De l'autre côté de la frontière

Chapitre 10 : Chapitre X — Le quatuor et le soliste

5300 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 26/10/2022 16:06

Chapitre X

Le quatuor et le soliste

 

 

Lorsqu’Elenaril recouvra l’ouïe, la vision qui s’étendait devant elle lui glaça le sang.

Le monstre avait profité de l’inaction des chasseurs pour prendre le dessus. D’une habile impulsion, il avait fondu en direction d’Uthyr, et sa mâchoire s’était refermée sur son avant-bras. S’il n’y avait pas eu cette fronde pour le protéger, l’homme se serait alors retrouvé amputé d’un de ses membres. Dans un réflexe, il avait déployé les dents courbées de son équipement, qui maintenaient ainsi la gueule de la wyverne grande ouverte. Cela déplut fortement à la cible, qui l’envoya d’un mouvement à quelques mètres de là ; Uthyr atterrit sans douceur dans un buisson qui frémit. Ses doubles lames, qu’il avait lâchées sous la surprise, restèrent perdues dans le sous-bois sous les pattes du monstre. Tel qu’il se trouvait à présent, il était incapable de se défendre.

Ce fut alors au tour d’Aiden. Il avait sans réfléchir appelé le nom de son acolyte, en le voyant être expédié aussi loin, et son inattention lui coûta d’essuyer un coup de queue. Le choc électrique le paralysa un instant. Enragé, un tobi-kadachi pouvait concentrer toute son énergie dans un point précis de son corps. C’était ce qu’il avait fait, et le rouquin l’avait bien senti passer ; par chance, la wyverne n’avait pas encore accumulé suffisamment d’électricité statique pour mettre un homme hors d’état de nuire. Il n’eut pas d’autre choix que de reculer afin de se mettre hors de portée du monstre, en espérant que cet étourdissement serait bien assez bref – tout en croquant dans un petit fruit bleuâtre, une baie-soin, afin d’en diminuer les effets –, et qu’il pourrait vite venir en aide à ses compagnons de quête.

Randall se retrouva alors seul face au monstre. Lui tourner le dos n’était pas une option, il ne pouvait pas fuir comme un lâche en laissant ses camarades là. Et il n’avait plus sa cape camouflage sur lui, puisque c’était Elenaril qui la revêtait à cet instant-même à distance raisonnable du champ de bataille. La paralysie n’était pas une option, puisque la wyverne en avait essuyé une peu de temps auparavant, et sa furie la rendait plus résistante aux afflictions de ce genre. Il dégaina de sa sacoche une capsule aveuglante, qu’il équipa précipitamment sur sa fronde. La panique le gagnait, ses mouvements saccadés par les tremblements de ses doigts rendaient la tâche plus ardue. Si Elenaril avait pu sonder les pensées du chasseur en cet instant, elle aurait découvert un mélange de colère et de terreur.

Car Randall était un observateur, pas un combattant. C’était pour lui la première fois qu’il se retrouvait aussi près d’un monstre éveillé, ou tout simplement encore en vie. Et les griffes courbées du tobi-kadachi qui se plantaient pas après pas dans le sol meuble lui inspiraient un effroi tel qu’il n’en avait que très rarement éprouvé.

Il visa le sol, entre la wyverne et lui-même, et y tira sa capsule aveuglante en se couvrant ses yeux. Le tobi-kadachi avait anticipé son geste, et s’était réfugié dans les arbres, dos au chasseur. Seconde tentative, il équipa sa deuxième capsule. Mais le monstre était introuvable, bien trop caché par les épais branchages. Se trouvait-il là, à se frotter contre ce large tronc, ou bien était-ce sa silhouette qu’il devinait parmi ces feuilles qui luisaient en reflétant le soleil ? Son fusarbalète serré contre lui, Randall guettait. Ses yeux se posaient tour à tour sur le moindre recoin du terrain susceptible de dissimuler sa cible.

Le tobi-kadachi fondit sur lui depuis les hauteurs, déployant son patagium de toute sa largeur, sans un bruit autre que celui du frottement de l’air contre sa fourrure et ses écailles. Randall tira alors sa deuxième capsule, en pleine direction du monstre, entre eux deux. La bombe éclata plus tôt que ce qu’il avait prévu, et il se retrouva lui aussi aveuglé, incapable de discerner ses environs tant ses rétines le brûlaient. À quelques pas de lui, sa cible se battait au sol contre un ennemi invisible, tournant sur elle-même et donnant de furieux coups de patte et de queue dans le vide.

