Chroniques du Soleil Levant : Avènement d'un Nouveau Japon

Chapitre 5 : 23 mars 1478, Osaka (2/2)

Chapitre final

1983 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 12/02/2017 13:52

Une distance d'environ trois mètres devait séparer les deux combattants. Même si l'allonge de Hosokawa Katsumoto était grande, il lui fallait s'approcher pour se mettre à portée. Le Daimyo fit un premier pas, puis un autre, successivement, dans une cadence régulière. Ashikaga Yoshikatsu en réponse, dans un dialogue corporel, se déplaça latéralement, à contretemps, prenant bien soin de rester face à Hosokawa Katsumoto.

Tout comme le danseur ou le ménestrel, ces deux hommes étaient à la recherche du rythme qui sied bien. Hosokawa Katsumoto essayait d'imposer sa cadence et cela se voyait à sa manière d'appuyer ses pas sur le sol. Ashikaga Yoshikatsu cherchait quant à lui à adopter un rythme contrariant, un rythme inattendu, capable de surprendre son adversaire. Il était clair que l'un cherchait à l'emporter sur l'autre sur la Voie du Temps, et ceci afin de l'emporter sur la Voie de l'Espace. Il y aurait là bien des enseignements à en tirer. Mon très cher oncle, il me faudra y réfléchir en détail à l'avenir.

Et comme pour confirmer mon analogie, tel un gong d'ouverture, Hosokawa Katsumoto lança un puissant kiai, ce cri de combat caractéristique des arts martiaux, au moment de lancer une attaque violente sur le flanc droit. Ashikaga Yoshikatsu qui avait bien suivi l'action tenta d'écarter le long katana de son adversaire en le cinglant. Mais c'est alors que prolongeant la trajectoire de son katana vers le haut, Hosokawa Katsumoto fit montre d'un remarquable opportunisme en frappant non pas les côtes comme son mouvement initial pouvait le laisser croire, mais la main droite de Ashikaga Yoshikatsu. Une traînée de sang s'échappa de la pointe du katana du Daimyo. Le jeune Shogun venait d'être désarmé. La précieuse lame Masamune virevolta loin dans les airs avant de se planter dans le sol, au milieu de la foule des spectateurs soldats. Ashikaga Yoshikatsu était en mauvaise posture à ce moment et c'était peu de le dire. Sans sabre et sans armure, son espérance de vie devait être comparable à l'épaisseur du washi, ce papier traditionnel en fibres végétales. Et la main droite ensanglantée du jeune Shogun n'arrangeait pas les choses. Sa vie ne tenait plus qu'à un fil. Le fil de la lame de Hosokawa Katsumoto.

Une erreur fatale pour le jeune Shogun aurait été de figer sa position ne serait-ce qu'un bref instant. L'immobilité était la mort, et seul le mouvement était la survie. Et heureusement pour lui, la criticité de la situation aidant, Ashikaga Yoshikatsu resta mobile. En moins d'une fraction de seconde il fit une roulade sur le côté puis, du sol boueux, s'empara d'un branchage qui trainait. Une chance. Il était suffisamment long, rectiligne et rigide pour s'apparenter à un bâton de combat de jo-jutsu d'environ un mètre de longueur.

Était-il tiré d'affaire ? Rien n'était moins sûr. Mais j'étais assez admiratif quant à la capacité du jeune Shogun d'avoir su remarquer, à la limite de son champ de vision, la présence de ce morceau de bois, jusque là, un simple détail sur l'aire de combat. Je me suis dit qu'Ashikaga Yoshikatsu s'était exercé à la vision de l'aigle, celle qui permet à un combattant de voir sur les côtés sans bouger les yeux. Jusqu'à cet instant, je n'avais jamais hautement considéré cette qualité, mais la situation me fit changer mon jugement. Cela peut manifestement faire la différence entre vivre ou mourir.

Bâton entre les mains, fort de sa nouvelle allonge, Ashikaga Yoshikatsu était en mesure de prendre l'ascendant sur Hosokawa Katsumoto. Tant pour se familiariser avec sa nouvelle arme, en juger l'équilibre que pour impressionner son adversaire, le jeune Shogun se mit à faire quelques katas caractéristiques du jo-jutsu, quelques figures de style brièvement exécutées où le bâton glissait avec fluidité entre ses mains et tournoyait à vive allure. Force était de constater que Ashikaga Yoshikatsu malgré son jeune âge avait plus d'un tour dans son sac.

