Les enfants de Bordeciel

Chapitre 38 : Rumeurs et vérités

5025 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/08/2025 23:54

Chapitre 38 – Rumeurs et Vérités

La grande salle avait été vidée en quelques instants, comme balayée par le souffle du cri lui-même. On avait conduit Nelkir dans ses appartements, sans cris ni chaînes, mais sous bonne garde. Hunfen, lui, avait été emmené à l’écart par Lydia, la lèvre fendue et un œil violacé, dans sa petite chambre de l’aile des serviteurs. À peine le calme revenu, Balgruuf avait ordonné que l’on convoque d’urgence le conseil restreint. Que l’on scelle les couloirs supérieurs. Que personne ne parle sans sa permission.

Les ordres avaient été exécutés, nettement et précisément. Et maintenant, moins de deux heures après l’incident, le jarl marchait vers la salle de commandement, son manteau d’apparat toujours sur les épaules, sa couronne encore en place. Le vent froid s’engouffrait par les fenêtres ouvertes, chassant l’odeur de bois brûlé et de sueur. Devant la lourde porte, il s’arrêta une seconde. De l’autre côté, il entendait déjà les voix feutrées de ceux qui l’attendaient. Lydia. Irileth. Farengar, qui marmonnait comme toujours. Et… le nouveau. Lucien Lentulus. L’homme qui en avait trop vu.

Le jarl ferma brièvement les yeux, inspira, et entra. La salle s’apaisa aussitôt et es regards se tournèrent vers lui — Lydia droite comme un roc, Irileth les bras croisés, Farengar appuyé contre la cheminée, le regard las. Proventus, inquiet comme à son habitude, parcourait un parchemin des yeux. Lucian Lentulus, encore pâle et tremblant malgré les explications expéditives de Farengar, était engoncé dans une épaisse cape qui le protégeait d’un froid pourtant très supportable. Il serrait contre lui son carnet comme un bouclier dérisoire. Il avait vu, entendu, et maintenant, il savait. Ou du moins, il commençait à comprendre l’ampleur du gouffre qu’il avait frôlé. Il se leva aussitôt, les mains crispées sur son journal. Néanmoins, son regard était vif, et il se fendit d’un salut maladroit, respectueux.

Le jarl parcourut la salle du regard, puis s’avança lentement jusqu’à la table. Il y posa ses deux mains à plat, ses doigts calleux s’enfonçant légèrement dans le bois. Sa voix, quand elle s’éleva, n’avait rien de tonitruant. Mais elle portait, comme toujours.

« Eh bien, Lentulus. Il semblerait que vous ayez raté votre dernière chance de fuir en Cyrodiil avant la fin de l’hiver. Vous faites désormais partie du secret, et de ce conseil. »

Lucian se raidit, visiblement partagé entre l’honneur et la terreur. Il hocha la tête, le menton un peu trop haut, la mâchoire crispée par la tension.

« Je suis… honoré, jarl Balgruuf. Et conscient de la gravité.

— Je l’espère, répondit sèchement le jarl. Parce que tout Blancherive commence déjà à murmurer. »

Un silence pesant s’abattit sur la salle après les mots du jarl. Tous attendaient. Balgruuf laissa traîner son regard sur chacun d’eux, puis s’adossa lentement au dossier d’un lourd fauteuil de bois sculpté, sans s’y asseoir.

« Je vous écoute, dit-il enfin. Qu’on me dise ce que nous pouvons faire. »

Ce fut Farengar qui répondit le premier, d’un ton sec.

« Ce que nous pouvons faire ? Pas grand-chose. Ce que nous aurions dû faire, c’est ne jamais laisser ce garçon s’éterniser ici. Le Thu’um a résonné dans tout Fort-Dragon, et les murmures circulent déjà jusque dans les écuries. Ce secret n’en est plus un. »

Irileth grogna doucement, bras toujours croisés. Elle acquiesça à contrecœur.

« Les rumeurs se répandent plus vite que les flèches dans une mêlée. D’ici demain, tout Blancherive aura une version des faits. Et dans trois jours, la moitié de Bordeciel en parlera.

— Alors on fait quoi ? On l’enferme ? On le cache ?, demanda Lydia d’un ton irrité qui masquait mal une inquiétude certaine. Ou alors on l’expose en trophée et on attend qui de Tullius, d’Ulfric Sombrage, ou du thalmor viendra le cueillir en premier ?

