Les enfants de Bordeciel
Chapitre 36 – La Porte et le Livre
Hunfen ne savait pas exactement pourquoi il le suivait.
Nelkir n’avait pas été particulièrement insistant — il n’insistait jamais. Il s’était contenté de le regarder, ce matin-là, alors qu’ils écoutaient le sermon gelé de Heimskr depuis l’entrée du palais. Un simple regard, avec ce demi-sourire en coin, comme s’il savait déjà ce qui allait se passer. Puis un :
« Tu veux vraiment apprendre quelque chose d’utile ? Suis-moi. »
Alors Hunfen l’avait suivi.
Les couloirs de Fort-Dragon semblaient plus longs quand on ne savait pas où on allait. Et plus vides. Depuis le temps qu’il était coincé ici, il avait l’impression que les murs s’étaient resserrés. Il n’y avait pas eu de nouvelles de Delphine, qui pourtant leur avait laissé un mot à Rivebois, griffonné à la hâte sur une feuille rugueuse : Je reprendrai contact à Blancherive. Restez discrets.
Mais depuis, rien.
Lydia vaquait à ses obligations, et quand elle n’était pas occupée, elle devenait… distante. La sécurité du palais rendait certes sa tâche de huscarl bien moins prenante, pourtant ces moments de calme devaient sans doute lui laisser du temps — mais il semblait que ce temps-là, elle ne voulait pas le partager. Il n’était pas un compagnon, pas vraiment un ami. Juste une responsabilité. Et parfois, elle semblait vouloir l’oublier, quelques heures.
Quant à Lucian Lentulus, le grand événement de la semaine, il avait cessé de provoquer autre chose que des sourires distraits. L’érudit impérial s’échinait à survivre dehors sous la neige, chargé de corvées diverses par Farangar. Il revenait transi, marmonnait contre les bottes nordiques et les étiquettes alchimiques, et repartait aussitôt, comme s’il craignait de geler s’il restait immobile.
Même ça, Hunfen s’en était lassé.
Et puis il y avait ce vent. Un vent qui, depuis plusieurs jours, attaquait continuellement, sans relâche. Il entrait par les fentes des meurtrières, par les joints des portes, un vent d’aiguilles, sec, précis, qui dehors vous coupait l’envie de respirer. Et pourtant, il s’était surpris à l’affronter, non, à le laisser le traverser, bras en croix, yeux fermés. Il s’imaginait dans les airs, parcourant tout Tamriel. Çela ne venait pas vraiment de lui, il le savait. Cette sensation sortait tout droit des souvenirs heureux de Sahloknir. Mais cette impression de liberté apaisait ses frustrations purement humaines.
C’était peut-être ça, la vraie raison pour laquelle il suivait Nelkir.
Ils marchaient sans bruit, l’un derrière l’autre, le long d’un couloir aux murs humides et mal éclairés. Nelkir ne disait rien ; il semblait parfaitement à l’aise, comme s’il descendait chez lui. Il n’avait pas changé d’allure, ni même jeté un regard à Hunfen depuis qu’ils avaient quitté la salle du trône.
Le jeune Nordique fronça légèrement les sourcils. Il ne savait pas vraiment s’il appréciait Nelkir ou non. Il l’intriguait, sans doute. Il disait des choses qui semblaient fausses, mais qui finissaient toujours par sonner juste, avec ce ton désabusé de ceux qui ont déjà tout vu. Il avait cette manière de vous faire croire qu’il lisait à l’intérieur des gens, et qu’il n’était jamais surpris — juste déçu.
« Tu m’emmènes où, exactement ? »
Nelkir eut un petit rire, bref, sans chaleur.
« Là où les adultes ne vont plus. » Il se tourna brièvement vers lui. « Mais toi… toi tu veux encore comprendre, pas vrai ? »
Hunfen haussa vaguement les épaules, Nelkir n’en demanda pas plus. Il reprit sa marche d’un pas égal, et Hunfen suivit. Ils passèrent sous une arche basse, puis s’enfoncèrent dans un couloir plus ancien encore que le reste du palais. Ici, la pierre n’était pas polie. Les murs suintaient légèrement, couverts par endroits d’un lichen terne, et le sol, irrégulier, faisait résonner leurs pas avec un écho sourd. Une odeur de poussière et de cire froide flottait dans l’air.
