Le Khajiit aux millions de vies

Chapitre 1 : Première fois – Octavia

2380 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/11/2023 19:46

Octavia

 

                                                

À Rufus,

qui joue dans les plaines de sable

par-delà les étoiles.

 


 « Une fois, le chat devint le chat domestique d’une petite fille. »
Le chat aux millions de vies, Sano Yōko

 

 

L’orage grondait, terrifiant et tétanisant, dans le ciel nocturne de Cheydinhal. L’automne était bien avancé, les pluies diluviennes n’avaient cessé depuis plus d’une semaine, provoquant une crue de la Corbolo dont les remous venaient lécher le pied des maisons les plus basses dans la ville. Au troisième et dernier étage du manoir de la baronne Hadriana Chenius, dans la tour sud-est depuis laquelle on pouvait admirer la rivière agitée, une petite silhouette se blottissait sous la couette, les mains plaquées contre ses oreilles dans le vain espoir que le grondement du ciel ne l’atteindrait plus. À chaque éclair qui illuminait sa chambre de blanc malgré les rideaux tirés, la fillette sursautait, et poussait de petits cris paniqués.

« Maman ! Papa ! » appelait-elle de sa petite voix fluette.

Mais ses cris ne semblaient pas atteindre ses parents, qui sommeillaient de l’autre côté du couloir, dans la tour nord-est de leur demeure. Ils l’avaient envoyée se coucher bien plus tôt qu’eux et leurs invités du soir, et avaient presque rechigné à l’embrasser pour lui souhaiter la bonne nuit. Ça n’était guère étonnant qu’ils restassent sourds à ses suppliques, bien que la pauvre enfant ne pût comprendre tout cela. Du haut de ses sept ans et demi – elle insistait grandement sur le « et demi » lorsque quelqu’un lui posait la question de son âge –, elle parvenait à saisir bien des choses. Mais elle était bien incapable de saisir la raison pour laquelle ses parents semblaient ne pas la voir, ni se préoccuper d’elle. Et peut-être mieux valait-il qu’elle restât ignorante de cela le plus longtemps possible.

« Maman !! » pleura-t-elle, osant à peine sortir de son lit pour aller frapper à la porte de leur chambre.

Lorsqu’elle trouva enfin le courage d’affronter ses peurs et d’extirper sa petite tête brune du château de draps et de couettes, elle vit la porte de la pièce s’ouvrir doucement, dans un petit grincement étouffé. La lueur chaleureuse d’une bougie vint éclairer la chambre et dissiper l’obscurité dans laquelle se dessinaient des formes effrayantes. Le loup qui semblait prêt à bondir sur elle et la croquer n’était en réalité qu’une robe abandonnée sur une chaise. Le gobelin au pied du lit, un panier tressé oublié là. La flammèche éloignait toutes les créatures de la nuit qui naissaient lorsque le soleil se cachait, et dont le grondement retentissait lorsque l’orage approchait.

« Aemillia ? »

La douce voix rassura l’enfant, mais brisa un peu plus son cœur attristé. Ni sa mère ni son père n’était venu à son chevet. Elle avait beau aimer la domestique, elle ne comprenait tout simplement pas pourquoi celle-ci prenait davantage soin d’elle que ses propres parents.

« Tu as fait un cauchemar ? demanda-t-elle en s’approchant.

— Oui… J’ai peur, Octavia…

— Allons bon… Viens, je vais te raconter une histoire pour dormir, et ça ira mieux. »

Cette simple idée sembla suffire à la petite fille pour qu’elle se relevât dans son lit. Comme s’ils reculaient face à la bienveillance de l’employée de maison, les éclairs disparurent les uns après les autres, jusqu’à ne plus troubler la tranquillité nocturne. L’orage lui-même s’était tu, laissant la scène aux chants de la nuit.

« Tu veux encore celle de la magicienne ? »

Aemillia secoua la tête de droite à gauche. Ses légères bouclettes ondulèrent dans le mouvement, et ruisselèrent le long de ses joues.

« J’en veux une nouvelle ! demanda-t-elle. Une que tu m’as pas encore dite !

— Dans ce cas, je sais très bien laquelle je vais choisir… »

L’Impériale à la chevelure rousse posa la bougie et sa coupelle de métal sur la table de chevet, avant de s’approcher de la chaise sur laquelle elle s’installait à chaque fois qu’elle venait lire une histoire à l’enfant, repliant la robe qui avait été laissée dessus par négligence pour la ranger à sa place. Une fois près de la fillette, elle l’aida à se réinstaller convenablement dans le lit. Couchée sur le dos, bordée par les draps, Aemillia la fixait intensément de ses yeux brillants, dont les teintes virides adoptaient celles écarlates de la flammèche.

