La moitié de City Hunter

Chapitre 1 : Dans les lumières des gyrophares

4363 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 06/09/2022 11:07

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Chapitre 1 : Dans les lumières des gyrophares 




*** 24 Juin 1983 - 5h34 du matin ***


Debout dans les lumières des gyrophares qui dansaient encore en silence, Saeko scrutait le bâtiment en face : tous les volets de l'imposante Banque Nationale Japonaise étaient baissés, la porte était verrouillée de l'intérieur, tous les accès routiers étaient soigneusement barrés par des dizaines de voitures de police et deux hélicoptères de presse tournaient inlassablement dans le ciel, au-dessus d'eux ... Evidemment, les journalistes refusaient de perdre une miette de cet ultime braquage du "Syndicat des Ombres".


La Banque Nationale Japonaise ... C'est là que ces salopards s'étaient retranchés. 

- "Comme des rats. Vous vous terrez comme de sales rats." Siffla la jeune policière dans la pénombre, s’adressant aux malfrats dissimulés à l'intérieur comme s'ils pouvaient l'entendre.


Des mois ... Ça faisait des mois qu'elle, son partenaire Hideyuki Makimura et une dizaine d'équipes de flics tentaient de mettre la main sur cette bande de braqueurs. Ils en étaient à leur sixième attaque de banque. La sixième. Leur technique était simple, efficace et jusque-là infaillible : ils entraient armés, ils ressortaient avec les poches pleines des réserves d'or nationales, moins de trois minutes plus tard, temps moyen nécessaire aux forces de police pour intervenir. 


Leur but n'était même pas de devenir riches. Leur chef, Tsukino Fujimaro dit "Le Grand Pacificateur", avait eu le culot de faire paraître dans plusieurs journaux un communiqué de presse annonçant qu'il allait ainsi affaiblir les fondements même de l'économie japonaise toute entière, en faisant craindre aux épargnants pour leur argent, les forçant à le retirer des établissements bancaires pour revenir à des valeurs "plus nobles et plus nationales". Ce qui avait mis en émoi tout le pays ... Depuis, toutes les forces de Police étaient sur les dents, ce qui n'avait pas empêché ce sixième braquage.


Et là, l'accroc ... 

Pourquoi ? Comment ? 

Personne n'en savait rien mais quelque chose avait mal tourné, ils avaient perdu du temps pour une raison quelconque. A l'intérieur, quelqu'un avait réussi à donner l'alerte plus tôt que les autres fois. Quand la première escouade de policiers était arrivée sur place, les flics avaient tous foncé tête baissée. Résultat : deux blessés et environ une vingtaine d'otages retenus à l'intérieur des murs. 

- "Si je pouvais ... je ..."


Elle serra les poings à s'en faire blanchir les phalanges.

- "Ne t'énerve pas comme ça. Ça vieillit prématurément." Entendit-elle derrière elle.


Elle ne se retourna pas. Elle savait parfaitement qui se trouvait dans son dos. Elle connaissait cette voix grave et douce, cette intonation légèrement traînante presque suave ...

- "Alors ?" Demanda-t-elle, fébrile.


Hideyuki Makimura alluma une cigarette et vint s'appuyer contre le capot de la voiture de patrouille, à l'arrière du barrage militaire, tout près de sa partenaire :

- "Hummm ... Il m'a sorti son truc là, tout le discours qu'il a servi aux journaux il y a quelques semaines."

- "Son laïus sur l'argent sale qui pervertit le monde entier ? Qu'il faut revenir à des valeurs féodales et fermer nos frontières ?"

- "Yep ..." 

- "Et ?"

- "Bah, j'en ai ma claque de ces conneries ..."Soupira Hideyuki en se frottant les yeux.


Saeko se tourna vers son coéquipier. Ce n'était pas dans ses habitudes de dire ce genre de choses. Il la regarda et finit par lui sourire :

- "Si tout va bien, il devrait libérer des otages dans une heure et demi. A sept- zéro-zéro comme le dit si bien notre sergent Shiki."


