Une Nouvelle Terre

Chapitre 11 : Plan B

4949 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/11/2023 13:36

Le Docteur s’éveilla péniblement.

Il supposa qu’il devrait être reconnaissant, d’une certaine façon : les Seigneurs du Temps et les soporifiques ne faisaient pas bon ménage, rapidement métabolisés par une physiologie supérieure. Ouille, ce parfum avait un sacré coup de fouet, par contre… son odeur nocive lui flottait encore dans les narines, et l’avait laissé avec une énorme migraine. Ou peut-être que c’était dû à la bosse qu’il avait sur le crâne ? Se secouant la tête pour chasser les dernières traces d’inconscience, le Docteur ouvrit les yeux – et eut un sursaut de surprise.

Le monde entier était vert. Rien que des murs verts crasseux, et une lumière verte maladive. Tout autour de lui empestant la mort. Le Docteur sentit du métal froid dans son dos du Docteur alors qu’il tourna la tête à gauche, puis à droite pour examiner ses environs.

En une fraction de seconde, il sut exactement où il se trouvait.

Drogué. On l’avait drogué… Non seulement ça ; Rose l’avait drogué. Elle l’avait dupé, drogué et enfermé dans l’une des capsules de détention : un corps de plus rajouté à la boîte de Pétri géante qu’étaient les Soins Intensifs de cet hôpital.

Le Docteur retint son souffle. Il ramena ses bras et ses jambes contre sa poitrine, faisant très attention à ne pas toucher les murs. La cellule verte lui semblait soudainement beaucoup plus étroite maintenant qu’il était assis dedans ; il y avait à peine assez de place pour son corps mince à l’intérieur.

Automatiquement, il fouilla les poches de son costume à la recherche du tournevis sonique.

Disparu !

Quelqu’un avait dû le lui prendre…

Le Docteur regarda autour de lui à la recherche d’un loquet, des gonds fragiles, des fils exposés, n’importe quoi… mais ne vit aucune issue. Il était prisonnier. Où était passée Rose ? Ca faisait combien de temps depuis qu’elle l’avait assommé ?

Il décida que ça valait le coup de se mettre à crier ; aussi haut et fort qu’il le pouvait, résistant à l’envie naturelle de cogner contre la vitre :

— Laisse-moi sortir !

Sa voix retentit une courte distance à l’extérieur de la vitre verte qui était la porte de sa prison. Le Docteur tenta un nouvel essai, beaucoup plus fort cette fois :

— LAISSE-MOI SORTIR ! OUVRE CETTE PORTE !

Pas de réponse. Rien.

Juste le silence ; aussi froid et profond et affreux que la tombe.

Mais alors, à sa gauche… des bruits de pas ! Le Docteur sentit ses cœurs bondir d’espoir lorsque le visage familier de Rose apparut de l’autre côté de la porte, avant de sombrer à nouveau quand il vit un sourire cruel se dessiner sur ses lèvres ; un sourire ne pouvant appartenir qu’à Lady Cassandra…

— Tiens, tiens, la Belle au Bois Dormant se réveille, roucoula-t-elle. Quelle chance tu as d’avoir une chambre rien qu’à toi… Position debout uniquement !

Cassandra ! Il cracha son nom comme du poison. Qu’est-ce que tu lui as fait ?

— Je me suis juste fait un nouveau chez-moi. C’était drôlement facile de l’attirer dans mon piège : un ou deux gémissements de la part de mon gentil petit Chip, et elle était toute à moi ! (Elle poussa un long soupir de satisfaction :) Je savais qu’un jour je trouverais quelqu’un digne de partager ma belle existence ! J’avais tout prévu…

— Tu as volé le corps de Rose ! grogna le Docteur.

Rose – ou Cassandra, comme elle se faisait maintenant appeler) – le fixa d’un regard malveillant à travers la vitrine crasseuse :

— Durant toutes ces années, j’ai échafaudé un millier de plans pour te tuer, Docteur… siffla-t-elle d’une voix haineuse. Et voilà qu’aujourd’hui j’ai exactement ce qu’il me faut : un millier de maladies ! Je suis allée faire un petit tour pendant que tu dormais. Savais-tu que les Sœurs pompent les patients avec leurs doses de virus toutes les dix minutes ? Il te reste, oh… environ trois minutes de répit ? Profites-en bien… et courage !

