Les enfants de Bordeciel
Chapitre 40 : À l'heure d'aller au lit
5526 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 24/08/2025 23:16
Chapitre 40 – À l’heure d’aller au lit
Hunfen s’accroupit au-dessus d’un vieux seau rempli d’eau claire. Le reflet que lui renvoya la surface le fit grimacer.
« j’ai l’air d’un œuf… »
Son crâne fraîchement tondu semblait briller sous la lueur du brasero. Il passa la main dessus, comme pour vérifier que la peau était bien là, et soupira. Les Compagnons avaient décidé d’introniser officiellement les enfants comme novices, et de reprendre une vieille coutume consistant à les tondre à leur arrivée, pour leur rappeler que l’honneur commençait par l’humilité. En outre, un faux pas leur coûterait aussitôt une nouvelle coupe. Hunfen songea que, s’il continuait à se laisser emporter par la Voix, il finirait peut-être chauve à vie.
La porte du dortoir grinça. Lars entra, l’air abattu, frottant son crâne dégarni. Ses boucles rousses, autrefois rebelles, n’étaient plus qu’un duvet orangé. Hunfen éclata de rire, incapable de se retenir.
Lars afficha une moue déconfite.
« C’est pas drôle… j’aimais bien mes cheveux. »
Hunfen essuya ses yeux en riant, incapable de s’arrêter.
« On dirait une carotte pelée !
— Oh, très spirituel… » bougonna Lars, mais ses lèvres tremblèrent, trahissant un sourire naissant.
Avant qu’ils aient le temps de reprendre leur sérieux, la porte claqua de nouveau. Braith surgit, furieuse, le visage sombre. Ses boucles serrées avaient été tranchées court, à la garçonne. Elle tenait encore un chiffon qu’elle jeta rageusement au sol.
Hunfen et Lars échangèrent un regard, puis éclatèrent d’un rire irrépressible. Hunfen se tordait, les bras autour du ventre, tandis que Lars essayait vainement de se contenir.
Braith leva un poing menaçant.
« Riez encore et je vous fracasse la tête, tous les deux ! »
Mais sa voix cassée par la colère, ajoutée à son air renfrogné, fit redoubler leur hilarité. Après quelques secondes, elle finit par lâcher un souffle mi-exaspéré, mi-amusé, et donna une tape sur l’épaule de chacun.
« Vous avez de la chance que je sois crevée. »
Elle se laissa tomber lourdement sur la paillasse voisine, croisa les bras derrière la nuque, et marmonna :
« Et dire que j’avais juré à ma mère que je garderais mes cheveux longs comme elle… »
Lars s’allongea à son tour, fixant le plafond de pierre, pensif.
« Un vrai dortoir de guerriers, murmura-t-il, mi-sérieux, mi-songeur. Un jour, quand tout ça sera fini… peut-être que je pourrai le raconter dans un poème. »
Braith leva les yeux au ciel.
« Oh, pitié… On n’est pas encore morts que tu veux déjà nous enterrer dans tes chansons ? »
Mais Lars haussa les épaules, un petit sourire rêveur aux lèvres.
« Pourquoi pas ? Les bardes chantent toujours les héros d’autrefois… Nous, on pourrait être ceux de demain. Je n’aime pas me battre, mais mon once Jon dit qu’un vrai Nordique doit guerroyer pour avoir le droit de chanter les exploits de ses compagnons. Mais… j’aimais bien quand il me racontait juste des histoires. »
Hunfen finit par s’étendre aussi. Le dortoir s’emplit bientôt de la respiration tranquille des novices. Braith, malgré ses protestations, sombra vite dans le sommeil. Lars suivit peu après, ses traits adoucis par le repos.
Hunfen, lui, resta éveillé plus longtemps, contemplant les poutres au-dessus de lui, les mains serrées sur sa couverture. Dans le silence, il sentait la Voix vibrer dans sa poitrine, comme une bête impatiente de s’échapper. Il revoyait Nelkir projeté par son cri, les regards glacés qui s’étaient tournés vers lui à Fort-Dragon.