Saeko le regarda, ébahie :

- "Quoi !?"


Hideyuki s'allongea de tout son long sur le capot de la voiture, passa un bras derrière sa tête, dégustant sa cigarette en regardant le ciel qui se paraît peu à peu de teintes roses orangées :

- "Tu as vu ? Le soleil se lève … Pas un nuage … Dire qu'on devrait être en congés aujourd'hui ..."

- "Pardon ?" Demanda Saeko, complètement désarçonnée par les propos d'Hideyuki qu'elle dévisageait, les yeux écarquillés.

- "Oui, il fera très beau aujourd’hui ... J’avais prévu une balade au parc, moi." Il se redressa sur un coude, le mégot coincé entre ses lèvres et regarda tranquillement Saeko : "On aurait pu se faire ce fameux pique nique que je te dois !"

- "Makimura ! Tu as bien dit qu'ils vont libérer des otages ?"


Hideyuki soupira et continua nonchalamment, les yeux à nouveau perdus dans vers le ciel :

- "Un pari est un pari et j'ai perdu, donc, il faudra bien que je tienne parole et que je te cuisine quelque chose." 


Saeko le fusilla du regard, les poings sur les hanches :

- "Tu vas me faire tourner encore longtemps en bourrique, Makimura ?"


Hideyuki sourit doucement, se redressa et entreprit de nettoyer ses lunettes :

- "Ils ont un blessé. En échange de matériel médical, ils relâcheront onze otages."

- "Onze ? Pourquoi onze ? Pourquoi pas la totalité ?"


Il répondit sans lever la tête :

- "Les femmes et les enfants."

- "Wouaw ... Génial !" Lâcha Saeko dans un souffle, soulagée. 

- "Hummm, j'aurais aimé faire plus ... J'aurais pu faire plus."


Elle s'assit à côté d'Hideyuki et regarda aussi le ciel :

- "Je suis certaine que tu as fait de ton mieux. Personne n'aurait pu faire mieux que toi, j'en suis persuadée."


Il ne répondit pas. Elle ne s'en offusqua pas. Elle avait l'habitude.

- "Pardon, je t'ai laissé là-bas ... Tout ce blabla, ça me rendrait trop nerveuse. Je ne suis pas faite pour la négociation." Elle entendit presque son partenaire sourire quand elle ajouta : "Moi, je préfère l'action."

- "Et l'intimidation, la manipulation et l'embobinage des mecs ..." Souffla Hideyuki.


Ella faillit se fâcher mais quand elle se retourna vers son coéquipier et qu'elle vit ses traits tirés, ses yeux cernés de gris, elle se retint. Ce n'était pas vraiment le moment de se quereller, même pour rire. 


Elle était épuisée. 

Il était épuisé. 

Tout le monde était épuisé et sur les nerfs. C'était presque palpable.


Ça faisait maintenant plus de vingt-six heures que son partenaire avait commencé les négociations. Ce n'était pas vraiment leur rôle mais elle et Makimura étaient arrivés tout de suite après l'échange de tirs qui avait tout fait basculer. Avec son flegme habituel, Hideyuki avait tout simplement établi le contact et ... avait calmé les esprits. Enfin ... dans la mesure du possible. Saeko, elle s'était chargée de la logistique, sécurisant la zone, répartissant les ambulances, organisant les barrages ... 


Complémentaires, comme toujours.


Et puis, quand le Commissaire Okano Sozen était arrivé dans la fourgonnette qui leur servait de Quartier Général pour relayer Makimura, le chef des braqueurs avait refusé de lui parler. 

- "Je ne discute pas avec les corrompus !" Avait hurlé Tsukino Fujimaro, surnommé, Le Grand Pacificateur, le chef incontesté des braqueurs. "Le Syndicat de l'Ombre ne négocie pas avec le gouvernement des Traîtres et des Financiers !"