Nelkir s’arrêta finalement devant une porte. Elle n’avait rien d’exceptionnel. Solide, oui — du bois plein, sombre, presque noir, veiné comme une vieille cicatrice. Une serrure massive en acier renforçait l’ensemble, luisante malgré l’humidité ambiante. Elle n’était ni ouvragée, ni ornée d’un quelconque symbole. Juste… présente. Lourde. Comme si sa seule existence était déjà une réponse à une question qu’on n’avait pas encore posée. Il posa la main sur le bois, presque avec respect.
Nelkir eut un sourire étrange, presque apaisé, que Hunfen ne lui connaissait pas.
« Elle m’écoute, tu sais, murmura-t-il. Je lui ai parlé de toi. Elle veut savoir si tu mérites ce qu’elle peut offrir. »
Hunfen pencha légèrement la tête sur le côté, partagé entre curiosité et amusement.
« La porte veut savoir qui je suis ?
— Pas la porte. Ce qui parle derrière. »
Hunfen leva les yeux vers le bois épais, sceptique. Il allait répliquer quelque chose, mais Nelkir fit un simple geste, doigt sur ses lèvres.
« Écoute, chuchota-t-il. Et elle te parlera peut-être. »
Le jeune garçon hésita un instant, puis s’approcha à son tour. Le bois était froid, plus qu’il n’aurait dû l’être, et sa paume fut parcourue d’un frisson lorsqu’il entra en contact avec la surface sombre.
D’abord, rien ne se produisit. Un silence lourd, troublant, à peine troublé par la respiration de Nelkir. Hunfen jeta un regard interrogateur à son compagnon, prêt à s’écarter, quand il l’entendit.
Un murmure. Une voix basse et douce, qui semblait flotter juste au-delà de son oreille. Il frissonna, chercha à s’éloigner, mais quelque chose l’en empêcha, une force subtile et irrésistible.
« Enfin, souffla la voix. Il m’a amené quelqu’un d’autre. Quelqu’un digne de ma parole. »
Hunfen ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Nelkir ne réagissait pas, figé, le regard ailleurs. La voix poursuivit, calme, presque affectueuse :
« L’autre garçon est vif, certes, mais il manque quelque peu… de volonté.
— Qui est là ? », murmura Hunfen en s’approchant davantage, oubliant toute prudence.
Un léger rire, presque un souffle, résonna délicatement derrière le bois.
« Hélas, je ne puis atteindre directement votre monde. Mais je te pardonne de ne pas savoir qui je suis. Peu nombreux, désormais, sont ceux qui entendent mes murmures. »
Un silence chargé d’attente s’installa. Hunfen sentait son cœur s’accélérer. Il voulait se détacher, partir loin d’ici, mais une part de lui ne pouvait plus résister à l’attrait hypnotique de cette voix. Il voulait en entendre davantage.
« Certains m’ont appelée la Tisseuse, la Dame des Murmures. Mais les noms n’ont aucune importance. Ce sont les liens que je tends qui demeurent. Je tisse des liens subtils entre les mortels. Des liens d’amour, de haine, de loyauté, de trahison. »
Hunfen frissonna. Ces mots résonnaient étrangement en lui, touchant des émotions enfouies, des frustrations muettes qu’il n’osait exprimer. La voix sembla le deviner, car elle reprit avec une nuance de satisfaction :
« Nelkir est doué pour découvrir les secrets, mais toi… toi, tu as une âme forte. Tu pourras faire de grandes choses. »
Hunfen sentit une chaleur troublante lui monter aux joues. Une part de lui voulait reculer, mais l’autre — plus profonde, plus ancienne peut-être — voulait entendre la suite. C’était absurde, bien sûr. Il n’aurait pas su dire ce qu’il attendait exactement. Peut-être une prophétie, peut-être une mise en garde. Mais ce qu’il ressentait surtout, c’était une forme de reconnaissance. Comme si cette voix voyait en lui des choses que personne d’autre ne pouvait percevoir.
