Le Khajiit aux millions de vies

Chapitre 2 : Deuxième fois – Cicéron

2541 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 22/11/2023 20:21

Cicéron

 

                                 

« Cicéron ! Cicéron ! »

La voix fluette d’Aemillia tira l’Impérial de ses pensées. Accoudé à une table, au fin fond du Sanctuaire de Cheydinhal, l’assassin de la Confrérie Noire peinait à s’habituer à cette enfant qui l’adorait plus que tout. Cela faisait plusieurs mois qu’il l’avait recueillie et qu’elle avait rejoint leur Famille, mais certaines habitudes ne disparaissaient pas aussi facilement. La solitude avait été sa seule compagne, jusqu’à rencontrer l’enfant, et il ne pouvait pas lui faire ses adieux aussi facilement.

Elle, en revanche, l’aimait tout particulièrement, et s’était vite faite à ces intenses sentiments qui réchauffaient son cœur. Car après Octavia, qui était décédée dans des circonstances affreuses en même temps que sa propre mère, Cicéron avait été le seul individu à lui avoir donné autant d’attention, à avoir autant veillé sur elle. Son père était absent et n’avait plus donné de signe de vie, si bien que cela avait paru tout à fait normal pour la fillette, alors âgée de dix ans, de vivre aux côtés de l’homme qui lui avait sauvé la vie en l’arrachant à la Corbolo tandis qu’elle s’y noyait.

« Cicéron, regarde ce que Garnag m’a trouvé ! »

Elle accourut jusqu’à lui, son visage écarlate d’avoir autant couru à travers les couloirs et les salles. L’enfant tenait dans ses petites mains pâles comme la neige un livre de taille moyenne, quoiqu’un peu fin, et le tendait à bouts de bras pour le mettre sous le nez de l’Impérial.

Ce dernier le prit en adressant un timide sourire à l’enfant ; il acceptait difficilement ces sentiments doux qui envahissaient son cœur lorsqu’il voyait la mine heureuse d’Aemillia. Elle lui rappelait tant de choses, sans le savoir, et il voyait bien à son air intrigué qu’elle ne comprenait rien de tout cela. Il ne pouvait décemment pas lui expliquer la raison pour laquelle il peinait à dire son prénom ainsi qu’à chercher le contact physique. Lorsque la petite lui tendait la main, il observait ses doigts fins avec hésitation et lui saisissait au mieux le poignet. Parfois, elle ouvrait grand ses bras, demandait un câlin auquel il ne pouvait répondre. Il était tout bonnement incapable d’accepter l’amour fraternel qu’elle lui portait.

Tout comme il était incapable d’accepter la moindre preuve d’affection, quelle qu’elle fût.

« C’est un livre d’images ! expliqua-t-elle en piaillant, l’ouvrant sur ses genoux et tournant une à une les pages. Je le connais, Octavia m’a lu le début de l’histoire avant !

Le Khajiit aux millions de vies, lut Cicéron en jetant un œil à la couverture. Drôle de titre. »

Peu habitué à lire des histoires aux enfants, l’Impérial comprenait difficilement comment cela pouvait plaire. La lecture était un passe-temps personnel, pas collectif, alors pourquoi s’embêter avec cela ? Certes, lorsque l’enfant était trop jeune pour savoir lire par lui-même, cela pouvait être instructif de faire la lecture à voix haute. Mais à son âge, Aemillia savait parfaitement bien déchiffrer les textes, même des mots compliqués, si bien qu’il n’en voyait pas l’utilité. Il feuilleta les pages sans grand intérêt, survolant du regard le texte sommaire et les gravures imprimées qui représentaient ce fameux Khajiit au pelage cendré et tigré, à qui il était arrivé tant d’histoires.

« Je connais pas la fin, dit Aemillia en joignant ses mains, quelque peu gênée de faire une telle requête. Tu voudras bien me la raconter, Cicéron ? »

Il acquiesça. Qu’avait-il à y perdre ? Si cela pouvait donner le sourire à l’enfant, il était prêt à se ridiculiser. Elle était un véritable rayon de soleil dans ce Sanctuaire si sombre, une véritable accalmie dans le torrent de leur vie désastreuse. Pour lui, elle était bien plus que cela, mais elle ne pouvait le comprendre. Elle n’avait pas conscience de combien elle avait chamboulé sa vie, et combien il tenait à elle.

« Je te le lirai ce soir, avant d’aller dormir, d’accord ? »

L’enfant sauta sur place, piaillant d’impatience, avant de retourner voir l’Orque qui lui avait donné l’objet fauteur de troubles. Garnag en entendrait parler, c’était certain. Mais si cela rendait Aemillia heureuse, pourquoi refuser ? Caressant du bout des doigts la couverture de cuir du livre, Cicéron se laissa aller à des rêveries, plongeant dans ses souvenirs amers à la recherche d’un instant de douceur.

