Honneur et Amertume

Chapitre 10 : Le Siège de Falaise I : Les Trois Trébuchets

8208 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 27/05/2021 16:01

D'ordinaire, Falaise se dressait dans un vallée fertile, une oasis de verdure au beau milieu du désert. L'oued quadrillé de canaux abritait sur ses berges un patchwork de champs où poussaient melons, orge, pois-chiches, lentilles... ainsi que les murailles de la petite ville, la seule trace de vie à des lieux et des lieux de sable brûlant à la ronde. La ville, compacte et tortueuse, s'amoncelait sans grâce dans l'ombre du canyon où coulait la précieuse eau qui avait permit la vie de s'installer ici. Quant au fort militaire supposé la protéger des incursions des pillards du déserts, il s'élevait à son aplomb, au sommet des falaises rocailleuses qui avait donné son nom à la bourgade.


Aujourd'hui, les champs et vergers pillés n'avaient plus rien à offrir à la légion impériale qui campait au pied des remparts. Les troupes du Domaine Aldmeri avaient emporté tout ce qu'ils pouvaient et incendié le reste avant de se barricader derrière les portes de la forteresse. Alimenté en eau par les sources souterraines et en vivres par de vastes réserves de provisions, les elfes se tenaient prêt à tenir un siège prolongé face aux milliers d'hommes que l'Empire leur avait envoyé.


En chevauchant à travers le camps fortifié ceinturant le faîte des falaises autour du fort, Shaiélaè assistait aux préparatifs de l'assaut que la Légion organisait pour s'en emparer le plus vite possible. Les rangées de tente s'alignaient impeccablement à la cime du plateau, où s'activaient les légionnaires changés pour l'occasion en terrassiers et bâtisseurs.


Le soleil frappait fort sur la tête de la petite elfe, d'autant qu'ici, aucune ombre ne venait la rafraichir. Bien que la Légion eu abattu pour ses besoins la plupart des arbres ayant échappé aux flammes des mages altmers, au moins l'oued apportait il de la fraîcheur dans le fond du canyon, et les falaises le bordant une ombre à certaines heures du jours. Mais seule une poignée de chanceux tenait le siège du bourg en contrebas, surtout pour empêcher toute fuite à l'ennemi. Le gros de la légion campait sur le plateau nu et décharné où se dressait le fort, un véritable calvaire. Mais pour avoir passé des années à vagabonder à travers les pires régions du désert Alik'r, Shaiélaè se riait bien de l'astre solaire qui n'avait plus rien d'un ennemi pour elle. Ses vêtements ample de nomades, son burnous sale et le keffieh usé drapé autour de son visage constellé de tâches de rousseurs l'en protégeait efficacement. Plus, en tout cas, que les pauvres légionnaires suintant et torse nus qu'elle voyait trimer tout autour d'elle, à planter des pieux et creuser des fossés.


A ses côtés, Tibald ne se différenciait pas tellement d'elle par ses vêtement, bien qu'il se distingua par le heaume de légionnaire qu'il portait, enrobé d'un turban pour que son crâne ne cuise pas dans le métal chauffé. Quand à Nora, elle s'en allait plus simplement vêtue d'une cuirasse par dessus sa chemise humide de sueur aux manches retroussées, de braies d'équitations et d'un chapeau de paille sur ses cheveux noirs méchés de blancs.


A quatre tirs de flèches de murailles s'élevaient trois gigantesques trébuchets que doublèrent les cavaliers. Shaiélaè impressionnée observa en passant les servant s'activer tout autour, à peaufiner les derniers préparatifs du montage. Elle avait déjà vu de loin de tels engins au camps de la Légion et les avaient même vu en action, à l'occasion de séance d'entrainement. On ne prenait pourtant mesure de leur taille qu'en étant si proche. Dressé, leurs bras dépassait les murailles du fort de Falaise qui apparaissaient naine en comparaison. Et en voyant les blocs de pierres gros comme des têtes humaines empilés en pyramide derrière les trébuchets, Shaiélaè frissonna en se les imaginant pleuvoir sur elle depuis les cieux.


A deux tirs de flèches des remparts, ils mirent pied à terres et laissèrent leurs montures au mains d'un sous-officier impérial. Nora et Tibald marchèrent vers le fort. Shaiélaè resta un instant en arrière, juste le temps de sortir son arc de son étuis et de ployer l'arme avec son genoux pour en fixer la corde. Elle attrapa quelque flèches qu'elle garde en main, puis trottina pour rattraper son retard.


Au sommet de la tour de la barbacane, une arrogante bannière or et argent du Domaine flottait paresseusement dans le vent . Le dragon noir sur champ rouge affrontait du regard l’aigle aldméri, tout en haut d'un mât planté à l'entrée du camps des assiégeants. Et la silhouette furtive de défenseurs dépassait entre les merlons des remparts et les panneaux de bois installés pour les renforcer. Puissamment garnis d'archers, de balistes, de scorpions, de stocks de pierres à jeter sur les assaillants, ils n'hésiteraient pas à tirer sur quiconque passerait à leur portée. Mieux valait être prêt à se défendre.


A moins d'un tir de flèche des remparts, on se battait. Les impériaux avaient avancés des tireurs jusqu'en bas des remparts pour tester la détermination de la place forte. Ils échangeaient flèches et pierres avec les défenseurs dans une escarmouche déjà coûteuse en vie humaines, comme Shaiélaè pouvait le constater aux quelques corps allongés sur le sable.


Une flèche se planta avec un petit son mat dans le bouclier que Tibald gardait dressé par-dessus lui.


" Bigre ! Ça n'est pas passé loin ! "


Nora avait dégainé son katana et Tibald, son épée. Par habitude, Shaiélaè doutait qu'ils n'aient là l'occasion de rencontrer un ennemi à l'escrime. Pour la flèche tirée sur Tibald, la petite elfe en lâcha une autre en direction du pan de mur d'où elle supposait venir le tir. Elle encocha un autre trait qu'elle garda sur la corde, tout en avançant prudemment derrière lui à demi-courbée.