— Personne ne touchera à ce garçon, répliqua sèchement Balgruuf. Tant que je serai jarl, l’Enfant-de-Dragon sera sous ma protection. Ce ne sera ni un trophée, ni un prisonnier. »

Un silence tendu s’installa à nouveau. Lucian Lentulus, jusque-là silencieux, leva la main, hésitant, comme s’il demandait la parole dans une salle de classe.

Balgruuf croisa les bras, observant le jeune érudit d’un œil perçant.

« Parlez, Lentulus. »

Lucian déglutit, se racla la gorge, puis se lança, d’abord avec maladresse, comme s’il trébuchait sur ses propres mots.

« Je… je sais que je suis nouveau ici, et… eh bien, je ne comprends pas grand-chose à ce qui se joue. Mais si je peux me permettre une suggestion… Il est peut-être trop tard pour empêcher les gens de parler. Mais pas trop tard pour décider ce qu’ils diront. »

Farengar arqua un sourcil, sceptique, tandis qu’Irileth le toisait d’un air neutre, mais pas hostile. Lydia, elle, restait silencieuse, bras croisés, une ride soucieuse entre les sourcils.

Lucian hésita, secoua la tête comme pour rassembler ses pensées. Sa voix, toujours incertaine, retrouvait néanmoins peu à peu l’assurance d’un universitaire confronté à une énigme qu’il pouvait, enfin, analyser.

« Le terme "Enfant-de-Dragon" circule déjà. Il était murmuré par les gardes tout à l’heure dans les couloirs. Mais la plupart d’entre eux n’étaient pas dans la salle. Ils ont entendu le cri, oui, mais pas vu d’où il venait. Pas clairement. Et ceux qui étaient présents… ont assisté à une scène confuse. Une bagarre, un cri, un souffle invisible, un garçon projeté au sol. Rien de très net. »

Balgruuf observa le jeune érudit avec une attention accrue. Lentulus parlait comme s’il récitait un parchemin de l’Université impériale, avec cette raideur dans les gestes et cette syntaxe trop propre, mais il ne fuyait pas. Il osait parler. Et surtout, il avait compris. L’érudit jeta un regard vers chacun des membres du conseil, comme pour mesurer s’il pouvait continuer.

« Les rumeurs… eh bien, elles vont se répandre. Mais nous pouvons souffler la bonne forme, elles suivront alors le chemin que nous souhaitons. Je veux dire… le peuple adore les mystères. Et il est déjà convaincu que quelque chose d’extraordinaire s’est produit ce matin. Alors autant leur donner assez de matière pour qu’ils cessent de chercher. »

Il se redressa, visiblement galvanisé par ses propres mots, malgré la sueur sur son front.

« L’Enfant-de-Dragon était à Fort-Dragon, oui. Et le cri… le ‘‘Thu’um’’… a résonné dans toute la citadelle. Mais très peu peuvent dire précisément qui a crié. Je veux dire… Vous, vous êtes au courant, alors vous savez. Mais moi… Je n’ai pas compris. J’étais là, et ce grand bruit, ce cri… Je ne me serais jamais douté qu’il pût provenir de cet enfant. »

Il marqua une pause, une expression gênée sur le visage, comme s’il cherchait la meilleure manière de formuler une vile pensée.

« On peut… brouiller les pistes. Officiellement, il nous est interdit de parler de cette histoire. Mais chacun ici pourrait laisser filtrer des informations différentes, sur le ton de la confidence bien sûr, du secret à ne pas dévoiler. Par exemple… que l’un de nous dise qu’il a vu un vieil homme quitter précipitamment la salle après l’incident, "Un vieux Nordique, robuste, pas commode." Qu’un autre glisse qu’un Impérial un peu étrange s’est tenu la gorge juste après, comme si c’était lui qui avait crié par accident. »

Il tourna brièvement les yeux vers Farengar, qui le fixait d’un sourcil arqué, puis vers Irileth, dont les bras restaient croisés, mais dont les yeux semblaient un peu plus attentifs.

