Une Nouvelle Terre

Chapitre 2 : L'Hôpital

5131 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 29/10/2023 18:30

Rose riait encore aux grommellements du Docteur alors qu’ils entrèrent dans l’hôpital par de grandes portes vitrées qui étaient extraordinairement propres :

― C’est un peu riche, ça, venant de ta part. T’es pas censé être un docteur ?

― Pas ce genre de Docteur ! Et j’y peux rien, j’aime pas les hôpitaux, ça me file la chair de poule !

Le foyer d’accueil l’intérieur était énorme, éclairé de partout et peuplé ci et là d’infirmières voilées portant d’étranges cornettes sur la tête. Un long comptoir de réception s’incurvait sur toute l’étendue du rez-de-chaussée, et une poignée de visiteurs traînaient autour des banquettes d’un espace d’attente en croissant de lune. Des rideaux pâles comme la neige descendaient autour d’eux le long des murs, qui faisaient au moins cinquante étages de haut, allant des tuiles brillantes au sol jusqu’aux voûtes d’un plafond argenté.

Tout était très propre, très blanc et très calme. Il y avait une sorte d’odeur stérile dans l’air – l’âcre senteur d’antiseptique – et rien dans le décor monastique et minimaliste qui montrait le moindre signe d’usure. Assurément un hôpital, pensa Rose – bien qu’il ne ressemblait en rien à ceux qu’elle avait visités sur Terre. Elle se demanda combien de patients un tel endroit pouvait accueillir…

« Bienvenue à l’Hôpital des Jours Sempiternels, » résonna une voix féminine apaisante des haut-parleurs intégrés au plafond. « Cet établissement est la propriété unique des Sœurs de la Plénitude. Vos dons généreux sont les bienvenus. Les Jardins d’Agrément sont à présent ouverts aux visiteurs possédant une carte d’identité verte ou bleue, pour une durée de quinze minutes. Nous rappelons aux visiteurs qu’il est strictement interdit de couper les plantes des Jardins… »

Trèèèèss chic… ! s’exclama Rose, rabattant d’une main ses cheveux décoiffés par le vent et essayant de tout voir en même temps. C’est pas exactement la sécu, ici !

Le Docteur, cependant, ne tarda pas à trouver à redire sur la magnificence du bâtiment :

― Pas de petite boutique… marmonna-t-il, l’air légèrement déçu alors qu’il regarda lui aussi autour du foyer caverneux. J’aime bien les petites boutiques…

― Mais attends, pourquoi est-ce qu’ils ont encore besoin d’hôpitaux ? (Rose ressentit un petit pincement au ventre, comme à chaque fois qu’elle découvrait que l’avenir ne correspondait pas tout à fait à ses attentes ; elle en était souvent surprise, mais parfois toute aussi découragée.) Je croyais qu’en avançant aussi loin dans le futur, ils auraient tout guéri d’ici l’an cinq milliard machin-chose…

― Cinq milliard vingt-trois, corrigea le Docteur distraitement. L’espèce humaine a évolué, mais les virus aussi. C’est une guerre incessante…

Rose médita là-dessus – songea à tout l’argent récolté pour les recherches sur le cancer, le SIDA ; tout ce que faisaient les gens pour stopper l’avancée du temps et de la maladie – avant que le système d’annonce publique ne retentisse à nouveau au-dessus d’eux, comme pour faire écho aux paroles du Docteur :

« Espoir, harmonie et santé. Espoir, harmonie et santé… »

Un duo d’infirmières passa devant eux à vive allure, leurs visages voilés comme les autres. Les Sœurs de la Plénitude, sans doute, devina Rose. Vues de plus près, dans leurs longues robes blanches, elles ressemblaient davantage à des nonnes : les bras enfouis sereinement dans leurs manches, et une sorte de cornette formelle avec des évasements amidonnés perchée sur leurs oreilles.

― Excusez-moi ! dit le Docteur en passant. Est-ce vous savez où on peut trouver la Section 26… ?