Autour d'eux, les archers impériaux se cachaient derrière leurs pavois, et avançaient sporadiquement derrière leurs couvertures jusqu'à s'approcher le plus possible des remparts. Leurs tirs couvraient des ouvriers qui, jusqu'au pied même des murs, œuvraient à rapprocher la ceinture de défense qui cerclait la citadelle. Le bruit des pioches et des masses recouvrait le froufroutement soyeux des flèches en vols et les provocations criées d'une armée à l'autre.


A portée de voix des elfes sur les murs, un petit groupe d'officiers entourait une femme armée d'une équerre et d'un fil à plomb. Elle dictait d'une voix tranquille ses instructions à un scribe si ramassé contre le sol, le menton contre la poitrine, qu'on l'eut cru ne vouloir faire qu'un avec la terre. Sa plume crissait à toute vitesse sur le parchemin, dans un empressement évident de vouloir en finir au plus vite pour dégager d'ici.


C’était vers ce groupe que se dirigèrent Nora et ses compagnons. La femme au milieu d'eux se distinguait singulièrement par sa stature, haute et droite, ses gestes tranquilles et l'absence de peur sur son visage. Elle portait une armure de légat, des lunettes de verres sur ses yeux sévères et son nez crochu et un heaume à cimier rabattu en arrière sur le sommet de son crâne pour en dégager son visage. Elle ne partageait pas l'inquiétude des soldats autour d'elle qui jetaient des regards angoissés vers les murailles, tout en tâchant de se faire le plus petit possible. Un ou deux tentaient de la couvrir de leurs boucliers. Mais elle marchaient en tout sens et sans s'en soucier d'un pas énergique, si bien que la tâche se révélait délicate.


" Levez d'ici... à là-bas un remblais en demi-lune. Avec une hauteur d'1m50 et une pente inclinée à 50°. Ils nous reste du bois ? Vérifiez où en sont les réserves de bois. S'il y en à, foutez-moi des pieux au sommet, sinon des barriques de terre. Des barriques, je sais qu'on en a. " dictait le légat Primevera Primapandora en arpentant le terrain à longues enjambées pour mieux l'évaluer. Elle leva son équerre devant son œil, plissa l'autre pour mesurer une échelle. " Il y a de quoi mettre une baliste ici, ici, ici, ici, et tout, et tout, tout les 5m, et des scorpions derrières tout les 15 m. De là à là orientés vers l'angle sud du corps de garde, de là à là vers la face nord de la tour sud. Il faudra couvrir les points qui poseront problèmes à nos soldats quand ils attaqueront la brèche. Il faudra aussi terrasser une plateforme 100 m en arrière et y placer trois mangonneaux, pour bombarder l'intérieur de moellons quand elle sera ouverte. J'irais trouver plus tard le site idéal. "


Pris pour cible par les défenseurs, le petit groupe rassemblé autour du légat subit une volée de flèche. Les traits se plantèrent sur le sol, dans les boucliers, percèrent la cuisse d'un légionnaire. Le légat n'interrompit pas ses explications un seul instant :


" ... et tout autour du rempart, un fossé. " Quelques enjambées lui permirent de mesurer mentalement la largeur du futur ouvrage. " A partir de 150 m des murs, 1m50 de largeur, deux de profondeur. Faites moi un truc joli et semi-circulaire, s'il vous plait, pas du travail de sagouin. "


" Je vous en prie, légat, " supplia un aide de camp. " Mettez vous à couvert ! Protégez-vous en moins la tête, mettez votre heaume convenablement !"


Primapandora balaya la remarque d'un geste dédaigneux :


" Oh, l'Oblivion vous emporte ! Ce sont des flèches, pas de la merde ! "


Un projectile de mangonneau siffla au même moment au dessus de sa tête sans même qu'elle ne prenne la peine de la baisser, et s'écrasa un peu plus loin. Il souleva un puissant nuage de sable à l'impact et ricocha pour s'en aller fracasser un pavois dressé derrière.


" Fossé, 1m50 de largeur, deux de profondeur, vous avez noté ? Où en étais-je... " marmonna-t-elle en recherchant le fil de ses

pensées. " Ah ! Semi-circulaire, d'un flanc de la falaise à l'autre. Garnissez le fond de chausse-trappe, ça dissuadera les elfes de sortir pendant la nuit. Et gardez la terre pour construire les demi-lunes et la rampe d'assaut. En parlant de rampe d'assaut..."

Comptant les mètres mentalement à partir de la porte du fort, Primapandora trouva bientôt la section de mur qu'elle cherchait.


" Ici ! de 6m à 12m à partir de l'angle du corps de garde. Balisez bien, je ne le répéterai pas."

Avec un bruit mou, une flèche perça le cou du scribe qui écrivait. Il s'écroula sans un cri, alors que son sang gargouillait à gros bouillons. Sa mort n'émut pas Primapandora, dont le débit de parole ne cessa pas même le temps qu'un autre légionnaire n'arrache le parchemin sanglant aux mains du cadavre et ne prenne le relais de la prise de note.


" A vue de nez, 160 mètres cube de sable devraient suffire à combler la douve sèche , de toute façon on en aura plus qu'assez grâce au fossé. Pas la peine de faire un truc trop propre, de toute façon la rampe se mangera des chutes de pierre quand les trois affreux jojo derrière abattront le rempart. " Elle désigna du pouce les trois trébuchets plus loin dans son dos " D'ailleurs, envoyez une estafette me faire un rapport sur l'état de leurs préparatifs. Je veux qu'on fasse les tirs de mise au point d'ici ce soir, histoire de s'assurer qu'on ne bombardera pas le bourg le moment venu. "


Un soldat hocha la tête et courut aussitôt accomplir cette tâche, plus que ravi d'avoir l'occasion de se mettre hors de portée des projectiles aldmers.


Nora, Shaiélaè et Tibald enjambèrent le terrain inégal pour s'approcher du petit groupe d'ingénieurs.


" Primevera ! " héla Nora pour attirer l'attention de leur commandant.