Et avec une petite tape moqueuse sur la montre de Rose, Cassandra commença à s’éloigner.

— Non, attends !

Encore une fois, le Docteur parcourut du regard la cellule étroite dans laquelle il était piégé. Une part de lui songea qu’elle ressemblait davantage à un cercueil – ou une tombe – et son esprit était plein d’angoisse. Mais pas pour lui-même.

— Laisse Rose s’en aller, Cassandra.

C’était une ultime requête, sa dernière chance de raisonner avec elle, et pourtant la voix du Docteur était également crispée de fureur. La colère naturelle qui était constamment en train de bouillonner sous la surface de son nouveau corps se mêlait à la claustrophobie, et mettaient ses nerfs à rude épreuve. 

Cassandra éclata de rire – un rire aigu, horrible et vicieux, qui écorcha le Docteur comme un fouet en l’entendant de la bouche de Rose – et s’appuya avec orgueil contre la porte de la cellule, s’accordant un dernier moment pour savourer sa victoire.

— Oh, mais je le ferai ! railla-t-elle, éprouvant encore un peu de rancune envers le corps qu’elle occupait. Dès que j’aurais trouvé quelqu’un de plus jeune et… moins commun, alors je la jetterai aux ordures. Bon allez, chut maintenant ! C’est l’heure de l’horreur…

Et avec un dernier petit signe d’adieu sarcastique, le corps de Rose disparut dans la pénombre. 

 

Chip a fait exactement ce que la Maîtresse lui a demandé.

Hisser le corps inconscient du Docteur à l’intérieur de la capsule comme une poupée de chiffon particulièrement encombrante l’a laissé un peu essoufflé. Surtout qu’il a été obligé de le faire tout seul ; la Maîtresse n’a pas levé le petit doigt pour venir l’aider. Elle estime que des tâches manuelles comme celle-ci sont indignes d’elle.

Mais Chip a pu en tirer une récompense. Car serré entre ses petites mains se trouve le tournevis sonique du Docteur – l’ayant vu déverrouiller toutes ces portes un peu plus tôt a donné ample raison à la Maîtresse de le lui confisquer. Maintenant Chip s’est tapi dans l’ombre juste derrière elle, imitant le triomphe de sa Lady Cassandra bien-aimée comme si c’était le sien. Il sait qu’il ne devrait pas, que la Maîtresse ne lui a pas donné l’autorisation, mais il ne peut s’empêcher de lorgner sa silhouette féminine du coin de l’œil. Même si son visage est celui de Rose Tyler, à-moitié obscurci dans la lueur verte de la passerelle, Chip trouve qu’elle est belle. Quel que soit le corps qu’elle endosse, la Maîtresse sera toujours belle : la plus belle personne au monde.

Et l’enfant Rose elle-même, dans tout ça ? Eh bien, l’esprit de la petite garce se tient plutôt tranquille, lui affirme la Maîtresse en toute confiance. Ou du moins, il ne bouscule plus autant le sien depuis un moment, maintenant. Peut-être la blondinette s’est-elle enfin avouée vaincue… ?

 

Le Docteur s’efforça de ne pas paniquer. Lady Cassandra, encore en vie… comment était-ce possible ? Il l’avait vue mourir. Il s’était assuré qu’elle soit morte. Ce qu’elle avait fait à Rose était-il même réversible ?

Il avait mis beaucoup trop de temps à s’en rendre compte, tellement absorbé par l’exploration de sa toute-nouvelle personne sur cette toute-nouvelle planète qu’il avait oublié de garder un œil sur elle. Oui, eh bien, il avait eu pas mal de préoccupations en tête ! S’interrogeant comment les patients guérissaient si incroyablement vite, méditant sur les secrets de Face de Boe, se demandant où été passée la petite boutique… Des choses importantes, quoi ! Et ce n’était pas comme s’il n’avait pas fini par piger !