Il pensa, presque sans le vouloir, à ce que les Grises-Barbes avaient dit. À la Voix, à Jurgen Parlevent, à Alduin. Il pensa à la lumière blanche de Haut-Hrothgar, au titre de Ysmir, et au souffle des dragons. Était-ce de cela dont elle parlait ? De l’Enfant de Dragon ? De ce don dont Akatosh l’avait doté ?
Mais la voix sembla deviner sa pensée. Elle glissa doucement, sans reproche, presque amusée :
« Non, pas cela. Le sang de dragon est une clef, pas une essence. Il ouvre des portes, mais ne dit rien de l’âme qui les franchit. »
Hunfen resta figé. Il n’y avait pas de colère dans ces mots. Juste une vérité nue, posée comme un fait.
« Je ne te parle pas de pouvoirs, ni de destinée prophétique. Je parle de toi. De ce que tu ressens quand tu te réveilles seul, quand tu regardes les autres décider à ta place. Je parle de cette voix en toi, que tu n’oses jamais écouter parce qu’ils t’ont appris à avoir peur de ta propre force. »
Un battement sourd résonna dans ses tempes. Son souffle était court. Le bois sous sa main lui semblait presque tiède à présent, comme si un cœur invisible battait derrière.
« Tu veux comprendre ce monde, n’est-ce pas ? Tu veux savoir pourquoi les adultes t’en tiennent écarté, pourquoi ils ne te disent jamais tout, pourquoi ils ont peur dès qu’un enfant parle trop fort ? »
Hunfen hocha la tête sans s’en rendre compte.
« Je peux t’aider. Je peux t’apprendre à écouter ce que l’on cache, à voir ce que les autres ne veulent pas voir. Je peux te montrer les vérités que même les rois préfèrent ignorer. »
Un frisson le parcourut, comme une énergie nouvelle. Tout cela sonnait bien, très bien. Les secrets de ce monde qui lui permettraient de s’élever… Et pourtant… Il y avait Nelkir, avec ce sourire étrange et ce regard satisfait qu’il avait eu en l’amenant ici.
« Et lui ? », demanda-t-il dans un souffle. « Nelkir ? Il dit qu’il vous entend, lui aussi. »
Un silence glissa, lentement, comme un voile.
Puis :
« Nelkir… est un bon messager. Un intermédiaire. Il croit comprendre. Il se croit maître de ce savoir, mais il ne fait que le toucher du bout des doigts. »
Le ton n’était ni cruel, ni dur. Juste… comme une constatation.
« Il est lucide, oui. Mais il n’a pas la force, ni vraiment la soif. Il voit les vérités comme un trophée personnel. Toi, tu pourrais les absorber, tu pourrais les utiliser. C’est cela qui te rend… différent. »
Son cœur battait trop fort. Il avait envie de reculer… mais au fond, une voix plus discrète — la sienne ? — lui murmurait qu’il méritait peut-être d’entendre ces mots. Et aussitôt, la voix des murmures reprit, plus douce, presque confidentielle :
« Mais ne le lui dis pas. Pas tout de suite. Il n’est pas prêt à entendre cela. Il s’imagine être l’élu d’un grand dessein. Il pourrait se montrer… jaloux. Et un esprit jaloux est un esprit dangereux. »
Hunfen se figea. Sa main se retira d’elle-même, et le froid revint aussitôt, brutal, sur ses doigts. Il inspira, comme s’il sortait de l’eau.
Nelkir n’avait pas bougé. Il le regardait de biais, comme s’il essayait de deviner ce qu’il avait entendu.
« Alors ? » demanda-t-il simplement.
Hunfen hésita, puis répondit d’un ton neutre :
« Elle… elle parle vraiment. »
Nelkir eut un sourire satisfait, presque affectueux.
« Je te l’avais dit. »
Puis il se détourna, commençant à remonter le couloir. Hunfen resta immobile quelques instants, le regard fixé sur la porte silencieuse, persuadé que quelque chose l’observait encore depuis l’autre côté.
