Les enfants de Bordeciel

Chapitre 41 : Inquisition

4275 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 13/12/2025 18:39

Chapitre 41 – Inquisition

Le vent s’était enfin tu, mais le froid, lui, avait redoublé. Au pied du grand escalier de pierre menant à Fort-Dragon, Lucian Lentulus grelottait sous son épais manteau de fourrure. Devant lui s’étendait la vaste place du Vermidor, blanchie par les premières morsures de l’hiver. La fin de Soufflegivre approchait, et le soleil, timide, s’accrochait péniblement à l’horizon, perçant à peine à travers le ciel voilé.

Malgré l’impression que donnait la faible lumière, la matinée était déjà bien avancée, et les habitants s’activaient déjà depuis un moment. Les portes des échoppes claquaient, les charrettes grinçaient sur les pavés givrés, et la vapeur des respirations semblait former la brume éparse ambiante où se mêlaient bruits de sabots et martèlements de forgerons. Sur le côté de la place, comme toujours, Heimskr prêchait.

Debout au pied de la statue colossale de Tiber Septim, le vieux zélote levait les bras vers le ciel en implorant le retour de la grandeur nordique. Sa voix, enrouée par le froid, roulait contre les murs de pierre, se mêlant au vacarme du marché. Certains passants l’ignoraient, d’autres esquissaient un sourire complice. Lucian, lui, observait cette ferveur avec autant de fascination que la première fois, partagé entre curiosité sincère et perplexité prudente. Ce matin-là, il n’eut cependant pas le temps de s’y attarder.

Quatre gardes, casques brillants et capes battantes, descendirent précipitamment du grand escalier, passant rapidement devant l’érudit. Leur pas hâtif ne laissait pas place au doute : ce n’était pas une simple patrouille. Ils se dirigèrent droit vers le prêcheur, qui, les voyant approcher, redoubla d’ardeur comme s’il pressentait la suite.

« Par ordre du Jarl, lança le capitaine autant au vieil homme qu’à son auditoire, tout culte illicite doit être puni. »

Heimskr tenta de protester, clamant que ni le jarl, ni l’Empire, ni même les Divins ne pourraient le faire taire. Mais déjà, deux gardes l’empoignaient sous les bras tandis qu’un troisième lui passait un bâillon de cuir. L’opération se déroula avec un soin presque cérémoniel, sans aucun coup ni quelconque brutalité. Le prêcheur continuait de gesticuler, hurlant contre le tissu qui étouffait sa voix, pendant que le dernier garde démontait soigneusement son autel de fortune, emportant avec lui livres, amulettes et bannières.

Lucian contemplait la scène, médusé, un sourire incrédule aux lèvres. Tout cela avait quelque chose d’étrangement réglé, comme une pièce déjà jouée maintes fois, à destination d’un public averti. Les passants ne paraissaient ni surpris ni indifférents : beaucoup s’étaient simplement figés, puis s’étaient remis en mouvement, plus vite qu’avant. Farangar avait mis le jeune homme au courant peu de temps auparavant : le vieux Heimskr avait déjà connu plusieurs séjours forcés à Fort-Dragon, lorsque les circonstances exigeaient que le culte de Talos fût occulté. La dernière occurrence s’était produite à l’arrivée de l’érudit dans la ville, le temps que Balgruuf s’assure de ses… dispositions envers la religion controversée. On relâchait toujours le prêcheur le lendemain, voire l’après-midi même, une fois la menace passée.

Le jeune homme remarqua néanmoins les gestes discrets parmi la population : ici, une femme retirait une amulette de son cou, la glissant précipitamment dans sa poche. Là, un vieil homme rabattait son manteau sur une broche dorée. Plus loin, deux apprentis échangèrent un regard inquiet avant de s’éloigner à grandes enjambées vers les ruelles. D’autres encore quittaient la place d’un pas rapide, le visage fermé. Tous comprenaient.

Lucian comprit lui aussi. L’arrestation n’était pas tant une mise à l’écart prudente du prêcheur qu’un signal à toute la ville. Balgruuf, en ordonnant qu’on emmène Heimskr en plein jour au vu de tous, venait d’avertir silencieusement sa population. Alors, on rangeait les amulettes, on dissimulait les symboles de Talos, on effaçait tout ce qu’il fallait effacer avant que des yeux trop indiscrets ne viennent se poser sur Blancherive.