Et puis l'homme avait raccroché violemment. Profondément vexé, le Commissaire Sozen avait failli exploser de rage mais il s'était retenu devant le calme de Makimura, qui lui, s'était contenté d'essuyer ses lunettes dans sa cravate dénouée. Sozen s'était éclairci la gorge avant de se résoudre à demander :

- "Qu'est-ce que ça veut dire ?"

- "Vous êtes le beau-fils du Ministre de la Justice, Monsieur le Commissaire Sozen. Pour lui, vous êtes un agent du gouvernement. Et il déteste ce gouvernement."

- "Quoi ?"

- "Je commence à comprendre son mode de fonctionnement. Je pense pouvoir réussir à lui faire relâcher les otages."

- "Ah oui, et comment ?"

- "En le faisant parler, en établissant un lien de confiance."


Le Commissaire avait lissé les quelques cheveux qui cachaient mal sa calvitie naissante et avait répliqué d'un ton sec :

- "Hors de question. On ne négocie pas avec les terroristes."

- "Commissaire, avec tout le respect que je vous dois," avait répondu Hideyuki en se levant pour se tenir droit devant son supérieur hiérarchique, "ces hommes retiennent une vingtaine d'otages, dont sept femmes et quatre enfants. Ils sont armés jusqu'aux dents. Les affronter ne peut que nous mener droit dans le mur."

- "Comment vous savez ça, vous ?"

- "Il me l'a dit."

- "Il vous l'a ... Non mais je rêve ! Et vous le croyez, vous ? Allez, finie la causette entre gonzesses ! On va jouer selon mes règles !"

- "Du calme, Commissaire Sozen !" Avait alors tonné une voix grave derrière eux.


Le Préfet de la Police de Tokyo, Monsieur Nogami en personne, venait d'entrer dans le petit QG improvisé. Le Commissaire s'était incliné, comme tous les hommes présents.

- "Commissaire Sozen, je viens d'avoir une petite conversation avec votre beau-père, Monsieur le Ministre. Si lui aussi refuse , tout comme vous, de négocier avec des terroristes, il m’accorde cependant vingt-quatre heures pour tenter de régler la situation autrement que par la force."

- "Mais ..."

- "Dans vingt-quatre heures, vous reprendrez les rênes, Commissaire Sozen. Dans vingt-quatre heures."

- "Je ..."


Sozen était devenu livide de rage contenue. Faisant fi des états d'âme de son subalterne, Nogami avait poursuivi, regardant tout à tour les quelques autres agents autour de lui, imposant ainsi ses décisions :

- "Bien. Pendant ces vingt-quatre heures, l'Inspecteur Makimura mènera l'opération comme il l'entend et vous exécuterez ses ordres comme si c’était les miens. De son côté, il me rendra compte toutes les heures de ses avancées."


Hideyuki s'était à nouveau incliné devant le Préfet :

- "Merci de me laisser une chance, Monsieur le Préfet Nogami."

- "Faites de votre mieux et sortez le maximum de civils, Inspecteur. C'est eux, notre priorité. Ai-je été clair ?"

- "Limpide, Monsieur le Préfet."

- "Allez prendre un café, Makimura, vous avez une tête à faire peur. Votre coéquipière vous attend pour faire le point. Elle a trouvé des infos sur votre bonhomme. Ca pourra peut-être vous être utile."


Hideyuki avait tourné les talons, hésitant tout d'un coup à sortir jusqu'à ce que Monsieur Nogami lui lance sans se retourner :

- "On vous fera chercher dès que le téléphone sonne."


Ils avaient attendu pendant des heures, heures pendant lesquelles il avait épluché les dossiers de Saeko sur la famille, le passé, les études de ce chef du Syndicat des Ombres. Hideyuki le connaissait presque par cœur à force de lire ce dossier et de l'analyser ... Pendant ce temps, un agent avait essayé de joindre les braqueurs de nombreuses fois ... jusqu'à ce que ... 