C’était à cause de son empathie. Bien sûr. Rose Tyler était quelqu’un de profondément, incroyablement empathique – et étant donné que cette empathie lui avait déjà sauvé la vie de mille façons différentes, il avait tendance à remarquer quand celle-ci avait disparue…

Mais pire encore était l’amertume au creux de son estomac ; ce sentiment nauséabond de trahison (sans parler de… déception ?) maintenant que le Docteur savait que son baiser, ses avances, ses sourires, ses petits regards… n’avaient été qu’un seul et même mensonge. Le corps de Rose mais pas son esprit ; sa féminité devenue une arme dans l’arsenal cruel que Cassandra avait déployé contre lui.

Et l’espace d’une seconde – rien qu’une seconde – il s’était permis de croire que c’était vraiment elle.

« Physiologie supérieure ». Ouais, tu parles…

 

— Vous avez souhaitée me voir ?

Cassandra fait volte-face, ravie. Une nouvelle voix est entrée en scène.

La petite novice a fait exactement ce qu’elle lui a dit et est partie chercher deux de ses collègues, qui se tiennent désormais côte-à-côte à quelques mètres de là, leurs pattes gantées jointes poliment sur la devanture de leurs robes.

— Matrone, c’est à cause d’eux, chuchote-t-elle à l’aînée d’entre elles, pointant une patte tremblante par-dessus leurs épaules. Cet homme… et la fille…

— Oui, merci, Novice Hame. Sœur Jatt et moi-même vont prendre le relais, dit la matrone d’un ton ferme, ses yeux de chat brillant d’un éclat jaune dans la pénombre verdâtre. Maintenant, retournez au travail et soignez vos patients !

La jeune novice hésite un instant. Mais peut-être qu’elle est secrètement soulagée qu’on vient de la délivrer de toute responsabilité pour ce qui pourrait se passer en suite – car avec une inclinaison docile de la tête, elle tourne les talons et obéit, retournant en direction de la Section 26 d’un pas nerveux et précipité.

Cassandra jette un nouveau coup d’œil à la montre de Rose et serre froidement ses dents volées :

— Ne perdons pas de temps, mes chatons, ironise-t-elle. Mon nom est Lady Cassandra O’Brien Point Delta Dix-sept – mais comme vous pouvez le constater, quelque peu tombée en disgrâce…

— Enchantée, j’en suis sûre. En quoi pouvons-nous vous aider ?

— Je veux de l’argent.

Les deux nonnes s’échangent un petit rire. En particulier, celle appelée Sœur Jatt ne pourrait pas paraître moins intéressée ; pianotant calmement l’écran d’une petite tablette qu’elle vient de sortir des plis de sa robe blanche.

La matrone, Casp, répond à sa place :

— La Sororité est une œuvre caritative. Nous ne donnons pas d’argent… nous ne faisons que l’accepter.

— Les humains de l’autre rive vous paient une fortune, dit Cassandra avec un regard assassin. Et c’est exactement ce qu’il me faut…

 

À l’intérieur de sa cellule verte, Le Docteur compta les secondes dans sa tête, s’efforçant de ne pas respirer trop profondément en écoutant cette Rose aux allures de Cassandra faire chanter les Sœurs.

Bien sûr que c’était de l’argent qu’elle voulait ; exactement comme la dernière fois. Pourquoi n’était-il pas surpris ?

Il fallait sortir d’ici. Et vite. Même en étant Seigneur du Temps, son système immunitaire ne ferait pas long feu une fois que le déluge de virus et de pathogènes se déverserait dans sa cellule. Trois minutes, lui avait-dit Cassandra, et ensuite il serait fichu.

Il lui en restait encore peut-être deux…

 

Cassandra a le sourire aux lèvres alors qu’elle fixe tranquillement les termes de son chantage :

— Un virement exceptionnel fera l’affaire. Disons par exemple… dix millions de crédits ? C’est tout ce que je demande. Ah, et pourquoi pas un yacht ? Juste ce qu’il faut pour me réintégrer dans la société. En échange de quoi… je ne raconterai à personne ce que je sais sur votre petite institution meurtrière.

