Les enfants de Bordeciel
Chapitre 37 – La Dame des Murmures
Hunfen se tenait seul dans l'obscurité humide du couloir. Cette fois, il n'avait pas eu besoin de Nelkir pour le guider jusqu'ici. Le chemin vers la porte s'était gravé en lui, comme une empreinte sombre laissée par le murmure de la voix derrière le bois.
Nelkir… Hunfen poussa un soupir exaspéré en pensant à lui. Le jeune fils du Jarl s’était montré particulièrement agaçant ces derniers jours. D’un ton supérieur et vaguement condescendant, il s'était mis à lui parler comme si Hunfen n’était rien d’autre qu’un apprenti naïf, un élève auquel il offrait généreusement quelques bribes de savoir. Lorsqu’il avait osé répliquer, Nelkir s’était contenté d'un regard froid, souligné par ce petit sourire méprisant qui lui était devenu si habituel.
« Tu apprendras, Hunfen. Un jour, tu comprendras ta place. »
Hunfen avait serré les dents sans répondre. Nelkir ignorait tout des mots de la Dame des Murmures, tout de ce qu’elle lui avait dit : « Toi, tu as une âme forte… Nelkir n’a pas la force, ni la soif » Il n’avait rien révélé de ces paroles à l’autre enfant, préférant les garder en lui comme un secret précieux. Pourtant, la satisfaction de savoir que la Dame l'avait choisi, lui, ne parvenait pas à chasser complètement l’humiliation que Nelkir lui faisait ressentir.
Il soupira, chassant ces pensées en posant lentement sa main contre la porte. Le bois était aussi froid qu’à sa première visite, mais il sentit une légère vibration, presque imperceptible, comme si quelque chose derrière la porte venait de s’éveiller à son contact.
« Tu es revenu, » murmura une voix douce et accueillante, immédiatement familière.
Un frisson remonta lentement sa colonne vertébrale. Pourtant, il ne retira pas sa main.
« Oui, souffla-t-il. Je voulais… vous entendre encore. »
La voix émit un rire léger, presque tendre.
« Et moi, je voulais continuer à te parler. Tu as tant de liens autour de toi, Hunfen. Des liens qui t’étouffent, qui t’empêchent de déployer pleinement tes ailes. »
Il resta silencieux, attentif. La voix poursuivit avec une douceur feutrée, caressante :
« Certains de ces liens semblent réconfortants, solides. Mais ce sont les plus dangereux. Ils te retiennent, te limitent. Ton destin est bien plus vaste, bien plus puissant qu’ils ne veulent te laisser croire. »
Hunfen sentit son cœur battre plus fort. Une étrange chaleur montait en lui, mélange de crainte et d’excitation. Il repensa à Nelkir, à son sourire méprisant, à son regard arrogant. Mais aussi à Lydia, distante depuis quelque temps, comme si elle s’était lassée de lui, de la charge qu’il représentait. Une part de lui se rebellait à cette idée, mais il ne pouvait ignorer ce sentiment de solitude grandissante.
« Nelkir, murmura la voix, sentant son trouble. Il prétend te guider, mais il tremble de jalousie. Il sait, au fond, que tu lui es supérieur. Il a peur que tu réalises la vérité et que tu brises cette chaîne qu’il veut poser sur toi. »
Hunfen ferma les yeux un instant, absorbant ces paroles. Supérieur à Nelkir… la perspective était troublante, séduisante.
« Il m'a dit que j'étais inférieur, avoua-t-il presque malgré lui.
— Il ment, répondit la voix sans hésitation. Il se ment à lui-même autant qu’à toi. Toi seul peux saisir le pouvoir que je propose. »
Il sentit un tremblement étrange dans le bois sous ses doigts, comme une pulsation légère et vivante.
« Quel pouvoir ? » demanda-t-il dans un souffle.
« Le pouvoir de rompre les liens, Hunfen. De trancher les chaînes qui t’empêchent de devenir ce que tu es vraiment. »
Il déglutit péniblement.
« Et qu’est-ce que je suis vraiment ? »
« Libre. Puissant. Celui qui décide, qui façonne son destin au lieu de le subir. Je peux t’offrir ce don, si tu l’acceptes. »
Hunfen sentit son souffle s’accélérer. Il voyait déjà dans son esprit ce que cela signifiait : ne plus dépendre de personne, ne plus être une simple responsabilité confiée à Lydia, un pion déplacé par les adultes, ou pire, un jouet moqué par Nelkir. Enfin, faire ce qui lui tenait à coeur. Se remettre sur les routes, voyager, aller voir par lui-même ce que le livre de Lucian racontait. Des héros, des rois, des conquérants… des noms gravés dans les pages.