Et s’il laissait échapper le Thu’um dans son sommeil ? S’il blessait Braith, Lars, ou un autre novice ?
Il ferma les yeux très fort, tâchant de retenir son souffle, comme si ça pouvait retenir aussi le pouvoir. Le sommeil finit par l’emporter, mais son poing resta crispé sur la couverture.
oOo
Aventus parlait depuis si longtemps qu’il ne savait plus vraiment quand il avait commencé. Ses bras resserrés autour de ses genoux repliés contre lui, sa voix basse se perdant dans le murmure de la crypte. Le sarcophage de la Mère, noir et lisse, luisait faiblement sous la lumière des bougies.
« … et Veezara est revenu de sa rencontre avec le client de Bruma. Astrid l’a renvoyé directement s’occuper de la cible. »
Le souffle, désormais familier, lui répondit aussitôt, doux comme un drap de velours, et pourtant si froid qu’il sentit encore les poils de ses bras se hérisser.
« Bien, mon enfant… Les fils sont tissés. On me prie, tu portes ma voix, et mes enfants s’envolent. Les âmes promises rejoignent Sithis dans le Vide, le Pacte vit. »
Il hocha la tête, comme si elle pouvait le voir. Ses doigts se crispèrent sur ses jambes.
« C’est… bien, murmura-t-il. Et puis, Babette et moi… Astrid va bientôt nous envoyer sur le terrain aussi. »
Le rire qui glissa dans ses oreilles n’avait rien d’humain. Ce n’était pas cruel, pas exactement. Plutôt… amusé.
« Toujours pressé, mon Oreille. Toujours avide d’agir plutôt que d’écouter. »
Il sentit ses joues brûler, et détourna le regard comme un enfant pris en faute.
« Je… je veux juste… aider, balbutia-t-il. Faire… ce qu’il faut. »
Mais le souvenir de Narfi s’imposa comme un tourment moqueur. Ses yeux perdus, ses mains tremblantes. Aventus serra les dents.
« Non, je ne veux pas… jamais… tuer quelqu’un qui ne le mérite pas. Je veux apporter la Justice, quoi qu’en disent les autres. »
Un silence épais tomba, lourd comme un linceul. Puis, la voix de la Mère, douce comme du miel noir, s’insinua de nouveau dans son esprit.
« Justice, dis-tu… Qu’il est joli, ce mot dans ta bouche, mon enfant. Mais si futile. Crois-tu que le Vide se soucie de la morale des mortels ? »
Un silence passa.
« Tu pourrais peut-être offrir d’autres âmes, oui. Des âmes sombres, noircies à tes yeux par leurs crimes. Et le Vide ne s’en offusquera pas… parfois. Seulement parfois. »
Aventus ferma les yeux, une lueur d’espoir émergeant dans la nuit. Cela se pourrait-il vraiment ?
« Parfois, une vie en vaudra dix. Et parfois, dix vies ne suffiront pas. Que feras-tu, alors ? »
Aventus déglutit, le cœur battant.
« Ce… ce qui est juste !
— Tu te berces d’illusions, mon enfant. »
Elle rit encore, et il détesta se sentir si petit, si vulnérable sous ce rire. Pourtant, il ne s’éloigna pas.
« Et comment… comment je saurai ? demanda-t-il, presque dans un souffle. Quand je serai loin… sur le terrain… Comment je saurai si… si l’échange est accepté ? »
Le froid du tombeau sembla soudain l’enlacer, comme une caresse glaciale sur sa nuque.
« Je serai là, toujours. Où que tu sois, Aventus. Tu m’entendras, quand tu auras besoin de moi. Même loin de la maison, tu es à moi. »
Ces mots… Ils paraissaient si doux. Aventus ne remarqua pas qu’il se balançait lentement, comme bercé. Cette voix… cette présence… elle comblait un vide que rien n’avait su remplir avant… Avant tout ça.
Il resta ainsi, longtemps, le menton posé sur ses genoux, à écouter le silence complice qui s’était installé dans la crypte. Jusqu’à ce que ses paupières se ferment, trop lourdes.