« Randall ! cria Aiden à pleins poumons. À terre ! »

Il s’exécuta, préférant s’en remettre entièrement au lancier qui, contrairement à lui, voyait parfaitement bien. Le bruit d’un choc résonna près de lui – celui de la tête du tobi-kadachi venue heurter de plein fouet le bouclier du rouquin qui le cueillit au détour d’un pivot sur lui-même. Les silhouettes se faisaient peu à peu plus précises, tout comme les mouvements du monstre. Elles s’imprimaient plus vite et d’une manière moins douloureuse sur ses rétines, et les couleurs les rejoignirent à leur tour après un court temps d’attente. L’affliction avait été brève, mais terriblement désagréable, et c’en était de même pour la wyverne à crocs qu’affrontaient côte à côte Aiden et Uthyr, qui était parvenu à le rejoindre et à récupérer ses armes.

« Le poison commence à faire effet ! lâcha le premier en enfonçant une nouvelle fois la pointe de sa lance dans la gorge du monstre. Il fatigue ! »

Bien que les signes fussent difficiles à reconnaître pour Elenaril qui n’avait eu qu’un bref enseignement concernant la chasse des monstres, elle finit par comprendre ce qu’entendait par là le lancier. Le tobi-kadachi salivait abondamment, certains filets teintés d’une étrange couleur que ne devait assurément pas produire naturellement son corps – un mélange de violet et de rouge, de poison et de sang – et restait plus souvent en place, incapable de bouger le moindre membre.

« Aiden, fais-moi une rampe, souffla Randall en secouant la tête comme si cela allait remettre toutes ses idées en place une bonne fois pour toutes. Je vais lui sauter dessus.

— Alors que ses électrodes sont chargées à bloc ? Tu vas te tuer, au mieux te sonner ! répliqua-t-il sans cesser ses offensives. Laisse plutôt Uthyr s’en charger, son armure l’immunise à l’électricité. »

Le concerné acquiesça. Visiblement, il approuvait l’idée, aussi bien celle de chevaucher le monstre que de l’envoyer lui plutôt que Randall.

« Tu nous couvres, et dès que tu vois une ouverture tu le paralyses à nouveau. Ou tu le sonnes. Ça devrait pouvoir le faire, non ?

— Seulement si vous l’affaiblissez assez. Dans ces conditions, ça m’a l’air plutôt mal parti. »

Le tobi-kadachi reprenait peu à peu le dessus sur cette affliction qui le gagnait et le consumait à petit feu, et asséna un coup de patte dans leur direction. La marque qu’il laissa dans le sol témoignait de sa rage de vaincre et de se venger des chasseurs qui l’avaient blessé inlassablement.

« Uthyr ! appela Aiden en mettant un genou au sol, et posant sa lance à ses côtés. C’est maintenant ou jamais ! »

Il glissa son bouclier dans son dos, soutenant de tout son corps le poids de son équipement. Son acolyte rengaina ses épées, et se lança dans une course à un rythme effréné, effectuant un large détour afin de se retrouver face à la rampe que façonnait ainsi Aiden de son corps et bouclier. Il prit appui sur ce dernier, et se retrouva propulsé dans les airs sous l’impulsion du lancier. Randall garda le tobi-kadachi bien en place en criblant son corps écailleux de balles, jusqu’à ce qu’Uthyr fût à cheval sur son dos, fermement maintenu grâce aux deux surins qu’il avait plantés dans la nuque du monstre qui se déchaînait afin de le déloger.

La wyverne avait complètement mis de côté le lancier et l’artilleur, sa seule priorité était devenue cet homme qui lui assénait inlassablement des coups de poignard qui mettaient, un peu plus chaque seconde, sa nuque à nu. Les écailles volèrent, tombant au sol comme des feuilles mortes, et des touffes de poils s’échappèrent, entraînées par la brise qui venait secouer la cime des arbres et s’infiltrait entre les troncs. Et tandis qu’Uthyr se démenait, à la fois pour rester en place et pour infliger des blessures conséquentes à la cible du jour, Aiden et Randall poussaient la wyverne dans ses derniers retranchements. Grâce à ses coups de lance, le premier la forçait à reculer afin de l’acculer dans un renfoncement de pierres et de troncs pour mieux la blesser. Le second, quant à lui, visait au mieux les pattes afin de nuire à l’équilibre du monstre et le faire ainsi tomber.

