des questions, le Khajiit nierait sûrement. Et son armure rouge et noire ne lui inspirait pas vraiment confiance…

Cicéron soupira. Il était trop sensible. Le moindre imprévu le mettait dans tous ses états. Il voulait jouer aux durs mais restait l’avorton qu’il avait toujours été. Incapable de se dresser face aux gamins qui l’agressaient, et encore moins face à son odieux père, il était encore bien moins apte à affronter le possible danger. Peut-être devait-il rebrousser chemin et retourner dans sa chambre. Là, au moins, il était en sécurité, et rien ni personne ne viendrait l’irriter. À quoi bon rêver d’aventures et d’émancipation lorsque le simple fait de sortir de chez soi et de préparer son départ relevait de l’impossible ?

Il voulait changer. Devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un dont il serait fier. Il quitterait ce foyer dès ce jour, et il ne ferait jamais demi-tour. Gonflant son torse d’espoir et d’air glacial, amassant tout le courage qu’il pouvait mobiliser, il fit un pas en avant, sur les dalles de pierre humides et glissantes. Il devait affronter ses démons, et pour cela, il devait employer la manière forte. Se rendre sur la place du marché pour faire ses emplettes – quelques provisions, tout juste de quoi se rendre au village voisin, ou à la grande ville la plus proche – sous les yeux de son père devait constituer un affront suffisant. Et lorsqu’il verrait que son fils ne rentrerait plus, il s’en voudrait de n’avoir pu le tuer de ses propres mains tant qu’il le pouvait encore. Cette simple pensée ravit Cicéron, trouvant une maigre consolation dans la frustration que pourrait ressentir son père lorsqu’il découvrirait qu’il serait inatteignable, et qu’il ne pourrait alors plus lui faire le moindre mal.

Avançant jusqu’à la place du marché, où la brume s’était déjà dissipée et où plusieurs clients se bousculaient ici et là face aux étals, il retrouva bien assez vite du regard celui où se tenait son père. Près de lui, une femme vêtue d’une cape et d’une robe bien assez épaisses pour affronter les froides températures du jour observait les armes. Il reconnut la voix de Humilis tandis qu’il l’apostrophait, et l’invitait à s’approcher un peu plus, et la femme de jouer le jeu.

De là où il se trouvait, il ne la discernait pas assez bien. Incapable d’identifier son ethnie, ni même s’il s’agissait là d’une Men ou d’une Mer, il ne pouvait que les épier. Mais ça n’était qu’une simple vente d’armes, il ne trouverait pas le moindre intérêt à observer cela. Non, il devait faire ce pour quoi il s’était rendu là. Rapidement, son attention se focalisa sur les étals alimentaires, où il acheta quelques légumes et fruits, ainsi qu’une pièce de viande. L’avantage de cette saison était la simplicité avec laquelle il pouvait conserver ces aliments ; un peu de sel suffisait, grâce au froid constant de la ville et de ses environs.

Même si son panier se remplissait de provisions en même temps que sa bourse ne se délestait de pièces, les remords venaient l’assaillir, et le doute se joignait avec eux, ravi de pouvoir s’inviter à cette petite fête de sentiments désagréables. Il ne cessait de jeter des regards inquiets en direction de son père, qui semblait ravi de pouvoir faire une affaire auprès de sa cliente. Quelque chose, une intuition absurde, assurément, lui intima l’ordre de regarder plus en détail ce qui se passait du côté de l’étal de la famille Salvius. En voyant la femme tendre une dague, il comprit qu’elle ne faisait que demander à ce qu’il l’affûtât, ou quelque chose dans la mesure du peu de compétences qu’il avait. Mais l’instant d’après, son père lâcha l’arme, et Cicéron reconnut dans un frisson d’angoisse – simple réaction naturelle – l’expression d’irritation qui précédait habituellement un accès de colère. Humilis retint sa pulsion, avant de recouvrer ses esprits et, contre toute attente, rendit à sa cliente potentielle son arme. Y avait-il un problème ? Cicéron secoua les épaules, cela ne le concernait pas. Alors pourquoi avait-il observé la scène avec autant d’attention et, surtout, d’appréhension ?