« Comment elle s’appelle, ton histoire ?

Le Khajiit aux millions de vies, répondit Octavia, les mains posées sur les genoux. Ma grande sœur me la racontait quand j’avais ton âge. Tu es prête ? »

La fillette acquiesça vivement. Si l’effroi causé par l’orage l’avait quittée, la quiétude de la nuit ne semblait guère lui inspirer le sommeil en retour. Son visage diaphane rougi par la lumière proche, elle débordait d’énergie. Difficile de savoir si elle allait pouvoir se rendormir en écoutant sa voix…

« Il était une fois, un Khajiit qui vécut un million d’années. Depuis l’Ère de l'Aube, il vécut de nombreuses vies. Même s’il mourrait, il renaissait, encore et encore.

« C’était un beau Khajiit au pelage tigré, de la couleur des cendres. Et il avait côtoyé des millions de personnes, qui avaient toutes pleuré lorsque le Khajiit était mort. Mais jamais le Khajiit, lui, n’avait pleuré. »

Les mots dansaient, formaient des figures et des silhouettes dans l’esprit de la fillette impériale. Le visage d’un splendide Suthay-raht se dessina sous ses yeux et elle l’admirait tandis qu’il se déplaçait dans la chambre. Sa queue touffue battait doucement l’air, et ses pupilles dilatées lui donnaient un air doux, semblable à celui des chats errants qu’elle apercevait parfois sur la place du marché, et qu’elle demandait toujours à caresser, en vain.

« Une fois, il était un soldat au service de la Crinière d’Elsweyr. Il avait été élevé depuis tout petit pour la servir et, même s’il n’aimait pas trop la gouvernance de la Crinière, il se rendait fidèlement sur le champ de bataille pour défendre son peuple.

« Un jour, le Khajiit fut touché par une flèche ennemie, et mourut. La Crinière et tous ses frères d’armes pleurèrent en entourant son corps. Le jour des funérailles, beaucoup de Khajiits vinrent recouvrir sa tombe des plus belles fleurs du désert d’Elsweyr. »

Aemillia se figurait les hautes dunes ensablées et les quelques plantes vivaces qui y poussaient malgré les conditions difficiles. Une fleur qui parvenait à s’épanouir dans un environnement si terrible ne pouvait être que belle ! Alors, dans son imaginaire d’enfant, elle se représenta la tombe creusée où l’on vint déposer un cercueil, avant de la recouvrir de terre et de disposer des centaines et des milliers de fleurs aux nombreuses couleurs et aux dizaines de pétales allongés.

« Une fois, il était pêcheur dans la ville de Senchelle, sur la péninsule de Quin'rawl. Né de parents marins, il avait suivi leurs traces et était monté très jeune sur les bateaux pour attraper du poisson pour le vendre sur les marchés. Mais le Khajiit n’aimait pas la mer, il ne l’aimait pas du tout. À bord de ses bateaux, il se rendait en pleine mer de Topal et trouvait les meilleurs poissons, malgré son aversion.

« Un jour, il tenta de remonter un énorme poisson, qui se débattait et faisait de son mieux pour lui échapper. Le Khajiit redressait sa barque comme il le pouvait, mais il tomba à l’eau. Puisqu’il ne savait pas nager, il se noya, et son corps fut repêché peu de temps après. Ses camarades marins lui firent de belles funérailles, et tout le monde pleura sa disparition. Ils enterrèrent le Khajiit en haut d’une colline pour qu’il puisse admirer les bateaux pour l’éternité. »

Le parfum iodé de la mer emplissait les narines d’Aemillia. À chaque inspiration, ses poumons se gonflaient de cette odeur qu’elle ne connaissait que des étals des marchands. Pour peu, elle sentait aussi le goût salé de la chair des poissons sur sa langue. Un sourire satisfait se dessinait sur son visage.

« Une fois, il était l’assistant d’un bouffon à la cour impériale, en plein cœur de Cyrodiil. Ce bouffon aimait faire des tours un peu dangereux pour épater l’Empereur et ses diplomates. Il faisait naître des flammes au creux de ses mains, ou avalait des épées sans se blesser une seule fois. Le Khajiit n’aimait pas le bouffon, mais il travaillait avec lui pour gagner de l’argent et vivre paisiblement. Parfois, le bouffon l’utilisait pour réaliser ses tours et ses pitreries, et le Khajiit détestait cela plus que tout. Il l’enfermait dans une boîte, la coupait en deux, et faisait ressortir le Khajiit indemne devant les yeux de l’Empereur ébahi.