Puis il fit demi-tour à son tour, le cœur battant trop vite, sans parvenir à chasser cette voix de son esprit. Il n’aurait pas dû y venir, mais une part de lui — infime, mais vivace — voulait déjà y retourner.
oOo
Le vent fouettait les joues de Lucian Lentulus à la manière d’un précepteur cruel qui voudrait lui faire comprendre quelque chose à coups de gifles. Mais le jeune homme ne comprenait toujours pas, pas encore vraiment.
Il serra les pans de son manteau, remonta la rue boueuse, et s’efforça de ne pas glisser sur les pavés gelés de la grande place du Primarbor. Sur son dos, son sac se balançait, trop lourd pour sa charpente mince. Il portait un stock d’ingrédients divers préparés par Arcadia, une compatriote Impériale installée ici depuis des années, que Farengar avait commandées — sans explication, comme toujours —. Sous un tissu imbibé de cire, une épée flambant neuve venait s’ajouter à son fardeau. Une jeune forgeronne du nom d’Adrianne, Impériale elle aussi, l’avait priée de l’apporter à Proventus, pour qu’il la présente au jarl en temps approprié. Un cadeau pour Balgruuf, de ce qu’il avait compris. Il s’étonnait encore de la qualité de l’arme : le présent semblait trop noble pour venir d’une simple forge nordique ; l’épée devait être le chef-d’œuvre de la jeune femme. Elle la lui avait confiée avec ce sourire mi-fier, mi-épuisé que Lucian commençait à reconnaître chez tous ceux qui habitaient ici, même chez Heimskr.
Il ne se serait jamais attendu à être frappé par une telle forme de persistance. Le prêcheur se tenait, comme chaque matin, devant la statue de Tiber Septim, la voix rauque, les bras écartés, ses mots transperçant l’air gelé comme des flèches de foi. L’homme n’avait ni manteau, ni gants, à peine une robe trop mince munie d’une capuche, mais il hurlait aux cieux son adoration de Talos avec une ferveur que Lucian enviait, à défaut de la comprendre.
Là, pensa-t-il, voilà ce qu’ils veulent dire, quand ils parlent de Talos comme d’un homme devenu Dieu. Ici, il n’était pas un débat théologique ou une clause de traité passé avec des elfes un peu trop intégristes. Il était un modèle. Une figure brute, forgée dans le froid, gravée dans la pierre.
Blancherive n’était pas que rude. Elle était résiliente. Cosmopolite, aussi, à sa manière : une impériale vendait ses potions, une autre tenait une forge, un bréton avait ouvert un bazar d’objets divers, et même deux Bosmers trouvaient à commercer leurs arcs. Et c’était sans compter les caravanes Khajiit qui, lui avait-on dit, faisaient parfois halte à l’entrée de la ville, hors les murs. Une mosaïque d’exilés et de pragmatiques, soudée non par l’idéal, mais par la nécessité.
Cela, il ne l’avait pas lu dans les livres.
Lucian gravit lentement la rampe de Fort-Dragon, les bras engourdis par le poids de ses charges. Le vent n’avait pas faibli, il se sentait vidé, grignoté par le froid comme un parchemin rongé par l’humidité. Et pourtant, l’effort l’avait éclairci. Ce n’était pas seulement l’air vif, ni même l’agitation des marchands sur la place : c’était ce constat diffus, tenace, qu’il ne savait plus très bien ce qu’il était venu faire ici.
Il s’était présenté comme un envoyé de savoir. Un bâtisseur d’avenir. Un humble éclaireur de civilisation. Les termes lui semblaient à présent trop grands, trop creux. Que pouvait bien signifier « diffuser l’éducation » dans une ville où chaque bûcheron vous riait au nez, où les enfants maniaient l’épée avant de lire une lettre, et où la neige vous ôtait l’envie de rêver à voix haute ?
Et pourtant… il y croyait encore. À l’idée. À la graine. À la promesse qu’on pouvait ouvrir les esprits, même dans les contrées les plus rudes. Les mécènes de l’institut avaient cru en cette mission avec ferveur — pas tant pour éduquer des masses ignorantes, que pour semer des étincelles. Pas pour imposer une vision unique, mais pour faire respirer l’air du monde dans les pièces trop closes.