La voix reprit, plus basse encore, presque comme un secret :
« Tu as vu leurs noms. Leurs hauts faits. Tu les as lus. Et tu as senti ce manque, n’est-ce pas ? Celui de n’être qu’un lecteur… pas un acteur. »
Hunfen sentit une tension dans sa poitrine. Oui. Il avait ressenti cela. Une envie brûlante, frustrante, de faire partie de l’histoire. Pas juste de la lire.
La voix se fit plus souple, plus tranchante :
« Ils ont tous dû rompre des liens qui les enchaînaient. Loyauté, amitié, famille… Ce sont des chaînes de velours, mais ce sont des chaînes. »
Oui, c’était logique. Le chemin de la grandeur nécessitait que l’on laisse des choses en arrière. Et alors, il pourrait être libre de prendre les choses en main. Même son père… Il pourrait le retrouver, réussir là où les messagers du Jarl avaient échoués, si tant était qu’ils avaient réellement essayé.
Nelkir, en bon messager, avait dit des paroles vraies. On ne pouvait réellement compter que sur soi-même pour accomplir ce que l’on désirait. Les autres, les adultes, ils ne faisaient que constituer des entraves. La Dame avait raison, se défaire de ses liens était le seul moyen de ne pas être retenu, ralenti, blessé.
« Comment faire ? » murmura-t-il d’une voix étranglée par l’émotion.
« Derrière cette porte se trouve ce qui te permettra d’accomplir ta destinée. Une lame, aussi noire que la nuit, capable de trancher tous les liens. Avec elle, rien ni personne ne pourra plus jamais te contrôler. »
Hunfen ne répondit pas tout de suite. Son cœur cognait contre ses côtes, douloureusement. Une lame. Une véritable arme. Non pas une dague de forgeron offerte par pitié, mais une relique. Quelque chose de vivant, de voulu. Pour lui.
« Une lame… »
« Un prolongement de toi-même, murmura la Dame. Elle ne demande qu’à servir. Elle reconnaîtra ta main. Elle reconnaîtra ta volonté. »
Le jeune garçon recula légèrement sa paume, mais ses doigts restaient à portée du bois. Il ferma les yeux. Pendant une seconde, il crut voir l’arme, même sans que la porte ne s’ouvre : fine, noire, aux reflets huileux. Elle semblait vibrer, à peine, comme si elle respirait. Et dans l’ombre… des formes.
Une silhouette, la première. Il la reconnut tout de suite : Nelkir, debout, dans la pénombre d’une salle sans fenêtre. Il parlait, les lèvres bougeaient sans émettre de son. Mais Hunfen n’avait pas besoin d’entendre pour deviner ce qu’il disait. Encore ce ton supérieur, ce petit sourire hautain.
« Il se pense supérieur, alors qu’il n’est qu’un relai. Une voix creuse pour des vérités qu’il ne comprend pas. Il ne mérite pas ton respect. Il te freine. »
La lame noire apparut dans sa main. Elle était légère. Trop légère. Il ne comprenait même pas comment elle s’y était retrouvée.
Et soudain, Nelkir s’effondra. Sans cri, sans drame. Juste… tranché. Pas de sang, pas de larmes, l’image était surprenamment… propre. Comme si quelque chose avait été nettoyé.
Hunfen ouvrit les yeux brusquement. Sa respiration était devenue plus courte. Il voulut reculer, mais déjà, un autre visage s’imposait dans son esprit. Lydia. Elle se tenait dos à lui, dans un champ de neige. Silhouette massive, solide. Elle parlait à quelqu’un d’autre, peut-être au Jarl — il ne savait pas. Mais elle disait son nom, avec lassitude. Avec frustration. Comme si elle regrettait d’avoir à veiller sur lui.
La lame, encore une fois. Sa main se levait. Il ne voulait pas… mais elle le faisait.
« Elle ne croit pas que tu es prêt. Elle ne croit même pas que tu en vaux la peine. Elle veille sur toi comme on surveille un paquet piégé. Elle est un poids. »
Lydia s’effondra. Droite comme un arbre. Puis, plus rien.