« Quelqu’un d’autre raconte qu’un un garde qui a voulu s’interposer entre les deux enfants qui se battaient, qu’au moment où il a atteint Nelkir, celui-ci a été projeté… Vous voyez l’idée. Plusieurs petits récits, flous, mais cohérents avec ce qui a été vu et entendu. On crée une brume autour de l’événement. »

Balgruuf croisa les bras lentement, pesant chaque mot. Irileth, quant à elle, lâcha un rictus bref mais approbateur.

« Et vous croyez que les gens goberont tout ça, Lentulus ? »

Lucian hésita, puis répondit avec une sincérité maladroite :

« Non, jarl Balgruuf. Pas tout. Mais assez. Parce que ce qui circule le mieux, ce n’est pas la vérité. C’est ce que les gens veulent entendre. Et ce qu’ils veulent entendre… eh bien, c’est la légende, la prophétie, celle qui dit que l’Enfant-de-Dragon est un Nordique massif, charismatique, taillé dans le granit, comme dans les chansons. Un héros tout en muscle, comme la statue de Tiber Septim. Pas un garçon qui saigne du nez après une bagarre contre un plus petit que lui. »

Lydia eut un mouvement en avant, dardant l’érudit d’un regard meurtrier, mais Lucian reprit précipitamment :

« Je… Je sais que cela peut paraître irrespectueux. Je ne veux pas dire que le jeune Hunfen est indigne ! C’est… c’est une manière de le protéger. Si le peuple imagine l’Enfant-de-Dragon comme un adulte aux épaules larges, alors il ne pensera pas à Hunfen. Il ne voudra pas penser à Hunfen. Le décalage entre le mythe et la réalité créera un écran. Une sorte de… de camouflage mythologique. »

Farengar soupira, exaspéré.

« Et vous, dans tout ça, Lentulus ? Quelle histoire extraordinaire allez-vous, vous personnellement, laisser “échapper” ? »

Lucian rougit, puis hocha la tête avec un sourire d’excuse anticipé.

« Eh bien… souffla-t-il en réprimant un gloussement. Voir ce cri m’a rappelé les histoires que nous avons entendu en Cyrodiil, à propos de la crise politique en Bordeciel. Alors je peux raconter que j’ai vu… un grand Nordique terrifiant qui avait une cape de fourrure. Il s’en est pris au fils du jarl lui-même, sa voix a tonné dans tout le palais, et j’en suis sûr, c’était Ulfric Sombrage, le Régicide en personne ! »

Un silence stupéfait suivit. Même Farengar resta un instant bouche bée.

Puis Balgruuf éclata de rire. Un rire sec, rauque, fatigué — mais authentique.

« Ulfric Sombrage, hein ? Rien que ça ? Voilà qui flattera l’égo du chien d’Estemarche s’il l’apprend. Et vous croyez vraiment que cette histoire tient une seconde debout ? Qu’on croira un seul instant qu’il passerait les portes de Blancherive incognito ? »

Lucian eut un rire nerveux.

« Pas une seconde, mon jarl. Mais… je ne suis qu’un érudit impérial égaré en Bordeciel, mal préparé au climat, qui a lu plein d’histoires aussi étonnantes que fausses à propos de Bordeciel, qui ne connaît rien à la vie Nordique, et qui passe déjà pour un idiot dans toutes les tavernes de la ville. Si je raconte cela avec le plus grand sérieux, je passerai pour un idiot qui a vu quelque chose. Et tout le monde retiendra ça. Que j’ai vu l’Enfant-de-Dragon, et que je l’ai pris pour le jarl de Vendeaume. Et donc, l’Enfant-de-Dragon est un homme Nordique tout à fait adulte, grand, puissant, et déterminé. Pas un enfant tuméfié et tremblant. »

Balgruuf haussa lentement les sourcils, méditatif. Puis il porta la main à sa barbe, grattant distraitement sa mâchoire d’un geste pensif.

« Eh bien. Vous êtes un idiot très utile, Lentulus. Continuez comme ça, et on finira par vous nommer intendant. »

Proventus releva brusquement la tête, horrifié.

« Avec tout le respect, mon jarl… je ne suis pas certain que ce genre d’humour soit constructif. »

Balgruuf esquissa un sourire en coin devant la mine scandalisée de Proventus.