Quand Cicéron entra, bien plus tard, il le trouva endormi, roulé contre le sarcophage, les lèvres encore entrouvertes comme s’il parlait en rêve. Le Gardien resta immobile un instant, une lueur étrange dans ses yeux fous.
« Mère adorée, murmura-t-il doucement, presque tendre. Il est si précieux. Ne le consumez pas comme votre bon Cicéron ! »
Il s’accroupit, le souleva sans effort, et le porta jusqu’à son lit, comme on transporte une offrande fragile. Puis il s’assit, en silence, veillant son sommeil, un sourire crispé aux lèvres.
« Ne vous perdez pas, Oreille Noire… ne vous perdez pas plus que votre dévoué gardien », dit-il dans le noir, sans être sûr de s’adresser au garçon ou à lui-même.
oOo
Lucia resta immobile derrière le grand portail, épuisée, les mains engourdies, encore parcourues de picotements d’avoir trop utilisé de magie. Dehors, sous la lumière blafarde des lunes jumelles, le jarl Korir et son fils cheminaient sur l’interminable passerelle reliant l’académie à la ville de Fortdhiver, s’éloignant escortés par deux gardes en armure lourde. La neige crissait sous leurs pas, ils ne disaient pas un mot.
Le jeune Assur marchait avec raideur, les bandages visibles sous sa tunique épaisse, le visage fermé, la mâchoire crispée comme s’il s’efforçait d’effacer toute trace de faiblesse. À ses côtés, Korir jetait de temps à autre des regards froids à l’édifice de pierre grise, comme s’il pouvait, par la seule force de son mépris, le faire disparaître.
Lucia resserra les bras contre elle, son souffle formant des volutes blanches. Elle revoyait encore la scène.
Le hurlement, d’abord — un cri aigu, sur la crête balayée par le vent. Les gardes avaient réagi trop tard : la silhouette blanche du smidolon des neiges avait jailli des congères comme une flèche, happant le garçon dans un chaos de griffes, de crocs et de sang, avant que les gardes ne l’abattent. Elle avait couru, plus vite qu’elle n’aurait cru possible, les mains déjà chargées de lumière, le cœur battant si fort qu’elle en avait eu mal.
Assur gisait dans la neige, éventré, le regard flou. Ses lèvres crachotaient des insultes contre « la magie », même en agonisant. Les gardes, impuissants, l’avaient laissée faire. Elle avait scellé la plaie, purgé la saleté, maintenu comme elle pouvait le flux vital, ses sorts dévorant son énergie comme un brasier affamé. À la fin, elle tremblait, incapable de se relever, mais Assur respirait encore.
Puis Korir avait déboulé, le visage dur, le verbe haut. Il avait voulu arracher son fils des mains de « ces sorciers ». Mais quand un des gardes, encore secoué, lui avait décrit la scène — les griffes, le sang, et la gamine qui avait maintenu le souffle d’Assur quand tous pensaient qu’il était déjà parti — le silence avait écrasé ses reproches. Un silence lourd, presque douloureux.
Il n’avait pas remercié. Pas directement. Il s’était contenté d’un signe sec de la tête avant d’ordonner qu’on transporte le blessé à l’Académie. Lucia avait suivi. Colette Marence, sa maîtresse, avait pris le relais dès leur arrivée, des mains expertes et sûres. Sa voix calme, son autorité tranquille avaient dissipé les tremblements de la jeune fille. Comme toujours.
« Tu as bien travaillé », avait simplement dit Colette. Et c’était tout ce que Lucia avait eu besoin d’entendre de la part de celle qui l’avait prise sous son aile dès le premier jour.
Elle fit demi-tour et s’éloigna du portail, le cœur encore battant.
La première fois qu’elle avait croisé le regard d’Assur, à son arrivée dans la ville, elle l’avait trouvé… frappant. Elle s’était figée, sans savoir pourquoi. Peut-être à cause de ce regard sûr de lui, comme s’il n’avait jamais peur. Puis il avait ouvert la bouche, et tout s’était envolé. Les mots étaient tombés, venimeux : « Parasites d’elfes », « bons-à-rien de mages », « Bordeciel aux Nordiques ». Des phrases toutes faites, recrachées de ce père qui méprisait tout ce qui n’était pas forge et acier.
