Le Khajiit aux millions de vies

Chapitre 3 : Dernière fois – Ri’saad

Chapitre final

2472 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 23/11/2023 19:34

Ri’saad

 

                                 

Les rires joyeux de l’enfant égayaient le campement des Khajiits, qui s’apprêtait à passer une nuit près de la porte sud de la grande ville de Chorrol. Les tours circulaires bâties de briques de pierre soigneusement entretenues témoignaient de la grandeur de la cité, malgré les épreuves des dernières années. Les Dagues Pourpres avaient régné en maître, ou presque, au crépuscule de la Grande Guerre, et les traces de leur passage subsistaient toujours malgré l’éclatement du groupe de bandits au fil des années. Certains erraient peut-être dans les rues de la ville, d’ailleurs, si bien que cela arrangeait la caravane de voyageurs d’être finalement interdite de pénétrer en son sein.

Atahbah disposa la toile qui constituerait le plancher de la hutte du plus âgé des Khajiits ; il était le dirigeant de leur petit groupe, et ils lui devaient tous le respect. Non loin d’elle, Khayla distrayait la fillette qu’ils avaient recueillie quelques mois plus tôt en la pourchassant. Armes et armures abandonnées au sol, griffes rentrées, elle faisait mine de ne plus apercevoir la petite Impériale avant de lui bondir dessus, et de la chatouiller du bout des doigts. L’enfant riait de bon cœur, comme si aucune de ses mauvaises expériences n’avait eu lieu.

L’automne approchait, et le vent se faisait toujours plus frais. Si les Suthay-rahts étaient protégés des basses températures, dans une moindre mesure, l’Impériale, quant à elle, devait être grandement couverte. La Khajiite était en charge de trouver ou coudre des vêtements à sa taille qui conviendraient à leur mode de vie. C’était une tâche ardue, mais la petite Aemillia ne protestait pas, et l’aidait même du mieux qu’elle pouvait.

« M’Ahnia semble heureuse, grinça Ri’saad en s’approchant d’elle, articulant des sons gutturaux typiques de la langue employée par les Khajiits. Tant mieux pour elle.

— Elle rit et joue comme tout enfant de son âge, acquiesça sa partenaire de caravane en tournant son visage en direction de l’enfant, qui venait d’être faite prisonnière par Khayla. Difficile à croire que ce que nous avons vu… »

Ri’saad l’interrompit en levant la main. Il acquiesça, un sourire faisant frémir ses vibrisses, et répondit simplement.

« Ce chaton n’a pas commencé sa vie dans le meilleur foyer. Il nous revient la dure tâche d’en faire un adulte honnête, le plus possible. »

Voyant que l’aîné de la caravane avait fini de commercer avec un passant se rendant à Chorrol, Aemillia se débattit pour se défaire de l’étreinte de la guerrière, qui la lâcha sans résister. Bras croisés sur sa poitrine, elle observait la petite humaine qui courrait à toute vitesse, autant que ses courtes jambes d’enfant pouvaient le lui permettre, et s’affaira à rééquiper armes et armures lorsqu’elle la vit aux côtés de Ri’saad.

« Tu t’es bien amusée ? » lui demanda-t-il en caressant doucement le sommet du crâne, en langue commune.

L’enfant acquiesça vivement, souriant à pleines dents – du moins, celles qui étaient en place, car elle en avait perdu une pas plus tard que l’avant-veille, probablement sa toute dernière.

« Oui ! M’Ahnia être heureuse beaucoup, tenta-t-elle en usant du dialecte ta’agra qu’employaient les cinq membres de la caravane. M’Ahnia aimer Khajiits !

— C’est bien, c’est bien, l’encouragea son aîné sans perdre de son sourire. Tu es une grande fille, et tu apprends vite. »

Ils avaient bien vite compris que la petite qu’ils avaient sauvée d’un campement de bandits ne comprenait pas un seul mot ta’agra, comme ils avaient pu s’en douter, et s’efforçaient de communiquer en tamrielique avec elle. Mais la petite à la curiosité insatiable ne cessait de réclamer à ce qu’ils usassent des mots du peuple khajiit, et elle tentait jour après jour d’apprendre leur dialecte, et de l’employer de temps à autre. Bien qu’elle eût bien des notions à revoir, elle mémorisait correctement le vocabulaire, et parvenait même à prononcer des sons quelque peu étrangers à la langue commune. Ri’saad la contemplait avec une douce affection.

« Il est l’heure de préparer le dîner. Veux-tu accompagner celui-ci et l’aider à cuisiner, M’Ahnia ? »

Aemillia, qui répondait aussi bien à ce nouveau nom qu’à celui qui lui avait été donné à la naissance, acquiesça de plus belle, et sautilla sur place. Suivant l’adulte jusque dans ses pas, l’imitant du mieux qu’elle pouvait en faisant de grands écarts pour glisser ses traces dans celles qu’il avait laissées derrière lui, elle riait d’une clarté qu’aucun des Khajiits qui la côtoyaient n’aurait pu soupçonner au moment de leur rencontre.