Désormais, Lucian ne souriait plus. Le manège prenait une autre dimension : la rumeur de la venue d’un Justiciar thalmor avait savamment fuité dès que le palais en avait été informé. Officiellement une visite de courtoisie destinée à vérifier l’application du traité de l’Or Blanc. Officieusement, une chasse, une traque pour l’Enfant-de-Dragon, dont on parlait encore à voix basse dans toute la cité.

Il suivit du regard la petite procession de gardes qui remontait vers Fort-Dragon, Heimskr protestant toujours dans son bâillon. La statue de Tiber Septim se dressait derrière eux, immobile et muette, comme témoin d’un culte réduit à la clandestinité.

Lucian frissonna, sans savoir si c’était dû au froid. Trois secrets hantaient déjà les murs de Fort-Dragon : le Dovahkiin jouant les jeunes recrues à Jorrvaskr, la foi proscrite des Nordiques et sa voix tonitruante bâillonnée dans un cachot, et la Lame d’Ébonite scellée dans les tréfonds du palais. Et voici qu’un émissaire du Thalmor s’apprêtait à franchir les portes de Blancherive.

Le vent se remit à souffler, plus coupant qu’avant. La journée promettait d’être longue.

oOo

L’elfe marchait d’un pas régulier sur les marches givrées du grand escalier.

Le manteau noir, cousu d’un fil doré, semblait absorber la lumière et la renvoyer en reflets précis, presque métalliques. La coupe en était parfaite : aucun pli, aucun souffle de vent ne parvenait à soulever l’étoffe. Ses bottes, d’un cuir rigide, frappaient la pierre d’un son net, toujours égal, comme un battement de métronome. Ses pas ne laissaient presque aucune trace sur le givre.

Le capuchon, à demi relevé, laissait voir un visage immobile d’une peau dorée tirant vers l’ambre pâle, aux pommettes hautes au-dessus desquelles perçait un regard clair. Ses yeux, d’un or sans chaleur, semblaient tout remarquer sans jamais s’attarder ; on aurait cru qu’ils pesaient le monde plutôt qu’ils ne le regardaient. Lorsqu’il parlait, sa voix n’avait ni rudesse ni douceur ; elle s’étirait, calibrée, avec la netteté d’un instrument bien accordé.

Rien dans son maintien n’évoquait la brutalité qu’on prêtait d’ordinaire aux Justiciars du Thalmor. Il souriait souvent, presque avec amabilité, mais chaque sourire paraissait réfléchi, ajusté à l’instant comme on ajuste une lame avant de frapper.

Lucian, à ses côtés, se tenait droit, le souffle discret, comme s’il craignait qu’un nuage de vapeur un peu trop large suffise à trahir ses pensées. Le jarl l’avait désigné pour servir de guide à leur nouvel hôte si estimé, sans lui demander son avis. Mais le jeune homme, trop conscient d’être le seul dans tout Fort-Dragon à pouvoir converser sans gaffe diplomatique, n’avait pas trouvé le courage de protester. On l’avait présenté à Fort-Dragon quelques heures plus tôt, dans la salle du trône où Balgruuf avait fait preuve d’une inhabituelle réserve prudente. Maître Haensadil Alandar, Justiciar du Domaine Aldmeri, envoyé en Bordeciel pour « renforcer les relations diplomatiques, en accord avec le Traité de l’Or Blanc ».

L’agent du Thalmor ralentit soudain, obligeant Lucian à ajuster son pas. Ils étaient arrivés à la statue, sans même que le jeune homme ne se soit rendu compte de leur route. Elle se dressait dans la pâle lumière hivernale, haute, large, presque austère. La pierre en était piquée de givre, la surface striée de coulures blanches laissées par le vent glacé. L’homme représenté y avait les traits sévères, le regard en avant, la main posée sur une épée longue. Talos dominait la place comme un ancien capitaine surveillant une troupe invisible.

L’elfe cilla à deux reprises, et un léger sourire s’étira sur ses lèvres.