« Détendez-vous, mon vieil ami. Si un peu d’humour ne nous est pas permis, alors il ne nous reste plus qu’à attendre la fin du monde en silence. »

Il laissa échapper un souffle amusé, puis reprit, plus sérieux :

« Mais Lentulus a raison. Toutes ces histoires doivent vite circuler, bien avant que quelqu’un d’autre ne s’en charge. Chacun ici sait ce qu’il doit dire dans les tavernes et aillleurs. Quant à moi, si l’on ose m’interroger, j’esquiverai le sujet en feignant l’indignation. Je dirai que ce soi-disant “Enfant-de-Dragon” a refusé de se montrer. Et que, par-dessus le marché, son cri a blessé mon fils. »

Balgruuf secoua la tête avec un ricanement bref, amer.

« Un affront personnel, voilà ce que je ferai mine de ressentir. C’est ce que les gens retiendront. Personne ne croira qu’on cherche à dissimuler un héros. Mais un scandale ? Une humiliation ? Ça, tout le monde veut bien y croire. »

Il s’interrompit un instant, observant les visages autour de lui. Farengar avait l’air pensif, Irileth impassible, Lydia crispée. Proventus semblait au bord de la crise de nerfs.

« Maintenant, reprit-il plus sombrement, il reste une dernière question : que fait-on de lui ? Il ne peut rester ici, aux yeux de tous. »

Cette fois, ce fut Lydia qui parla la première.

« Je l’emmène à Jorrvaskr. Il y a déjà vécu, il ne détonnera pas. Les Compagnons savent garder un secret quand il le faut. Et surtout, ils n’ont pas oublié l’épisode du géant à la ferme Pelagia. On le fera passer pour un novice. Il gardera les cheveux ras, les yeux et les oreilles ouverts, et la bouche soigneusement fermée. »

Balgruuf hocha lentement la tête. Il ne semblait pas surpris.

« Et vous ?

— Je suis toujours son Huscarl. Jereste avec lui. Jorrvaskr a toujours besoin d’aide pour entraîner ses plus jeunes recrues, et je ferai mine de vouloir me remettre à niveau entre deux missions. S’il y a un problème, je serai là. »

Balgruuf l’observa un moment, en silence. Il y avait dans la voix de Lydia une fermeté qui n’admettait aucune objection — pas même de la part de son jarl —, et dans son regard, une fatigue profonde, mais sans amertume. Une loyauté silencieuse, lucide. Il hocha la tête une fois, avec gravité.

« Ainsi soit-il. Il sera novice chez les Compagnons. Mais cela ne fonctionnera qu’un temps. Il devra quitter la ville dès que tout se sera calmé. »

Balgruuf se redressa lentement, tournant les talons pour faire quelques pas dans la salle. Le parquet grinçait sous ses bottes, et tous les yeux le suivaient dans un silence tendu.

Proventus se racla la gorge et prit la parole :

« Mon jarl, Il y a encore un point à régler. Plusieurs domestiques ont vu Hunfen ici ces dernières semaines. Rien qu’un garçon discret dans les couloirs, peut-être… mais il a été vu. Et la scène de ce soir laissera des traces. »

Balgruuf émit un soupir exaspéré et répondit après quelques instants :

« Faites courir la nouvelle qu’une domestique a été congédiée. Elle avait, disons… un fils trop curieux. Il s’est battu avec Nelkir, je l’ai mal pris. La mère a été renvoyée, et le garçon avec. Incités à quitter la ville sans esclandre. C’est banal, mesquin. Ça fera jaser, parfait. »

Balgruuf laissa le silence retomber après ses derniers mots. Le plan était précipité, il écornait son prestige bien plus qu’il ne l’aurait voulu, mais au moins, il existait. Il tiendrait peut-être assez pour détourner les regards. Assez pour acheter un temps précieux.

Il inspira longuement, puis s’adressa à tous d’un ton calme mais tranchant :

« Vous connaissez vos rôles. Faites ce qu’il faut, sans empressement, sans effusion. Laissez la rumeur se tisser. Qu’on parle, oui — mais de ce que nous avons choisi. Et pas du reste. »

oOo

Le bureau dans lequel Nelkir fut introduit était petit et sobre. Les murs épais ne laissaient filtrer aucun son depuis les couloirs, et seule la lueur pâle d’un matin hivernal éclairait vaguement la pièce à travers des fenêtres étroites. Devant l’âtre, un feu brûlait doucement, projetant des ombres mouvantes sur les meubles rustiques et les étagères garnies de livres anciens.