" Nora ! " s'exclama Primapandora en reconnaissant la nouvelle venue. " Et Shaiélaè ! "


Nora et elle se connaissaient de longue date, du temps où toutes deux étaient en poste à la Cité Impériale. L'une comme garde du corps de l'Empereur, l'autre comme officier du génie militaire au bureau de l'état-major. Quant à Shaiélaè, elle avait fait quelques mois plus tôt la connaissance du légat, alors que Primapandora était l'une des conjurées au cœur de la conspiration des Sans-Tresses. 

Shaiélaè sautilla et poussa un juron lorsqu'une flèche tirée des remparts se planta exactement dans le sol entre ses deux jambes. Nora jeta un œil concerné aux archers cachés sur le chemin de ronde, un peu inquiète de s'en trouver si proche.


" Qu'est ce que vous êtes venu faire ici ? " leur demanda Primapandora, insensible au danger.


" Nous avons des renseignements sur les défenses de Falaise. Nous sommes venu te les apporter, en espérant qu'elle puisse aider à la capture du fort. Decianus ne souhaite pas gâcher de ressources à faire durer le siège inutilement. "


Nora lui tendit le rapport scellé sur lequel elle avait travaillé ces dernières semaines, à partir de l'interrogatoire de diverses sources rougegardes et aldmers. Le temps que Primapandora ne glisse son équerre dans sa ceinture, ne le décachète et ne le parcoure du regard derrière ses lunettes, un autre boulet de catapulte s'écrasa juste à côté d'eux. Sa chute souleva un nuage de sable qui recouvrit Tibald et quelques sous-officiers. Il recrachèrent le sable en toussant, s'essuyèrent les yeux et grommelèrent des malédictions.


" Prim, tu es certaine que tu ne veux pas te déplacer plus en sécurité ? " s'inquiéta Nora.


" Oh mais, tu ne vas pas t'y mettre toi non plus ? Ce n'est rien, on à déjà vu pire ! "


Un flèche frappa l'abdomen de Primapandora, arrachant un hoquet de peur à son aide de camp. Le trait glissa le long de la cuirasse métallique, sans parvenir à arracher à sa cible la moindre réaction.


" Quand à vous, " ajouta-t-elle à ses subordonnés. Elle désigna le trio de trébuchets du côté du camp des impériaux, " le premier que je surprends à m'appeler Prim dans mon dos, je le livre aux elfes par la voie des airs. "

Sa lecture finie, le légat froissa le parchemin en boule et le rendit à Nora.


" Tu as fait tout ce chemin depuis l'état-major de Decianus pour ça ? "


" Ça n'est pas utile ? "


" Si, les informations sont valables. Mais nous avons déjà deviné la plupart : notre estimation de la taille de la garnison colle à la tienne, nos mages de guerre ont déjà repéré les enchantements qui renforcent la grande-porte. Pour ce puits secret qui donnerait sur le bourg, nous l'ignorions. Mais il n'autorise justement l'accès qu'au bourg , et capturer le bourg ne sert à rien si le fort est encore intact. Enfin, au sujet de cette faiblesse dans le rempart : regarde : "


Primapandora tira une petite lunette télescopique de sa poche, qu'elle jeta dans les mains de Nora. L'agent des Lames l'attrapa au vol et la pointa vers l'endroit que son amie lui désignait.


" Tout le pan qui s'étend de l'angle du corps de garde à 40 m plus loin. Tu vois ? "


Nora ne voyait rien de spécial.


" Les pierres sont toutes couvertes de petits piquetons taillés au burin à leur surface. Sur tout le reste du rempart, on ne les retrouve qu'à raison de 60% du total des pierres. La surface des autres est lisse. Cette rugosité est caractéristique de méthodes de taille qui ont cessé d'être utilisées au milieu de la 3ème Ere. Ce qui veut dire que sur tout le reste des murs a été restauré il y a moins de 300 ans. Ils ont gardé les anciennes pierres intactes et remplacé celles abimées par de nouvelles taillées à l'aide de techniques plus modernes. Mais ne l'ont pas fait sur ce pan de 40m de murs. Le châtelain a dû manquer de finances, de temps ou de main-d'œuvre. Et puis, regarde les joints de mortier à cet endroit : tu vois la couleur ? Il est oxydé, ça se voit. Quand j'ai remarqué la faiblesse en inspectant le rempart, j'ai fait placer mes trébuchets juste en face. Le mur pourri ne tiendra pas le coup. C'est ici qu'aura lieu l'assaut. Comme tu le vois, tout est sous contrôle. "


" C'est effectivement ce qu'ont dit les réfugiés que j'ai interrogé. Les travaux de restauration du mur ont cessé il y a cinquante ans, à la mort du comte de l'époque. Bien joué d'avoir trouvé ça seule , Prim." la félicita Nora, tout de même un peu amère de s'être déplacée pour rien.


Une boule de feu détona, Shaiélaè se jeta à terre pour se protéger du souffle brûlant qui lui roussit les sourcils. A côté d'elle, un des officiers du génie secoua sa cape pour en éteindre le feu qui y avait pris. La surprise du choc fit lâcher à Nora la lunette qu'elle rendait à Primapandora, mais la main du légat ne trembla pas quand elle la rattrapa au vol, la replia et la remit dans son étui.


" Le général Decianus t'attend ? Tu repars tout de suite ? "


" Il n'a rien précisé. Nous allons nous reposer un peu, je pense. "


L'idée de faire traverser le désert dans le sens du retour si vite après en avoir fait l'aller pour des prunes ne semblait guère l'enchanter.


" Restez jusqu'à la prise du fort, toi et tes gars, " proposa Primapandora. On lancera l'assaut d'ici cinq jours, le temps de finir les travaux de siège. Il y aura bien du renseignement à en tirer, quand il sera entre nos mains. "


" Je vais y réfléchir, "promit Nora. " Mais j'ai peur que du travail plus urgent ne nous appelle ailleurs. "


Elle salua le légat et n'ayant plus de raison de s'attarder sous les murs de Falaise, se hâta de rentrer au camp, laissant Primapandora achever de dicter ses instructions. Nora et ses gardes du corps se trouvaient enfin hors de portée des flèches elfes lorsque Shaiélaè sentit Tibald lui tapoter l'épaule. Elle tourna la tête, voir ce que son compagnon lui voulait.