Mais à peine les mots lui étaient sortis de la bouche, qu’une alarme stridente retentit à travers l’espace et un autre message se fit entendre sur le système haut-parleurs :

« Le personnel d’urgence est appelé au Portail Numéro Un, Duc de Manhattan en crise. Je répète : le personnel d’urgence est appelé au Portail Numéro Un… »

Le Docteur et Rose s’arrêtèrent net. De l’électricité bleue jaillissait autour de deux poteaux métalliques non loin de là, et dans un soudain éclat de lumière, un homme extrêmement gros dans un fauteuil flottant se matérialisa à l’intérieur du foyer d’accueil. Il portait de longues robes brodées en or, avec des perfusions accrochées à sa chair, et avait une main crispée sur la poitrine.

―Oh mon Dieu ! s’exclama Rose, car deux autres personnes – un

majordome en uniforme et une grande femme anguleuse en tailleur noir – venaient d’apparaître après lui et se précipitaient maintenant à ses côtés.  

― Un peu d’aide par ici, s’il vous plaît ! hurla la femme d’une voix paniquée. Faites quelque-chose !

― C’est ma poitrine… haleta l’homme. J’étouffe…

Les deux Sœurs accoururent pour prendre le contrôle de la situation :

― Vingt glick de salcynique, vite… dit l’une d’entre elles.

― Il en a déjà pris, ça n’a pas marché ! rétorqua la femme en tailleur noir. Votre Grâce ? Restez avec moi, n’essayez pas de parler…

― Je ne comprends pas… dit l’infirmière. Est-ce que vous avez changé son traitement ?

― Bien sûr que non ! Vous êtes censées être les expertes, maintenant faites votre boulot !

― Ceci n’a pas de sens… Ma Sœur, allez nous chercher les hydro-pinces…

― Dépêchez-vous, il est en train de mourir !

Rose se précipita en avant pour leur apporter son aide, mais recula à la dernière seconde, n’étant pas sûre si l’homme était contagieux ou pas. Sa peau prenait une sale teinte grise, et il avait le visage tordu de douleur :

― Qu’est-ce qui passe ? Qu’est-ce qu’il a ?

Mais le Docteur s’était discrètement rapproché d’eux, contournant Rose (qui restait maintenant en arrière), et tendit la main vers l’une des perfusions intraveineuses branchées au fauteuil de l’homme.

― Si vous voulez bien vous écartez monsieur, lança l’une des Sœurs. Ceci est une urgence…

― Non, non, faites pas à attention à moi ; j’essaye juste de… (Le Docteur tourna la vanne sur la perfusion.) Voilà!

Il y eût un bref sifflement d’air, et la respiration de l’homme se calma aussitôt :

― Oh ! Quel soulagement ! haleta-t-il. Je vous remercie, monsieur…

La femme au visage autoritaire retourna son zèle contre les Sœurs :

―Si cet équipement était défectueux, nous engagerons une action judiciaire! menaça-t-elle. Puis ses énormes yeux perçants se braquèrent sur Rose, qui regardait par-dessus son épaule.

― Je vous dérange, peut-être ?! Toute tentative d’approcher Sa Grâce le Duc de Manhattan sans un formulaire de consentement signé en trois exemplaires entraînera une poursuite judiciaire des plus punitives !

― Hé ho, ça va ! protesta Rose. J’essayais juste d’aider, c’est tout !

La femme lui jeta un regard assassin :

― Venez, Votre Grâce, on va vous escorter à l’étage…

Et elle, le majordome et un groupe d’infirmières emmenèrent la chaise flottante avec eux, laissant le Docteur et Rose seuls avec la Sœur responsable. Cette dernière avait levé son voile en s’approchant d’eux, et  Rose écarquilla les yeux en voyant la beauté froide de ses traits félins…

― Juste un petit blocage dans la vanne, c’est tout, expliqua le Docteur avec légèreté. Je l’ai deviné grâce à son rythme cardiaque.

La Sœur le considéra avec des petits yeux jaunes. Elle n’avait pas l’air du tout contente de son intervention salvatrice.

― Vous devez avoir une très bonne ouïe…

― Bizarre, j’ai entendu personne me dire merci, rétorqua le Docteur d’un ton sarcastique, et leva une main à son oreille, faisant un effort visible pour écouter. Non, toujours rien… Non, j’attends encore… Oh ! Une minute, peut-être que… Non.

N’importe quel autre jour, Rose l’aurait réprimandé pour son impolitesse. Mais elle était encore trop occupée à détailler le visage moustachu de l’infirmière du regard, à fixer sa fourrure siamoise…

― Est-ce que je peux vous aider ? demanda la Sœur avec insistance, tentant de reprendre le contrôle de la conversation.