Ce fut finalement Uthyr qui eut raison de la volonté du tobi-kadachi. En le forçant d’une telle manière à se frotter et cogner aux parois du semblant de falaise voisine, il parvint à obtenir du monstre qu’il se heurtât une fois de trop. Les roches s’effritaient, et un morceau plutôt conséquent vint s’abattre sur la queue de la créature, qui hurla de plus belle. Quelques vertèbres avaient craqué sous l’impact dans un bruit terriblement désagréable, et la moitié de la queue pendait, tordue dans un angle qui ne devait pas être naturel pour elle. Sans son précieux gouvernail, le tobi-kadachi ne pouvait plus se hisser aussi aisément dans les arbres, et encore moins se promener à toute vitesse à travers les branchages. Et il n’était plus question non plus de planer afin de fondre sur ses proies. Son heure était proche.

Et visiblement, cela plongeait le monstre dans un état de fureur incomparable à ce qu’il avait pu exprimer jusqu’alors. Elenaril sentit un violent tremblement la parcourir tandis que la wyverne se redressait une nouvelle fois, et hurlait avec toute la force qu’elle pouvait mobiliser dans ses poumons. Étonamment, les chasseurs qui n’avaient jusqu’alors jamais flanché face aux cris assourdissants de la bête esquissèrent le geste de se couvrir les tympans, eux aussi.

Le tobi-kadachi siffla, dévoilant sa langue bifide entre ses crocs. Son œil valide cherchait le plus faible des trois hommes. Et l’hésitation qu’il affichait laissait comprendre qu’il ne trouvait pas là ce qu’il désirait.

Ce fut Randall qui agit le premier. Apprêtant ses munitions perforantes, il tira une première salve, dont certaines balles ricochèrent contre les écailles, les autres venant s’immiscer à travers les chairs. La réaction du monstre fut instantanée, il fondit sur lui et chercha à serrer sa mâchoire sur le premier membre qu’il pourrait saisir. Randall voulut tirer devant lui une bombe aveuglante, tendant son bras droit sur lequel était fixé sa fronde, mais Uthyr le poussa violemment sur le côté, et se jeta sur le tobi-kadachi. L’instant d’après, il esquivait les coups du monstre avec aisance, comme s’il était possédé par un démon ou toute autre créature magique, et lui assénait de temps à autre des coups d’épée faisant toujours plus gicler le sang.

Aidé par Aiden, Randall se relevait difficilement. Il avait échoué sur le sol meuble, évitant de justesse de heurter sa tête contre une racine centenaire qui l’aurait très certainement assommé, ou bien pire encore. Son fusarbalète avait ricoché un peu plus loin, il titubait jusqu’à l’atteindre, le genou ayant difficilement supporté le choc de sa rencontre avec la terre. Il leva un regard fatigué en direction d’Uthyr, et demanda d’une voix faible au rouquin qui l’épaulait :

« On le laisse finir seul, ou bien ou lui donne un coup de main ? »

Aiden ne répondit pas.

« J’ai l’impression qu’on le gênerait plus qu’autre chose, » ajouta-t-il amèrement en riant, réajustant la ceinture qui lui barrait le torse, où reposaient les munitions qui lui restaient.

Leur acolyte avait éloigné le monstre, à force d’éviter chacun des coups de croc et de patte qu’il tentait de lui asséner. En faisant cela, le chasseur et la proie se retrouvaient bien plus proches d’Elenaril et de sa cachette que du lancier et du tirailleur. S’il fallait à l’un d’entre eux intervenir, c’était l’Altmer qui serait sur place au plus vite.

Contre toute attente, le tobi-kadachi n’avait cessé de ruser – grâce à ses déplacements, l’électricité statique qu’il avait emmagasinée était à son maximum. Il lui suffisait d’une ouverture, une seule, pour tout décharger et mettre hors d’état de nuire celui qui l’irritait tant, si toutefois il parvenait à viser la chair sous l’armure isolante. Et ce fut un faux pas de la part d’Uthyr qui la lui offrit ; ayant mal anticipé la direction du mouvement du tobi-kadachi, il n’avait en aucun cas prévu que le monstre se retournerait et lui assénerait un violent coup de sa queue brisée, exactement dans l’interstice séparant son casque du haut de son armure.