Il y avait environ trois heures qu'Hideyuki avait enfin pu reprendre la conversation. Il était parvenu à négocier la libération de onze otages.


Onze vies allaient être sauvées, femmes et enfants. Il lui restait un peu plus de huit heures pour sortir les autres de là.


C'était déjà une belle réussite. Mais pas pour lui. Saeko le savait bien. Pour Hideyuki, la demi-mesure ne suffisait pas. C'était la réussite pleine et entière ou l’échec. Pour lui, une demi-victoire sonnait comme une défaite. Idéaliste, jusqu'au boutiste, entier, intransigeant ... Quand elle l'avait rencontré trois ans plus tôt, elle n'aurait pas soupçonné un tel caractère derrière ses allures de petit comptable négligé, nonchalant et rêveur.


Ces derniers temps, Makimura semblait éternellement insatisfait de son travail, même de ses succès. Cependant, elle ne releva pas et se força même à rire : 

- "Ah bah ... Cache ta joie, Makimura !" Et elle ajouta en se penchant vers lui : "Au moins tu auras eu le plaisir de rabattre le caquet de l'autre dindon de Sozen. J'aurais tellement aimé voir sa tête quand papa a débarqué !"

- "Hummm ... D'ailleurs, c'est étrange que Monsieur le Préfet se soit déplacé juste pour me soutenir ..."


Elle toussota, se redressa, lissa sa jupe et souffla sur sa mèche en levant les yeux au ciel :

- "Ah bon ? Tu trouves ? Je ne vois pas ce qu'il y a d'étrange pourtant ..."


Hideyuki allait répliquer quelque chose quand un agent vint les interrompre :

- "Inspecteur Makimura ? Nous sommes bientôt prêts. On vous attend pour le briefing de l’opération."

- "J'arrive."




*** 31 Mai 1995 - aux environs de 1h du matin ***


Debout dans les lumières des gyrophares qui dansaient en silence, Saeko scrutait le bâtiment en contrebas. Une ancienne carrière désaffectée. C'est là que ce salopard s'était planqué avec ses acolytes et son éminent otage.

- "Comme un rat. Tu te terres comme un sale rat." Murmura-t-elle dans la pénombre à l'homme qui mettait ses nerfs à rude épreuve, les flics sur les dents depuis plus de vingt-quatre heures maintenant. "Si je pouvais ... je te ..."


Elle serra les poings à s'en faire blanchir les phalanges jusqu'à ce qu'elle entende dans son dos :

- "Ne t'énerve pas comme ça. Ca vieillit prématurément." 


Elle ne se retourna pas. Elle avait parfaitement reconnu cette voix grave et discrète. Elle savait aussi qu'elle ne ferait qu'entrevoir la silhouette sombre et massive à qui elle appartenait, dissimulée à l’abri des regards et accompagnée d'une ombre plus petite, plus fine, plus élancée. Cette dernière murmura d'une voix douce :

- "Bonsoir Saeko."

- "Rentrez chez vous." Répondit Saeko d'un ton sec. "Il y a trop de flics ici."

- "On a cru comprendre que tu avais besoin de nous, alors on est venus aussi vite qu'on a pu."

- "Et bien, vous vous êtes trompés. Je n'ai pas besoin de vous. Rentrez chez vous." Répéta la policière, leur tournant toujours le dos. 

- "Saeko ..." Insista Kaori. "Je suis persuadée qu'on peut vous aider et ..."


La policière serra encore plus les poings, se retourna vivement vers les deux ombres en s'exclamant d'une voix forte :

- "Mais ... qu'est-ce que vous ne comprenez pas, Nom de ...!!! Vous n'avez rien à faire ici ! Rentrez immédiatement chez vous !"