Hunfen eut un haut-le-cœur, mais la vision se poursuivait déjà.
Un autre lieu. Plus intime, plus flou. Aventus. Il était assis à même le sol, dans une pièce basse, les yeux levés vers lui. Il n’avait pas peur. Il souriait. Mais dans ce sourire, quelque chose de triste. Il tendait la main, comme pour le retenir.
« Ne m’abandonne pas… »
La lame dans la main de Hunfen était lourde, cette fois. Tremblante.
« Il tient à toi, il te cherche, il est ton ami, mais son cœur est obscurci. Il a goûté au sang. Il vit dans les ombres. Un jour, il aura un ordre. Il pensera devoir te tuer. Pour plaire à sa Mère. Pour ne pas trahir sa famille. »
Hunfen tomba à genoux. Le cri monta dans sa gorge, mais il resta bloqué.
Aventus, dans la vision, était maintenant allongé, inerte, un filet rouge s’échappant de ses lèvres. Et ses yeux… restaient ouverts… le fixant sans le voir.
Hunfen hurla. Le cri éclata dans ses propres oreilles, brut, animal, résonnant contre les murs de pierre avec une intensité qui n’avait rien d’humain. Il recula violemment, la main encore brûlante, comme si le bois lui avait mordu la peau. Il trébucha en arrière, heurta le mur opposé du couloir, haletant. Les images dansaient encore devant ses yeux, mais vacillaient maintenant comme des flammes privées d’air.
« Non… non, non, non… »
Il se redressa à demi, titubant, les mains tremblantes, les genoux fléchis comme s’il allait vomir.
La porte, pourtant, était silencieuse. Aucune vibration. Aucune voix. Seulement le silence poisseux du souterrain.
Tu voulais savoir. Tu voulais comprendre.
Il mit plusieurs secondes à comprendre que la voix n’était plus là — seulement l’écho dans sa propre tête. Et que ce qu’il avait vu, pensé, désiré, ne venait peut-être pas d’elle seule.
Il vacilla de nouveau, puis se redressa d’un bond. Ses jambes le portaient à peine, mais il courait déjà dans le couloir, remontant à la lumière, fuyant l’humidité, la pierre, la voix.
Il émergea du couloir secret dans un halètement paniqué, bousculant un garde dans le passage latéral. L’homme le retint à peine — un réflexe.
« Hé ! Doucement gamin, tu viens de… »
Mais Hunfen ne s’arrêta pas. Il courut à travers les couloirs, manquant de glisser sur le carrelage humide, jusqu’à atteindre l’escalier menant aux appartements du mage.
Il poussa la porte de l’étude de Farengar d’un geste sec.
Le mage était accroupi, en train de tracer un cercle de craie sur le sol. Il leva les yeux, visiblement agacé — jusqu’à ce qu’il voie Hunfen. Le garçon était livide, tremblant, haletant, les yeux dilatés.
« Par les Divins… Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »
Le garçon ouvrit la bouche, mais sa voix ne sortit pas. Il tituba jusqu’à lui, tomba à genoux et saisit la manche de Farengar.
« La… la porte. Dans le couloir. Elle… elle parle. Elle m’a montré… »
Farengar pâlit aussitôt. D’un seul geste sec, il attrapa Hunfen par les épaules.
« Quoi ? Quelle porte ? Dis-moi exactement où ! »
Hunfen hocha la tête frénétiquement.
« Elle… Elle a dit qu’il y avait une lame. Une lame derrière. Et que je… que je pouvais tuer… »
Le regard du mage changea. Ce n’était plus du choc. C’était de la terreur. Une vieille terreur. Quelque chose de trop familier.
« Non… murmura-t-il. Ce n’est pas possible… Balgruuf avait… Nous l’avions condamnée… »
Il se releva d’un bond.
« Viens. Immédiatement. Pas un mot de plus ici ! »
Hunfen, encore en état de choc, obéit sans réfléchir. Farengar le poussa presque, l’entraîna à travers les couloirs, gravissant les escaliers vers les quartiers privés du palais.