Le chasseur s’effondra, terrassé par un violent choc électrique. Elenaril connaissait bien la couleur de ces étincelles, ayant vu bon nombre de camarades mages jouer avec des sorts prenant la forme d’éclairs. Combien d’adeptes des sorts de destruction, usant de la foudre, ou de conjuration, invoquant des atronachs de ce même élément, avaient fini électrocutés, incapables de correctement jouer avec cet élément terriblement dangereux ! Le collège avait dû contacter plusieurs familles, les informant du subit décès de leur unique descendant – la faute à cet eugénisme propre aux Altmers – et se retrouvait avec des bancs vides parmi les écoles de destruction et d’invocation.

Le tobi-kadachi fit quelques pas autour du corps inanimé, vérifiant l’état de conscience du chasseur. Il laissa résonner un bruit semblable à un ronronnement de satisfaction lorsqu’il constata que l’homme avait perdu connaissance. Et afin de s’assurer qu’il en serait définitivement débarrassé, il s’apprêta à porter un coup fatal. Ses crocs luisaient, reflétant le soleil qui perçait la cime des arbres, et se rapprochaient seconde après seconde du cou à découvert de l’homme.

Elenaril jeta un coup d’œil en direction d’Aiden et Randall. Le premier soutenait le second qui peinait à marcher – dont le genou avait visiblement heurté violemment le sol lorsque Uthyr l’avait poussé – et aucun des deux ne saurait agir assez vite pour protéger leur camarade. Ce n’était pas une lance qui aurait raison de la ténacité de la wyverne à cette distance, et Randall avait besoin de se tenir bien droit afin de tirer avec son fusarbalète.

Le sang de l’Altmer ne fit qu’un tour, du sommet de ses oreilles pointues au bout de ses orteils. Un courant aussi bref et intense parcourut son corps, de la même manière que le faisait la magie lorsqu’elle l’invoquait.

« Eh ! hurla-t-elle à pleins poumons. L’écureuil-serpent ! »

Elle s’agenouilla pour ramasser une pierre perdue là, et la lança de toutes ses forces en direction du monstre. Le pauvre caillou ne vola pas bien loin – la faute à sa carrure d’intellectuelle et non de chercheuse sur le terrain – et échoua à deux pas d’elle plutôt que sur le nez de la wyverne. L’œil rouge se tourna cependant vers l’Altmer, et s’écarquilla, la rétine tremblant au creux de l’iris.

Il l’avait reconnue. Et il semblait apprécier l’idée de pouvoir se venger de celle qui l’avait éborgné.

Elenaril sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale. Et l’instant d’après, elle se retrouva à courir à en perdre haleine, cherchant à mettre le plus de distance entre elle et le tobi-kadachi qui avançait pas à pas dans sa direction. Le point positif était que Uthyr était hors de danger, pour l’heure. Le revers de la médaille était que c’était elle, à présent, qui se retrouvait dans une situation critique. Et contrairement aux trois chasseurs, elle n’avait aucune expérience du terrain, ni de la traque des monstres.

Entre deux foulées, elle prépara son sort d’invocation, concentrant toute l’essence qu’elle pouvait au creux de ses mains. Lorsque l’arc se matérialisa – façon de parler – dans sa paume, elle fit un décompte. Au troisième pas, elle pivota sur elle-même. La semelle des bottes de cuir que Randall lui avait trouvées glissaient convenablement sur le sol meuble, arrachant quelques touffes d’herbe, et lui permirent une rotation parfaite.

Faisant désormais face au monstre, elle visait son œil valide, réprimant les tremblements de ses bras. Le doux contact entre le matériau intangible de l’arc avait beau la rassurer, elle ne pouvait s’empêcher de songer à ce qu’il adviendrait d’elle si, en cet instant, elle ratait sa cible. Est-ce que Randall et Aiden sauraient rattraper sa bêtise et les sauver, Uthyr et elle ? Le tobi-kadachi avait beau être mal en point, affaibli par les coups et le poison, il avait, contre toute attente, retrouvé des forces en faisant de nouveau face à l’Altmer. Elle n’était pas à l’abri d’une feinte ou de ces crocs acérés. Et rien ne lui disait qu’elle saurait esquiver.