Elle soupira en entrant dans le pavillon des apprentis.
Elle savait pourquoi Korir détestait l’Académie. Tout le monde connaissait l’histoire du cataclysme. La Mer des Fantômes qui s’était soudainement retirée pour mieux se déchaîner. La moitié de la ville jetée à bas de la falaise ; des maisons entières englouties, des dizaines de vies effacées comme si elles n’avaient jamais existé. Et l’Académie, toujours dressée sur un immense piton rocheux, sauvée par ses enchantements séculaires, seule debout surplombant la mer. Une injustice insoutenable pour ceux qui avaient tout perdu. Une rancune vieille de plusieurs générations, enracinée comme le givre dans les pierres de la ville.
Lucia se déshabilla lentement, ses gestes engourdis par la fatigue. Ses muscles protestaient encore sous la tension accumulée. Elle s’allongea dans son lit étroit, le regard perdu dans les ombres de sa petite chambre.
Exaspérée par Korir, agacée par l’arrogance d’Assur… mais fière. Fière d’avoir su quoi faire. Fière d’avoir, pour la première fois, senti ce pouvoir couler d’elle sans trembler, d’avoir tenu une vie dans ses mains et de ne pas l’avoir laissée filer.
« L’École de Guérison est une branche parfaitement valide de la magie. Ne laisse personne te soutenir le contraire ! » répétait Colette pendant ses longues journées d’instruction.
Elle ferma les yeux, un sourire discret aux lèvres. Elle en voyait toute la vérité. Elle aurait tellement aimé raconter tout ça à Danica Pure-Souche, et à ses amis de Blancherive. Peut-être pourrait-elle envoyer une lettre ?
Demain, elle le savait, les vieilles rancunes reprendraient le dessus. Assur redeviendrait ce garçon hautain et Korir ce jarl froid et méfiant.
Mais ce soir, elle avait gagné.
Et dans le sommeil qui l’emporta enfin, il y avait moins de doute.
oOo
Nelkir était perché sur sa poutre, les jambes ballantes dans le vide. En bas, la ville s’assoupissait lentement : quelques torches encore allumées dans les ruelles, des pas lourds de gardes sur les remparts, et le vent qui courait entre les toits comme un voleur. De là-haut, il voyait tout. Les maisons blotties les unes contre les autres, les gens minuscules qui rentraient tard, la lumière qui mourait derrière les fenêtres une à une.
Des fourmis. Toujours les mêmes. Elles vivaient, couraient, s’agitaient pour des riens, et demain elles recommenceraient.
Avant, cette pensée lui apportait un certain plaisir. Celui d’être au-dessus, d’avoir compris l’inutilité de tout ça. Ce soir, elle sonnait creux.
Il se dit qu’il descendrait ensuite jusqu’à la porte des murmures.
Mais non. L’accès était condamné. Et pire, elle l’avait trahi, elle aussi.La Dame des Murmures lui avait soufflé qu’il était spécial, au-dessus. Qu’elle lui donnerait le pouvoir. Tout n’était que mensonges.
Elle s’était tue, et lui, il était resté avec sa colère et le silence pour toute compagnie.
Il serra les doigts autour de la poutre, crispé.
Balgruuf… Il lui en voulait toujours. Oui. Mais pas comme avant. Pas de la même façon. Il n’arrivait pas à chasser de sa tête cette idée absurde : il l’avait élevé comme son fils. Alors qu’il ne l’était même pas. Il l’avait voulu. Pas par devoir. Par choix.
Et Nelkir ne savait pas quoi faire de ça. C’était comme tenir quelque chose de chaud dans les mains sans savoir si ça allait le brûler ou le réchauffer.
Il détourna les yeux vers l’horizon, les mâchoires serrées.
Et puis il y avait eu cet autre garçon. Hunfen. Parti sans explication, avec ses secrets, et ce pouvoir étrange, sorti de nulle part. Nelkir avait cru connaître le monde, tout savoir. Et pourtant, il s’était retrouvé balayé par une force qu’il n’avait pas vu venir.