Plusieurs avaient laissé des recommandations écrites. Une dame noble de Skingrad avait longuement insisté sur un certain Joric, fils de la jarl Idgrod, à Morthal — un enfant que l’on disait sujet à des visions, doué d’une intuition déroutante. Un autre mécène, un érudit austère de Bruma, lui avait glissé quelques lignes sur un dénommé Assur, à Fortdhiver, qui ne devait pas grandir prisonnier des récits fanatisés de son père. Et puis il y avait eu cette lettre non signée, sans sceau, qui évoquait les enfants de Fort-Dragon à Blancherive, y compris celui qui n’est pas du jarl.
Mais plus les jours passaient, plus ces recommandations lui semblaient abstraites — peut-être même un peu naïves. Ces mécènes, après tout, n’avaient jamais mis les pieds à Fortdhiver ou à Morthal. Ils citaient des noms glanés dans des rapports diplomatiques ou des anecdotes d’amis en voyage. Parfois même de simples rumeurs. Il ne s’agissait pas d’un programme réfléchi, mais d’une série d’intuitions guidées par des fantasmes de réforme.
Il commencerait ici. À Blancherive. Parce que c’était là qu’il se trouvait, parce que l’hiver interdisait d’aller plus loin, et parce que si un seul enfant parmi eux valait la peine qu’on l’écoute autrement… il ne voulait pas passer à côté.
Le vent tomba d’un coup lorsqu’il passa les grandes portes de Fort-Dragon. Le hall était tiède, saturé de l’odeur des bois brûlés, et presque vide. Il secoua ses épaules et se dirigea vers les appartements de l’intendant. Proventus était assis à son bureau, en train de classer des parchemins avec une concentration fébrile. Lucian esquissa un sourire gelé et sortit soigneusement l’épée d’Adrianne de son sac, la tenant entre ses gants comme une offrande.
« Voici… le présent de votre fille pour le jarl. Elle m’a chargé de vous la remettre. »
Proventus la prit avec précaution. L’arme était fine, élégamment équilibrée, son acier d’un poli presque miroir. Un symbole délicat — un arbre stylisé — était gravé près de la garde.
« Elle y a mis tout son cœur, murmura-t-il. J’ignore comment le Jarl le prendra… mais je la lui présenterai, en temps voulu. Merci. »
Lucian hocha la tête, puis s’éclipsa discrètement, son sac beaucoup plus léger.
Il gagna ensuite l’étude de Farengar, poussant la porte sans frapper. Le mage n’y était pas. Sans doute occupé ailleurs — ou en train de le faire courir sous prétexte d’initiation. À la place, un garçon qui ne devait pas avoir plus de douze ans était assis sur un tabouret, penché sur un livre trop grand pour lui. Il avait une expression concentrée, la langue coincée entre les lèvres, et marmonnait quelques mots en lisant, les sourcils froncés.
Lucian cligna des yeux. Ce n’était pas un des enfants du jarl. Celui-là était vêtu sobrement, une chemise de lin sous une protection de cuir usée, tout comme ses bottes ; rien qui évoquait la noblesse. Il semblait… étrangement à sa place dans ce désordre d’alchimiste.
Il toussota doucement. Le garçon leva les yeux.
« Je peux rester ici ? demanda-t-il. Je lis un peu pour m’occuper. »
Lucian sourit, intrigué.
« Tu lis un traité de magie de destruction ? »
Le garçon hocha la tête, puis grimaça.
« Je comprends pas tout. C’est pas comme allumer un feu de camp. Moi, mon sort de flammes, je le fais comme ça. Ça, ça parle de… schémas d’incantation et de contrôles élémentaires. Je vois pas le rapport. »
Lucian s’approcha, amusé malgré lui.
« Et tu lis souvent des livres comme ça ? »
Le garçon haussa les épaules.
« Ici, y a rien d’autre à faire. Avant, je bougeais beaucoup. Maintenant je suis coincé ici… »
Lucian l’observa un instant. Le garçon avait ce regard que lui-même avait porté dans sa jeunesse : celui de ceux qui cherchent une issue dans les marges d’un livre.