" Je crois que c'est toi qu'il appelle, " lui dit-il en lui montrant au loin la silhouette d'un légionnaire au travail dans un fossé qui lui faisait de grands signes en agitant sa pioche. Elle reconnut aussitôt la taille titanesque, les muscles épais, les cheveux noirs. Shaiélaè fut si surprise qu'elle n'attendit pas un seul instant pour s'en aller le rejoindre. Elle laissa là Nora et Tibald et courut vers Ioreck.


" Qu'est ce que tu fais ici ? Je pensais que tu partais dans l'ouest ! "


" Les ordres ont changé en cours de route, " expliqua le guerrier appuyé sur sa pioche avec un sourire fatigué. Il essuya d'un revers de bras la sueur qui dégoulinait sur ses yeux" Au lieu de ça, ils nous ont envoyé en renfort ici. Mais toi en revanche, tu es bien la dernière personne que je m'attendais à voir ici... "


" C'est confidentiel, " se désola Shaiélaè. " Je suis en mission, avec Nora. "

Ioreck n'ajouta rien. Il s'était habitué, à force, au secret entourant le rôle que jouait la petite elfe dans la guerre. Elle se hâta de changer de sujet de conversation.


" Qu'est ce que tu fais à creuser des trous ? Je pensais que tu voudrais être le premier à prendre la forteresse d'assaut. "

Ioreck soupira. Torse nu, ses épaules avaient pelé sous le soleil. Sa peau était jaune de poussière et gluante de sueur rance. Son épée qui ne le quittait jamais, Foyer, était empilée le long d'un tas de sable avec le reste de ses vêtements et armures. Ses compagnons d'armes formaient une ligne interminable tout le long du fossé qu'ils creusaient, à peiner et souffler à chaque coup de pioche.


" Visiblement non : ils nous ont réquisitionné pour fortifier les alentours du fort. C'est presque plus reposant qu'une vraie bataille, crois moi... "


" J'ai entendu que l'assaut aurait lieu d'ici cinq jours, " lui glissa la petite elfe sur un ton de confidence, pour lui remonter le moral. " Mais chut ! "


" C'est reparti pour un carnage, alors ? " dit-il avec lassitude.


" Il faut bien, non ? Comment on gagne, sinon ? "


" J'avais espéré que les elfes se rendraient si on les assiégeait... "


Ses paroles surprirent la petite elfe plus que sa rencontre ne l'avait fait. Le Ioreck qu'elle connaissait était un guerrier sans peur, qui aimait la gloire et le danger. Il lui avait appris à avoir confiance et à se montrer brave. C'était la première fois que Shaiélaè entendait de sa bouche des paroles si pessimistes. Elle en resta si interloquée qu'elle ne trouva rien à redire.

Ioreck se força à sourire. Il posa sa grosse main calleuse sur l'épaule de son amie et la serra comme pour vérifier qu'elle était bien réelle.


" La relève arrivera bientôt. Attends moi quelque part, je serai libre ensuite. Normalement, en tout cas. A moins que le chef de bataillon ne nous fasse faire de l'exercice avant le souper. Si c'est le cas, je compte sur ta chef pour me faire exempter. Elle m'en doit une, si mes souvenirs sont bons. "


Shaiélaè rougit. Elle n'osait guère faire mention avec Ioreck de l'événement auquel il faisait allusion, qui s'était conclu de manière tragique. Les femmes de la Légion s'étaient toutes unies pour lui jouer un mauvais tour dont Nora avait été l'instigatrice. Pour sauver son honneur, Ioreck avait pris d'assaut sans armure une grotte infestée d'elfes et avait fini grièvement blessé. Les guérisseuses avaient beau lui avoir sauvé la vie, le torse nu de Ioreck témoignait des horribles cicatrices qu'il porterait à vie. Le nordique ne semblait garder aucune rancœur mais au fond d'elle, Shaiélaè n'arrivait pas à s'en persuader. Elle se sentait toujours coupable.


Shaiélaè bafouilla des excuses pour la cent millième fois et assura que Nora se sentait aussi mal qu'elle concernant la tournure qu'avait pris leur farce. Elle ferait jouer ses privilèges de Lame si Ioreck lui demandait la faveur, c'était certain. Juré. Ses mots le firent rire de bon cœur. Un rire qui rassura -un peu- la petite elfe sur ses sentiments.


" Ioreck, cesse donc de tirer au flanc et mets-toi au travail ! " beugla un sous-officier qui l'avait aperçu paresser sur sa pioche.


" OUI CHEF, DÉSOLÉ ! " beugla le nordique qui attrapa l'outil pour en marteler vigoureusement le sol.


" Au fait... " réalisa Shaiélaè en penchant la tête dans le fossé pour mieux observer les légionnaires qui y trimaient. " Je ne vois pas Suzanna, où est-elle ? " Quand ils étaient au sein de leur unité, on ne voyait que rarement l'un loin de l'autre. Une pensée horrible lui traversa aussitôt l'esprit. Sa voix se changea en un murmure d'appréhension : " Est-ce qu'elle est... ? "


" Hein ? Quoi ? Non ! " s'exclama Ioreck lorsqu'il ce que la petite elfe voulait dire. Il la rassura sur-le-champ : " Elle va très bien : elle s'est portée volontaire pour escorter les convois de ravitaillement. "

Ses mots ôtèrent le poids qui avait pesé un instant sur le cœur de Shaiélaè. Elle s'assit près de Ioreck pour continuer à discuter avec lui pendant qu'il travaillait, en attendant qu'il ne finisse.


" Ta chef t'a permis de t'absenter ? " lui demanda-t-il au bout d'un moment alors qu'il troquait sa pioche contre une pelle et évacuait sable et rocs qui comblaient le fond de la tranchée. Shaiélaè se rappela qu'elle avait quitté Nora et Tibald sans les en avertir. Elle les chercha du regard, paniquée, sans les trouver. Elle se remit debout d'un bond et s'élança vers le camp pour les retrouver avant que son départ ne soit considéré comme de la désertion.


" Meeeeerde, c'est vrai ! Je te rejoins tout à l'heure ! " hurla-t-elle à Ioreck.