Il termina rapidement ses emplettes – il avait pris en plus de cela quelques potions auprès de l’apothicaire, notamment des antidotes, au cas où il ingérait par accident quelque aliment dangereux – et, alors qu’il s’apprêtait à quitter la place du marché et cette maudite ville, il lança un dernier regard en direction de son père et de l’étal qui faisait sa fierté. Ses couleurs soigneusement peintes, ses armes reflétant les rayons du timide soleil, et le marchand, torse bombé, le gosier prêt à s’ouvrir pour attirer les regards sur lui. Quoique… Il semblait hésiter, tituber, et paraissait, de loin, prêt à s’affaisser au premier coup de vent.

Intrigué, curieux, et quelque peu inquiet, Cicéron fit demi-tour, et se rapprocha de lui. Il remarquait la main de son père, posée sur le bois, et ses doigts crispés qui tremblaient. Humilis avait visiblement des difficultés à respirer, en témoignait son souffle irrégulier qui laissait s’échapper de timides volutes hors de ses narines. Lorsqu’il constata que son fils s’était présenté à lui, ce fut à peine s’il put tourner la tête en sa direction, ni même les yeux. Ses lèvres s’entrouvrirent tandis qu’il cherchait à lui parler, mais ses cordes vocales ne purent exprimer rien de plus qu’un râle de douleur, avant que ses jambes ne se dérobassent sous son poids.

Étendu à-même le sol, caché des regards par la structure de bois où trônaient les nombreuses lames,  Humilis semblait grandement souffrir. Agenouillé à ses côtés, Cicéron restait désemparé, partagé entre de trop nombreux sentiments contradictoires. Jusqu’à ce qu’il ne remarquât la plaie qui sillonnait les phalanges de la main droite de son père. Une coupure, due à une lame un peu trop tranchante. Une erreur de débutant, ou bien alors une erreur digne d’un homme un peu trop confiant.

Le lien se fit vite dans sa tête. La perte progressive de la mobilité de son corps, et une simple blessure qui saignait, ce ne pouvait qu’être lié à un empoisonnement. Il y avait bien des rumeurs dans le quartier qui voulaient faire croire que des membres de la confrérie d’assassins rôdaient en ville et dans ses alentours. Et il avait bien entendu à une occasion ou deux l’apothicaire refuser de confectionner des poisons à certains clients un peu trop pressants. Un poison paralysant pouvait-il exister ? Très certainement. Apparemment, le venin de givrépeire, ces araignées géantes de Bordeciel, pouvait aisément immobiliser même le plus grand des Orques.

Alors comme ça, un assassin avait attenté à la vie de son père ?

Cicéron songea à l’antidote qu’il avait acheté quelques instants plus tôt. Puis il songea à son avenir. Devait-il se rendre complice de meurtre en n’aidant pas son père agonisant ? Il n’était pas dupe, il se doutait que tôt ou tard la paralysie gagnerait le cœur de l’homme et le vouerait à une mort lente et douloureuse. Mais n’était-ce pas là l’occasion rêvée ? Si Humilis Salvius décédait, alors Cicéron pouvait se libérer de toutes les entraves qui le gênaient ici, à Bruma.

« Tout ira bien, murmura-t-il plus pour lui-même que pour son père. Ça va bien se passer, je te le promets. »

Les yeux révulsés de son père lui transmettaient toutes les émotions qui le parcouraient en cet instant précis. La douleur, la peur, la colère, la tristesse, la rage. Et ses lèvres crispées ne pouvaient plus former le moindre cri pouvant alerter les gens alentours, ni la moindre insulte à l’égard du jeune homme.