Son cœur battait à tout rompre. La pointe de sa flèche bougeait beaucoup trop pour qu’elle pût se permettre de relâcher la corde. Pourtant, la première partit, et alla se ficher dans un arbre, bien loin derrière la wyverne à crocs. Elle se hâta d’en invoquer une deuxième – qu’elle espérait seconde. Le monstre fit un pas de plus dans sa direction. À distance raisonnable, à l’abri des griffes, Uthyr esquissait quelques mouvements. Peu à peu, il reprenait connaissance. Si Elenaril parvenait à garder l’attention du tobi-kadachi assez longtemps, peut-être Aiden et Randall sauraient-ils le mettre hors de danger et mettre fin à cette chasse qui ne la fascinait plus autant qu’au départ.

« Que Syrabane me protège, » souffla-t-elle en décochant la flèche.

La pointe alla se heurter aux écailles surplombant l’œil du monstre. Elle l’entendit ricocher et terminer sa chute dans le sol – les griffes vinrent l’écraser et la réduire en miettes avant que le sort ne se dissipât. Une troisième suivit, et connut un sort similaire. Avec ses réserves de magie qui baissaient à vue d’œil, elle se doutait que la suivante serait parmi les dernières, si ce n’était son ultime flèche. Elle ne pouvait pas se permettre de boire une potion de regain magique, ce serait perdre quelques précieuses secondes et cela pourrait lui être fatal.

Le monstre était à deux longueurs d’arc, suffisamment proche d’elle pour ne pas le rater. Le problème restait la panique qui avait peu à peu raison d’elle, et les tremblements qui rendaient cette cible mouvante toujours plus inatteignable. Elle prépara sa quatrième flèche. Si elle la ratait, ce serait sa dernière.

Elle jeta un dernier coup d’œil en direction de Randall et d’Aiden. Le premier la regardait avec curiosité et inquiétude, paraissait même prêt à intervenir à tout instant malgré la distance. Le second glissait quelques mots à son acolyte, lui expliquant très certainement qu’elle n’était pas démunie, bien qu’elle pût le sembler. Il avait cependant préparé son fusarbalète, agenouillé au sol, et s’apprêtait à tirer une balle. Peut-être attendait-il un signal pour faire feu ?

La flèche partit sans prévenir. Un cri lui vrilla les tympans. L’Altmer se recroquevilla, son arc dissipé, les mains plaquées sur ses oreilles. Lorsqu’elle releva la tête, elle vit la coulée de sang s’échappant de l’œil, désormais lui aussi aveugle. Et le tobi-kadachi se débattait, secouant la tête, trépignant de ses pattes griffues et lacérant la terre. En se retournant subitement, la wyverne la frappa de sa queue blessée. L’Altmer se retrouva projetée à quelques mètres, et étouffa un grognement de douleur. L’adrénaline agissait comme un analgésique, elle en avait conscience, mais pour combien de temps ?

« ELENARIL ! » hurla Randall à pleins poumons.

Elle vit une capsule s’élever dans les airs, et se scinder en trois petites bombes qui vinrent exploser au contact du monstre. Encore une munition à fragmentation. Le choc de la déflagration assomma le monstre qui s’étendit au sol en agitant ses membres comme un fou. Aiden surgit alors, fonçant à toute allure, la lance tendue droit devant lui. Elenaril eut tout juste le temps de le voir arriver dans leur direction, franchissant quelques buissons à feuilles épaisses qui fleurissaient là.

L’instant d’après, un hurlement déchirant résonna. Son écho parcourut la forêt entière.

Le tobi-kadachi avait été terrassé.

La lance d’Aiden traversait le poitrail de la wyverne, la pointe ressortant par le dos, entre les omoplates. Affaibli par le poison et épuisé par sa lutte, le monstre avait succombé à l’assaut final. Le sang coulait le long de l’arme aux reflets métalliques et du corps parcouru de soubresauts, réaction post-mortem des nerfs. Une flaque rougeâtre s’étendait peu à peu, imprégnant la terre.

Un soupir de soulagement s’échappa des lèvres du rouquin. Il tapota machinalement les flancs du monstre inerte, avant d’ôter son casque et ses gantelets, essuyant sur ses cuisses la sueur recouvrant ses mains moites.