« Le Jarl doit être prévenu. Tout de suite. »
oOo
Nelkir descendait le couloir les mains dans les poches, le pas tranquille. Il n’avait pas dit à Hunfen qu’il venait ce soir. Il ne lui disait plus grand-chose depuis quelques jours, en fait. L'autre garçon avait ce regard étrange, ailleurs, depuis qu’il avait visité la porte. Et il se taisait. Il gardait pour lui ce que la Dame lui avait dit, comme un vilain secret. Comme si sa parole lui appartenait en propre.
C’était ridicule. Ce n’était pas son secret. C’était Nelkir qui l’avait découverte. Nelkir qui l’avait écoutée le premier. Nelkir qu’elle avait appelé. Pas Hunfen. Pas ce garçon tombé du ciel, que les adultes traitaient à la fois comme un miracle et un danger.
Il remonta légèrement le col de sa tunique. Le couloir était toujours aussi humide, mais il ne s’en plaignait plus. C’était le prix du silence. Le prix du savoir. C’était là que se cachaient les choses vraies, pas dans la lumière bête de la grande salle.
Et ce soir, il entendrait peut-être davantage. Il sentait que la voix allait revenir. Elle devait revenir.
Mais à l’embranchement, il s’arrêta net.
Quelque chose clochait.
Le couloir était… éclairé. Une torche avait été accrochée au mur, là où il n’y en avait jamais eu. Et surtout, au bout du passage, devant la lourde arche menant à la porte, une grille de fer avait été posée. Massive, rugueuse, ancrée dans la pierre. Un garde se tenait devant, torse droit, hallebarde en main, l'air aussi froid que les murs autour de lui.
« Qu’est-ce que ça signifie ? » demanda-t-il d’un ton sec, s’efforçant de masquer sa nervosité croissante.
Le garde lui accorda à peine un regard, haussant vaguement les épaules.
« Ordre du Jarl. Personne ne passe. »
Nelkir sentit ses joues brûler d’une colère immédiate, vive, incontrôlée.
« Je ne suis pas “personne” ! Je suis le fils du Jarl, tu sais très bien qui je suis ! Ouvre-moi immédiatement ! »
Le garde haussa à nouveau les épaules, mais son ton devint glacial, insultant par son indifférence.
« Dégage, gamin. Ordres du Jarl. Pas d’exceptions. Va jouer ailleurs. »
Nelkir resta pétrifié, la bouche entrouverte, incapable de répondre tant le choc était immense. Une humiliation cuisante lui montait à la gorge. « Va jouer ailleurs. » Comme s’il était un enfant ordinaire, un paysan sans nom venu réclamer des miettes à la porte des cuisines. Lui, Nelkir, traité comme un vulgaire gamin importun.
Ses poings se crispèrent jusqu’à ce que ses ongles lui blessent les paumes.
« Tu vas le regretter, » siffla-t-il entre ses dents serrées. « Je te le jure. »
Il tourna les talons violemment, remontant le couloir précipitamment, une étrange brulure au creux de l’estomac. De quel droit l’humiliait-on de la sorte ? Et pourquoi un garde ici, pour commencer ? Ce n’était pas normal. Hunfen avait parlé. Évidemment. Ce n’était pas une coïncidence si, soudainement, tout accès à la Dame lui était refusé. Ce garçon faible, peureux, qu’il avait lui-même choisi d'initier, venait de révéler la seule chose qui lui importait vraiment.
Mais pourquoi ? La Dame l'avait choisi lui, Nelkir. Elle l’avait toujours choisi. C’était lui, son champion. Pas Hunfen. Jamais Hunfen. Un frisson lui parcourut l’échine, éteignant le feu dans ses entrailles. Et si Hunfen avait pris sa place ? Et si la Dame avait choisi Hunfen à sa place ?
« Non, » murmura-t-il en remontant vers les étages supérieurs, le regard brouillé par une colère naissante et une peur sourde. « Non, non… Il n’y aurait pas eu de garde. Hunfen est stupide, il ne sait pas se taire. Et les adultes veulent nous séparer de la Dame. »
Il gagna sa chambre sans savoir vraiment comment il y était arrivé, claquant violemment la porte derrière lui. Il resta immobile au milieu de la pièce, les bras ballants, essayant de contrôler les tremblements qui secouaient son corps.
Il attendit là, incapable de s’allonger, incapable même de s'asseoir, les yeux fixés sur la fenêtre à travers laquelle la nuit tombait lentement. Il devait attendre. Il devait redescendre. La grille ne serait pas gardée toute la nuit. Il irait, il saurait retrouver la Dame. Et ce stupide Hunfen en serait privé, lui.