Le Docteur se fendit brusquement d’un sourire :

― J’espère bien ! On est venus rendre visite à quelqu’un, mais on n’est pas encore sûrs qui c’est. J’ai une invitation à la Section 26.

― Je vois… (La Sœur hocha lentement la tête tandis qu’il lui montra le papier psychique.) Vous les reconnaîtriez si vous les voyiez… ?

― Il vaudrait mieux, sinon tout ça sera plus difficile que prévu.

L’infirmière remua ses moustaches, mais ne poursuivit pas la discussion davantage. Son regard jaune impénétrable se porta sur Rose, qui frissonna.

― Vous trouverez les ascenseurs près de l’espace d’attente, dit-elle sèchement. Veuillez respecter la tranquillité de nos patients…

La nonne s’inclina poliment devant eux avant de s’éloigner d’un pas vif. Et le foyer de l’hôpital redevint calme et serein à nouveau.

Le Docteur haussa les sourcils :

― Eh bien dis-donc, c’est sympa, le personnel, ici… Probablement très strictes avec les heures de visite aussi, probablement. Si je devais deviner, j’aurais dit que ce bon vieux duc est atteint d’une régression pétrifiante : tes os se changent littéralement en pierre !

― Docteur… dit Rose.

Mais il l’entraînait déjà par la main :

― Allez, viens ! On ferait mieux de monter, voir qui nous a laissé ce message. Il faudrait quelqu’un avec beaucoup d’énergie télépathique pour projeter une telle pensée à l’intérieur du TARDIS. Aucune idée de qui ça pourrait être, ou pourquoi ils se trouvent dans un hôpital d’ailleurs…

― Docteur, répéta Rose.

― Enfin, c’est pas comme si c’était un bipeur galactique, non ? « Convocation urgente, le Docteur est demandé à la Section 26… »

Docteur ! siffla Rose, l’agrippant par le bras et montrant faiblement l’infirmière du doigt. Ce sont des chats… !

Le Docteur se contenta de sourire, comme s’il s’attendait à ce qu’elle le remarque :

― Allez, arrête de les fixer comme ça. C’est malpoli. Pense à quoi tu dois ressembler pour eux, toute… (Il regarda Rose de haut en bas, ayant brusquement remarqué à quel point son jean noir lui moulait les hanches, comment sa veste bleue zippée lui enserrait le buste.) Euh… hum…

Rose s’empourpra en sentant ses yeux la parcourir du regard, du bout de ses bottines jusqu’à la dernière mèche de ses cheveux. Il semblait presque savourer l’aller-retour…

― Toute quoi, Docteur ? se renfrogna-t-elle en remontant vivement sa fermeture éclair. Certains visiteurs du foyer tournaient la tête pour les regarder.

Le Docteur déglutit péniblement et releva vite les yeux vers son visage :

―…jaune et rose, acheva-t-il maladroitement, et changea de sujet pour se distraire. Ah, c’est que je mettrais la boutique ! Juste là !

Rose resta figée sur place, sa peau hérissée de chair de poule. Elle regarda l’endroit qu’il avait vaguement montré par-dessus son épaule, puis les étranges femmes-chat autour d’eux – tout pour se distraire du soupçon que le Docteur avait peut-être louché bien plus longtemps sur sa poitrine qu’il ne se l’aurait permis auparavant…

Ce ne fut que lorsqu’elle l’entendit dire « Section 26, merci ! » que Rose retrouva enfin ses esprits et s’aperçut que le Docteur s’était engouffré dans un ascenseur à proximité sans même chercher à l’attendre.

― Hé… OH ! s’écria-t-elle, se précipitant vers l’ascenseur à la dernière minute en agitant les bras pour que le Docteur lui tienne les portes. Attends ! Attends-moi !

Mais elle ne fut pas assez rapide. Les portes se refermèrent devant son nez.

― Oh, trop tard ! s’excusa le Docteur de l’autre côté. Je monte ! Rejoins-moi…

― C’est bon, y’a un autre ascenseur ! cria Rose en retour alors qu’elle se dépêcha d’appuyer sur le bouton d’appel le plus proche. J’arrive tout de suite !

― Section 26, lui rappela la voix étouffée du Docteur. Et attends-toi au désinfectant…

Rose fronça les sourcils, incapable de l’entendre correctement :

― Je dois m’attendre à quoi ?