Ses pensées se tournèrent vers une autre femme du nom d’Aemillia, dont le simple souvenir du visage suffisait à faire naître quelques larmes dans le coin de ses yeux, ainsi qu’à serrer son cœur. Essuyant d’un revers de manche son visage, il se laissa errer dans les méandres de son esprit.

 

Emmitouflée dans son pyjama et sous la couette, Aemillia attendait avec impatience que vînt l’Impérial qui lui conterait son histoire ce soir-là. Elle n’avait jamais demandé à ce qu’il fît cela auparavant, et pourtant cela faisait de nombreux mois qu’il l’avait amenée au Sanctuaire. Tout comme ce Khajiit, pêcheur dans une vie, elle était tombée à l’eau. Si le personnage de l’histoire n’avait pas eu de chance, Aemillia, quant à elle, avait rencontré Cicéron, qui l’avait sauvée. Dès lors, quelque chose était né entre eux. Un peu comme un père, un peu comme un frère, elle avait vu en lui une personne à qui faire confiance, en qui croire malgré les obstacles. Et, jusqu’à présent, jamais n’avait-il failli à cela. Dire qu’Aemillia aimait Cicéron était une douce litote tant elle regardait avec affection l’assassin qui l’avait recueillie.

« Tu es prête ? demanda-t-il en s’approchant d’elle, le livre dans une main et un tabouret dans l’autre.

— Oui !! Je suis prête !

— Bon. Installe-toi bien, je vais lire. »

Il reprit l’histoire depuis le début. Blottie contre son oreiller, la petite Impériale le regardait intensément. Les deux émeraudes de son regard luisaient, pétillaient d’impatience à l’idée de connaître la suite de cette histoire inachevée pour elle depuis plusieurs années. La pièce était bien délabrée, toute de pierre bâtie, et agrémentée d’un mobilier de bois assez vétuste. Pourtant, sa simple présence en ces lieux suffisait à les sublimer.

Cicéron, qui pourtant n’était guère à l’aise pour lire à haute voix, se prit au jeu. Aemillia buvait ses paroles, et émettait de petits bruits lorsqu’il arrivait d’horribles choses à ce pauvre Khajiit. Mort noyé, tranché en deux par un bouffon, dévoré vivant par un chien… Quelles horreurs. Mais cela ne l’affectait guère ; elle comprenait que ça n’était qu’une histoire, écrite pour les enfants qui plus était. C’était pour le mieux, quelque part…

« Une fois, lut-il le plus doucement possible, il était seul, sans personne pour le gouverner ni pour l’épauler. C’était un Khajiit errant et paisible. Il devint pour la première fois un Khajiit libre, et il aimait beaucoup, beaucoup cela. Lui-même, il s’aimait beaucoup. »

L’illustration avec cette page-ci représentait le protagoniste vivant paisiblement dans une cabane construite de ses mains, à se nourrir grâce au gibier qu’il avait chassé et cuisiné de ses propres griffes. Cicéron la montra à Aemillia qui, comme pour chaque image qui avait précédé, souriait sous l’émerveillement. Elle traçait maladroitement les contours des silhouettes, comme si elle souhaitait s’en imprégner pour les redessiner.

« Il était le plus beau des Khajiits tigrés au pelage argenté de tout Tamriel, et de tout Nirn. »

Le petit rire de l’enfant contrastait avec la voix grave de Cicéron. Elle était l’innocence incarnée. Quel dommage qu’une si belle fleur dût s’épanouir dans un endroit si sombre et si vil…

« Toutes les Khajiites l’adoraient, et voulaient devenir sa femme. Elles lui apportaient bien des présents : des bijoux, du poisson frais, de la volaille… L’une d’elle lui offrit même un bouquet de vulpin. Le Khajiit, quant à lui, les dévisageait, et leur disait ceci : Vous savez, moi, j’ai vécu un million de fois ! Et les Khajiites s’émerveillaient. Mais le Khajiit s’aimait lui-même plus que tout. »

Cicéron replaça une mèche rousse qui lui tomba devant les yeux. Aemillia, le regardant faire, s’extirpa un instant de sa couette pour l’imiter, et passa sa main douce et chaude sur sa joue pour remettre à leur place les filaments roux qui s’étaient échappés de nouveau. L’Impérial l’observa faire sans rien dire, incapable de trouver les mots. L’enfant, quant à elle, le regardait avec gentillesse, et revint à sa place sans dire quoi que ce fût, sans perdre de cet immense sourire dont elle seule avait le secret.

Il se racla la gorge, reprenant petit à petit sa composition.

« Seule une Khajiite semblait ne pas prêter attention à ses paroles. Son pelage était de la couleur des plaines chaudes d’Elsweyr en fin de journée, et ses yeux reflétaient la teinte de Masser en pleine nuit. Elle était magnifique.