Les légionnaires à qui ils avaient confié leurs chevaux en arrivant la renseignèrent sur où ils avaient vu partir Nora et Tibald. Shaiélaè finit par rattraper ses compagnons au milieu du camp au terme d'une course effrénée. Elle s'arrêta devant eux, en nage et essoufflée.


" Désolée... chef... Il y avait... Ioreck... J'étais allée... le saluer... "


" Tu aurais pu prévenir avant de t'esquiver, mais ça ira. " la sermonna Nora. " Je comptais de toute manière vous donner permission pour le reste de la journée. Occupes-toi d'emmener les chevaux à l'enclos, pour la peine ! "


Shaiélaè se satisfit de s'en tirer à si bon compte. Elle la remercia et attrapa la bride des trois animaux à la recherche d'une écurie où ils trouveraient eau fraîche et fourrage. 


Quand elle vint retrouver ses compagnons dans le carré de pavillons dévolus à l'état-major, où Nora avait l'habitude de prendre ses quartiers, elle la trouva penchée sur une table à appliquer son sceau final à une lettre.


" Va retrouver ton ami, " lui dit-elle en tendant à la petite elfe le carré de parchemin." Et donne ceci à l'officier qui commande son unité. "

Shaiélaè lisait très mal, même si elle avait fait des progrès grâce à l'instruction que suivait l'escouade de Nora. Le message, court et concis, n'exigea d'elle que peu d'effort pour le déchiffrer :


" Le légionnaire auxiliaire Ioreck Halfurson, de la IXème légion, XIème cohorte d'infanterie de choc est, au nom de Titus Mede II, Empereur de Tamriel et Généralissime des armées impériales, exempté pour 12 heures à partir de la réception de cette ordre des devoirs, corvées et obligations afférents à son rang militaire. 


Fait à Falaise, le 2 Hautzénith 4E174.


Nora Loune, agent des Lames, émissaire impériale. "


La petite elfe en aurait sauté au cou de Nora. Elle se contenta de la remercier chaleureusement et quand l'espionne lui eut donné congé, elle courut à toutes jambes vers le poste de commandement de la XIème cohorte.


Le capitaine les considéra avec méfiance, elle et la lettre. Mais tout semblait être en règle et il ne trouva rien à redire sur la validité de cet ordre insolite. Le parchemin portait le sceau impérial et la signature de l'une des gardes du corps de Titus Mede II. Il finit par hausser les épaules et chargea son aide de camp d'aller prévenir le soldat Ioreck des nouvelles dispositions le concernant.


Quinze minutes plus tard, le nordique et la petite elfe se lançaient à la recherche de la popote. Ioreck avait insisté, il avait besoin urgent de se rincer le gosier après cette horrible corvée de terrassement. Shaiélaè approuva. La chevauchée lui avait aussi donné grand-soif.


" Sans ta chef que j'ai reconnu de loin, jamais je n'aurais deviné que c'était toi ce petit individu en défroques rougegardes. Tu apprécies la mode locale ? " la taquina le nordique.


Shaiélaè releva son burnous par dessus son épaule et tourna sur elle-même pour lui faire admirer sa veste en laine de chameau, son surcot poinçonné d'arabesques, ses bottes en cuir de lion.


" Dans les forces spéciales, tout le monde s'en fiche que je porte ou non un uniforme impérial. Et puis c'est tout de même beaucoup plus confortable contre la chaleur. "


Sur ce point, Ioreck aurait bien eu du mal à la contredire. Les astuces locales n'avaient pas non plus échoué à infiltrer la légion et tous n'avaient guère tardé à adopter turbans, foulards et étoffes de soie claires par-dessus leurs armures pour se prémunir du sable et du soleil. D'abord méfiant vis-à-vis de cette mode étrangère, Ioreck avait tout de même fini par envelopper son casque d'un tissu et, lassé de respirer du sable à chaque coup de vent, pris l'habitude de porter un foulard autour de son cou pour s'en protéger si besoin.


A cette heure, ils trouvèrent la popote encore vide. En fait, les intendants n'avaient pas fini de l'installer. Ioreck et Shaiélaè durent attendre qu'ils apportent la planche posée sur deux barriques qui servirait de banc pour enfin s'asseoir à une table. Ce n'était pas très reposant d'être les seuls assis tandis qu'autour d'eux, on s'activait à monter des auvents, décharger des guars et installer des tables. Il y avait de quoi se sentir un peu coupable, mais bon : ils étaient en permission, alors ils avaient bien le droit de ne rien faire.


Servir les deux oisifs n'entrait tout de même pas dans les priorités du popotier et de ses assistants. Et Ioreck lui-même n'eut pas le culot de leur réclamer à boire avant que la cantine n'eut prit forme. Mais dès qu'il estima que l'heure était venue d'ouvrir, il héla une cantinière et commanda les boissons. 


La bière du nordique et le lait de la petite elfe arrivèrent alors qu'elle lui montrait comment rouler correctement son foulard autour de son cou.


" A l'inauguration de la popote du camp ! Et aux elfes ! Ceux qu'on tape, et ceux avec qui on picole ! " trinqua le nordique en balançant son gobelet contre celui de son amie. Un jet de mousse alla arroser la table jusqu'alors immaculée. Shaiélaè jeta un regard circulaire inquiet autour d'elle, de peur que des oreilles environnantes n'aient entendu le toast. Ça n'en n'avait pas l'air, mais elle ajusta son keffieh autour de sa tête pour s'assurer qu'il couvrait bien les siennes.


Quand à Ioreck, il licha son verre cul-sec et en réclama un autre avant même que la petite elfe n'ait porté le sien à ses lèvres.


Le soir tombait et le visage rubicond de Ioreck attestait des nombreuses bières qu'il s'était enfilé tout l'après-midi qu'ils avaient passé là, à rattraper le temps perdu. Jugeant qu'il ne serait plus fréquentable s'il continuait ainsi et parce qu'elle commençait à sentir ses jambes s'ankyloser à force d'être assise, Shaiélaè proposa d'aller marcher un peu pour se les dégourdir. L'air commençait à se rafraîchir sans que le froid glacial de la nuit n'enveloppe le désert, aussi s'agissait-il de l'heure idéale pour une petite balade.