Qu’est-ce qu’il était, lui ? Un orphelin, un garçon du peuple, et pourtant tout le monde murmurait son nom depuis qu’il avait disparu.
Nelkir voulait savoir. Il voulait savoir s’il le dépasserait un jour. S’il pourrait, lui aussi, faire trembler les pierres, les hommes, les dieux s’il le fallait.
Sans Méphala. Sans personne.
Il deviendrait quelqu’un. Par ses propres moyens. Il trouverait la vérité qu’on lui avait refusée. Et la puissance. Il s’en faisait le serment, là, dans le noir, les yeux fixés sur les torches lointaines de la ville qui mouraient une à une.
Il resta encore un moment, le vent glacé dans les cheveux, jusqu’à ce que ses doigts engourdis lâchent la poutre. Il rentra en silence, le visage fermé.
Dans sa chambre, il se glissa sous les couvertures, mais ses yeux restèrent grand ouverts dans le noir.
Il ne dormirait pas tout de suite.
Plus tard, peut-être.
oOo
L’entrepôt des Roncenoir s’élevait au bout du quai, massif et silencieux, sa façade sombre découpée dans la lueur vacillante des torches.
François se tapit contre un pilier, Hroar collé derrière lui, et leva la main pour lui intimer de patienter. Deux gardes discutaient plus loin, les silhouettes découpées sur la lumière de la porte. L’un d’eux bâilla si fort qu’on entendit ses mâchoires craquer. L’autre se gratta la barbe, marmonna quelque chose à propos du froid, puis s’éloigna dans l’ombre.
« Maintenant, chuchota François. Allez, vite. »
Ils se faufilèrent à pas de loup dans l’entrepôt. L’odeur de bois, de cuir et de foin emplit leurs narines, mêlée au parfum âcre des marchandises qui s’entassaient dans des caisses empilées presque jusqu’au plafond. Sur les charrettes prêtes à partir, des panneaux rappelant leur destination étaient accrochés : Solitude, Vendeaume, Cheydinhal, Bravil… Des noms qui laissaient François rêveur.
L’idée était simple : il suffisait d’inverser deux pancartes et personne ne remarquerait rien avant plusieurs jours. Devant les charrettes, Hroar sourit. Son plan était génial : il ferait perdre argent et réputation aux Roncenoir, et passerait pour une maladresse de leurs hommes. Une cargaison destinée à Solitude qui finirait à l’autre bout de Cyrodiil, une autre perdue dans les ports glacés du nord de Bordeciel.
Il grimpa silencieusement sur un des charriots pleins à craquer, ses doigts engourdis par le froid, et décrocha le panneau « Solitude ». En bas, François tendait déjà celui marqué « Leyawiin ». En un instant, l’échange fut fait. Désormais, une charrette pleine de peaux de loups destinées à la capitale nordique partirait pour les climats chauds du sud de Cyrodiil, et une cargaison d’hydromel attendrait longtemps dans les docks de Solitude.
« C’est fait ! On se tire ! » chuchota Hroar en redescendant. Mais François s’arrêta, Son regard attiré par une bâche épaisse sous laquelle se devinaient des formes arrondies. Intrigué, il tira légèrement le tissu.
Des meules d’Eidar. Des dizaines, empilées comme des boucliers jaunes. Sur le panneau, il lut : « Cheydinhal – Livraison hivernale »
« Le fromage, ça tient mieux le voyage quand il gèle », murmura Hroar derrière lui.
Le blond eut un sourire mauvais. Il souleva la bâche, se glissa dessous, disparaissant entre les meules.
« François !, siffla son ami en se glissant derrière lui, T’es fou ! »
Mais déjà, une lueur orange illuminait l’intérieur de la charrette. François, tapi entre les meules, laissait courir dans sa paume un mince filet de flammes. Pas assez pour les brûler, non… on ne devait pas soupçonner un sabotage. Juste ce qu’il fallait pour réchauffer l’air et la cargaison. Il se concentra, régla la chaleur comme il pouvait. Les gardes allaient revenir. Il n’avait pas beaucoup de temps.