« Le Khajiit s’approcha d’elle, et lui dit ceci : Tu sais, moi, je suis mort un million de fois ! Et la Khajiite lui répondit juste : Ah bon. Le Khajiit, irrité, l’ignora. Car il s’aimait lui-même plus que tout. »

Aemillia gloussa. Cicéron ne put s’empêcher de sourire. Cette Khajiite semblait savoir ce qu’elle voulait, contrairement au protagoniste de cette histoire. Cela faisait bien de longues minutes qu’il lisait l’histoire, l’enfant ne s’endormait aucunement. Bien au contraire, elle semblait plus que jamais impatiente de découvrir ce qui se passerait ensuite…

« Le lendemain, le surlendemain, et le jour d’après, le Khajiit rejoignit la Khajiite, et lui dit ceci : Toi, tu n’en es encore qu’à ta première vie. La Khajiite de juste lui répondre : Oui. Le Khajiit, irrité, s’éloigna de la Khajiite. »

Il tourna la page, inspira, et reprit l’histoire. De plus en plus à l’aise, il tentait d’adopter des tons caractéristiques pour chaque personnage, ce qui ne manquait pas d’amuser l’enfant.

« Un jour, le Khajiit s’approcha de la Khajiite, et fit des pirouettes dans les airs. Après avoir salué, il lui dit ceci : Tu sais, moi, j’ai travaillé avec un bouffon dans une ancienne vie. Et la Khajiite de juste lui répondre : Ah bon. Le Khajiit reprit : J’ai ferré de beaux poissons au large des côtes de la Topal dans une ancienne vie. Et la Khajiite de juste lui répondre : Ah bon.

« Le Khajiit reprit de plus belle : Tu sais, moi, j’ai vécu un million… Mais il ne poursuivit pas sa phrase. À la place, il demanda à la Khajiite : Est-ce que je peux rester à tes côtés ? »

Une boule se forma dans la gorge de Cicéron. La voix un peu tremblante, il lut difficilement la fin de la page.

« Et la Khajiite de juste lui répondre : Oui. »

L’Impérial marqua une pause, une gêne l’empêchant de reprendre son souffle correctement. L’émotion teinta sa voix, bien que l’enfant ne semblât pas le remarquer.

« Alors le Khajiit s’installa aux côtés de la Khajiite pour toujours. »

La gravure représentait le couple enlacé, chaleureusement blotti l’un contre l’autre comme pour se réchauffer lors d’une dure nuit d’hiver. Ils semblaient si heureux, ensemble. Cicéron se prit à envier ces personnages fictifs, à qui il ne pouvait guère s’identifier pourtant. Il tourna la page, et poursuivit, son ton qui se voulait assuré au cours des premières lignes s’étouffant peu à peu dans un murmure timide.

« La Khajiite de bronze donna naissance à de nombreux chatons. Le Khajiit ne se vanta plus jamais d’avoir vécu un million de vies. Car il aimait sa Khajiite et leurs petits plus que lui-même. »

Il battit rapidement des paupières, chassant les larmes qui étaient nées dans leurs creux. La fillette respirait doucement, bercée par l’histoire et sa voix.

« Bientôt, les chatons grandirent, et leurs pas les menèrent vers d’autres sables chauds. Ils sont devenus de beaux Khajiits, dit le Khajiit avec fierté. Et la Khajiite de répondre : Oui.

« La Khajiite était peu à peu devenue grand-mère, et remuait moins. Installés dans leur demeure, ils passaient leurs journées à se prélasser sous le doux soleil d’Elsweyr, l’un contre l’autre.

« Le Khajiit voulait vivre sa vie toute entière aux côtés de la Khajiite. »

Il porta sa main gauche à ses lèvres, étouffant un reniflement désagréable qu’il ne parvenait à contrôler. Lovée dans son lit, tenant fermement son oreiller contre elle comme une grosse peluche, Aemillia s’était endormie, et n’était pas dérangée par ses états d’âme.

Cicéron feuilleta la suite du livre. Mieux valait pour elle qu’elle ne connût pas la fin de cette histoire, et qu’elle s’arrêtât là. Et, de toute façon, il se sentait incapable de la lui lire. Il n’avait pas la force d’affronter ses propres fantômes, même si ce livre n’était que pure fiction. À simplement lire la conclusion de cette histoire, des souvenirs douloureux d’événements encore récents l’assaillaient, et il était bien trop tôt pour les ressasser.

« Pardon, Aemillia, » murmura-t-il doucement en caressant le sommet du crâne de l’enfant qui dormait profondément dans son lit.

Il quitta la pièce et, sans que quiconque ne le vît faire, il arracha soigneusement les quatre dernières pages, ainsi que leurs illustrations. Le faisait-il pour lui, ou bien pour elle ? Il l’ignorait. Son égoïsme blesserait sûrement l’enfant, mais il y avait des choses dont il ne pouvait lui parler.

Et d’autres dont il ne voulait aucunement qu’elle entendît parler.

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