" J'ai rencontré un légionnaire qui venait Morthal, " raconta Ioreck alors qu'ils arpentaient côte à côte les allées du camp sans véritable but. Leurs pas les avaient conduit à sa périphérie interne, dans l'espace entre la première ligne de tentes et le fossé d'enceinte que les soldats avaient passé la journée à creuser. Sur leur droite, on distinguait dans le couchant les feux de veille allumés sur les remparts de Falaises par les défenseurs assiégées. Les combats avaient cessé au pied des murs. Quelques hommes s'activaient encore à la faveur de la pénombre sur les ouvrages exigés par Primapandora mais mis à part une poignée d'ouvriers, ils ne croisaient que des sentinelles impériales aux abords du camp. " Il connait ma sœur. Il a dit qu'elle s'était engagée juste avant lui. Elle serait partie signer à Fort Dunstad, pour être envoyée au front sans attendre qu'un contingent de volontaires ne soit formé à Morthal. Il paraît que la légion de Fort Dunstad a été envoyée en Cyrodiil. J'imagine qu'elle y est encore... "


Shaiélaè hocha la tête d'un air affirmatif. Les nouvelles circulaient mal, mais l'annonce de la chute de la Cité Imperiale était tout de même parvenue à Martelfell. Là-bas, en Cyrodiil, la guerre ne se passait pas bien, il y avait eu de durs combats et beaucoup de morts. La VIIIème légion, murmurait-on, avait entièrement été exterminée en défendant la cité. Entre le blocus aldmer à l'ouest, l'armée elfe de Cyrodiil à l'est, les troupes de dame Arannelya au sud et la rébellion des Crevassais au nord, les légionnaires qui venaient de plus loin que Hauteroche ou Martelfell ne pouvaient guère compter sur des nouvelles de leurs proches. Ioreck n'en avait reçu aucune de sa famille depuis le début de la guerre. Victrix, la sœur de Ioreck, pouvait bien être morte depuis longtemps sans qu'il ne le sache,


Shaiélaè ne l'ignorait point. Ainsi qu'elle n'ignorait point que Ioreck le sut également, mais préférait se rattacher à l'espoir qu'il lui restait.

La famille de Shaiélaè lui manquait également. Il ne passait pas un jour sans qu'elle se demande ce que son père ou sa mère faisaient au même instant. Elle s'efforçait pourtant de les oublier. A leurs yeux, elle était morte. Peut-être n'avait-elle même jamais existé. Sa mère, elle en était persuadée, essayait sans doute de s'en convaincre. Nulle lettre ne leur parviendrait jamais si elle trouvait la mort dans le désert. Tout comme ils vieilliraient et mourraient sans que la petite elfe n'en ait jamais vent.


Le temps passa plus vite qu'ils ne l'auraient cru et la fraicheur nocturne rattrapa les deux noctambules. Shaiélaè tremblotait, elle se frictionna les bras vigoureusement pour les réchauffer un peu. Ioreck n'était lui pas gêné le moins du monde. Les nuits froides de Martelfell n'avaient rien à envier aux températures de Bordeciel auquel il était accoutumé. Il se sentait à son aise dans le vent sec et gelé, qui portait à ses narines des odeurs de sable et de roches au lieu de celles de sapins et de genévriers de sa province natale.


" Une bonne couche de graisse ne te ferait pas de mal ! Grossis un peu, tu auras moins froid. " se moqua-t-il quand il vit la bosmer s'emmitoufler dans son burnous. Mais même les nordiques préféraient passer leurs soirées les pattes au chaud, aussi raccompagna-t-il

Shaiélaè à son cantonnement pour y finir confortablement leur réunion. Tous deux commençaient à avoir faim, il fallait penser à trouver quelque chose à manger. Elle l'aurait bien taquiné en retour sur la panse rebondie dont son amour de la bière avait doté Ioreck. C'était une de ses réparties favorites lorsqu'il l'attaquait sur le front de sa minceur, quand ils faisaient partie du Lynx-Noir avant la guerre. La diète et le soleil de Martelfell s'étaient chargés depuis de la faire fondre, elle ne trouvait donc à son grand désarroi depuis plus rien à lui redire sur le sujet.


" Ta tête a-t-elle grossi depuis la dernière fois ? " lui lança-t-elle pour ne pas être en reste. " Si c'est le cas, il ne me semble pas que ton cerveau l'ai suivie.. "


Ioreck se renfrogna et tenta de lui bourrer l'épaule. Shaiélaè s'attendait à ce genre de réaction, elle l'esquiva en sautant prestement de côté. Il en fallait plus pour décourager le nordique, qui se lança à sa poursuite bien décidé à lui administrer la correction. La petite elfe s'enfuit en gloussant de rire.


Elle ne ralentit qu'en arrivant à la tente que partageaient Nora, Tibald et elle. Justement, Nora était là. Et Primapandora l'accompagnait. Toutes deux se tenaient debout devant le feu de camp, à se chauffer les mains par-dessus la flamme. Elles discutaient, mais Shaiélaè n'entendait que leurs éclats de voix. La petite elfe hésita à s'approcher plus, de peur de les déranger. Elle craignait d'interrompre une discussion privée ou pire, une discussion confidentielle. Nora la remarqua au moment ou Ioreck la rejoignait à son tour, leur fit signe d'approcher.


" Déjà de retour ? " s'étonna-t-elle. "Je pensais que vous profiteriez plus de votre permission. "


"Nous voulions nous promener un peu, mais il a fini par faire trop froid. Alors nous sommes rentrés prendre un repas chaud, " avoua Shaiélaè en venant prendre place autour du feu.


" Nous ne faisons que nous croiser, alors. Je vais dîner chez Prim avec d'autres officiers de l'état-major. Surveille la tente, s'il te plait. Quant à Tibald, tu ne le verras sans doute pas de la nuit. Il..."


Nora s'interrompit. Une lueur brilla à l'horizon. Un bref instant, elle illumina la nuit comme un second crépuscule, pour ne laisser derrière elle qu'un éclat rougeoyant dans le ciel. Nora réagit la première en tirant son katana de son fourreau. Mais ce ne fut que lorsqu'une trompe sonna l'alarme que Shaiélaè sortit de sa stupeur.