« J’ai vraiment cru qu’on allait perdre quelqu’un, soupira-t-il. Vous êtes surprenante, Elenaril. »

Il s’avança vers elle, et étendit ses doigts vers l’Altmer. Elle saisit la paume qui s’offrait à elle, et qui l’aida à se remettre debout, non sans mal. La douleur gagnait son corps, comme pour lui rappeler le choc qu’il venait d’essuyer contre le sol. Elle ne voyait pourtant pas de blessures trop graves, ni de saignements, malgré les tissus recouvrant presque l’entièreté de son corps. Sa douleur n’était que superficielle, et c’était pour le mieux.

« Quand je vous ai vue faire comme si vous dégainiez un arc, j’ai cru que la peur vous avait fait complètement perdre l’esprit. Mais Randall m’assurait de vous faire confiance, alors j’ai prié l’Étoile de Saphir et force est de constater qu’il a eu raison. J’ignore quels secrets vous gardez encore pour vous, vous et les Wyvériens, mais je dois reconnaître qu’ils pourraient nous être bien utiles en chasse !

— C’est plus compliqué que cela, balbutia Elenaril en progressant lentement en direction de la dépouille du monstre. Je vous retourne le compliment, Áedán. J’ai cru que mon heure avait sonné, et vous avez judicieusement tiré profit de l’attaque de Randall. Jamais je n’aurais cru que votre lance pourrait transpercer ce corps aussi aisément.

— Il ne faut pas sous-estimer les lanciers. On fait du bon boulot ! se vanta le rouquin penché sur le tobi-kadachi, extirpant avec grands efforts son arme du cadavre. Comme les fusars légers ou les cornes de chasse : on les sous-estime beaucoup, et pourtant voyez combien ils nous sauvent la vie en combat ! »

Uthyr et Randall les rejoignaient à leur rythme ; le premier paraissait s’être complètement remis du choc – mais n’était-ce pas qu’une apparence ? Elenaril devinait quelques grimaces de douleur – tandis que le second boitillait, en jetant un regard assassin en direction du manieur d’épées.

« Surtout Randall, lâcha Aiden dans un dernier effort afin d’arracher son arme des chairs et écailles ensanglantées. Entre ses bombes aveuglantes et ses munitions antiblindage, il nous sauve toujours de ce genre de situation. Je devrais moi aussi penser à en prendre, et à apprendre à manier le fusar. Même si je suis plutôt un adepte de la grosse artillerie. »

Le tirailleur secoua la tête sans répliquer, et vint se rapprocher d’Elenaril, tandis que les deux autres s’affairaient à dépecer le monstre, récupérant divers matériaux, comme sa fourrure, les membranes de son patagium, ses griffes ou encore ses écailles. Anticipant la question de l’Altmer, il l’informa que grâce à ces ressources, les forgerons pourraient produire armes et armures qui seraient alors utiles à d’autres chasseurs s’ils en avaient besoin, à défaut d’être requises par Aiden et Uthyr.

« Vous ne voulez pas vous faire une armure en tobi-kadachi ?

— Je n’en ai pas l’utilité. Je suis un observateur, un adepte des requêtes de l’intendance. Et même si j’avais à faire face à des monstres, en tant que tirailleur je n’ai pas besoin d’être aussi près qu’eux, je vous l’ai déjà dit.

— Je vois. »

Elenaril replaça machinalement quelques mèches qui s’étaient échappées de son chignon sauvage, à la fois dans l’action et dans sa chute. Sa joue la picota lorsque sa main la frôla. En constatant ses doigts, elle vit une trace de sang. Légère, mais présente.

« Vous vous êtes coupée, l’informa Randall. Rien de grave, quelques soins suffiront à vous soulager. Est-ce que vous avez mal ailleurs ?

— À part mon bras, celui sur lequel je suis tombée lorsque le tobi-kadachi m’a poussée, tout va bien. Et vous, Randall ? Comment vous sentez-vous ?

— Ça va, répondit-il sèchement, d’un ton qui laissait clairement entendre qu’il ne voulait pas plus s’étendre sur le sujet. Ça aurait pu être mieux, mais ça aurait pu être pire. Au moins ce monstre ne gênera plus personne. »

Les deux chasseurs eurent rapidement fini. Les bras chargés – à dire vrai, Uthyr portait la peau de la wyverne sur ses épaules à la manière d’un fagot de bois – des restes du monstre, ils délaissèrent une carcasse de chairs et d’os, dont les carnivores de la forêt ne tarderaient pas à se repaître sitôt le groupe parti.