« Eh bien, dit-il d’une voix légère, les petites libertés prises çà et là avec le traité ne sont généralement pas aussi… voyantes. »

Mais son regard avait déjà quitté la statue pour se poser ailleurs, dans un angle de la place où des passants ralentissaient en les observant à la dérobée, sans oser s’arrêter. L’elfe les observa fugacement, mais Lucian eut l’impression que cela lui suffisait pour noter chacun d’eux dans un registre invisible. Il se força à inspirer lentement — Il devait paraître léger, juste assez. Pas trop, sinon, l’elfe s’y intéresserait de plus près. Il émit un léger pouffement.

« La statue surprend toujours les visiteurs extérieurs, surtout en ce moment.

Moi-même, je m’attendais à ce que… disons… on ait davantage laissé la neige faire son œuvre. »

L’elfe observa la statue un instant encore, comme on examine une pièce dans une collection privée. Aucun dégoût, aucune révérence — seulement un constat méthodique.

« Cette représentation est intéressante, reprit-il tranquillement. Chez nous, en Alinor, les sculpteurs aiment à donner à leurs modèles l’air de souverains nés. Ici… »

Il effleura l’air d’un geste léger, paume ouverte.

« On préfère montrer le guerrier. »

Lucian hocha la tête, tendu. Il s’efforça néanmoins de continuer à sourire, et à maintenir une voix claire.

« Ce n’est pas ici le Divin Talos qui est représenté, ni même l’empereur Tiber Septim, dit-il.

Vous avez remarqué l’absence d’atours royaux. C’est le jeune Talos d’Atmora — le chef de guerre, qui n’était pas encore souverain. »

Haensadil laissa échapper un petit souffle amusé.

« Ainsi, vous me dites qu’il s’agit simplement d’un… héros local. »

Lucian esquissa un sourire prudent.

« À proprement parler, oui. Une figure historique… révérée, pour ainsi dire, mais pas sanctifiée. Pas plus qu’Ysgramor, ou Harald Premier du Nom, en tout cas. J’ai remarqué que les Nordiques se préoccupent peu de décorer leurs héros de lauriers célestes. Ils préfèrent les graver dans la pierre. C’est leur manière de les honorer et préserver leur mémoire. »

Le Justiciar tourna légèrement la tête, son regard suivant une volée de neige soulevée par le vent.

« Et pourtant, son nom a été prié, son effigie encensée, ses actes sanctifiés. Même ici. »

Lucian sentit ses doigts se crisper autour du bord de son manteau. La réplique piquait comme une pointe rentrée lentement dans le cuir — pas assez pour blesser, juste assez pour éprouver la résistance. Alandar attendait un faux pas. Lucian révisa mentalement les formulations neutres qu’il avait pris soin de préparer et répondit d’un air détaché :

« Il y a eu une époque où le culte des Neuf était partout dans l’Empire. Bordeciel n’y a pas échappé. Les temples ont enseigné Talos comme on enseigne Akatosh, en plus du symbole d’unité. Et, comme vous le savez, un symbole se transmet longtemps, même si la Loi vient à le contredire. »

Haensadil inclina légèrement la tête.

« Un symbole… oui. Il est remarquable de constater à quel point les peuples des provinces y restent attachés, même lorsque leurs propres dirigeants les invitent à s’en défaire. »

Lucian sentit la question voilée sous la phrase. Il força un petit rire — trop léger pour paraître totalement naturel, mais trop bref pour trahir sa nervosité.

« Il faut admettre que les Nordiques ont un rapport… particulier à leurs traditions. Ils s’y conforment quand cela les arrange, et s’en détachent tout autant quand il s’agit de survivre. Pour moi et mes collègues de l’Institut, c’est passionnant à étudier : voir comment les habitudes changent, comment les expressions évoluent, de gré ou de force. J’ai par exemple remarqué que les voyageurs ont l’habitude d’éviter les expressions trop marquées. Dire Par les Huit dans une taverne de Vendeaume vous classe comme un ennemi de la rebellion. Dire Par les Neuf ailleurs peut valoir des ennuis avec vos collègues. Alors ils disent Par les Divins, ou bien ils invoquent directement Mara, Kynareth, ou Shor… »

Il eut un petit tressaillement en entendant sa propre voix. Il parlait trop. Ou pas assez. Il ne savait plus. Haensadil, lui, semblait parfaitement maître de l’échange, comme s’il n’avait fait que guider la conversation vers un terrain qu’il connaissait déjà.