― Au désinfectant !

À QUOI ?!

― AU DÉSIN…

Mais les paroles du Docteur devenaient de plus en plus faibles, jusqu’à ce qu’il soit trop loin pour être audible du tout.

― Merci de me laisser la surprise… souffla Rose dans un soupir.

Toute seule dans le foyer, elle se sentait un peu perdue maintenant qu’elle allait devoir naviguer ce nouveau monde sans un Seigneur du Temps à ses côtés. L’espace d’un instant, elle crut entendre le même cliquetis de pattes métalliques que dehors sur la falaise, et tourna la tête pour regarder. Mais hormis les chats avec leurs soutanes de nonnes et l’absence prononcée d’une petite boutique, elle ne voyait rien de bien particulier…

Le second ascenseur arriva enfin et Rose pénétra vite à l’intérieur, anxieuse de retrouver le Docteur. Le compartiment, tant les murs que le plancher, était entièrement blanc. La lune verte qui servait d’enseigne à l’hôpital s’affichait en face d’elle sur un écran au fond. Et des sortes de petites tuyères métalliques étaient positionnées à des intervalles régulières au-dessus et à côté d’elle, comme pour lui marquer le chemin. Cinq milliards d’années plus tard, et ça avait encore tout d’un ascenseur ordinaire ; juste un peu plus classe…

Rose chercha des boutons sur lesquels appuyer, puis des voyants lumineux pour les étages, mais il n’y en avait pas. Se mordillant la lèvre, elle s’efforça de se rappeler ce qu’avait fait le Docteur :

― Euh… Salle– J’veux dire, Section 26… s’il vous plaît ? Merci…

À sa grande surprise et son soulagement, ça fonctionna : les ascenseurs semblaient s’activer par commande vocale. Les portes se refermèrent docilement et avec une petite secousse, Rose sentit sa cabine se mettre rapidement en marche…

 

Elle ne pouvait s’empêcher d’être un peu vexée que le Docteur l’avait juste abandonnée de la sorte. Ils étaient encore tous les deux à leurs débuts ; elle allait mettre encore un peu de temps avant de s’habituer à cette nouvelle version de lui.

Mais il n’a rien de nouveau, se dit Rose avec fermeté. Il est juste différent.

Différent dans sa façon de parler ; sa façon de lui sourire avec toutes ses dents. Différent dans la manière dont ses yeux étincelaient quand il lui disait de courir. Différent dans la façon dont son manteau claquait derrière lui quand il marchait ; d’un pas plus long, maintenant, plus déterminé – comme s’il n’avait plus aucun doute où il allait et où était sa place dans l’univers.

Et la manière dont il l’avait regardée à l’instant…

Rose se redemanda si elle s’imaginait des choses. Jamais le Docteur ne l’avait regardée comme ça. Pas de cette façon… Ça remua quelque chose au creux de son estomac, le même genre de sensation qu’elle avait eue lors de leur petit interlude idyllique dans l’herbe, dehors : ostensiblement occupés à regarder passer les navettes au-dessus d’eux mais s’échangeant en vérité des petits regards furtifs. Comme des jeunes amoureux en lune de miel, songea Rose – puis se reprocha d’y avoir même pensé.

Non. Stop. Arrête. Ils étaient juste amis. Meilleurs amis. Et puis de toute façon il y avait autre chose, aussi. Des choses que le Docteur lui cachait encore…

Même après ce Noël de folie avec les Sycorax[1], le dernier souvenir de Rose à propos du Satellite Cinq demeurait encore flou. Elle avait demandé au Docteur ce qui s’était passé, et elle savait, lorsqu’il avait répondu, qu’il ne lui disait pas toute la vérité. Elle se souvenait d’avoir regardé à l’intérieur du TARDIS, au cœur-même de la console du vaisseau, et d’avoir été quasiment aveuglée par une brillante lumière dorée. Mais au-delà de ça…

Bien que Rose avait voulu insister sur des réponses, le même instinct qui lui disait que le Docteur cachait quelque chose lui disait maintenant de laisser tomber. « On a sauvé l’univers, » lui avait-il dit. « Tu m’as sauvé, et je t’ai sauvée en retour. Rien de bien grave ; comme ça on est tous les deux sauvés. Est-ce vraiment une si mauvaise chose ? »

Rose supposa que non. C’était plus facile, au final, de faire semblant. De le croire sur parole. Comme ça, elle pouvait prétendre que toute cette histoire avec les Daleks n’avait jamais existée.