Il fallait qu’il sache. Il fallait qu’elle lui parle. Même un mot. Même un murmure.
Lorsque la nuit fut assez avancée, il rouvrit doucement sa porte. Son cœur cognait si fort qu’il avait l'impression que tout le palais pouvait l’entendre. Il descendit les escaliers, silencieux comme un fantôme, vers ce couloir interdit. Le garde devait être en train de ronfler tranquillement dans la caserne. Il allait enfin pouvoir retrouver cette voix douce, rassurante.
Mais lorsqu’il atteignit à nouveau le bas des marches, le garde était toujours là, implacable. La grille n'avait pas bougé d'un pouce. Le visage du soldat, éclairé par la lueur vacillante de la torche, semblait presque démoniaque tant il était inexpressif.
Nelkir resta figé dans l’ombre, une main crispée contre le mur froid. Il n’osait pas faire un pas de plus. Le garde n’avait pas bougé, ne l’avait pas vu – ou peut-être si. Difficile à dire. Il ne semblait même pas respirer, juste… exister là, comme une statue vivante plantée entre lui et le seul endroit du monde où les choses avaient encore un sens.
Il recula lentement, prudemment, comme si le moindre bruit pouvait briser ce cauchemar glacial et le faire éclater en morceaux. Il remonta le couloir à reculons, jusqu’à disparaître au coin du mur, puis s’enfuit presque, le souffle court, les doigts gelés.
De retour dans sa chambre, il se laissa tomber à genoux devant son lit, les paumes plaquées contre ses tempes. Ce n’était pas possible. Ça ne devait pas se passer comme ça. Elle devait l’appeler. Elle devait l’appeler. Il resta là longtemps, les yeux grands ouverts dans la pénombre, incapable de pleurer, incapable de dormir. Un vide bourdonnait à l’intérieur de lui, un vide acide et grondant.
Vers l’aube, il se leva d’un bond et traversa la pièce comme un pantin brisé. Il s’assit dans un coin, à même le sol, les bras autour des genoux. Il tenta de se rappeler la voix. La vraie voix. Pas celle qu’on imagine. Celle qu’il avait entendue la première fois. Elle avait été douce. Elle l’avait flatté. Elle l’avait vu.
Il ferma les yeux.
« Je suis là, » murmura-t-il. « Tu peux me parler. Je suis seul maintenant. Lui, il a trahi. Moi, je suis resté. Je veux écouter. Tu me connais, pas vrai ? »
Silence.
Il inspira longuement, se concentra plus fort. Il pensait à la pierre, à l’humidité, à la pulsation qu’il avait ressentie la première fois, à la chaleur sourde du bois sous sa paume.
« Je suis ton messager. Ton premier. Je t’ai montré à Hunfen. Mais c’est moi que tu as voulu. Toi et moi, on se comprend. Tu sais que je peux voir ce que les autres refusent. »
Toujours rien. Même pas une illusion. Même pas un frisson.
Il rouvrit les yeux brusquement, les dents serrées. Il se releva d’un coup sec et se jeta contre la porte de sa chambre, qu’il laissa claquer contre le mur. La lumière pâle du matin coulait par les fenêtres du couloir, trop vive pour son esprit engourdi.
Il avança dans les couloirs vides, le pas lourd, l'esprit creux. Ses tempes battaient douloureusement, comme si la nuit blanche résonnait contre son crâne. Chaque bruit lointain — une porte qui grince, un garde qui tousse — lui paraissait trop fort, intrusif, insupportable.
Il longea les galeries comme un automate, jusqu’à atteindre la corniche surplombant la ville, celle où il aimait se tenir, seul, les soirs où le reste du monde lui semblait trop bête, trop bavard.
De là, on voyait Blancherive dans son ensemble. Les toits de chaume, les rues enneigées, les colonnes de fumée blanche montant doucement des cheminées. Et par-delà les remparts, les plaines gelées s’étendaient jusqu’aux montagnes brumeuses.
D’ordinaire, la vue le calmait. Lui donnait le sentiment qu’il était au-dessus de tout ça. Que sa place n’était pas parmi les enfants qui couraient dans la boue ou les soldats qui obéissaient sans penser.
Mais ce matin, tout lui semblait étranger. La ville était sourde. La Dame, muette.
Il avait l’impression d’être tombé hors de lui-même.