Sœur Jatt lève les yeux de sa tablette, et elle et Matrone Casp dévisagent Cassandra du regard alors cette dernière laisse son ultimatum retentir à travers la pénombre.

Grâce à ce qu’elle et le Docteur ont pu découvrir ici, elle dispose déjà du meilleur atout possible pour pouvoir marchander. À ce stade, toute forme de négociation n’est qu’une simple formalité.

Il y a un long moment de silence tendu – beaucoup trop long et tendu au goût de Cassandra :

— Alors, marché conclu ?

Elle tape du pied avec impatience alors que les deux infirmières-chattes inclinent la tête et leurs poils s’hérissent sous leurs cornettes. Elles semblent vouloir prendre l’offre en considération…

Ses pensées se tournent avec excitation vers l’avenir. Avec la somme qu’elle est certaine d’obtenir de ces minous machiavéliques, elle ira en ville ce soir-même pour se trouver un nouvel homme. Un homme élégant, quelqu’un de classe. Ils profiteront d’un bon dîner ensemble (à ses frais, bien sûr, il va falloir qu’elle garde son argent pour les chirurgies), et ensuite Cassandra laissera ses nouveaux charmes féminins faire le reste…

Qu’est-ce que ça sera amusant, avec un corps, cette fois ! Un vrai corps ! D’être rappelée ce que c’était, de lâcher prise et d’être téméraire et désirée et si joyeusement, vigoureusement humaine et… Oh Seigneur, il faut qu’elle arrête avant de laisser son imagination s’emballer ! Mieux vaut ne pas y penser maintenant, pas dans la présence d’autrui. De telles notions coquines n’entraîneront que de la frustration de sa part, et de celle de Rose aussi.

Bien entendu, ce nouveau corps est loin d’être parfait. Il va falloir qu’elle prenne rendez-vous au bloc opératoire pour une sérieuse mise au point. Ah, et trouver autre chose à porter, aussi ; une garde-robe un peu plus digne d’une personne de son rang. Elle est censée être une dame, après tout ! Quelque chose de rouge, de préférence… ou de noir ? Une robe, une nuisette, de la lingerie en soie ; pas ces oripeaux de seconde-main que la pouffiasse appelle des vêtements ! Non pas pour la première fois ce jour-là, Cassandra rêve d’être nue, libérée de ces contraintes en coton. Elle se promet de les jeter sur le feu dès qu’elle en aura l’occasion.

Hmm. Peut-être qu’elle s’autorisera d’abord un peu de chirurgie dans un premier temps, histoire de se rendre plus présentable ? Elle se rappelle Rose sur la Plateforme Un deux décennies plus tôt, lui affirmant qu’elle préférait encore mourir que de passer sous le bistouri. Maintenant, eh bien… la petite pétasse n’aura plus trop le choix.

De toute façon, elle en a terriblement besoin. Une liposuccion rapide et une petite retouche des parties vitales ne lui feraient pas de mal. Peut-être également un affinage de la mâchoire, un rabotage du menton, deux ou trois liftings… quoique son pare-chocs arrière pourra rester, éventuellement. Et une fois que tout cela est…

Mais tous ces fantasmes et perspectives sont fracassés lorsque Sœur Jatt se contente simplement de ricaner et retourne à sa tablette, et Casp répond à nouveau pour toutes les deux en secouant lentement la tête :

— J’ai bien peur que non.

— Je vous conseille très fortement d’y réfléchir à deux fois...

— Oh, c’est inutile... sourit la matrone, remuant ses moustaches d’un air moqueur. C’est déjà tout réfléchi ! Je dois décliner l’offre. 

Cassandra tape du pied avec frustration. Pour l’amour du ciel ! Les chats sont-ils toujours aussi volontairement bornés ?