Balgruuf se tenait près de la cheminée, debout, sans couronne, sans étoffe précieuse. Simplement vêtu d'une tunique de laine brune, les cheveux détachés sur ses épaules, le Jarl semblait soudain étrangement vulnérable.

Nelkir, immobile près de la porte refermée derrière lui, observait son père d’un regard méfiant. Les mains serrées l’une contre l’autre, le garçon se tenait légèrement voûté, mais il refusait de montrer plus encore son malaise. Il garda le silence.

Balgruuf l’observa longtemps sans parler, comme s’il cherchait les mots justes. Finalement, il rompit le silence d’une voix basse, presque douce :

« Tu as frappé un garçon qui n’avait pas levé la main sur toi. Pourquoi tu as fait cela ? »

Nelkir détourna les yeux, mordillant l’intérieur de sa joue avant de répondre sèchement :

« Il m’a trahi ! Il vous a tout raconté ! Je n'ai fait que rendre justice ! »

Balgruuf resta calme, mais son regard devint plus grave encore.

« Justice ? Ce garçon, Hunfen, il est venu à nous parce qu’il était terrifié. Parce qu’il avait entendu quelque chose derrière cette porte, et qu’il a compris que c’était dangereux. Et à toi, qu’est-ce que cette voix t’a dit exactement ? »

Nelkir releva brusquement la tête, un défi flamboyant dans les yeux :

« La vérité ! Elle ne ment pas, elle ! Tout ce que tu caches ! Je sais que je n’ai pas la même mère que Frothar et Dagny, pour commencer. Et que tout le monde ici le savait, sauf moi ! »

Son père ne répondit pas immédiatement. Il baissa légèrement la tête, comme frappé par un souvenir douloureux, puis se laissa lentement tomber dans le fauteuil près du feu. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix avait perdu toute trace d'autorité. Elle n'était plus que fatigue et sincérité :

« C’est vrai. Tu n’as pas la même mère que ton frère et ta sœur. Mais non, tout le monde ne le sait pas. Et ce n’est pas une voix dans l’ombre qui aurait dû te l’apprendre. »

Nelkir sentit une bouffée d’orgueil lui monter à nouveau au visage, mais aussi une angoisse sourde. Il balbutia, agressif malgré son trouble :

« Alors tu vas me dire qui elle était ? Et pourquoi tu l’as cachée ? C’est une servante ? Pas digne d'être la femme d’un Jarl, c’est ça ? »

Balgruuf secoua lentement la tête. La tristesse, dans ses yeux clairs, était profonde, ancienne, presque étouffante.

« Non, Nelkir. Ta mère était digne de tous les honneurs. Elle s’appelait Sigrhild, et elle est morte quelques jours après t’avoir mis au monde. Elle était l’épouse de… notre père, le jarl Hjorald. Tu étais son dernier enfant, et tu as été mon frère avant d’être mon fils. »

Le silence s'abattit lourdement dans la pièce, entre eux, comme une vérité trop brutale pour être immédiatement comprise. Nelkir, sidéré, ouvrit la bouche sans parvenir à prononcer un mot. Balgruuf reprit, plus bas encore :

« C’est une histoire que j’aurais voulu oublier, que j’ai toujours tenté d’ensevelir au plus profond de moi. Mais les secrets ont une façon de nous rattraper, même lorsqu’on croit les avoir enfermés à jamais. Cette voix qui t’a parlé… Je la connais bien. »

Nelkir recula légèrement, les bras croisés sur la poitrine comme pour se protéger. Son regard ne quittait plus le visage blême et marqué de son père, cherchant à démêler les fils d’un récit dont il percevait à peine les contours.

« C’est une daedra, Nelkir, reprit Balgruuf d’une voix grave. Son nom est Mephala, mais elle se pare d’autres visages, d’autres noms. La Tisseuse, La Dame des Murmures… ça sonne presque doux, n’est-ce pas ? Mais il n’y a rien de doux chez elle. Elle ne fait que t’offrir ce que tu veux entendre, jusqu’à ce qu’elle prenne ce qu’elle désire. Et ce qu’elle désire, c’est toujours la même chose : des secrets, du sang, de la discorde. »

Nelkir fronça les sourcils, un éclat d’incrédulité dans le regard.

