La ville éternelle

Chapitre 2 : Marchons la tête baissée

732 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 13/10/2023 12:16

Marchons la tête baissée

下を向いて歩こう


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La main qu’il tenait jusqu’alors, chaleureuse et si douce, s’échappa, et regagna la poche de la veste qui tapotait mollement son abdomen. Aoi ne lui adressa pas même un regard, car il savait combien ce dernier le trahirait. Ils avaient refermé derrière eux la porte de leur appartement, où ils s’étaient enregistrés en se qualifiant de colocataires pour la simple et bonne raison que c’était leur seule façon de vivre ensemble sans attirer les regards. Cela faisait pourtant des années qu’ils se connaissaient et s’aimaient, mais certaines choses ne pouvaient être acceptées aussi facilement.

Depuis de longues années, à présent, Aoi avait compris qu’il était différent des autres, et il lui avait fallu plusieurs mois pour appréhender cette vérité à laquelle il devait se faire, et qu’il niait pourtant en bloc, se voilant la face par crainte de l’avenir. Comment pouvait-il clamer son amour si celui-ci était anormal aux yeux de la société dans laquelle il évoluait ? S’il avait su combien sa route serait semée d’embûches, jamais il n’aurait voulu s’éprendre d’un homme.

Si ses parents savaient, et si ceux de son amant savaient, c’en aurait été fini pour leur couple. À une époque où la natalité chutait, où les individus vivaient bien plus vieux, et où le coût de la vie flambait comme dans les années quatre-vingt-dix, et bien après encore, après l’éclatement de la bulle économique, dont les conséquences se ressentaient aujourd’hui encore. 

Comment pouvait-il avoir l’audace et l’égoïsme de ne penser qu’à son amour impropre, et préférer s’unir à un homme dans une relation qui jamais ne saurait faire naître un foyer nucléaire et normal ? Il devait se trouver une femme, l’épouser, lui faire des enfants, et passer le reste de sa vie à travailler dans un bureau, pour une entreprise qui le contraindrait à remplir des horaires indécents qui le laisseraient comme mort d’épuisement. Puis, lorsque viendrait l’âge de la retraite, si toutefois il ne s’était pas suicidé avant, s’il ne s’était pas évaporé, ou si tant fût peu qu’il eût droit à une pension de retraite, il serait soudainement abandonné par son épouse d’infortune pour laquelle il n’aurait plus le moindre sentiment, et par leurs enfants dont il ne connaîtrait qu’à peine les noms et dates d’anniversaire.

Une vie comme cela ne valait pas la peine d’être vécue. Aoi jeta un bref regard en direction de son compagnon qui, le menton rasé de près, regardait droit devant lui, la main dans la poche de sa veste de costume, l’autre tenant sa mallette de cuir. Ses cheveux soigneusement taillés la veille et bien coiffés à l’aide de cire lui donnaient un air des plus professionnels. Rien chez lui ne laissait entrevoir cette tendance qu’on jugeait anormale. Il savait mieux que quiconque jouer des apparences – ce n’était pas pour rien qu’il était un si bon commercial.

Quant à lui… Aoi baissa le nez, scrutant le bout de ses chaussures qui avançait péniblement sur le trottoir grisâtre. Ses deux mains enfoncées au fin fond des poches de sa veste de costume, il ne pouvait relever la tête. C’était la seule chose qui lui était accessible, de toute façon. Aujourd’hui encore, ils se rendaient au travail, chacun dans son entreprise, remettant leur masque d’individus conformes aux attentes de la société, justifiant auprès de leur entourage – famille, amis et collègues – qu’ils avaient beau sortir en soirée, ils ne trouvaient de femme à épouser. Puis ils l’ôteraient une fois le soir venu, de retour chez eux, pour se retrouver chacun dans les bras de l’autre, là où il faisait bon vivre, là où l’étreinte était la plus chaude.

Aoi souffla, et rentra un peu plus la tête dans les épaules. Ils passaient près d’un groupe d’individus uniformes et normaux. Il lui fallait faire profil bas, comme toujours. Il y était habitué. Ce n’était pas un film, mais sa vie de tous les jours.



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