Il s’assit contre la balustrade, les jambes repliées contre sa poitrine, le menton posé sur les genoux.
Et il recommença à murmurer.
« Tu m’écoutes encore, pas vrai ? » souffla-t-il à la pierre, au vent, à l’absence.
Il attendit. Peut-être qu’un souffle, un soupir, viendrait s’enrouler autour de sa nuque, comme la première fois. Il ferma les yeux, fort, jusqu’à ce que des taches de lumière dansent sous ses paupières.
« Tu sais que c’est pas lui, pas Hunfen, qui t’a compris. Il a tout gâché. Il t’a vendue. Moi, j’ai rien dit. Moi, je suis resté. Je suis loyal. Je suis… »
Un craquement quelque part dans le palais lui fit sursauter. Il se figea, tremblant, puis se recroquevilla à nouveau. Le murmure ne venait pas. Il n’y avait que sa propre respiration et le sifflement glacé du vent sur les tuiles.
Et pourtant, il sentait qu’elle aurait dû parler. Elle devait lui parler.
Il colla ses paumes contre ses oreilles, ferma les yeux à nouveau, et essaya de l’imaginer. La voix. Douce, feutrée, un peu railleuse. Celle qui l’avait flatté, qui l’avait vu.
Il articula tout bas, d’un ton hésitant, presque incantatoire :
« Tu es spécial, Nelkir… toi, tu comprends les choses que les autres ne voient pas… tu entends ce que les adultes n’osent pas nommer… »
Il s’interrompit, le souffle court. C’était faux. Ce n’était pas exactement sa voix. Pas le bon timbre. Pas la même texture. Il recommença, plus bas :
« Tu es mon messager, mon premier… mais tu as laissé entrer un autre… »
Ses propres mots lui glacèrent le sang. Il n’avait pas voulu formuler ça. Il tenta de les effacer en les recouvrant :
« Non. Non, ce n’est pas ça. Je t’ai montré Hunfen, oui, mais je ne l’ai pas choisi à ta place. C’était une erreur, pas vrai ? Une distraction. Il ne comprend pas ce que tu es. Pas comme moi. Moi je t’ai trouvée. Moi je suis resté. »
Nelkir se redressa lentement. Ses jambes étaient engourdies, sa nuque raide. Il ne savait pas depuis combien de temps il était là, recroquevillé sur la pierre froide comme un animal malade. Le soleil s'était élevé dans le ciel, sa lumière pâle éclaboussant les murailles d'une clarté trop vive, trop insupportable.
Il se leva, vacillant. Sa tête bourdonnait comme une ruche malmenée, et ses pensées formaient une masse confuse, lourde et acide, qui tournait sans fin.
Hunfen.
Il revoyait son visage, ce regard flou, cette bouche fermée qui taisait des vérités volées. Il l’avait vu passer dans les couloirs, l’air absent, comme si tout cela — la grille, la voix, la Porte — ne le concernait plus. Comme s’il avait… pris ce qu’il voulait. Et qu’il n’avait plus besoin du reste.
Nelkir sentit une bouffée de chaleur monter dans sa poitrine, brûlante, presque douloureuse.
Il avait compris. C’était Hunfen. C’était à cause de lui.
Il l’avait trahi. Il avait parlé. Il avait tout détruit.
Et maintenant, il se pavanait avec ses secrets et ses airs de petit héros silencieux, protégé par Lydia, cajolé par le Jarl, surveillé par Farengar. Toujours au centre, toujours dans la lumière.
Tandis que lui, Nelkir, le vrai premier, le seul qui voyait clair, on l’avait enfermé dehors.
Il marcha. Lentement. Chaque pas faisait résonner la colère dans ses talons.
Il descendit les escaliers, croisa une servante qui s’écarta brusquement en voyant ses traits tirés, sa tunique froissée, ses yeux cernés et fous. Il ne la regarda même pas.
Il savait où il allait.
La grande salle.
Il le trouverait là. Il savait que Hunfen traînait parfois là, l’air de rien, comme s’il faisait partie du palais, comme s’il en était… chez lui. Il y aurait des adultes, bien sûr. Des gardes. Peut-être le Jarl, peut-être pas. Peu importe. Ce serait rapide.
oOo
Lucian Lentulus leva brièvement les yeux de son carnet pour observer la grande salle. Assis sur l’un des bancs latéraux, il griffonnait distraitement quelques remarques sur les coutumes nordiques, les audiences du Jarl et l'organisation de Fort-Dragon. Les détails de la vie quotidienne, comme cette séance de doléances du peuple, étaient toujours tellement plus intéressantes et instructives que les grandes dissertations livresques, souvent pompeuses et répétitives.