 

La pleine Masser éclairait le firmament, imposant sa masse sphérique au regard, éclipsant les étoiles plus humbles qui se faisaient discrètes dans son sillage. Le feu de camp rougeoyait dans son foyer, et les bûches disposées là crépitaient humblement. Khayla s’était éloignée, patrouillant dans les alentours, tandis qu’Atahbah et Ma’randru-jo sommeillaient dans leurs couches. Resté assis près du feu, Ma’dran poussait les bûches afin de mieux les replacer par-dessus les braises qui leur transmettraient leur chaleur.

À ses côtés, Ri’saad surveillait du coin de l’œil la petite Impériale qui fixait intensément le bal des flammes. La lueur rougeoyante se reflétait sur son pâle visage et dans ses yeux immenses et brillants. Pour peu, elle aurait pu tendre la main pour se saisir de ces lumières dorées et écarlates qui dansaient devant elle.

« Ja’khajiit. Chaton, » appela-t-il doucement.

Elle releva la tête et la tourna dans sa direction. Comme arrachée à ses pensées qui divaguaient au gré des flammes, elle semblait perdue. L’innocence qu’elle avait perdue semblait de retour dans son regard, bien qu’éphémère, et Ri’saad sentit son cœur se pincer à cette idée. Le petit chaton qu’il avait recueilli n’avait plus rien d’un enfant. Peut-être avait-elle déjà perdu son innocence bien plus tôt encore…

« N’as-tu pas sommeil ? »

Elle secoua la tête. Ses bouclettes brunes, nées de sa coiffure tressée par Atahbah la veille, ondulaient en suivant son rythme. Qui donc était cette petite qu’il avait adoptée, arrachée à un bain de sang dont elle avait été l’instigatrice ? Quelquefois, elle l’effrayait tant elle semblait attirée par la mort et le sang.

« Je veux une histoire, quémanda-t-elle. S’il te plaît, Ri’saad, tu veux bien me raconter une histoire de Khajiits ?

— Ah, celui-ci connaît bon nombre de contes des sables chauds, oui… Veux-tu les entendre ? »

Elle acquiesça. Le Khajiit joua un instant avec la tresse de sa courte barbe et, dans un sourire, se pencha un peu plus vers le visage de l’enfant. Assise bien droite, elle gardait des manières de bonne famille. Mais elle semblait tout autant propice au crime, bien qu’il ne s’agît encore que de simples tentatives de larcins. La mort qu’elle avait semée semblait bien loin derrière elle…

« Octavia m’a raconté une histoire, quand j’étais petite. Et mon ami aussi. Je voudrais bien que tu me la racontes toi aussi, s’il te plaît.

— Tes amis connaissaient les histoires des marcheurs des sables ? Comme c’est étonnant…

— Oui, ils m’ont raconté et lu l’histoire du Khajiit qui a vécu des millions de vies. Tu la connais ? »

Le Suthay-raht réprima un petit rire. En face d’eux, Ma’dran leva le nez à son tour, et battit légèrement des oreilles. Le regard qu’il adressa en silence à son ami témoigna de son désir de les laisser seuls. Il était bien tard, et il fallait être en forme pour commercer et marchander avec les voyageurs. Peut-être n’était-ce là qu’une excuse, mais Ri’saad ne lui en tint pas rigueur ; Ma’dran alla rejoindre ses frères et sœurs sans un bruit. Enfin seuls face au feu, le Khajiit se permit de passer sa main sur l’épaule de l’enfant, et de la serrer contre lui.

« C’est une vieille histoire que sa mère racontait à sa litière, et qu’elle-même a entendue de sa mère, oui… Celui-ci est étonné que vous autres Mens la connaissiez. Il pensait qu’elle n’était racontée qu’en Elsweyr.

— Mon ami l’a racontée en entier, mais je veux que tu me la redises, fit Aemillia en posant sa tête sur les genoux du Khajiit. J’aime bien comment elle finit… Le Khajiit qui veut vivre pour toujours avec la Khajiite… C’est mignon.

— Oh ? »

L’interjection surprise du Suthay-raht étonna à son tour l’enfant, qui le dévisagea sans pour autant se relever. Le museau élongé de l’homme félin au-dessus de sa tête, la petite Impériale l’interrogeait en haussant les sourcils.

« Ce n’est pas la fin que connaît celui-ci. Veux-tu que je la raconte telle qu’ils la racontent en Elsweyr ?