Le Justiciar hocha légèrement la tête, comme pour apprécier la conclusion linguistique de l’érudit, puis reprit la marche, sans se presser. Chaque pas semblait mesuré pour laisser à Lucian le temps de le rejoindre, comme si le rythme même de la conversation devait rester sous son contrôle.

« Vous décrivez un peuple prompt à se choisir des modèles, dit-il. Une culture façonnée par des figures du passé. Cela pourrait expliquer… certaines dérives.

— Des… dérives, maître Alandar ? »

L’elfe esquissa un sourire très bref, une ombre de satisfaction.

« Lorsque des mortels commencent à traiter leurs héros comme des êtres plus qu’humains… il n’est pas rare que d’autres cherchent à les imiter. Ou à prouver qu’ils leur sont supérieurs. Ces ambitions font de grands chefs de guerre. Elles font aussi des fanatiques… Et des usurpateurs. »

Lucian avala sa salive avec précaution.

« Je suppose que cela peut arriver, dit-il d’un ton pensif. Cela dit, ici, les Nordiques ne prient pas vraiment leurs héros. Ils les… imitent. Tout du moins ils essaient. Ils aiment les modèles concrets : Ysgramor, les anciens souverains, les grands guerriers. Ils parlent d’eux comme d’exemples à suivre, pas comme d’êtres à supplier. On demande des choses à Mara, à Kynareth… Aux héros, on demande surtout : “Qu’aurais-tu fait à ma place ?” »

Haensadil eut un léger mouvement de tête, comme s’il approuvait… ou qu’il venait d’ajouter une ligne à un registre mental.

« Néanmoins, énonça-t-il d’une voix posée, un peuple qui confond si aisément exemplarité et transcendance… pourrait, je suppose, être tenté de refaire la même erreur qu’autrefois. De prêter à un héros vivant des attributs plus… élevés que sa condition. Voyez, un jour, ce général ambitieux a été proclamé dieu. Vous me pardonnerez de trouver ce glissement… instructif. Une culture qui élève un conquérant au rang du divin peut très bien recommencer. Surtout si elle aime à croire que l’Histoire se répète. »

Ils se remirent à marcher, quittant la place. Deux enfants passèrent en courant, puis s’arrêtèrent net en voyant l’armure noire du Justiciar. L’un d’eux baissa instinctivement la tête, l’autre fit semblant de regarder ailleurs. Haensadil ne leur accorda pas un regard.

Lucian se força à garder un ton étudié.

« À Vendeaume, de ce que j’ai cru comprendre, le nom de Talos est devenu un marqueur politique plus qu’une véritable croyance, dit-il. On le clame pour prêter allégeance aux Sombrages, pour dire “nous ne plierons pas”. Ici, à Blancherive, c’est différent. Ils ne veulent pas d’un dieu de plus à adorer. Ils veulent du bois sec, du blé et des murs qui tiennent. »

Une ombre de sourire pesa sur la bouche de l’elfe.

« Vous faites de la ferveur un phénomène d’opportunité, maître Lentulus. C’est une lecture… utile.

Néanmoins, qu’un héros devienne un étendard ou un dieu, le résultat est le même : on l’agite, et les foules suivent. »

La rue qu’ils avaient emprunté les menèrent sur la place du marché. Une boucherie exhalait des effluves de viande fumée. Au loin montait une fumée fine d’où jaillissaient les vigoureux coups de marteau de la forge. Haensadil ne semblait jamais vraiment regarder les choses, et pourtant, Lucian avait l’impression que l’elfe avait déjà tout vu.

Alandar reprit, d’une voix toujours égale :

« D’autant que, récemment, un autre nom a retenti au-dessus de ces montagnes. Un nom… crié si fort que même en Alinor, certains en ont reçu les échos dans leurs rapports. »

Lucian sentit un frisson lui remonter l’échine malgré la fourrure.

« Vous parlez de… l’appel des Grises-Barbes, je suppose, dit-il. Je n’étais pas encore en Bordeciel à ce moment-là. J’aurais aimé y assister. »

Haensadil esquissa un sourire plus franc.