— Je leur dirai ! menace-elle, haussant dangereusement la voix de Rose. Je vous promets, je leur dirai tout et vous n’avez aucun moyen pour m’en empêcher ! Je les connais bien, vos vœux : vous avez fait le serment de ne pas faire de mal à tout être vivant – et qu’importe votre définition du terme, comme vous pouvez le constater… je suis complètement en vie !

Sans un mot, Sœur Jatt passe la tablette à sa collègue, et Cassandra a aussitôt le pressentiment qu’elle vient de commettre la plus grave des erreurs.

— Nous avons un accès complet aux archives médicales humaines, dit la matrone en lisant tranquillement l’écran. Et selon elles, il semblerait que Lady Cassandra O’Brien est morte… il y a à peu près vingt-trois ans.

Le ricanement de Cassandra se fige sur les lèvres de Rose. Mais elle se ressaisit aussitôt, plantant ses deux mains sur ses hanches dans une posture de défiance alors même qu’elle sent son avantage lui filer entre les doigts :

— Avec moi, la mort n’est qu’un détail technique !

— Mais un détail technique est tout ce qu’il nous faut, lui répond Casp sur un ton égal, et fait un premier pas en avant. Nos vœux exigent seulement que nous travaillons pour le plus grand bien de tous. Heureusement, notre communauté n’a jamais été très regardante sur les méthodes… 

— J’aimerais bien vous voir essayer ! rétorque Cassandra, avec une note d’hystérie dans sa voix désormais. Vous n’êtes que des bonnes sœurs en soutane, vous n’avez même pas d’arme !

Oups. Elle semble avoir touché sur un point sensible. Sœur Jatt range sa tablette dans sa robe, et les lèvres fines de la matrone se retroussent dans un sinistre rictus :

— Oh, mais qui a besoin d’armes… siffle-t-elle, levant une patte gantée en guise de démonstration. Quand nous avons des GRIFFES ? 

Avec une torsion de poignet, des griffes de chat acérées – chacune d’entre elles mesurant plusieurs centimètres de long – transpercent le tissu de ses gants. Quelques instants plus tard, Jatt dégaine les siennes, et les deux Sœurs se mettent alors à avancer d’un air menaçant, leurs poils hérissés, s’apprêtant à bondir !

L’espace d’une seconde, le corps de Rose recule et son visage volé devient blême. Mais ensuite Cassandra hausse les épaules, laissant échapper un petit rire nerveux :

— Bon, j’aurais essayé… CHIP ? (Elle pivote pour s’adresser au petit homme tapi dans l’ombre derrière elle :) PLAN B !

Son serviteur bossu émerge docilement de sa cachette, brandissant le gadget sonique du Docteur entre ses doigts maigrichons. Face à cette nouvelle menace, les deux félines s’arrêtent net et leur sauvagerie animale s’estompe aussi rapidement qu’elle est survenue.

Chip appuie fort sur le bouton d’activation avec ses deux pouces. Le tournevis volé émet un sifflement aigu, et autour de la chambre secrète, les sirènes se remettent à hurler.

D’un seul et unique mouvement, toutes les portes vertes de la passerelle se déverrouillent et s’ouvrent en même temps – obligeant les deux chattes à s’écarter d’un bond. Il y a alors un sifflement de décompression en cascade, et les râles tourmentés des corps à l’intérieur se mettent subitement à remplir l’air aseptique au-dehors…

Les prisonniers ont été relâchés !

 

Qu’est-ce que tu as fait ? s’écria le Docteur.

Il venait de se précipiter hors de sa cellule, remplissant enfin ses poumons d’oxygène, et manqua de passer par-dessus la rambarde dans sa hâte. Retrouvant rapidement l’équilibre, il tourna maintenant la tête de gauche à droite – voyant la peur envahir les visages félins d’un côté, et une silhouette blonde s’éloigner à grands pas de l’autre.

Une note de malice perçait dans la voix de Rose alors que Cassandra se retourna pour lui sourire :

— Oh, rien de bien méchant. Une petite poussée d’adrénaline au système, ça réveille bien les consciences !