D'un même mouvement, la dizaine de militaires en treillis noirs et cagoules d'intervention se mit en position et pointa leurs lourdes armes vers les deux silhouettes qui levèrent immédiatement les mains au-dessus de leurs têtes. Saeko fit quelques pas dans leur direction s'approchant assez près pour voir le regard incrédule de Kaori et le sourcil interrogateur de Ryo ... ainsi que son petit sourire en coin ... Ce petit sourire moqueur et sûr de lui, ce petit sourire horripilant ... elle serra encore les poings et Ryo murmura à nouveau :

- "Ne t'énerve pas comme ça. Ca vieillit prématurément." 


Avant qu'elle n'ait pu esquisser un geste ou dire quoique ce soit, un des militaires qui les tenait en joue s'avança dans le dos de Ryo qui gardait les mains bien levées au-dessus de sa tête et lui planta le canon de son fusil entre les côtes et lança à travers sa cagoule :

- "Hééé ! Fais gaffe à qui tu parles, toi ! J'en ai aplati pour moins que ça." Puis l'homme se tourna vers Saeko et lui demanda : "Pardon Commissaire, mais est-ce que vous les connaissez ?"

- "Oui, je les connais mais escortez-les hors du périmètre, s'il-vous plaît."


Les soldats les incitèrent sans ménagement à faire demi-tour mais la jeune femme résista et s'indigna, lançant à l'attention de Saeko, sûre d'elle :

- "Opération huit-trois-zéro-cinq."


Les militaires se raidirent et la Commissaire Nogami se figea, fronçant les sourcils en dévisageant la jeune femme qui se débattait pour échapper à la prise du soldat sur son bras. 

- "Tu as dit quoi ?" Demanda Saeko.

- "On est au courant. Opération huit-trois-zéro-cinq." Répéta Kaori avant de se retourner et de s'adresser à celui qui la serrait un peu trop fort. "Vous me faites mal."


La policère leva une main pour que le militaire la lâche, ce qu'il fit immédiatement mais gardant cependant toujours la jeune femme à portée de son arme. Kaori se frotta le bras tout en ajoutant :

- "Merci. On devrait prendre un peu de temps pour discuter, tu ne crois pas ?" 


Saeko serra encore plus les poings et ses hommes échangèrent des regards circonspects quand il la virent blêmir avant de répliquer d'un ton ferme :

- "Non. Rentrez. C'est trop risqué."

- "Comment ça ?"

- "C'est une zone sécurisée réservée aux personnes habilitées Secret Défense. Allez-vous en."


Elle tourna les talons, fit quelques pas puis revint en arrière et se mit littéralement nez à nez avec Ryo, le fusillant du regard, les sourcils froncés :

- "Comment êtes-vous parvenus jusqu'ici au fait ?"


Ryo éclata de rire et répondit crânement : 

- "Impressionnant, n'est-ce pas ?"

- "Pfff ..." Souffla Seko, pas convaincue du tout. "Je vois pas en quoi ..."


Ryo la dévisagea, interloqué puis lui lança, franchement contrarié, gardant toujours les mains en l'air :

- "Quoi !!! C'est pas comme si c'était à la portée de n'importe qui ! T'as vu les dispositifs de sécurité autour de toi ? Y'a des militaires partout !"

- "Comme si ça pouvait t'arrêter, ça."

- "C'est ce que je dis ... Un petit compliment de temps à autre, ça serait trop te demander ? J'ai des techniques éprouvées, testées et infaillibles, et toi, tu fais comme si c'était tout à fait normal ! "

- "Rooo ... arrête de te la péter, Saeba !" Le coupa alors Kaori d'un ton moqueur. "On s'est simplement garé un peu avant le grand virage et on a crapahuté dans l'espèce de terrain vague qui ressemble à un dépotoir. Y'a rien de bien exceptionnel !"


Il soupira, exagérément désespéré :

- "Mais pourquoi il faut toujours que tu la ramènes en mode rabat-joie, toi ! Tu peux laisser un peu de mystère ? Un peu de "on n'est pas comme tout le monde" ?"