" Le camp est attaqué. " déclara Primapandora en comprenant qu'un incendie faisait rage. Des escarbilles rougeoyantes volaient dans le ciel. D'un seul geste, tous coururent dans sa direction. Des trompes sonnaient en tout sens, se répondaient en écho. Sur le chemin, ils rencontrèrent des soldats tout aussi surpris, qui sortaient de leurs tentes en armes en entendant l'alerte. Les sous-officiers rassemblaient leurs troupes, des cohortes entières marchaient au pas de charge vers l'incendie.


" Restez à votre poste ! " ordonna le légat Primapandora d'une voix forte et autoritaire. " Restez à votre poste et en alerte, ce n'est peut être qu'une diversion ! Renforcez les cordons de sentinelles autour du camp et attendez les ordres ! "


Une seconde lueur éclaira comme en plein jour le paysage, alors qu'une boule de feu montait haut dans le ciel. Shaiélaè se mêla aux cris de stupeur qui s'élevèrent au même moment de centaines de gorges. Elle comprit alors la situation en réalisant dans quelle direction leurs pas les conduisaient : 


" Les trébuchets ! " s'exclama la petite elfe. " Ce sont les trébuchets qui brûlent ! "


Primapandora poussa sans retenue une longue série de jurons. Nora et Shaiélaè la suivirent quand elle accéléra la cadence. La petite elfe n'avait pas eu le temps de mettre la corde à son arc, son poignet se refermait sur le manche du fin cimeterre qu'elle gardait sur elle comme arme de secours. Quant à Ioreck, il faisait de son mieux pour suivre la course tout en s'échinant les dents sur les ficelles qui nouaient la couverture dans laquelle il enroulait en dehors des combats sa grande épée à deux mains pour mieux la transporter en bandoulière.


Les flammes s'élevaient haut dans les airs. Le petit groupe n'avait pas encore atteint la terrasse sur laquelle ils se dressaient, mais la silhouette des engins de siège dominait le paysage. Leurs poutres épaisses de deux d’entre eux n'étaient plus que braises rougeoyantes.


Un cavalier les rattrapa à proximité, stoppa sa monture devant eux. Il tenait d'une main la bride du cheval de Primapandora, de l'autre son heaume. Il tendit les deux à sa supérieure. Le légat enfourcha sa monture, pendant qu'il lui exposait un bref rapport de situation :


" C'est du sabotage. Des engins incendiaires ont été fixés aux trébuchets. L'un d'eux n'a pas explosé, nos hommes l'ont neutralisé. Les sentinelles n'ont rien vu venir. "


Nora réfléchit à voix haute :


" Des elfes se seraient infiltrés dans le camp ? Ou bien est-ce une traîtrise ? "


" Dégagez de la place autour des engins. " ordonna Primapandora en posant son heaume au sommet de son crâne, rejeté en arrière. " Je ne veux voir à proximité immédiate que le personnel nécessaire pour empêcher le feu de se propager. S'il y a un espion, tout ce remue-ménage ne nous aidera pas à le trouver. "


L'aide de camp hocha la tête et d'un coup d’éperon, s'en alla transmettre les instructions. Primapandora n'attendit pas Nora, Ioreck et Shaiélaè. Elle lança sa monture et d'un trot rapide, partit en avance pour constater les dégâts. 


Quand les autres arrivèrent sur place à leur tour, les soldats du génie de Primapandora emportaient au loin tout le matériel stocké au pied des trébuchets, pour empêcher sa destruction lorsque les engins s'effondreraient. Certains tentaient mollement d'étouffer les flammes en leur jetant des pelletées de sable, rien qui ne puisse les sauver d'une destruction certaine. Primapandora surveillait les opérations du haut de son cheval. Les dents serrées, elle tournait autour des brasiers à la recherche d'indices sur ce qui avait bien pu se passer. 


" Les sentinelles étaient à leur poste. " expliqua-t-elle. " Personne n'a vu d'elfe se glisser hors de la ville. Le coupable est parmi les rangs de la Légion, j'en mettrais ma main au feu. Mes gars sont en train de dresser une liste de tous ceux qui ont pu s'approcher des trébuchets ces dernières heures. " Primapandora baissa la voix pour ajouter : " Pour ce que j'en sais, l'espion pourrait être un des miens... "


Les yeux de Nora se changèrent en deux fentes étroites et soupçonneuses.


" L'un des engins incendiaires n'a pas fonctionné ? Où est-il ? "


Primapandora appela l'un de ses sous-officiers, qui apporta une bouteille en verre, plutôt petite mais d'apparence assez lourde. Nora l'examina, la débouchonna pour en humer le contenu. Elle contenait un épais mélange sombre et huileux à base de poix, d'huile dwemer et de la sève de diverses plantes résineuses . Une bouteille plus petite y était imbriquée, pleine à ras-bord de sels de feu. Le tout était enroulé dans un parchemin couvert d'étranges signes et inscriptions, que Nora se mit en devoir de déchiffrer à la lueur de l'incendie.


" C'est un parchemin de flammes. Sa lecture aurait allumé le mélange alchimique, dont la puissance aurait été décuplée lorsque la fiole de sels de feux à l'intérieur se serait brisée sous la chaleur. Le coupable était donc à proximité, pour que sa voix porte jusqu'au parchemin. Peut être a-t-il eu le temps de lire les deux autres, mais le dernier. De plus en plus de gens alertés arrivant, il ne pouvait plus faire exploser cet engin discrètement... Puis il a profité du chaos pour s'enfuir. "


Sans donner le moindre préavis, le premier trébuchet s'affaissa sur lui-même. Une poutre céda, puis une autre. Un craquement sourd de bois fendu se répercuta aux alentours et il s'effondra dans une cascade de flammes et de braises. Ils se tenaient à une quarantaine de mètres de lui, devant le trébuchet intact. Mais la vague de chaleur les frappa de plein fouet, tandis que des brandons se mirent à pleuvoir tout autour. Avant que Shaiélaè n'eut le temps de s'écarter, Ioreck l'attrapa et se dressa par dessus elle dans un réflexe protecteur . Nora fit de même avec la bouteille de feu alchimique, faisant un barrage de son corps pour empêcher les débris ardents d'y mettre feu. C'eût été signer leur mort à tous. Quant à Primapandora, elle accorda à peine plus qu'un regard à l'événement. Elles observait ses hommes d'un air songeur, anxieuse à l'idée de devoir les soupçonner de sabotage. Tous elle les connaissait et à tous elle aurait confié sa vie sans hésiter un seul instant.