« Un jour, le bouffon enferma le Khajiit dans la boîte et se trompa dans ses outils. Il trancha réellement le Khajiit en deux, et le tua sur le coup. Sur la scène, devant l’Empereur de Tamriel et ses diplomates, il enlaça le corps coupé en deux du Khajiit et pleura d’avoir perdu son fidèle assistant. Personne n’applaudit dans la pièce. Le bouffon alla enterrer le Khajiit dans un jardin près du palais impérial, où ils s’étaient rencontrés et avaient longtemps travaillé ensemble.

« Une fois, il était un voleur au service de la Guilde à Faillaise, en Bordeciel. Avec ses longues griffes, il parvenait à crocheter les serrures et rentrer dans les maisons qu’il cambriolait. Il volait des bijoux, des vases, des livres, et repartait paisiblement avec son butin, pour devenir riche en revendant tout cela à des voyageurs de passage. Il était bon à son travail, mais n’aimait pas les autres voleurs avec qui il travaillait. Dans un manoir de Faillaise où il se rendait souvent, vivait un chien féroce qui gardait la demeure. Le chien était tout le temps attaché, et aboyait tout le temps après le Khajiit.

« Un jour, il alla voler un coffre dans ce manoir. Confiant, il monta sur les toits, escalada les grilles et pénétra dans le jardin du manoir. Il grimpa le long du mur, puis s’introduisit dans la demeure pour y dérober un petit coffre rempli d’or. Lorsqu’il ressortit de la pièce, il vit le chien de garde se précipiter vers lui. Il n’eut pas le temps de fuir, ni de se défendre, et finit dévoré par le chien. Les autres voleurs de la Guilde lui donnèrent de belles funérailles, et firent voguer son corps jusqu’au lac Honrich, où reposent ses ossements désormais.

« Une fois, il était le compagnon d’une dame. Elle l’avait recueilli alors qu’il était tout chaton et l’avait élevé comme son propre fils. Cette dame avait eu une petite fille quelques années après l’avoir recueilli, et le Khajiit jouait avec l’enfant comme si elle était sa petite sœur de sang. Lorsque la dame mourut en raison de son grand âge, le Khajiit ne pleura pas un instant. Il vivait toujours avec sa sœur adoptive et l’aidait à entretenir la demeure. Elle cuisinait de bons petits plats, et lui allait chasser la viande et ramener du bois pour la cheminée. Ils vivaient paisiblement.

« Un jour, le Khajiit avait pris de l’âge, et peinait à se déplacer. Assis devant la cheminée, où brûlait le bois qu’il avait ramassé l’été précédent, il s’enfonça un peu plus dans son fauteuil. Dans la chaise voisine, la jeune fille qui était devenue vieillarde tricotait un vêtement épais qu’elle lui offrirait lorsque viendrait son anniversaire. Bercé par le tintement des aiguilles, le Khajiit ferma les yeux, et mourut paisiblement dans son sommeil de son grand âge. Sa sœur, qui l’aimait beaucoup, pleura toute une journée et toute une nuit. Elle l’enterra dans leur jardin, avec le vêtement achevé pour qu’il lui tienne chaud dans l’au-delà. »

Octavia remarqua que l’enfant ne l’écoutait déjà plus, profondément endormie. Sa respiration douce troublait le silence qui était tombé dans la chambre. Les paupières pâles pesaient sur ses petits yeux fatigués par la journée.

L’Impériale se saisit de la coupelle et de la bougie bien diminuée, dont la cire blanche fondue remuait au fond du récipient de métal. Sans un bruit, elle ramena la chaise à sa place et s’apprêta à quitter la pièce. Dehors, le ciel nocturne dévoilait ses étoiles, les nuages s’étant dissipés, et les lunes éclairaient paisiblement la chambre d’Aemillia.

La petite se retourna dans son lit lorsqu’Octavia commença à refermer la porte. Attendrie par son visage innocent, elle lui envoya un baiser, et lui souhaita une douce nuit. La poignée revint en place dans l’encadrement, mettant un terme à cette histoire inachevée dont Aemillia n’entendrait peut-être pas la fin.

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