- "Pardon ?"


Il lui fit les gros yeux :

- "Oui ! Tu vends pas du rêve, là ! "Crapahuté dans un dépotoir", "crapahuté dans un dépotoir" ... On dirait que tu parles de nous comme de cafards ! C'est vexant !"

- "Oups, pardon !" Répondit Kaori en éclatant d'un rire franc : "Tu préférerais que je dise quoi ? Que l'étalon est arrivé au grand galop, crinière au vent, fidèle destrier mené d'une main de maître par sa fabuleuse et magnifique cavalière ?"


Il haussa les épaules, manifestement de mauvaise humeur :

- "Fidèle, moi ? Fabuleuse et magnifique, toi ? Tu rigoles, j'espère !"


Kaori palit immédiatement puis devint rouge de colère, écarlate, puis presque pourpre avant de se jeter vers son partenaire :

- "Quoi ??? Attends un peu, toi, tu vas voir, espèce de ... !" 


Le milliaire derrière elle la retint d'une poigne ferme et inflexible, provoquant une grimace fort disgracieuse sur son beau visage et elle grogna : 

- "Aïeuuu ! ça va pas la tête !"

- "Stop, ça suffit !" Tonna la voix de Saeko et tous s'immobilisèrent. "Lâchez-les." Et les hommes en noir obtempérèrent.


Kaori se frotta le bras, Ryo les flans en grimaçant ostensiblement. Puis, entre deux coups d'oeil assassins aux hommes en cagoule, il répliqua :

- "Tu sais bien que vous ne vous en sortirez pas sans négocier. Il faudra bien lui donner ce qu'il veut pour qu'il lâche du lest. C'est ce que Hideyuki nous avait prouvé ce jour-là, non ?"


Saeko fit tout ce qui était en son pouvoir pour ne rien montrer, pour rester froide et maître de ses émotions, pour ne pas flancher, pour retenir les larmes qui ne demandaient qu'à remonter, pour dissimuler qu'elle avait retenu son souffle et que son coeur avait fait un bon dans sa poitrine en entendant le nom de son défunt partenaire. 


Jamais au cours des années qui venaient de s'écouler, jamais l'ombre d'Hideyuki n'avait autant plané au-dessus de son âme qu'en ces dernières heures, jamais elle ne s'était sentie aussi seule, jamais il ne lui avait autant manqué et entendre son prénom prononcé aussi fort et clair lui avait fait l'effet d'un coup de poing. 


Elle prit le temps de respirer calmement, sachant pertinemment que les yeux de tous les hommes ou presque, étaient braqués sur elle à cet instant, guettant sa réaction. Elle n'avait pas le droit à l'erreur, encore moins que d'habitude. La ville toute entière et des millions de vies humaines étaient en jeu ... 


La voix douce de Kaori rompit délicatement le silence :

- "Saeko, s'il-te-plait ... Laisse-nous te parler cinq minutes. Pas plus, promis."


Elle aurait bien aimé souffler sur sa mèche à cet instant mais cette habitude ne seyait guère à une commissaire nouvellement promue, surtout devant des militaires. Elle s'abstint donc et se contenta de prendre une grande goulée d'air avant de relever le menton pour planter son regard acéré dans celui de Kaori puis dans celui de Ryo avant de conclure :

- "Bon." Elle s'adressa à ses hommes : "Je m'occupe d'eux. Je les raccompagnerai au check point."

- "Vous êtes sûre, Commissaire ?" Demanda le militaire qui se trouvait derrière Ryo, d'une voix un peu inquiète.

- "Vous contesteriez un ordre ?" Lui lança Saeko sans ambage.

- "Heuu, non, non, Madame ..." Et il rangea son arme à son côté et se mit au garde à vous, imité par son collègue.


Kaori et Ryo se regardèrent en souriant puis saluèrent les deux hommes parfaitement immobiles :

- "On vous r’mercie pas pour l'accueil, hein."