Était-ce par politesse envers l’invitée à la partie de chasse, ou bien parce qu’ils craignaient que sa carrure féminine ne pût endurer le poids des ressources ainsi obtenues ? Quoi qu’il en fût, Elenaril n’eut pas à porter la moindre chose. Même Randall, qui souhaitait plus que quiconque ne pas avoir de sang sur les mains, au sens propre comme au figuré, s’était retrouvé avec quelques paires de griffes pointues dans sa sacoche, principalement car il ne pouvait porter de charge lourde à cause de son genou endolori. Parti au-devant de la troupe, il suivait en boitillant les indications de ses navicioles qui virevoltaient çà et là, et lui désignaient par de belles teintes dorée et émeraude les éléments de collecte qui pourraient lui être utiles.

Elenaril se hâta de rattraper le tirailleur dans un bruit de feuillage, la cape sur son dos bien qu’elle eût changé d’allure. La couleur verdâtre s’était transformée en un noir insipide alors que les effets se dissipaient. Face à la mine agacée de l’homme, elle ne put s’empêcher de poser les questions qui la taraudaient.

« Vous êtes irrité, non ?

— Je ne vois pas ce que vous sous-entendez.

— Est-ce à cause de notre groupe d’expédition ? »

Il resta silencieux. Son visage se renfrogna. Elle avait vu juste.

« Est-ce que vous êtes vexé que ce soit un autre qui ait porté le coup fatal ? »

Randall jeta un coup d’œil en arrière, comme pour s’assurer que les deux autres hommes fussent assez loin d’eux pour ne pas l’entendre. Puis il lâcha le poids qui pesait sur son cœur.

« Ma mission était d’observer ce tobi-kadachi. Les érudits m’avaient chargé d’étudier comment ce mâle interagissait avec les anjanaths, puisque nous sommes en plein dans leur période de reproduction. Vous l’avez aveuglé, et ça l’a rendu complètement fou, il a fini par s’en prendre à tous les chasseurs passant dans le coin, ainsi qu’aux autres monstres. À cause de son comportement, la Guilde a ordonné qu’on le tue. Pas qu’on le capture, mais qu’on le tue. »

Il avait serré le poing, sa main tremblait. À cette constatation Elenaril baissa les yeux, un profond sentiment de honte la gagnant peu à peu.

« C’est de ma faute si tout ceci est arrivé, souffla-t-elle. Si mon sort ne m’avait pas emmenée dans cette forêt, ou même dans votre monde, alors jamais je n’aurais éborgné ce monstre en voulant me défendre. Pardonnez-moi, Randall. »

Ce dernier se stoppa dans sa marche, et la fixa, son regard empli de surprise. Lorsqu’elle le remarqua, elle l’imita, et il la rejoignit aussitôt, sans dire un mot. Puis sa main se glissa affectueusement sur l’épaule de l’elfe. Ses yeux, forêts immenses abritant ses pupilles, brillaient.

« Ce n’est pas grave, murmura-t-il, toute trace de colère ayant disparu de son timbre agréable à l’oreille. Grâce à votre mésaventure, j’ai pu vous rencontrer. Et c’est bien mieux que d’observer le comportement d’un tobi en période de reproduction des anjanaths, croyez-moi ! »

Elenaril retint difficilement le petit rire qui la gagna. Face à elle, Randall conservait ce sourire chaleureux sur son visage. Les paroles de l’Altmer semblaient l’avoir profondément touché, et elle en était heureuse.

« Regardez-vous, fit-il en lui ôtant délicatement la cape, à présent inutile. Je devais prendre soin de vous, ordre du Commandant, et vous êtes blessée. La moindre des choses désormais est de vous présenter à l’aile médicale. Là-bas, ils sauront prendre soin de vous. Et vous pourrez dans le même temps faire la rencontre de Posie. Je suis sûr que vous allez l’apprécier.

— Si elle est d’aussi bonne compagnie que le chasseur qu’elle accompagne, alors je n’en doute pas. »

Ils reprirent leur marche d’un pas paisible et presque guilleret, suivis par Aiden et Uthyr, jusqu’à la clairière où chacun siffla son drake ailé. Tandis qu’elle survolait les cimes depuis le harnais de Henry, Elenaril réalisa sa petitesse face à ce monde dont elle ignorait absolument tout, et dont la découverte comblait son cœur de joie et hardiesse comme elle n’en avait jamais connues.

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