« Une daedra ? Tu te moques encore de moi ! Tu essayes de me faire peur avec une histoire de monstres ! »

Balgruuf secoua lentement la tête.

« Pas de monstre, non. Les daedras sont des entités anciennes, étrangères à ce monde, à nos lois. Les princes daedras… s’amusent à interférer avec les mortels. Certains les considèrent comme des tentateurs. Ce ne sont pas des Divins ; ls n’ont que faire qu’on les adore, même si certains essaient. Il y en a qui paraissent inoffensifs, même bienveillants, mais ils ont tous quelque chose en commun : ils ne voient pas les hommes comme nous, nous nous voyons. Pour eux, nous sommes des outils, des pièces à déplacer sur un échiquier qui nous est inaccessible. »

Il marqua une pause, puis ajouta :

« Ils ne mentent pas toujours, mais ils ne disent jamais toute la vérité. Ils s’insinuent dans les failles. Et plus grande est la faille… plus vite ils s’y installent. »

Nelkir détourna le regard. Le silence s’étira un moment avant qu’il ne murmure :

« Elle m’a dit que j’étais spécial…

— Méphala est considérée comme la daedra des secrets, des trahisons, et du meurtre, souffla Balgruuf. Elle t’a flatté pour mieux te séduire, comme elle l’a fait avec d’autres avant toi. Elle n’a pas besoin de prendre ta vie pour te posséder. Il lui suffit que tu l’écoutes. Que tu doutes. Que tu lui ouvres la porte. Notre père, Hjorald, était un homme fort. Respecté. Mais il a rapporté une chose qu’il n’aurait jamais dû ramener à Blancherive. Une lame. Belle, noire comme la nuit, fine et silencieuse. Une arme ancienne… et maudite. »

Nelkir n’osa pas interrompre. Les mots s’inscrivaient en lui comme des coups de burin sur de la pierre tendre.

« Elle chuchotait à son porteur, disait-il. Lui révélait des vérités que personne d’autre ne pouvait entendre. Peu à peu, il a changé. Il ne faisait plus confiance à personne. Il voyait des complots partout. Même en nous. La lame l’a convaincu qu’il était entouré de traîtres, que tout ce qu’il aimait le freinait, le rendait faible. Il est devenu cruel, paranoïaque… meurtrier. »

Balgruuf s’interrompit, inspirant profondément, le regard fixé sur les flammes dans l’âtre.

« C’est avec cette dague qu’il a tué notre mère. Puis, il a tué Yrsa, la femme que j’avais épousée, que j’aimais… La mère de Frothar et Dagny. »

Sa voix se brisa légèrement à ces mots, avant qu’il ne se ressaisisse. Nelkir était immobile, presque glacé par ce qu’il entendait, mais il ne parvenait pas à se détacher du récit :

« Et ensuite ? demanda-t-il d’une voix basse, presque étranglée. »

« Ensuite, murmura Balgruuf, il a voulu me tuer moi aussi. Parce que j’étais son héritier. Parce que je refusais d’écouter ses folies. Parce que je comprenais enfin que mon père n’existait plus depuis longtemps… qu’il ne restait qu’une ombre dominée par cette lame. Alors, j’ai dû faire ce que personne ne devrait avoir à faire. J’ai mis fin à tout cela, de ma propre épée. J’ai tué notre père, parce que je n’avais plus d’autre choix. »

Le regard de Nelkir s’était voilé, comme s’il se perdait dans cette réalité impensable.

« C’est… Tu… Tu mens ! Pourquoi… pourquoi tu ne m’as rien dit avant ? souffla-t-il d’un ton presque accusateur. Pourquoi tu as prétendu être mon père alors ? »

Balgruuf releva enfin la tête vers lui, un regard à la fois ferme et infiniment triste :

« Parce que tu étais seul. Tu n’avais même pas encore de nom, juste quelques jours de vie dans un berceau froid, avec une mère assassinée et un père devenu un monstre. Je t’ai pris dans mes bras, je t’ai appelé Nelkir, et j’ai juré ce jour-là que personne ne te ferait plus jamais de mal. Pas même la vérité. »

Nelkir resta figé, sa bouche tremblant silencieusement. Soudain, il secoua la tête, comme pour sortir d’un mauvais rêve, et s’écria :

« C’est faux ! Tu m’as menti toute ma vie ! C’est pas vrai ! Tu m’aurais dit ça avant… Tu… aurais dû me le dire depuis longtemps !