- "Rooo ... Arrête, Ryo, ils ont fait leur travail."

- "Quoi ! Quand même ... planter des bouts de métal dans les côtes, ça fait maaaaal !!!" Gémit le nettoyeur en frottant ses flancs malmenés par le milliaire quelques instants auparavant.

- "Pfff, même moi, je sens déjà plus rien et fais pas ta mauviette, t'en as vu d'autres !" Répliqua Kaori en riant avant de lui balancer un coup de coude dans les-dites côtes :

- "Aïeee !!! Mon crâne est devenu insensible à cause de toi mais mes côtes ... C'est fragile, les côtes, tu sais, ça ? Mais ça, tu t'en fiches, toi, t'es une sans-cœur ... "

- "Mais oui, mais oui, petit être sensible des côtelettes, va !" Répliqua-t-elle moqueuse.

- "Stop, c'est pas le moment vous deux !" Les interrompit Saeko d'un ton autoritaire, avant d'ajouter, en désignant d'un air méfiant les hommes en uniforme qui les cernaient de toutes parts: "Allons dans ma voiture, ça sera plus discret. Certaines choses doivent rester confidentielles." 


Les deux ombres la suivirent discrètement jusqu'à sa Porsche rouge toute neuve. Plus petite que Ryo, Kaori s'installa maladroitement dans l'espace restreint à l'arrière. Elle ronchonna en se cognant le genou qu'elle frotta vigoureusement en ramenant ses jambes presque sous son menton pour s'asseoir :

- "Mouais, tu parles d'un confort ... Pour une voiture d'exception ..."

- "Pardon ?" 

- "Non, non, rien, je n'ai rien dit ! Je n’ai rien dit !" Répliqua vivement Kaori, souhaitant éviter une nouvelle prise de bec avec la policière. 


Pour fêter sa récente promotion au grade de Commissaire, Saeko Nogami venait tout juste de remplacer sa vieille 930 turbo par une voiture de la même marque, un modèle Carrera 911 flambant neuve, rouge métallique, un cabriolet décapotable ... Depuis le temps qu'elle rêvait d'une décapotable ... Un petit plaisir excessif qui a permis d'estomper sa peine de devoir se séparer de l'ancienne ... Sa précieuse 930 ... 


Elle l'adorait, sa 930 ... Mais les années passaient inexorablement et pesaient aussi bien sur les moteurs que sur les humains. Les réparations incessantes et fort coûteuses avaient fini par décider Saeko à se séparer de son ancienne voiture ... pour presque la même finalement ... mais en plus moderne ! En plus classe ... Quoi de plus classe qu'une décapotable ? 


Et quand Ryo et Kaori l'avaient taquinée sur cette acquisition "extravagante et exorbitante", elle l'avait mal pris et depuis, la question restait un peu tabou entre eux.


Son coeur se serra pendant un dixième de seconde : elle en avait vécu des choses dans son ancienne Porsche et, à cet instant, elle aurait bien aimé sentir le cuir doux et poli de ses sièges, de celui du volant qui s'était fait à sa main, voir le cendrier que Makimura remplissait lors de chaque planque, la trace indélébile d’un de ses mégots oubliés sur le tableau de bord, la tache de gras sur le siège passager ... De petits souvenirs rassurants qui lui mettaient toujours du baume au cœur et qui lui redonnaient courage quand il arrivait de penser, comme à cet instant, que l'humanité toute entière était foutue, corrompue et que que la situation était pourrie ... Elle ne put s'empêcher de songer en s'asseyant : "Et pour être pourrie, elle est pourrie-pourrie, cette affaire ! Mais alors, pourrie-pourrie de chez pourrie-pourrie ..."


Elle soupira profondément, chassant les souvenirs et les regrets de ses pensées pour se concentrer sur sa mission. Elle se tourna vers ses amis et leur demanda de but en blanc : 

- "Comment vous savez ?" 


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