Tout autour, des visages malades se tournaient vers eux. Des corps maigres comme des squelettes étaient en train de sortir lentement de leurs cercueils verts pour déambuler sur la passerelle, tels des zombies dans un film d’horreur.

Ils étaient exactement comme ceux que le Docteur avaient aperçus plus tôt : leurs traits émaciés horriblement déformés par des furoncles, des pustules et d’horribles plaies suppurantes, profondes parfois jusqu’à l’os. Certains étaient nus ; leurs corps encore plus ravagés que leurs visages, recouverts de lésions sanglantes, avec les restes de leurs cheveux qui tombaient dans de longues touffes crasseuses sur leur chair rance. Et ils puaient, leurs peaux et leurs blouses d’hôpital souillées par les effets révoltants de milliers et de milliers de maladies cohabitantes…

— Sur ce, dit Cassandra. Je vais vous laisser. Allez, chalut !

Et elle fit un petit signe d’adieu en direction des Sœurs avant de tourner les talons et prendre la fuite dans le couloir opposé, Chip lui emboîtant le pas.

Le Docteur n’était pas prêt à la laisser s’échapper avec le corps de Rose :

— Ne les touchez pas ! cria-t-il aux chattes paniquées avant de se lancer aux trousses de Cassandra. Quoi que vous fassiez, ne les touchez pas !

Et puis il était parti, et les créatures infectées envahissaient la passerelle derrière lui – une grande masse humaine de plus en plus épaisse ; puante et gémissante. Leurs têtes étaient courbées sous le fardeau de toutes leurs maladies. Leurs pieds nus traînaient sur le plancher métallique. Rien que l’acte de marcher demandait tout l’effort de leurs muscles atrophiés.

Mais leurs yeux – leurs yeux fixes et larmoyants – étaient fermement rivés sur les chattes.

Ils n’étaient plus simplement de la chair, désormais.

Ils étaient vivants, et libres.

Libres d’infecter le monde !

« Sauvez-nous… » soufflèrent-ils en avançant vers les Sœurs. « Pitié… Sauvez-nous… »

Alors que les croassements s’élevèrent en cœur dans la foule, Sœur Jatt se tourna vers Matrone Casp :

— Je crois qu’il est temps de nous retirer… murmura-t-elle, aussi calmement qu’elle put.

Non loin de là, une grande créature trapue les interpella d’une voix rauque et brisée qui ne lui avait jamais servie auparavant :

« Nous avons compris ce que vous nous avez fait… Faisant partie de la machine… Nous connaissons la machine… »

Peu à peu, la peur céda la place à la curiosité :

— C’est fascinant… ! murmura la matrone à sa collègue, alors même que l’homme sembla perdre tout intérêt pour elles et se dirigea vers le mur en titubant sur des membres maladroits et désarticulés. La chose est en train de construire un argument… Ces théories sur l’écho de la vie ont peut-être un peu de validité, après tout. Ce sont pratiquement des vrais gens !

Jatt hocha la tête :

— L’espèce humaine… elle s’adapte.

« Et nous… y mettront fin… »

Le malheureux enfonça sa main tout droit dans une prise de courant dans le mur ; se servant de sa propre chair pour court-circuiter les systèmes à l’intérieur. Traversé par des éclairs, son corps tout entier trembla sous le choc de l’énergie, et l’air se remplit soudain d’une sale odeur de peau carbonisée.

Il était mort. La vie l’avait quitté avant même que son cadavre n’heurte le sol.

Mais son sacrifice ne fut pas vain.

Dans une explosion d’étincelle, le court-circuit qui s’ensuivit fit sauter la serrure de la porte la plus proche.

Puis une autre.

Et une autre.

Et une autre !

Sidérée, Sœur Jatt regarda la surtension se propager à travers chaque porte de la rangée; une par une, remontant, descendant et longeant les étages comme une grande lignée de dominos en train de s’effondrer.

Bam, bam, bam ! Niveau après niveau, rangée après rangée, les cellules vertes s’ouvrirent dans une cacophonie d’étincelles, et tous leurs occupants furent libérés sur les passerelles…

 

Deux niveaux plus bas, Cassandra pousse un cri aigu.