« Je constate que vous ne tentez pas de le minimiser. C’est rafraîchissant. Beaucoup d’ecclésiastiques à Cyrodiil préfèrent parler d’“accident acoustique” ou de “phénomène atmosphérique inhabituel”. Ici, comment le décririez-vous, vous qui parlez avec tant d’aisance de symboles et de récits ? »

Lucian prit un instant pour ordonner ses pensées. Le vent piquait les yeux, ce qui l’arrangeait : cela justifiait un clignement un peu trop rapide.

« Je le décrirais… comme un point de convergence, dit-il. Les dragons reviennent, les légendes semblent prendre vie, et soudain, une voix très ancienne appelle un nom qui n’existait plus que dans les chroniques. “Enfant-de-Dragon”. Pour ceux qui y croient, c’est une prophétie réalisée. Pour d’autres, c’est l’occasion rêvée d’y voir ce qu’ils veulent : un champion, un héros, un défenseur. »

Il marqua une pause, puis ajouta, d’un ton plus neutre :

« Dans les tavernes, on en parle comme d’une sorte de conte moderne. Chaque barde y ajoute un détail. Un jour, je finirai par trouver une version où l’Enfant-de-Dragon sera aussi grand qu’une tour de garde. »

Haensadil eut un léger rire.

« Vous semblez prendre cela avec une certaine distance.

— Je n’ai pas entendu cet appel de mes propres oreilles, répondit Lucian. Et je n’ai, heureusement, jamais vu de dragon que de très loin. Pour l’instant, ce sont surtout les récits que j’aime étudier. Mais je comprends que, pour vous, la question soit moins académique.

— Disons que le Domaine s’intéresse à toute figure susceptible de troubler l’équilibre déjà fragile entre l’Empire et nous, dit-il calmement. Un individu auquel on prêterait des pouvoirs anciens, une légitimité surnaturelle… pourrait devenir le point de ralliement de toutes sortes de rébellions. Le domaine se doit d’anticiper les facteurs d’instabilité… où qu’ils émergent. »

— Je… suppose, répondit Lucian prudemment, que si un tel individu existait, l’Empire lui-même aurait tout intérêt à ne pas se laisser déborder par des enthousiasmes… incontrôlés. »

Haensadil inclina la tête, comme s’il acceptait le sous-entendu.

Ils franchirent l’arche. Au loin, Fort-Dragon dressait sa silhouette, sombre contre le ciel clair. Le Justiciar reprit d’un ton presque léger :

« Justement. On m’a parlé d’un… incident, dans cette salle du trône. Un cri, une onde de choc, un jeune prince projeté au sol. Les Nordiques ont la mémoire vive quand il s’agit de ce genre de choses. On murmure à voix basse que le Dovahkiin est passé par là. »

Lucian eut l’impression que son cœur venait de perdre un instant son rythme, avant de se rattraper. Il avait attendu la question, et elle était arrivée. Il inspira doucement, sentit l’air glacé lui brûler les bronches.

« Les rumeurs enflent vite tout, dit-il. Mais il est vrai qu’il s’est passé… quelque chose. »

Haensadil ne le lâchait pas des yeux.

« Vous étiez présent, n’est-ce pas ? Je m’intéresse naturellement aux témoins directs. »

Lucian songea fugitivement à Farengar, à Balgruuf, aux autres, au plan de désinformation mis au point à la hâte. Il ignorait à quel point il avait donné ses fruits, mais il n’avait pas d’autre choix que de s’y tenir, et de voir.

« J’étais là, oui, dit-il. J’ai entendu un mot projeté avec… une force peu commune. Ce n’était ni un simple hurlement, ni un sort que je connaisse. Le jeune Nelkir s’est étalé au sol comme s’il avait reçu un coup de bouclier invisible. Il y avait là un homme immense. Sur le moment, j’ai pensé… j’ai cru… »

Il s’interrompit, laissa échapper un petit rire gêné.

« … j’ai cru que c’était Ulfric Sombrage lui-même, qui venait défier le jarl Balgruuf comme il en avait fait pour le Haut-Roi. J’ai dit cela un peu trop fort plus tard, et tout Fort-Dragon s’en amuse encore. »

Le sourire d’Haensadil se fit plus marqué.