Pour la première fois de ses dix-huit ans d’existence, Cicéron fut pris d’une envie folle. Celle d’entourer le cou de son père de ses dix doigts, et de serrer, serrer, aussi fort que sa poigne le lui permettait. Il ne voulait pas que le poison fût à l’origine du trépas de l’homme, non, ni la moindre arme. Il voulait le tuer de ses propres mains nues. Il s’approcha un peu plus et, par accident, ses yeux croisèrent ceux de son père, qui le dévisageait d’un air horrifié. Il semblait comprendre ce qui lui arrivait. Il sentait sa mort arriver lentement, et incarnée en la personne de son fils. Ce n’était qu’un juste retour des choses ; une mort par strangulation était bien moindre en comparaison de toutes les souffrances qu’il avait infligées à la chair de sa chair pendant tout ce temps. S’il l’achevait, en serait-il satisfait ? Éprouverait-il de la joie ? Une exultation ? Ou bien au contraire, ne ressentirait-il pas seulement un dégoût de lui-même, une horreur de son propre reflet, à cause du crime qu’il s’apprêtait à commettre ?

Sans qu’il n’en eût réellement conscience, ses mains vinrent se glisser contre la peau chaude de la gorge de son père. Et à l’instant où il commença à serrer ses doigts, il fit l’amère constatation que la vie avait déjà quitté le corps de l’Impérial, dont la souffrance avait creusé plus profondément les rides. Ses yeux ne reflétaient plus rien, vidés de toutes ces émotions qu’ils avaient pu un jour ou l’autre exprimer. Mais jamais n’avaient-ils témoigné de l’amour paternel qu’il aurait pu ressentir. Ce regard accusateur, qui se remplissait de regrets dès lors qu’il se posait sur la figure juvénile de Cicéron, ne lui manquerait jamais. Oh non, jamais.

Il se releva, essuya ses mains sur ses vêtements comme s’il tentait de les laver du crime qu’il s’apprêtait à commettre en toute connaissance de cause. Malgré la chaleur des épaisses couches de tissu, il tremblait. Et il ne parvenait à faire cesser ces soubresauts dérangeants. La panique commençait à le gagner. Que se passerait-il si on le surprenait là, aux côtés du cadavre de son père ? On le prendrait pour l’assassin. Le fait d’avoir songé à l’acte le rendait-il aussi coupable que l’individu qui l’avait commis ? Il en avait bien peur.

Saisissant l’anse du petit panier dans lequel il avait amassé ses provisions, il jeta de rapides coups d’œil aux alentours et, profitant de l’activité habituelle de la place du marché, il se faufila loin de tout cela. Ses pas le ramenèrent jusqu’à la demeure familiale. Incapable de s’en éloigner, il y pénétra de nouveau, à contrecœur, et alla s’enfermer dans sa chambre, seul havre qu’il avait pu connaître dans ce temple dédié à la violence familiale.

Le temps s’écoula lentement, il ne compta pas les heures. Ce fut un bruit de martèlement sur la porte d’entrée qui le tira de sa léthargie. Un garde de la ville vint l’informer du décès de son père, on avait retrouvé son corps déjà froid, étendu près de son étal. Impossible de trouver le coupable, la piste privilégiée était celle d’un assassin payé pour ce meurtre. Cicéron feignit l’ignorance et le désarroi à cette nouvelle. Intérieurement, il était soulagé comme il ne l’avait jamais été.

« Sais-tu s’il avait des ennemis ? Ou si des gens voulaient sa mort ? »

La question résonna dans la tête de Cicéron. Lui-même, bien sûr, mais y avait-il d’autres personnes ? Pas à sa connaissance. Humilis avait beau être détestable en privé, il n’en restait pas moins exemplaire lorsqu’il se présentait en public. Non, il ne parvenait à identifier le possible commanditaire de cet assassinat salvateur.

« Je suis désolé, murmura-t-il sans perdre ce masque factice sur le visage. Je ne sais pas du tout… »

Le garde le laissa rapidement tranquille, livré à lui-même, après lui avoir fait part de ses condoléances une énième fois. De nouveau seul, enfermé entre les quatre murs et sous le toit de la demeure silencieuse, Cicéron réfléchissait à toute allure. Que faire, désormais ? Désirait-il toujours fuir la ville ? Souhaitait-il réellement quitter Bruma, dès lors que son père, unique contrainte et menace à son bien-être, n’était plus ? Il restait pourtant son « héritage » : ce patronyme, ce nom ridicule, et sa ressemblance physique indéniable avec son géniteur.