La démonstration de force achevée, le jeune Shogun prit son inspiration puis partit à l'assaut. L'initiative était cette fois-ci de son côté.

Accompagné par un kiai sonore décuplant sa force, Ashikaga Yoshikatsu n'était plus le même homme. Il était plus vif, plus puissant. Son bâton pourfendait l'air en sifflant et se démultipliait sous l'effet de sa vitesse ahurissante. En face le Daimyo tentait de parer ou d'esquiver, mais il semblait manifestement dépassé par la fulgurance de son jeune adversaire. Il recula, céda du terrain. Il se faisait à cet instant clairement dicter la conduite du combat jusqu'à se faire repousser à un endroit précis.

Ashikaga Yoshikatsu avait décidément un sacré sens de l'observation. Non seulement il avait su repérer au milieu de la boue un bâton qui venait de lui sauver la vie, mais il avait saisi la topographie des lieux et était en train d'en tirer parti. Hosokawa Katsumoto, sans s'en rendre compte, était sur la partie la plus glissante de l'aire de combat. La boue y était visiblement plus visqueuse qu'ailleurs, ce qu'avait bien noté Ashikaga Yoshikatsu qui redoubla la force de ses coups.

Ployant sous les impacts et sans appui solide, le Daimyo en vint à s'agenouiller pour réduire son exposition. Chose inconcevable il y a encore quelques secondes de cela. On distinguait non seulement des hématomes sur les avant-bras de Hosokawa Katsumoto, mais aussi des traces de sang. Le vent venait de tourner.

Mais l'expérience parla. On ne devenait pas le chef du clan Hosokawa par hasard. Hosokawa Katsumoto n'était pas le premier venu. S'il y n'avait qu'une seule personne capable de se mesurer au Shogun dans ce royaume, c'était bien lui. Il leva la tête, fixa le Shogun droit dans les yeux et lui dit sur le ton de la provocation : « Pour une fois qu'un Ashikaga atteint ce niveau. Ça change de la lâcheté et de la faiblesse de votre père ! »

Le regard du jeune Shogun s’enflamma aussitôt. Désormais, ce n'était plus la dextérité, mais la colère qui guidait ses mouvements. Et c'est précisément ce que souhaitait le Daimyo qui venait de perturber le rythme intérieur de son adversaire. Profitant d'une ouverture permise par la désynchronisation des mouvements d'Ashikaga Yoshikatsu, Hosokawa Katsumoto dévia tout d'abord le bâton adverse avec son katana, puis par un coup tranchant vertical de haut en bas, visa l'épaule droite du Shogun. Cette attaque bien que dangereuse était parfaitement esquivable et c'est une telle esquive qu'était en train de faire le jeune Shogun. Mais au dernier moment, le Daimyo changea brusquement la trajectoire de son katana. La lame n'essayait plus de trancher verticalement au niveau de l'épaule, mais se mit à transpercer horizontalement au niveau de l'abdomen.

C'est toute la fougue du jeune Shogun qui s'arrêta nette. Il recula, lâcha son bâton, puis tomba à la renverse, sur le dos. Son visage était recouvert par la boue et sur son kimono, le sang commençait à se mêler à la terre. Son précédent assaut venait de le vider de ses forces, et le voilà qui venait à se vider de son sang.

Ashikaga Yoshikatsu payait le prix fort son erreur. En l'espace d'un instant, il avait oublié que l'esprit était un terrain de combat et que même dans ce domaine, il ne fallait jamais baisser sa garde.

Hosokawa Katsumoto en vainqueur, levait les bras en signe de victoire et paradait devant la foule que nous formions. Nous aurions dû être heureux de voir notre chef l'emporter, mais il y avait comme un malaise qui traversait l'assistance. Comme si nous n'étions pas satisfaits de l'issue de ce combat, sans vraiment savoir pourquoi.