Il posa doucement son sac, fouilla à l’intérieur, et en sortit un ouvrage plus coloré, relié de cuir tanné, illustré de gravures usées. Il le tendit.
« Essaye celui-là. C’est un peu moins… rébarbatif que le Traité sur la combustion élémentaire. Il parle des peuples de Tamriel. Des royaumes, des traditions, des façons de gouverner. C’est comme voyager un peu… sans quitter la salle. »
Le garçon prit doucement le livre entre ses mains, le tournant avec curiosité. Ses doigts glissèrent lentement sur les gravures colorées représentant des paysages étrangers, des guerriers en armures exotiques, et des créatures fantastiques venues d’ailleurs. Ses yeux s’illuminèrent brièvement, comme s’il venait de trouver une porte entrouverte vers un monde qu’il ignorait jusque-là.
« Ça parle de Bordeciel aussi ? » demanda-t-il finalement, en relevant les yeux vers Lucian.
— Un peu, oui, répondit Lucian en s’accroupissant pour être à hauteur de l’enfant, mais je te préviens : les livres ne disent pas toujours tout. Parfois, ils exagèrent même un peu. »
Le garçon fronça les sourcils, intrigué.
Lucian feuilleta doucement jusqu’au chapitre consacré aux Nordiques, souriant malgré lui devant la gravure représentant un guerrier barbu brandissant une hache gigantesque sur fond de montagnes enneigées, torse nu et sans protection apparente contre le froid.
La gravure fit éclater un petit rire chez le garçon.
« Il va attraper la mort, torse nu comme ça ! Même les trolls des glaces se couvrent mieux. »
Lucian rit doucement à son tour.
« C’est vrai. Je suppose que l’illustrateur ne s’est pas soucié du réalisme climatique… »
Le garçon feuilleta encore quelques pages, les yeux brillant d’un mélange d’amusement et de fascination. Chaque illustration, chaque paragraphe semblait attiser en lui une faim nouvelle. Une faim d’apprendre, mais pas de manière scolaire — une envie de comprendre le monde au-delà des murs, des camps et des titres.
Lucian se redressa et s’adossa à un pilier de pierre, bras croisés. Il observa en silence pendant un moment. Celui-là n’était pas comme les trois enfants du jarl. L’ainée ne le voyait que comme un domestique sans importance, le cadet ne rêvait que de batailles épiques, et le benjamin… il lisait le monde comme un livre qu’il méprisait d’avance. Il était vif, certes, mais usé par un cynisme précoce et inquiétant.
Ce garçon-là, en revanche… semblait doté d’une curiosité brute, indomptée. Il posait des questions sans arrogance, riait sans se moquer, tournait les pages avec des doigts fébriles comme s’il redoutait de manquer quelque chose.
Lucian se pencha légèrement.
« Tu t’appelles comment, au fait ? »
Le garçon releva les yeux, un peu hésitant, puis répondit :
« Hunfen. »
Lucian s’accroupit légèrement, pour être à hauteur de l’enfant, et lui tendit le livre avec un sourire calme.
« Tiens. Si tu veux en lire d’autres, je peux t’en prêter. Et si tu veux en parler, je suis là. On comprendra mieux ensemble. »
Hunfen le regarda, surpris par la simplicité de la proposition. Il hocha lentement la tête.
« Je lis pas aussi bien que vous… et parfois, je comprends pas tout. »
Lucian acquiesça, d’un ton doux.
« C’est normal. Les livres, c’est comme les gens : certains se laissent apprivoiser tout de suite… d’autres demandent un peu de patience. »
Hunfen esquissa un sourire, un peu plus assuré, et retourna à son livre, cette fois avec plus d’attention encore, tandis que Lucian s’éloignait, son sac presque vide, son esprit un peu plus léger.
Peut-être que sa mission n’était pas totalement vaine. Pas pour « instruire » ou « élever » qui que ce soit. Juste… pour écouter. Pour apprendre à voir les choses autrement. Et peut-être, s’il était chanceux, pour partager un peu de ce qu’il avait lui-même découvert — à sa manière.
Ce Hunfen, en tout cas, lui donnait envie d’essayer.