Il tourna en rond, encore et encore, faisant les cent pas dans la pièce de vie, manquant de trébucher à force de piétiner le sol de bois.

Au milieu du tumulte des pensées, une seule se dégageait, plus distincte, plus forte, plus prenante. Mais tout aussi irréalisable. Une petite voix s’élevait, se faisait savoir. Et elle lui susurrait des paroles bien alléchantes, bien attirantes, l’ensorcelant de ces mots doux qui semblaient si innocents…

Oh, par tous les Divins, que lui arrivait-il ? Avait-il le droit d’avoir de telles pensées ? Pouvait-il ressentir une telle attirance vers ce comportement pourtant si violemment réprimé ? Ces crimes étaient passibles de peine de mort s’il se faisait attraper par les autorités ; l’Empereur était formel à ce sujet. Et pour rien au monde il ne voulait voir sa tête finir séparée de son corps par un coup de hache sur un billot. Cette simple idée le fit frémir de terreur.

Non, c’était du suicide. Jamais il ne pourrait retrouver la trace de la personne qui avait tué son père. Et même s’il la retrouvait, jamais cet individu ne lui enseignerait les ficelles du métier. Car personne n’était assez fou pour faire du meurtre son métier. Ce n’était que des rumeurs, il n’y avait pas de confrérie qui s’attelait à tuer sur commande. Ce n’était que des histoires que l’on se racontait pour se faire peur, pour se contraindre à être droit, à agir convenablement, à devenir un individu honorable de la société.

Et pourtant…

Il n’y tint plus. Les cent pas avaient porté leurs fruits, aussi pourris pussent-ils être. C’était une terriblement mauvaise idée… et en même temps, il n’avait plus rien à perdre. Il avait éprouvé une envie qui l’avait marqué au fer rouge, et jamais il ne se laverait de ce péché. Il avait désiré mettre fin à la vie d’un homme, et s’était apprêté à le faire. Il n’était pas apte à vivre comme les honnêtes gens de Bruma. Il ne l’était plus.

Le grincement de la porte d’entrée qu’il refermait derrière lui sonnait comme un adieu définitif. Il garda tout de même la clé dans sa sacoche, si toutefois cela pouvait lui être utile. Brûlant d’une envie nouvelle, il retourna sur la petite colline où il avait aperçu pour la première fois le Khajiit. Les hommes-chats ne vivaient pas en ville, il le savait très bien. Et il n’en avait que rarement vu dans les environs, leurs caravanes ne s’arrêtant guère aux portes de Bruma. Pour lui, ce passage secret qu’avait emprunté l’individu apparaissait comme un indice évident dont il devait remonter la piste. Car les Khajiits étaient réputés pour leur furtivité, et qui de mieux placé pour assassiner qu’un maître du silence ?

À l’abri des regards, dissimulé par les buissons épais, il attendit d’apercevoir la silhouette fine qui l’avait tant marqué. Et à sa grande surprise, il lui en parvint deux.

« Encore une bonne journée, fit une première voix, nasillarde. La famille en sera ravie.

– Si seulement j’avais pu acheter une arme à ce vendeur avant qu’elle ne le tue, soupira le second en grattant son cou du bout de ses longues griffes. Je savais que j’aurais dû me décider hier. On disait qu’il était bon à ce qu’il faisait. Dommage. »