C'est alors qu'on entendit des paroles d'étonnement parmi mes camarades samouraïs. Le corps du Shogun bougeait encore. Hosokawa Katsumoto se retourna et vit la tête et le buste de Ashikaga Yoshikatsu se redresser. Ses jambes restaient allongées, sans doute trop faibles pour supporter son propre poids. Il grimaçait, mais n'était pas encore mort. Rictus aux lèvres, le Daimyo reprenant son sabre des deux mains lança : « Persistant à ce que je vois. Vous avez pourtant eu le droit à ma technique spéciale, tsubame gaeshi. » Puis, tout en s'approchant du jeune Shogun toujours assis, continua : « Abrégeons vos souffrances, qu'on en termine ! » Hosokawa Katsumoto brandit alors amplement son katana dans le mouvement typique de la décapitation. Et abaissa la lame.

Une tête tomba à la renverse au milieu d'une flaque de boue. Il y avait du sang qui coulait. Cela venait de la poitrine. Le Daimyo venait d'être transpercé en plein cœur par un wakizashi, un sabre de petite dimension, que le jeune Shogun avait dissimulé dans son kimono. Il l'avait projeté a la manière d'un shuriken, avec tout ce qu'il lui restait sans doute de force et de désespoir. Il aurait été stupide de mourir sans avoir utilisé toutes les armes qu'il avait à sa disposition. Et sa ténacité avait payé.

Le Daimyo s'éteignait au fur et à mesure des secondes. Sentant probablement la mort l'envahir, Hosokawa Katsumoto, Daimyo du clan Hosokawa, livra ses dernières paroles : « Shogun, j'ai toujours admiré votre père. Nous partagions la même idée du Japon. Solidement ancré dans ses traditions, chérissant plus que tout ses ancêtres. En apprenant à vous connaître, j'ai compris votre ambition. Ah ! Ce Nouveau Japon. Mais ce n'est plus le Japon... Votre Voie n'était pas la mienne. Mais peu importe à présent. Le Destin vient de décider et vous donne raison. Maintenant, j'espère juste que l'Histoire ne sera pas trop sévère avec moi, qu'elle ne m'emportera pas dans les trépas infamants de l'oubli ou du déshonneur. À celui qui voudra bien écrire mes mémoires, qu'il mentionne bien que j'ai toujours voulu le meilleur pour les miens, pour le peuple japonais... »

Il était écrit d'avance que de ce combat, le Japon devait perdre un homme de grande valeur. Ce fut Hosokawa Katsumoto. Il rendit son dernier souffle en cette nuit pluvieuse d'équinoxe dans un duel épique contre le Shogun Ashikaga Yoshikatsu 1er.

Les blessures du Shogun étaient certes profondes, mais par chance n'avaient touché aucun organe vital. À l'aide de bandages et d'herbes médicinales, nous nous occupâmes de le soigner dès la fin du combat. Les officiers qui avaient vu la mort de leur maître, étaient tous agenouillés, poignard à la main, sur le point de se faire seppuku, sacrifice traditionnel selon le Bushido, notre code samouraï, afin de laver l'affront d'avoir osé défier le Shogun. Magnanime, Ashikaga Yoshikatsu les en dispensa en leur annonçant qu'il aurait besoin de toutes les forces vives pour convertir à la cause des Ashikaga les réticences locales dans les provinces détenues par les Hosokawa. Cela prendrait encore quelques mois sans doute.

Pour ma part, je pris la décision cette nuit-là de quitter l'armée régulière. Mon très cher oncle, ce combat m'ouvrit les yeux sur la Voie que je devais suivre. L'art samouraï peut progresser, et je peux y apporter ma contribution. Le choix des armes, l'aptitude à en manier plusieurs sortes, l'importance du rythme, de l'observation, du terrain, l'aspect psychologique, et tant d'autres facteurs que j'ai commencé à consigner.

Je m'en vais donc parcourir le pays, seul, sans aucune aide de personne. Je n'aurai pas de maître. Je serai un ronin. Mais je m'entrainerai ardemment par moi-même et ceci afin de devenir le plus grand samouraï de tous les temps. Je sais que cela sera difficile. Mais tout est difficile, la première fois.

 

Miyamoto Musashi

(Archives Impériales)

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