« Allez, plus vite… » chuchota Hroar, pâle comme un linge.
Une voix retentit :
« Hé, tu as entendu ? »
Les deux garçons se figèrent. Les flammes disparurent. Un garde s’approchait, sa torche à la main. Les pas résonnaient contre les pavés, de plus en plus proches. Les bottes du garde s’arrêtèrent juste à côté de la charrette. Un couinement aigu, des pattes qui détalent, un souffle exaspéré.
Le garde s’éloigna en grognant. « Satanés rats ! »
Les deux garçons sortirent enfin de sous la bâche, couverts de poussière et le visage rouge d’avoir retenu leurs respirations. Hroar lança un regard noir à son ami.
« T’es complètement malade, François, souffla-t-il en lui assénant une tape sur l’épaule. « Si ça avait cramé… ou si le garde nous avait vu… »
François esquissa un sourire bravache, mais ses doigts tremblaient encore.
« Ça n’a pas cramé. Et quand il arrivera, leur fromage sera foutu, répliqua-t-il en attrapant le bras de son ami. Allez, on dégage. »
Ils se faufilèrent hors de l’entrepôt, longeant les quais déserts où l’eau noire reflétait les lueurs des torches. Le froid piquait leurs joues, mais l’excitation leur donnait des ailes. Bientôt, les quais disparurent derrière eux, avalés par les ruelles sombres de Faillaise.
oOo
La boutique était silencieuse.
Les volets avaient été tirés il y a longtemps déjà, et seule la lueur tremblante de deux chandelles éclairait l’arrière-salle. L’odeur des herbes séchées emplissait l’air, forte, presque piquante. Sofie était assise sur un tabouret trop haut, les jambes pendantes, les mains posées sur ses genoux. Elle avait l’impression d’avoir passé toute la journée à tout regarder, à tout sentir.
Ce matin-là, elle avait seulement voulu vendre ses fleurs, comme d’habitude. Babette avait dit que certaines de ses fleurs valaient cher, alors, quelques jours auparavant, elle avait tenté la Fiole Blanche. La première fois, le vieil Altmer n’avait pas eu l’air content de la voir. Il avait beaucoup de rides autour des yeux, la voix sèche, l’air toujours contrarié. Pourtant, il lui avait acheté tout son panier, pour un peu plus que ce que les gens donnaient d’habitude.
Mais l’autre, Quintus, avait levé la main. Un grand homme avec une voix douce, pas comme les marchands des rues. Il avait dit que ces fleurs étaient rares, qu’elles pouvaient servir pour des potions que même la Fiole Blanche n’arrivait plus à faire. Le plus vieux avait maugréé contre les disciples insolents, mais lui avait redonnée une poignée de septims de plus.
La deuxième fois qu’elle était venue, le vieil Altmer avait encore tout acheté sans discuter. Et la troisième fois, il avait grogné, longtemps, puis il avait dit :
« Il faut que tu apprennes. Sinon, tu vas finir par gâcher des ingrédients en les récoltant mal. Reste là. »
Alors elle était restée.
L’atelier sentait mille choses : le fer des mortiers, l’odeur verte des tiges fraîches, l’amertume sèche des poudres étranges contenues dans les bocaux. Quintus parlait beaucoup. Surtout pour expliquer ce que faisait son maître, mais Sofie était plus intriguée par les gestes que par les mots. Toutefois, elle avait retenu que les fleurs qu’elle cueillait avaient toutes un nom différent : dent-de-dragon, chardon neigeux, digitale des marais. Babette avait dit certains de ces mots. Leurs formes, leurs couleurs… tout ça, elle connaissait déjà, c’était ce qui les rendait jolies. Mais maintenant, elles servaient aussi à quelque chose.
Nurélion ne montrait rien. Il broyait, il pesait, il mélangeait. Il avait des gestes nets, rapides, précis. Ses doigts fins bougeaient comme des pinces. Parfois, il s’arrêtait pour la regarder d’un air soupçonneux, comme s’il regrettait déjà de l’avoir laissée entrer.
Quintus aussi avait pratiqué, mais lui était plus lent.