— Oui, reconnut doucement Balgruuf. Sans doute. Mais je voulais te donner une vie normale, une chance d’être heureux, sans être poursuivi par ces fantômes qui hantent notre famille. Je croyais… avoir fait ce qu’il fallait. J’ai fait enfermer cette lame maudite au plus profond du palais, scellé la porte avec l’aide de Farangar, et suis allé jeter la clé dans la Rivière Blanche. Je… ne pensais pas qu’elle puisse encore influencer quelqu’un de l’autre côté. »

Un silence pesant s’étira encore entre eux, coupé seulement par les crépitements du feu dans l’âtre. Puis le Jarl releva lentement la tête :

« Il y a quelque chose que tu dois comprendre, Nelkir. La lame, Mephala… Elle ne voulait pas simplement t’aider à trouver la vérité. Elle voulait semer la discorde, ici aussi. Comme elle a poussé notre père contre nous tous. Quand Hunfen est venu me voir, c’est parce qu’il était terrifié par ce qu’elle lui avait montré : une vision dans laquelle il tuait ceux qui l’empêchaient de devenir puissant. Et le premier à mourir, c’était toi. »

Nelkir pâlit, brutalement, et fit un pas en arrière.

« Tu… Ce n’est pas vrai… Tu mens… »

« Je n’ai plus de raison de mentir, Nelkir. Et Hunfen non plus. Cette voix voulait simplement vous voir vous entre-tuer, parce que c’est ce qu’elle aime. Ce qui la fait exister. »

Le garçon sentit ses jambes trembler, et il dut prendre appui sur une chaise pour ne pas s’effondrer. La colère avait quitté son visage pour ne faire place qu’à une terreur glacée, une honte cuisante et un sentiment de trahison dont il ne parvenait pas encore à mesurer toute la profondeur.

« C’est… C’est pas vrai ! Elle… Elle m’a… elle m’a choisi ! Moi ! C’est moi qu’elle voulait. Pas lui… »

Balgruuf se leva lentement, approcha d’un pas mais ne tenta pas de le toucher, respectant la distance fragile que Nelkir maintenait encore.

« Elle n’aime aucun mortel. Elle n’a choisi aucun de vous deux. Elle a simplement pris ce qui lui était facile de prendre : ta colère, ta solitude, ta peur de n’être pas à ta place. Elle t’a fait croire que tu avais enfin trouvé quelqu’un qui te comprenait. Mais elle t’a menti. Comme elle a menti à Hjorald. Comme elle a failli tous nous détruire, autrefois. »

Nelkir fixa le sol, les yeux brûlants de larmes qu’il refusait pourtant de verser. Sa voix n’était plus qu’un murmure :

« Qu’est-ce que je suis censé faire maintenant ? Oublier tout ça ? Retourner jouer avec Frothar et Dagny comme si rien n’était arrivé ? »

Balgruuf secoua doucement la tête :

« Non. Je n’attends pas que tu oublies. Je n’attends même pas que tu me pardonnes. Ce que je veux, c’est que tu comprennes que tu n’es pas seul. Tu n’as jamais été un étranger dans ce palais. Tu es mon fils, Nelkir. Pas par le sang, peut-être, mais parce que je l’ai choisi ainsi, et que ce choix, personne ne peut me le retirer. »

Il se rapprocha encore un peu, et cette fois, Nelkir ne recula pas.

« Je préfère encore un fils en colère à un fils perdu. Alors reste en colère, si c’est tout ce que tu peux être. Mais reste. »

Nelkir ne répondit rien. Il baissa simplement la tête, silencieux, vidé, et laissa enfin les larmes rouler lentement sur ses joues pâles.

Balgruuf resta immobile. Puis, après un moment, il fit lentement quelques pas vers la porte.

« Reste ici autant que tu veux. Personne ne viendra te déranger. »

Il sortit, silencieux, refermant doucement la porte derrière lui.

Nelkir resta seul. Le feu crépitait toujours, tranquille, insensible. Et dans son ventre, un vide étrange s'était creusé — comme si la voix s’était tue, pour de bon.

Laisser un commentaire ?