" On ne passe pas, " protesta plus loin une sentinelle, qui bloquait le passage d'un homme qui tentait d'entrer sans le périmètre de sécurité. Shaiélaè reconnu Tibald. Il s'efforçait d'expliquer au garde qu'il accompagnait l'agent des Lames déjà sur place.


" Tout va bien, légionnaire. Il est avec moi. " lui lança Nora. Le soldat s'excusa et s'écarta pour le laisser passer.


" Ah, chef ! On m'avait prévenu que vous seriez là... Ce sont les elfes qui ont fait ça ? "


Sa voix était pâteuse. L'alerte avait dû l'interrompre dans une soirée de jeux et de boissons qu'il affectionnait pendant ses permissions.


" Non, sans doute un traître. À l'aide d'un engin incendiaire. " lui expliqua Nora en lui montrant la bouteille qu'elle tenait dans les mains. Tibald la lui prit pour mieux l'examiner.


" Cet incident va retarder la date prévue pour l'assaut sur la forteresse, " dit Primapandora. " Nous avions transporté à travers le désert le bois nécessaire à la construction des trébuchets. Les arbres qu'on trouve ici ne donneront pas de poutres assez grandes pour en monter d'autres. Avec un seul trébuchet, il faudra plus de temps pour abattre les murailles et... "

Shaiélaè n'écouta pas la suite. Tibald n'avait pas l'air bien. Son visage pâle comme le lait suait à grosses gouttes et ses yeux étaient exorbités, injectés de sang.


" Ca va ? " lui demanda-t-elle, inquiète. " Tu as trop bu ? "


Il ne répondit rien. Ses muscles tremblaient, des spasmes agitaient ses mains. Ses doigts firent mouvement vers le goulot de la bouteille qu'il n'avait pas rendu à Nora, il s'écarta de quelques pas.


" Ce n'est pas la boisson ! " s'exclama Ioreck en comprenant qu'il allait la lancer. Il l'intercepta Tibald de sa poigne vigoureuse, mais il était du mauvais côté et agrippa le mauvais bras. Celui de libre décrivit un large balancier qui envoya voler sur le trébuchet restant la bouteille de feu alchimique.


Une gerbe de feu les aveugla, engloutit le trébuchet dans un puissant vortex de flammes. Le bois s’embrasa instantanément, les flammèches grandirent, grandirent, jusqu’à coiffer le sommet de l’engin d’une couronne ardente. 


Tibald attrapa la poignée de son épée et la tira du fourreau. Il frappa d'un revers sur le bras de Ioreck qui le retenait, forçant le nordique à le lâcher pour éviter de se le faire trancher. Même si elle l'aurait voulu, Shaiélaè n'arrivait pas à réfléchir. Tibald ? Pourquoi ? Elle le connaissait depuis deux ans, ce n'était pas un traitre ! Elle l'avait pourtant vu incendier le trébuchet de ses yeux, ça n'était pas possible de nier l'évidence. La petite elfe avait rengainé son cimeterre lorsqu'elle avait cru qu'il n'y aurait pas d'ennemi à affronter. Elle le sortit à nouveau,sans trop savoir quoi faire pour le neutraliser. Son hésitation s'évanouit lorsqu'elle vit Primapandora tirer son glaive et s'avancer vers le légionnaire félon. Il allait payer pour ses actes.


Quand à Nora, elle le voulait vivant. Profitant qu'il soit occupé à se débarrasser de Ioreck, se jeta sur lui à main nue pour le maitriser. Tibald dévia de son épée la lame de Primapandora. Encerclé, il n'avait guère de choix pour s'en tirer que d'attaquer l'un de ses adversaire pour s'en débarrasser. Il choisit Nora et fonça sur elle. L'espionne désarmée réagit à l'imitant, pour annuler l'avantage de la portée de son arme par une lutte au contact. Mais elle ne parvint pas lors du choc à esquiver la pointe de son épée , qui glissa le long de la cuirasse jusqu’à trouver où s'enfoncer, dans le trou laissé à l'aisselle pour faire passer le bras. Pendant un instant, les deux adversaires luttèrent l'un sur l'autre sans que personne ne se rende compte de ce qu'il venait de se passer. Puis Tibald rejeta au sol le corps de Nora et sauta par-dessus pour s'échapper.


" Nora ! " s'écria Shaiélaè, paniquée de voir la tâche de sang assombrir la chemise de sa supérieure. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait. Pourquoi Tibald venait-il de la poignarder ?


L'épée de Ioreck coupa court aux interrogations. Un éclair blanc fendit l'air. La lame rencontra le cou de Tibald dans un bruit mou et humide. D'un large geste circulaire, Foyer venait de trancher la tête du traitre, qui s'en alla rouler sur le sol et répandre son sang en quelques giclées de plus en plus faibles. Le corps décapité resta debout un bref instant, avant de s'effondrer sur lui même comme une poupée désarticulée agitée de spasmes.


Shaiélaè contempla hébétée Nora et Tibald, sans savoir vraiment quoi faire de chacun de ses deux amis. Ses jambes décidèrent pour elle et la précipitèrent à genoux par dessus Nora. Ses doigts tâtonnèrent, cherchent le poux, la plaie à comprimer. Des soldats accouraient autour d'elle, alertés par l'incident. Elle ne les voyait pas. Des cris résonnaient, elle ne les entendait pas. Ses mains retrouvèrent leurs réflexes de brancardière et ses gestes se firent plus assurés, plus méthodiques. Les pensées de la petite elfe se firent plus claires, ordonnées autour d'une seule idée : Il fallait sauver Nora.

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