À part les migraines. Et ces rêves qu’elle faisait. Et ces chants dans sa tête…

Un petit bruit de sirène d’alarme tira Rose de sa rêverie. Elle leva les yeux pour voir des lumières vertes clignoter aux quatre coins de l’ascenseur, et entendit la même voix féminine apaisante du foyer d’accueil résonner d’un interphone intégré au plafond.

« Démarrage de l’étape n°1 de désinfection… »

― Désinfecqu… AARGHH !

Rose poussa un hurlement de surprise lorsqu’un torrent glacial s’échappa soudain des tuyères. En quelques secondes, elle se retrouva trempée jusqu’aux os, ses cheveux plaqués sur le crâne comme si elle venait de passer sous une cascade. Quelque chose de froid et mouillé et liquide s’abattait en déluge des murs et du plafond – la faisant postillonner de dégoût alors que les embruns ruisselèrent sur son visage, lui éclaboussèrent le dos et lui remontèrent par le nez.

Froid ! Oh, qu’est-ce que c’était froid ! L’eau glacée lui brûlait les yeux, et Rose tâtonna aveuglement les murs de l’ascenseur à la recherche d’un bouton qui pourrait stopper la douche. Mais c’était inutile; ses mains ne rencontrèrent que du vide.

Elle ne mit pas longtemps avant de comprendre exactement ce dont quoi le Docteur avait essayé de la mettre en garde. Pas après avoir reçu le goût directement dans sa bouche pour le recracher ensuite :

Désinfectant. Oh, elle allait le tuer…

Dix, vingt, trente secondes… et toujours l’affreuse substance continua de se déverser sans relâche, brusque, envahissante, recouvrant Rose de la tête aux pieds, s’étalant en grosses flaques sous ses bottines, s'infiltrant dans ses vêtements, ses chaussettes, sa culotte... L’eau glacée arrivait de tous les côtés, et la jeune femme lutta pour respirer sans avaler du liquide plein les poumons. C'était comme si le compartiment entier de l’ascenseur venait d’être submergé par une inondation. Mais ce n’était pas possible… !

Rose n’avait jamais été du genre claustrophobe, mais l’idée de ne pas pouvoir sortir d'un espace aussi petit et étroit où il était littéralement en train de pleuvoir commençait sérieusement à l’excéder. Elle se mit à cogner un peu désespérément sur les portes de la cabine – mais ces dernières ne bougèrent pas d’un pouce, et ses vêtements gorgés d'eau lui collaient à la peau maintenant, encombrant chacun de ses gestes comme un filet de plomb.

« Démarrage de l’étape n°2 de désinfection… »

Juste alors qu’elle s’apprêtait à crier au secours, l’aspersion de l’ascenseur cessa aussi rapidement qu’elle avait commencée, la laissant trempée et grelottante. Rose eut à peine le temps de recracher l’eau de sa bouche avant qu’un nuage de poudre blanche comme la craie ne lui explosa soudain à la figure.

Sacrée façon d’accueillir les visiteurs, songea-t-elle avec misère, crispant le nez et les paupières pour retenir un éternuement. Je vais le tuer, c’est sûr, je vais le tuer…

Les lumières vertes clignotèrent une fois de plus :

« Démarrage de l’étape n°3 de désinfection… »

Rose tressaillit, s’attendant à moiti d’être une nouvelle fois arrosée, avant de couiner comme une souris lorsqu’elle se retrouva happée par un tourbillon d’air chaud provenant de bouches d’aération dissimulées dans le plancher. Ses cheveux mouillés s’emmêlèrent autour de son visage avant qu’elle ne puisse les attraper et la jeune femme couina de nouveau, s’efforçant de remettre un peu d’ordre dans ses mèches blondes avant que celles-ci ne deviennent complètement frisées.

Mais au moins cette séance inattendue de brushing était nettement plus agréable ! Contrairement aux deux premières mauvaises surprises, Rose trouva même qu’elle y prenait un peu de plaisir : savourant la drôle sensation d’apesanteur qui s’imprégna d’elle tandis que l’air se répandit rapidement dans le compartiment, virevoltant doucement autour de son corps et réchauffant sa peau frigorifiée.