Cicéron retint une exclamation satisfaite, craignant que cela ne compromît sa filature. Fixant des yeux les deux Khajiits dont les traits étaient plutôt semblables – probablement deux frères –, il attendit qu’ils disparussent via le passage secret. Juste avant que le pot de fleurs ensorcelé ne reprît place, il se glissa dans l’interstice, descendant barreau après barreau l’échelle de bois disposée là, et permettant de s’enfoncer toujours plus loin dans les profondeurs de la terre. Jusqu’où cela le mènerait-il ? Il l’ignorait. Mais tant qu’il suivait les deux voix à distance raisonnable, sans se perdre dans ce qui prenait de plus en plus la forme d’un labyrinthe de couloirs s’étendant à travers les ténèbres qui engloutissaient le pauvre Impérial qui n’avait songé à emmener de torche, alors tout irait bien. Il entendit l’un des deux Khajiits réciter une incantation, à moins qu’il ne la lût depuis un parchemin, et une vague lumière s’étira dans le couloir. Un sort d’illumination, quelle bonne idée. Bien que faible, la boule lumineuse qui flottait au-dessus d’eux projetait ses éclats rassurants jusqu’aux pieds de Cicéron, plusieurs mètres en arrière. Même s’il n’entendait plus leurs voix, il pouvait toujours retrouver leur trace.

Il marcha sur la pointe des pieds pendant ce qui lui sembla une éternité. Tout son corps était tendu à la simple idée d’être repéré, de piétiner une pierre tombée là, ou bien de trébucher sur un piège ou un quelconque obstacle dissimulé dans l’ombre. Et le silence laissait à ses pensées les plus folles la liberté de s’affoler, de grossir, et de saturer sa pauvre tête assaillie de toutes parts. L’appréhension le gagnait, et l’idée folle de ce qu’il adviendrait de lui au bout du tunnel lui nouait la gorge. Et s’il tombait dans un piège ? Et s’il tombait réellement nez à nez avec ce groupe d’assassins, et qu’ils mettaient fin à sa vie car il représentait une menace pour eux ? Lui qui agissait le plus souvent possible avec logique, et après avoir fait mûrir ses réflexions, voilà qu’il s’était jeté à corps perdu à la poursuite de ces deux Khajiits, sans avoir la moindre idée de ce qu’il ferait une fois de l’autre côté.

N’y pense pas. Continue d’avancer discrètement. Tout ira bien.

Il tentait de se rassurer, mais les tremblements de ses doigts restaient une preuve évidente de son appréhension, de son angoisse. Par les Huit, il regrettait de ne pouvoir faire demi-tour. Seul et sans lumière, il était perdu dans ce dédale. Il ne pouvait qu’avancer pas à pas, la boule dans sa gorge grossissant seconde après seconde, l’empêchant de déglutir, et le gênant dans sa respiration. Son souffle rauque peinait à s’échapper entre ses lèvres, qui se contractaient contre sa volonté. Il avait beau se rebeller contre ces sentiments désagréables, la crainte de son futur incertain anéantissait tout espoir.

Les voix des Khajiits résonnèrent jusqu’à lui, dans un rire qui semblait moqueur à son égard. Savaient-ils qu’il les suivait, pleutre comme il était, et se moquaient-ils de l’état dans lequel il se retrouvait ? Non, il ne l’espérait pas. Voilà que la paranoïa le gagnait de nouveau. Reprends-toi, Cicéron !

La faible lumière du sort d’illumination vacillait. Bientôt, Cicéron ne distingua plus les aspérités du sol sur lequel il progressait, et peinait à garder ce rythme discret et soutenu. Alors qu’il se laissait distancer par les deux hommes félins, il remarqua, plus loin, la couleur rougeoyante de flambeaux. Ils approchaient d’une pièce souterraine, probablement le repaire des assassins. Des voix se faisaient entendre, des rires. L’endroit n’était pas dénué de vie, bien au contraire. Les voix des Khajiits se mêlèrent à celles qui se trouvaient là-bas. Cicéron, à leur traces, se stoppa sur le seuil de cette immense salle creusée dans la roche, sous la ville. Pétrifié par l’appréhension, il se récita quelques paroles, comme une incantation visant à éloigner la peur. Il ne reculerait pas, il atteindrait l’objectif qu’il s’était fixé.

Prenant une large inspiration, bloquant la terreur au fond de lui-même, il fit un pas dans la lumière, aussi prêt qu’il pouvait l’être pour affronter ce qui pouvait bien l’attendre là.

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