— Oui, s’il te plaît, Ri’saad. »

Il se racla la gorge, et commença à narrer sa version de l’histoire. Elle ressemblait trait pour trait à celle qu’avaient narrée Octavia et Cicéron, bien qu’elle parût plus étoffée aux oreilles de l’enfant. Il y avait davantage de détails quant aux incarnations du Khajiit qui, selon le chef de la caravane, avait adopté davantage de formes que celle la plus courante en-dehors d’Elsweyr. Alfiq, Ohme, Senche ou Pahmar, toutes les phases du treillis lunaire lui avaient octroyé une apparence variée. Chat domestique, noble guerrier ou humble mage, le Khajiit aux millions de vies avait traversé l’histoire, naissant et mourant encore et encore, jusqu’à rencontrer cette Khajiite dont il s’était épris.

Bercée par le son de la voix de Ri’saad, ses yeux se perdant dans le spectacle des flammes ondoyant sous les brises du vent, et intriguée par les ondulations de l’air chaud au-dessus de celles-ci, Aemillia revoyait les images de son enfance. Lorsque, en cette nuit d’orage, Octavia lui avait fait découvrir ce conte, elle avait vu les silhouettes du protagoniste de cette fable danser dans de vives lueurs qui en auraient fait pâlir les lunes et les éclairs. Lorsque, ce soir-là, Cicéron lui avait lu le livre illustré, et montré les gravures imprimées, elle s’était figuré ces scènes avec davantage de détails encore. Les parfums, les sons et les goûts se mêlaient, véritable orchestre dirigé par le guide qu’était Ri’saad.

« Ce Khajiit aux nombreuses vies désirait plus que tout, du fond de son cœur, passer l’éternité aux côtés de la Khajiite qu’il aimait tant. »

Aemillia sourit, satisfaite par cette fin heureuse. Elle s’apprêta à se relever, lorsque Ri’saad reprit de sa douce voix éraillée.

« Un jour, la Khajiite, qui était couchée en silence aux côtés du Khajiit, cessa de bouger. Assoupie pour l’éternité, elle avait rejoint les Sables par-delà les Étoiles, un paradis où le sucre forme les dunes, et les joyeux sons du Refrain au Clair de Lune retentissent. Son âme, soulevée par Khenarthi, s’était envolée vers les Sables chauds du ciel, où elle jouerait jusqu’au prochain bond.

« Pour la première fois, le Khajiit pleura. La nuit vint, le matin vint, la nuit vint, le matin vint… Il pleura un million de fois, versant un million de larmes.

« Le matin vint, la nuit vint, et un jour, lorsque Magrus illumina le ciel de sa présence de toute sa hauteur, au plus haut endroit dans le firmament, le Khajiit cessa de pleurer. »

Les larmes aux yeux, Aemillia reniflait. Ses poings serrés contre son visage, elle tentait de cacher le plus possible l’émotion qui la parcourait, en vain. Ri’saad passa ses doigts griffus dans les cheveux détachés de l’enfant, qui s’emmêlaient autour de ses phalanges dans de jolis nœuds d’ébène. La rosée de ses iris humidifiait peu à peu sa jambe. De son ton presque paternel, il poursuivit son histoire, quand bien même lui aussi se trouvait ému par ce dénouement qu’il ne connaissait que trop bien.

« Le Khajiit se coucha en silence aux côtés de la Khajiite, et ferma les yeux. Petit à petit, son corps cessa de bouger.

« Et jamais plus le Khajiit ne vécut de nouvelle vie. »

Aemillia, qui refusait de bouger, laissa des sanglots muets s’échapper. Seule sa respiration entrecoupée de hoquets se faisait entendre. Les bruits de la nuit s’étaient tus, la laissant exprimer toutes ses larmes les plus sincères.

À qui pensait-elle tandis qu’elle pleurait ainsi ? À cette Octavia dont elle avait quelquefois parlé avec grande affection ? À cet ami, mentor et frère, qui revêtait tout autant de visages qu’il ne restait anonyme aux oreilles du Khajiit ? À cette famille qu’elle avait perdue, et qu’elle souhaitait tant retrouver pour revenir à une époque de tranquillité et d’insouciance ?

Incapable de trouver la réponse à ses questions, Ri’saad caressa tendrement les cheveux de la fillette. Il ne pouvait la sauver. Mais peut-être pouvait-il adoucir ses peines.

Le crépitement du feu de camp se tut. Les flammes s’éteignirent. Dans l’obscurité de la nuit seulement éblouie par Masser, Aemillia sanglotait, gémissant des sons, appelant ces silhouettes qu’elle avait chéries et que jamais elle ne retrouverait.

Et Ri’saad, à ses côtés, la consolait. Car lui aussi connaissait la peine de l’enfant, qui découvrait la véritable histoire du Khajiit aux millions de vies.

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