Très vite, ses vêtements trempés n’étaient que simplement humides, et quelques instants plus tard, ils étaient totalement secs. Étonnamment, la poudre n’avait pas adhéré au tissu. Une chance qu’elle ne portait pas de maquillage aujourd’hui... !

Ayant enfin l’impression d’avoir évacuée toute l’eau de ses poumons, Rose se recoiffa et se rajusta du mieux qu’elle pût. Eh bien ! Voilà bien la première fois qu’elle prenait une douche dans un ascenseur ! Peut-être qu’elle commençait à s’y faire, au final, à cette histoire de désinfectant. Ça aurait été beaucoup plus facile avec le Docteur, mais elle ne manquerait pas de lui faire la peau une fois arrivée à la Section 26.

 

« Démarrage de l’étape n°1 de désinfection... »

Quelques étages au-dessus, le Docteur profita de cette excellente occasion pour rincer les derniers brins d’herbe à la pomme de son manteau, et testa la capacité de son nouveau corps à pousser la chansonnette alors qu’il se retrouva lui aussi arrosé par la solution désinfectante de l’hôpital. Mais il était parfaitement détendu; une bonne

douche rafraîchissante ne lui ferait pas de mal !

Fredonnant un air jovial, il frotta les deux mains à travers ses cheveux et se retourna tranquillement pour faire face aux embruns. Rose serait en train de subir exactement le même procédé à cet instant. Quel dommage qu’ils n’avaient pas pu prendre l’ascenseur ensemble, songea le Docteur. Il aurait bien aimé voir sa réaction !

Pas grave : ça lui laisserait un peu plus de temps pour s’habituer au nouveau lui. Ses nouvelles dents. Et ses cheveux ! Oh, ses cheveux lui plaisaient bien ; ça lui donnait de quoi se vanter maintenant que ses oreilles étaient de taille normale.

La douche s’arrêta ; puis vint la poudre, et enfin le séchoir. Avec un sourire nonchalant, le Docteur ouvrit les pans de son manteau, appréciant la brise chaude qui chatouillait son costume tandis que le reste de la solution nettoyante s’écoula par des grilles d'évacuation au sol dans les recoins de l’ascenseur.

Quelques instants plus tard, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent à nouveau et le Docteur émergea avec un air satisfait. Cheveux pas trop décoiffés, proprement lavé et rincé, et tous ses vêtements avaient réussi à sécher à temps. Une décontamination bien faite ! songea-t-il. Ça change de devoir toujours se laver les mains.

Fredonnant toujours son air joyeux, il s’avança le long d’un hall blanc pour commencer sa recherche du mystérieux expéditeur qui lui avait laissé ce message anonyme sur le papier psychique. Voilà une chose qui n’arrivait pas très souvent…

Mais bon, c’était simple comme bonjour. Rose ne l’avait pas encore rejoint, mais il valait peut-être mieux qu’il prenne les devants et lui laisse quelques minutes pour se calmer. Surtout après le désinfectant. Elle pouvait être aussi effrayante que sa mère quand elle se fâchait…

 

Tout de suite, Rose savait qu'elle ne se trouvait pas au bon endroit.

Elle venait d’émerger de l’ascenseur, se sentant exceptionnellement propre et rafraîchie (et aussi quelque peu soulagée que ce soit terminé), prête à faire passer un savon au Docteur… avant de s’arrêter net.

Section 26, lui avait-il dit. En tout cas, c’était beaucoup plus glauque que prévu. Elle s’attendait à voir un espace aussi brillant et prestigieux que l’accueil de tout à l’heure. Elle avait au moins présumé à voir un espace propre.

À la place, un simple couloir vétuste – sombre, étroit et sinistre – s’étendait indifféremment au loin. Il n’y avait aucune fenêtre digne du nom, mais une faible luminosité s’infiltrait néanmoins aux alentours ; juste assez pour qu’elle puisse voir devant elle.

― Y’a quelqu’un ? appela Rose, mais n’obtint pas de réponse.