« Ulfric Sombrage, en personne, sous le nez du Jarl de Blancherive. Voilà qui serait un scénario… intéressant. Mais vous êtes certain que ce n’était pas simplement un sort de choc ? Les mages ont parfois tendance à se donner des airs de légende. »

Lucian secoua la tête, plus lentement qu’il n’aurait voulu.

« Je n’oserais pas trancher. Farengar lui-même ne s’est pas avancé. Il a parlé d’un phénomène lié au Thu’um, ou à quelque chose de voisin, mais il n’a pas insisté. Néanmoins, il y a eu un moment de sidération chez les gardes, le responsable en a profité pour quitter la grande salle sans être inquiété. »

Le jeune homme sentit le silence s’étirer un peu trop longtemps. Il chercha une formulation qui paraîtrait innocente, presque naïve, sans donner l’impression d’esquiver.

« Je me demande encore, pour être franc, si cet homme cherchait véritablement à blesser qui que ce soit, dit-il enfin. Il s’est enfui si vite… Cela m’a donné l’impression d’une démonstration, ou d’une… bravade mal contrôlée, plutôt que d’une attaque. »

Haensadil tourna légèrement la tête, l’observant du coin de l’œil.

« Une mise en scène ? » demanda-t-il, sur un ton qui pouvait passer pour de l’intérêt sincère.

« Peut-être. Ou alors… Peut-être était-ce simplement un mage peu discipliné, qui a perdu le contrôle d’un sort devant le Jarl. Ce ne serait pas la première fois qu’un savant surestime ses talents. »

Il haussa les épaules, poursuivant d’un ton presque léger :

« J’ai pu voir à plusieurs reprises des gens qui voulaient impressionner Monseigneur Balgruuf. Peut-être celui-ci pensait-il gagner son attention, et en constatant, disons, le… peu d’admiration qu’on lui adressait, il a préféré disparaître. »

Le justiciar ne répondit pas immédiatement. Il semblait goûter chaque mot, comme s’il cherchait à mesurer ce qui, dans ce récit, était plausible, utile ou exploitable.

« Vous vous exprimez avec prudence, maître Lentulus, » dit-il enfin.

Lucian sentit son cou se raidir. « J’essaie simplement d’être exact. Je ne voudrais pas participer malgré moi aux rumeurs débordantes. »

Un infime sourire étira les lèvres de l’elfe.

« Oh, je vous rassure : je ne m’appuie jamais sur un seul témoignage. Mais je prends note des esprits qui savent raisonner sans s’enflammer. C’est une qualité rare chez les jeunes Impériaux. »

Ils approchaient à nouveau du quartier aisé de la ville Les gardes en faction raidirent imperceptiblement l’échine à la vue du Justiciar, comme si sa seule présence exigeait une discipline accrue.

Haensadil ralentit une dernière fois, offrant à Lucian un regard direct qui le fit presque trébucher tant il semblait soudain peser sur lui.

« Vous êtes un homme intéressant, maître Lentulus. Trop souvent, je rencontre des érudits qui confondent idées et convictions. Vous, au moins, avez l’esprit souple. Adapté. Et, je crois… adaptable. »

Lucian força un rire discret.

« J’essaie simplement de comprendre ce que je vois.

— Ce que vous voyez, ce que vous entendez, ce que vous avez l’intelligence de ne pas prendre au mot…, compléta l’elfe en inclinant la tête presque aimablement. De tels talents sont précieux. Même en dehors de l’Empire. Je parlerai de vous à l’Ambassadrice Elenwen. Elle sait apprécier les esprits vifs, les observateurs discrets. Je veillerai à ce que vous receviez une invitation officielle lors de la prochaine réception à l’ambassade de Solitude. »

Lucian sentit sa gorge se serrer. Une invitation à l’ambassade du Thalmor n’était pas une faveur — c’était une épreuve, un hameçon, une cage dorée où chaque mot prononcé pouvait devenir un piège. Mais il sourit, comme il convenait de le faire.

« Ce… serait un immense honneur, maître Alandar. Je vous remercie. »

L’elfe contempla un instant Fort-Dragon qui se dressait au dessus des toits et afficha un sourire indéchiffrable.

« Vous m’avez été d’une compagnie… instructive, maître Lentulus. »

Il reporta son regard sur l’érudit.

« Rentrons, j’ai hâte de voir désormais ce que votre Jarl aura à me montrer. »

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