« Une potion de vigueur, c’est facile, lui avait-il dit. Regarde bien ! »
Il mit dans le mortier une fleur que Sofie avait cueillie la veille, la violette qui pousse mieux dans le froid. Il ajouta des morceaux d’une autre plante, celle de couleur orange, qui grimpe et qui colle un peu aux doigts, et une pincée de poudre claire qui piquait le nez.
Le contenu du mortier fut plongé dans de l’eau claire, et mis sur le feu. Quelques minutes plus tard, le jeune homme versa le tout dans une fiole, à travers un filtre.
« Goûte. »
Elle hésita. Le liquide était vert pâle, pas joli. Mais elle porta la fiole à ses lèvres. Un goût de terre lui gratta la gorge, et puis, la chaleur. Ses muscles avaient cessé de tirer. La fatigue dans ses cuisses s’était envolée, d’un coup. Tout était devenu plus clair, plus net.
Elle avait levé les yeux vers Quintus, stupéfaite.
« C’est ça, l’alchimie, avait-il dit en souriant. En mélangeant certains ingrédients comme il faut, on peut produire des effets fantastiques ! »
Elle avait seulement hoché la tête.
Maintenant la boutique était calme. Nurélion dormait déjà. Quintus rangeait encore des fioles sur les étagères.
Sofie avait les mains qui sentaient la sève et la poussière. Elle revoyait les odeurs, les gestes. Le goût amer dans sa bouche.
Elle posa la main sur la petite couverture qu’on lui avait donnée pour la nuit. Un vrai lit, avec un toit. Elle resta un moment allongée sur le dos, à fixer les ombres qui dansaient au plafond.
C’était étrange, d’avoir chaud.
Il n’y avait pas le vent qui sifflait, pas les bruits de la rue. C’était silencieux.
Ses yeux se fermèrent doucement.
Papa… Maman…
La pensée n’était pas claire. Juste une image. Deux visages, deux voix, floues.
Je suis bien, ce soir. Ne vous inquiétez pas. C’est… bien, ici.
La chaleur des draps, l’odeur des plantes, parfois le grincement d’une poutre.
Puis le sommeil, lourd, tranquille, qui l’emporta.
oOo
La nuit était déjà bien avancée. Le dortoir s’assoupissait peu à peu, rythmé par les respirations régulières des enfants. Mais Elrik, lui, gardait les yeux ouverts.
À côté, le lit de François était vide. Il était encore parti avec Hroar. Personne ne disait jamais où ils allaient, et Elrik avait compris qu’il ne fallait pas poser de questions. Il savait juste que c’était important. Et qu’il ne devait rien dire à Madame Constance.
Il fixa longtemps l’ombre du plafond, en serrant la couverture contre lui. Ses paupières finirent par se fermer toutes seules.
Il était dehors, quelque part dans la neige. Le vent hurlait si fort qu’il en avait mal aux oreilles. Mais il vit une silhouette devant lui. Grande. Solide. Un manteau qu’il connaissait bien.
Papa.
Il voulut courir vers lui, mais le sol retenait ses jambes. Chaque pas était lourd, mou, comme s’il avait de la boue ou de la glace jusqu’aux genoux. Son père ne l’entendait pas.
Puis le vent se tut.
Quelque chose bougea, là, dans le blanc. Lentement.
D’abord une ombre. Puis des bras, tout rouges, trop longs. Beaucoup trop longs. Plus il les fixait, plus ils semblaient s’étirer. Au bout des doigts, de grandes griffes.
Une tête, mais pas de visage. Rien qu’un trou. Noir. Avec dedans… quelque chose. Une lumière. Rouge. Qui pulsait, comme un cœur qui bat.
Ça attrapa son père.
Elrik cria. Il voulait courir, mais ses jambes étaient trop lentes. L’air semblait pâteux. Il n’arrivait plus à bouger vite. Et le monstre avançait vers lui.
Elrik cria encore, jusqu’à ce que sa gorge brûle—
La chambre était noire, immobile, mais son cœur cognait trop fort. Les larmes lui brûlaient les joues et il enfouit son visage dans son oreiller pour étouffer ses sanglots.