Les serrures des portes sont en train d’exploser à côté d’elle comme des pétards, l’arrosant d’étincelles alors qu’elle passe devant à toute vitesse. Chip se cramponne à elle avec panique mais elle n’hésite pas à le repousser, dévalant les couloirs et les escaliers en faisant de son mieux d’esquiver les explosions. 

Et non loin derrière, le Docteur gagne du terrain…

Encore une fois Cassandra se maudit de l’avoir laissé sortir. Cela lui avait semblé opportun quand ses projets d’extorsion sont tombés à l’eau, mais l’inconvénient c’est que tous les autres corps sont dehors et à l’air libre, et ils sont porteurs de toutes les maladies imaginables. Elle aurait vraiment dû planifier cette évasion un peu plus !

Mais elle n’ose même pas regarder en arrière, préférant se focaliser sur l’acte de poser les pieds de Rose l’un après l’autre pour éviter de trébucher. Ce corps a l’habitude de courir mais son esprit n’est pas accoutumé à l’effort. Des dizaines d’alarmes hurlent tout autour d’eux, comme si tous les systèmes de sécurité de l’hôpital sont en train de défaillir.

Mais que diable se passe-t-il ?

 

« Pitié… Sauvez-nous… sauvez-nous… » 

Matrone Casp et Sœur Jatt regardèrent par-dessus la rambarde de la passerelle avec une horreur absolue. En très peu de temps, la situation s’était aggravée bien au-delà de ce qu’elles pouvaient contrôler. Les échos rauques de « sauvez-nous… » devenaient de plus en plus forts – un millier de plaintes et de supplications s’élevant en chœur de la grande fosse sombre des Soins Intensifs, alors que porte après porte s’ouvrait pour laisser sortir les cobayes humains à l’intérieur.

— Ils… ils sont libres ! bégaya Jatt. Par la Déesse Santori ! La Chair est… libre !

« Arrêtez la douleur… »

Les Sœurs firent volte-face. Les détenus malades – plus nombreux encore ! – s’avançaient en chancelant le long de la passerelle, se dirigeant tout droit vers elles…

Ils étaient proches, désormais. Beaucoup trop proches !

Les chats-nonnes reculèrent toutes les deux d’un pas maladroit. Dans sa précipitation, Casp trébucha sur l’ourlet de sa robe, perdit l’équilibre, et bascula sur le côté.

Elle fut chanceuse. Les occupants des Soins Intensifs l’enjambèrent sans même lui accorder un regard, toute leur attention étant désormais fixée sur Sœur Jatt, qui s’était malencontreusement retrouvée au pied du mur. Elle crachait et grognait face aux corps boursouflés qui se rapprochaient lentement d’elle, leur donnant des coups de griffe dans une tentative désespérée de les repousser...

Mais en vain. Sa coiffe de nonne fut arrachée par leurs mains alors qu’ils s’agrippèrent à elle, et toute la calme sagesse et conviction que Jatt avait si soigneusement cultivée au fil des années se transforma brusquement en sanglots :

— Matrone ! miaula-t-elle à tue-tête. Matrone, aidez-moi !

Mais Casp ne pouvait que regarder de loin, submergée par une terreur absolue, alors que d’autres créatures se détachèrent de la foule gémissante et vinrent effleurer leurs doigts rances contre la joue de sa collègue. 

Ce simple petit contact était tout ce qu’il fallait pour que les maladies se propagent.

Un hurlement effroyable s’échappa des dents pointues de l’infirmière alors qu’une masse infâme de furoncles et de nécroses se répandit comme une traînée de poudre sur son visage, sous sa robe blanche et même sa fourrure. S’affaissant contre le mur, Sœur Jatt convulsa avec agonie – une fois, deux fois – avant de s’effondrer sur le sol dans un piètre gargouillis baveux, enfin terrassée par les infections.

Matrone Casp se releva péniblement, ramassa ses jupons et détala aussi vite qu’elle le put dans la direction opposée.

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