Elle se trouvait forcément quelque part profondément sous terre, une sorte de cellier ou de catacombe. Probablement en-dessous de l’hôpital lui-même. Tout autour, elle pouvait distinguer les silhouettes de machines médicales qui autrefois avaient peut-être servi aux étages du dessus. Mais qui gisaient maintenant ici à récolter la poussière, abandonnées parmi un tas de ferraille et de tuyauterie cassée qui parsemait le sol. Un goutte-à-goutte régulier se faisait entendre au-dessus de sa tête, s’écoulant des conduits de refroidissement du plafond sur un sol inachevé de dalles en pierre. Même l’air lui-même était moisi et humide, agressant ses narines et envahissant ses poumons.

Pas exactement ce qu’on appellerait « hygiénique ». Mais comment avait-elle fait pour atterrir ici, alors ? S’agissait-il des vieilles fondations d’un ancien hôpital, peut-être ? Construit par ces nonnes-chats des années et des années auparavant… ?

― L’enfant humaine est décontaminée.

Rose sursauta au son de la voix nasillarde. Un peu plus loin dans la saleté du couloir elle pouvait distinguer un petit homme maigre et bossu ; habillé comme un chirurgien, ses mains jointes docilement devant sa blouse blanche stérile. Il portait une sorte de charlotte bleue-marine sur la tête, et un étrange motif de tatouages hennés sur sa peau affreusement pâle. Les curieux dessins en torsade évoquaient à Rose les images d’amibes dans le cahier de biologie sur lequel elle s’était amusée à dessiner en classe de cinquième, au lieu de faire l’effort de le lire.

Ils laissaient deviner que l’homme n’était pas exactement humain.

Rose hésita un moment sur place:

― Euh... Je cherche la Section 26 ? demanda-t-elle avec incertitude.

― Par ici, Rose Tyler… La voix de l’homme avait une cadence douce et tremblante, qui n’était pas sans rappeler un accent irlandais.

― Mais comment vous connaissez mon nom... ?

L’homme ne répondit pas à cette question. Ses grands yeux fixes la détaillèrent d’un regard qu’elle n’apprécia pas.

― Ma Maîtresse souhaite vous parler.

― Ah bon ? C’est une patiente ici ?

― Ma Maîtresse est souffrante depuis longtemps.

― Oh, désolée, dit Rose, et elle le pensait sincèrement. Vous voulez que j’aille chercher une infirmière… ?

Mais le petit homme avait déjà tourné les talons pour s’éloigner au trot dans le couloir sombre avec la tête recroquevillée entre ses épaules voûtées. Comme un rat apeuré regagnant son terrier.

Rose le regarda partir, appréhensive. Il avait l’air plutôt inoffensif, mais quelque chose n’allait pas. Quelque chose n’allait pas du tout… Elle voyait clairement que cet endroit n’avait pas servi depuis longtemps – et pourtant voilà que cette étrange petite chose attendait ici-bas pour l’accueillir. Qui savait déjà qui elle était…

Ce qui ne pouvait que signifier qu’on l’avait fait venir ici exprès. Jamais bon signe.

L’homme s’était arrêté au bout du passage et regardait en arrière, s’attendant visiblement à ce que Rose le suive. Encore une fois, la jeune femme hésita. Cet endroit lui fichait vraiment la trouille. Elle pouvait repartir. Elle pouvait repartir d’ici tout de suite, remonter directement dans l’ascenseur et aller retrouver le Docteur à l’étage.

Ou alors…

Ou alors elle pouvait suivre cet inconnu dans la pénombre. Bien qu’elle détestait l’admettre, cette petite créature bossue et sa « Maîtresse » – qui qu’elle soit – avaient piqués sa curiosité.

Du coin de l’œil, Rose aperçut une sorte de tisonnier en métal gisant au sol parmi les détritus. Lentement, discrètement, elle se baissa pour le ramasser et l’agrippa dans sa main droite comme une massue.

Juste au cas où.

Puis, avec la même impression d’une souris en train d’être attirée entre les griffes d’un chat, Rose cacha son arme improvisée derrière son dos et se laissa prudemment emmener loin des ascenseurs, vers l’inconnu. De temps à autre, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, s’attendant presque à ce que le Docteur surgisse de nulle part pour venir la tirer d’affaire.

Mais il n’y avait personne d’autre ici. Elle était toute seule.

Ce cliquetis de pattes se faisait entendre partout autour d’elle désormais, le tic-tic-tic de choses minuscules sur des jambes en métal se réfugiant dans des coins sombres. Comme des araignées.

Cette idée n’avait rien de bon…


[1] Voir Doctor Who: L’Invasion de Noël

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