Une agitation à l'entrée de la salle attira son attention. Nelkir, le plus jeune fils du Jarl, venait d'apparaître sur le seuil, et marchait d’un pas décidé. Lucian fronça les sourcils en voyant son état : pâle, cerné, ses longs cheveux blonds ébouriffés et emmêlés, le garçon semblait avoir passé une nuit éprouvante. Quelque chose dans ses yeux fixait une cible invisible avec une intensité inquiétante.
L’érudit suivit instinctivement la trajectoire de ce regard. Hunfen se trouvait là, lui aussi, assis sur un banc. Le garçon avait encore le nez dans le livre qu’il lui avait prêté, et ne voyait pas approcher le danger. Nelkir avançait droit sur Hunfen, ses poings serrés tremblant légèrement. Il sentit l’urgence d’agir, mais il ne savait même pas exactement comment.
En un éclair, Nelkir franchit les derniers pas et agrippa violemment Hunfen par l'épaule, le faisant pivoter brutalement vers lui.
« Tu m’as trahi ! » hurla-t-il, le visage déformé par la rage, avant de frapper Hunfen au visage d’un coup brutal.
Hunfen, totalement surpris, tomba au sol, mais Nelkir était déjà sur lui, le rouant de coups avec une fureur aveugle. Lucian se leva d'un bond, horrifié par la scène qui se déroulait sous ses yeux, et remarqua soudain Lydia, la protectrice de Hunfen, se précipiter à travers la salle l’épée déjà au clair. Le visage de la guerrière exprimait une détermination farouche, comme si elle venait d’apercevoir une menace mortelle.
« Lydia, non ! s’entendit-il crier sans vraiment réfléchir. Ce sont des enfants ! »
Mais Lydia ne semblait même pas l'avoir entendu. D’autres adultes avaient également réagi : Farengar avait bondi de sa chaise, le visage livide, tandis que plusieurs gardes se rapprochaient à grands pas. Même le Jarl Balgruuf, debout devant son trône, le visage affichant une colère mêlée d’inquiétude s’était lui-même précipité en avant.
Mais aucun adulte n'eut le temps d'atteindre les deux enfants. Une voix nouvelle, puissante, que Lucian n’avait jamais entendu, tonna :
« FUS ! »
Un souffle invisible, presque tangible, repoussa sèchement Nelkir en arrière. Les pieds du garçon quittèrent un instant le sol, et il alla s’étaler lourdement sur un tapis, glissant légèrement sur le dos, le souffle coupé.
Un silence de plomb s’abattit instantanément dans la grande salle.
Lucian resta figé sur place, son cœur battant à tout rompre. D’où cette voix était-elle venue ? De quelle magie s’agissait-il là ? Qui avait provoqué cela ? Nelkir se releva lentement, péniblement, ses cheveux blonds collés à son visage par la sueur, les yeux écarquillés par une terreur et une incompréhension absolues.
Hunfen, lui, était toujours à terre, une lèvre en sang, le visage tuméfié, tremblant. Il fixait son agresseur en retour, mais dans son regard… Il n’y avait ni colère, ni panique. C’était une peur profonde, presque une honte.
Lucian promena lentement son regard sur les adultes autour de lui. Lydia s’était immobilisée en plein mouvement, l’épée encore brandie, ses traits figés dans une expression horrifiée. Farengar, le mage pourtant si froid d'habitude, était devenu livide, son souffle saccadé. Balgruuf, quant à lui, fixait les deux garçons avec une expression à la fois inquiète et résignée.
Nelkir recula de quelques pas, titubant légèrement, fixant Hunfen comme s’il s’agissait d’une bête féroce, puis se détourna brusquement pour fuir la salle en courant, étouffant des sanglots de rage et de terreur.
À côté de l’érudit, l’un des gardes, un Nordique massif qui semblait avoir déjà vu bien des choses dans sa vie, s’était figé, fixant deux yeux ronds sur l’enfant resté au sol. D’une voix éberluée, il murmura, presque pour lui-même :
« Enfant-de-dragon… »