Une ombre passa près de lui, légère, familière. Une main se posa doucement sur son épaule.
« Chut… c’est fini, murmura François d’une voix un peu essoufflée. C’était juste un mauvais rêve. »
Sans réfléchir, Elrik se redressa et s’agrippa à lui. Ses petits doigts se crispèrent sur la tunique de François, comme s’il avait peur qu’il disparaisse aussi.
François se figea une seconde, surpris, puis il passa un bras autour de lui.
— C’est bon, je suis là, souffla-t-il doucement. Je bouge plus. Promis.
Elrik enfouit son visage contre le torse de son aîné, laissant ses larmes tremper le tissu. Il resta ainsi, jusqu’à ce que le battement régulier du cœur sous sa joue calme le sien.
Quand il finit par relâcher sa prise, François ne dit rien. Il l’aida à se recoucher, borda la couverture comme Constance l’aurait fait, et s’allongea dans le lit voisin.
Dans l’obscurité, Elrik resta immobile, le regard perdu dans le noir.
Son cœur battait encore trop fort, mais la présence silencieuse de François, juste à côté, finit par l’apaiser.
Assez pour qu’il s’endorme enfin.
oOo
La chandelle avait déjà trop brûlé, une cire épaisse coulant sur le bois de la table prêtée par Farengar. Lucian trempa sa plume et relut le début de sa missive :
À l’auguste Conseil des Mécènes de l’Institut pour la Diffusion Harmonique du Savoir Civilisé au sein des Provinces Périphériques,
J’ai l’honneur de vous informer que mon installation à Blancherive se poursuit dans des conditions stimulantes.
Comme vous le savez, la jeunesse nordique demeure un terrain fertile pour l’instruction, bien que parfois un peu rustique. Les enfants ici présentent une vivacité d’esprit encourageante, et je reste convaincu que la création d’une structure éducative stable apporterait beaucoup à cette contrée.
Les autorités locales se montrent réservées mais pas hostiles à mes propositions. Il convient naturellement d’agir avec tact.
Lucian soupira. « Réservées »… c’était une façon polie de dire que le jarl avait reporté le sujet jusqu’à nouvel ordre.
Il hésita à ajouter une phrase sur son implication locale, le conseil restreint auquel il avait assisté, les trésors d’inventivités pour protéger un secret essentiel. Non. Pas ici. Pas pour eux.
Il reprit sa plume.
La vie quotidienne en Bordeciel exige un certain esprit d’adaptation. Les mœurs sont rudes, mais non dénuées d’une dignité propre. Il m’arrive parfois de penser que ces enfants, pour lesquels nous espérons tant de “civilisation”, possèdent déjà une force qu’aucune salle de classe ne saurait leur donner.
Il fixa ces mots un moment, la mâchoire serrée. Ils n’allaient pas aimer cette phrase, là-bas, à l’Institut. On y parlait d’« alphabétisation des provinces » avec la même voix qu’on emploie pour les statistiques agricoles. Mais Lucian n’eut pas le cœur de la rayer.
Il poursuivit, plus prudemment :
Quoi qu’il en soit, mes observations se poursuivent, et je reste convaincu que notre projet pourra s’intégrer harmonieusement à la vie locale, une fois les circonstances actuelles stabilisées.
Encore un mensonge par omission. « Stabilisées »… comme si les dragons, les légions, les Thalmor, les Sombrages et les cris de la Voix n’existaient pas.
Il signa d’une écriture nette :
Votre dévoué émissaire, Lucian Lentulus.
Puis il laissa retomber la plume, s’adossa à sa chaise, et resta longtemps immobile, les yeux perdus dans la flamme qui se tordait.
Il songeait à Hunfen, à ce gamin qui avait fait trembler les murs de Fort-Dragon d’un seul mot, à Balgruuf dont le visage s’était fermé comme une porte de pierre, à ce justiciar thalmor attendu dans les jours à venir.
L’Institut voulait une école.
Bordeciel, elle, était en guerre.
Lucian souffla la chandelle, mais le goût de l’encre amère lui resta sur la langue.