Dans l'ombre du dragon

Chapitre 1 : Dans l'ombre du dragon

Chapitre final

8318 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/02/2024 22:10

Texte écrit dans le cadre du défi "chroniques d'antan" de janvier/février 2024, également maillon de la chaîne du Secret Santa de novembre-décembre 2023. Bonne lecture !


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La petite ville d’Esgaroth peinait à survivre à l’hiver. A l’ombre de la Montagne Solitaire, les bâtisses de bois se blottissaient les unes contre les autres dans une vaine tentative pour se réchauffer, leurs pieds enfermés sous l’épaisse couche de glace qui recouvrait la surface du lac.

            Malgré le froid, la vie grouillait le long des canaux : les enfants profitaient du souffle gelé de la nature pour organiser des courses de patin à glace, tandis que les adultes avaient troqué leurs embarcations contre des traîneaux. Le quotidien de la cité n’était pas troublé outre mesure par le froid, hormis peut-être dans les activités de pêche, qui s’organisaient désormais autour de trous de fortune creusés à même la glace. Dans les maisons, les femmes préparaient des repas bien chauds, à base de soupe et de viande bien grasse, pour permettre à tout le monde d’emmagasiner assez d’énergie afin de survivre à l’étreinte hiémale de la nature.

            Tandis que les adultes vaquaient à leurs tâches habituelles, un groupe d’adolescents s’était réuni à la périphérie de la ville pour leurs jeux. Parmi eux, une jeune fille aux longs cheveux bruns attachés en une natte épaisse riait aux éclats devant les pitreries de ses camarades. Elle savait que ses parents n’appréciaient guère qu’elle traînât en leur compagnie ; la majorité d’entre eux étaient connus à travers la ville pour leurs larcins mineurs et leur joyeuse tendance à semer le désordre. Mais la douce Runa, dans son innocence, ne voyait en leurs frasques qu’une manière de tromper leur ennui, car tous, à son âge, partageaient cette même lassitude de la vie et de son cycle tranquille.

            Oh, comme elle aurait aimé vivre quelque aventure palpitante ! Son cœur n’aspirait qu’à découvrir le monde, dont elle n’apercevait que de vagues esquisses dans les légendes qui l’entouraient. Elfes majestueux dans leurs forêts ancestrales, arbres vivants au plus profond des bois les plus vieux, semi-hommes cachés aux confins de la Terre du Milieu, tous ces récits attisaient sa curiosité et lui donnaient l’envie de quitter sa ville, si modeste et tranquille, gangrenée par les manigances d’un Maître toujours plus cupide.

            Le regard de l’adolescente s’éleva vers l’unique pic qui crevait l’horizon. La Montagne Solitaire. Depuis bientôt deux cents ans, un dragon y rôdait, sans toutefois qu’elle ne l’eût jamais vu. Les récits de ses ancêtres relataient l’histoire de la bête et de son peuple, rescapés de l’attaque du monstre sur la ville de Dale. Elle frémissait chaque fois qu’elle s’imaginait sa silhouette dorée dans le ciel, son souffle ardent capable de ravager des villes entières. Elle n’était pas certaine de vouloir le rencontrer, même si une autre histoire, bien plus légendaire, cette fois, ne cessait de torturer son esprit depuis le premier jour où elle l’avait entendue, des années plus tôt. Elle n’avait alors que six ans, et écoutait, auprès de ses frères aînés, les contes de sa grand-mère, disparue depuis longtemps. 

            La vieillarde leur avait assuré que le dragon Smaug n’était pas seul dans la Montagne.

            Runa n’y avait, au premier abord, pas cru. Personne, en fait, n’y portait une quelconque attention, car chacun savait que le dragon n’aurait jamais accordé à qui que ce fût l’honneur de survivre à sa colère. L’enfant, comme ses parents, ne voyaient là qu’une histoire destinée à atténuer la monstruosité du dragon aux yeux des plus jeunes, pour leur faire croire qu’il possédait, lui aussi, un point faible. Quelque chose capable de le contrôler, peut-être. Un gardien humain, bien mortel, qu’il serait possible d’éliminer pour mieux le dompter par la suite.

            Toutefois, à mesure que le temps passait, la fillette n’avait pu s’empêcher de se demander pourquoi une telle créature se contentait d’Erebor, sans chercher à détruire les royaumes voisins. Elle avait entendu parler de la puissance inégalée des elfes, de leurs gemmes brillantes comme les étoiles, de leurs talents de forgerons, des milliers d’années auparavant. Elle savait que les trolls possédaient eux aussi des trésors cachés dans leurs repaires sombres et puants. Alors elle ne cessait de se répéter : « Pourquoi donc ce dragon se contente-t-il de son tas de pierres précieuses et de métal, dans cette montagne isolée, sans chercher à en acquérir davantage ? »

            Jamais personne ne lui avait offert de réponse convaincante. En fait, beaucoup riaient et lui ébouriffaient les cheveux avant de lui assurer que le vieux Smaug devait préférer dormir, que sa montagne lui suffisait, ou qu’il avait certainement peur qu’un autre dragon ne vînt lui voler son antre s’il venait à s’en absenter. Mais Runa n’y avait jamais cru, car elle savait qu’aucun autre dragon ne vivait en Terre du Milieu, comme elle s’était convaincue elle-même que la soif de richesses du monstre était aussi inextinguible que celle du Maître d’Esgaroth.

            Aujourd’hui, la fillette avait grandi, et avait cessé d’interroger ses pairs sur l’existence d’un être quelconque dans la Montagne aux côtés du dragon. Elle ne cessait toutefois d’y penser, et rêvait, un jour, de quitter la ville pour rejoindre Erebor.

—   Runa, attrape !

L’adolescente, tirée brusquement de sa rêverie, réceptionna de justesse la vessie de porc gonflée à bloc que l’un de ses acolytes venait de lui lancer. Elle lui jeta un regard noir, car il avait visé sa tête. Le jeune homme, dont le corps commençait à peine à se raffermir alors même qu’il n’avait pas encore terminé sa croissance, se mit à rire.

—   Arrête de rêver, Runa ! Me dis pas que tu penses encore à ce foutu dragon ?

Elle lui renvoya leur ballon de toutes ses forces.

—   Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

—   Que t’es ennuyeuse quand tu commences à t’isoler dans tes pensées, répliqua un autre de ses comparses, plus petit mais non moins costaud. Nous, on veut jouer.

—   En plus, tu sais bien que t’es la seule à croire à cette histoire, renchérit le premier. Smaug est trop belliqueux pour oser retenir qui que ce soit là-bas.

—   A moins que ce soit cette personne qui le retienne, suggéra Runa.

Elle rattrapa la vessie au vol.

—   Ou peut-être que c’est une personne qui vaut tout l’or du monde ? railla un autre de ses camarades. Runa, on t’a déjà dit mille fois que c’est impossible. Ce fichu dragon ne s’intéresse qu’à des richesses froides et inertes.

L’adolescente lui jeta la balle.

—   Alors pourquoi n’a-t-il pas encore tenté de voler celles du Maître ?

Le groupe entier éclata de rire.

—   Tu sais bien qu’il est tellement gras que même ses précieuses pièces perdent leur éclat entre ses doigts, répondit le meneur de leur petite bande.

Un sourire naquit sur les lèvres de la jeune fille tandis que son camarade, qui répondait au nom de Kare, s’approchait d’elle. Malgré le scepticisme des autres et les moqueries qu’elle endurait souvent, il se montrait bien plus indulgent envers ses rêveries loufoques. Parfois, même, il lui laissait entendre qu’il comprenait ses questionnements et qu’il les partageait. En cet instant, ils échangèrent un regard fugace, mais complice.

—   Remercie-le de nous protéger avec sa gourmandise, poursuivit le garçon d’un ton faussement sérieux. S’il n’était une si mauvaise personne, le dragon aurait depuis longtemps brûlé notre ville et pris nos maigres biens.

Runa laissa échapper un rictus léger. Leur discussion n’alla toutefois pas bien loin, car des cris de panique s’élevèrent de la ville. Au même moment, deux de leurs acolytes s’exclamèrent en même temps :

—   Regardez !

Tout le groupe se tourna vers la ville. Une épaisse fumée noire s’élevait dans le ciel, terrible signe d’une tragédie en cours. Le sang de Runa ne fit qu’un tour dans ses veines.

—   Maman ! s’écria-t-elle.

Elle se mit à courir sur les pilotis, bousculant sur son passage plusieurs personnes qui lui firent connaître leur mécontentement à grands renforts de grognements. Elle les ignora, terrifiée par le drame qui se jouait à quelques maisons de là. Elle espérait de tout son cœur que la bâtisse en proie aux flammes se situait bien plus loin. Que le brasier ne concernait pas sa propre habitation. Que sa mère, malade et alitée, n’était pas menacée par l’incendie.

Chaque pas, toutefois, amenuisait ses espoirs. Chaque foulée la rapprochait d’une vérité atroce dont elle ne voulait imaginer l’issue. Chaque mètre parcouru lui assurait un peu plus que la tragédie qu’elle refusait de voir se déroulait pourtant bien, là où elle ne voulait pas qu’elle se tînt. Chaque claquement de ses bottes sur les planches de bois faisait enfler en son cœur inquiet une panique toujours plus violente. Chaque inspiration, d’un air toujours plus lourd, plus chaud, plus âcre, lui brûlait davantage les poumons.

Trois gardes furent nécessaires pour la retenir à une vingtaine de mètres à peine du lieu de l’incident. Elle eut beau hurler, tempêter, appeler, frapper, ils la retinrent avec fermeté. Devant ses yeux exorbités, une dizaine de soldats et de civils se démenaient pour apaiser la colère du feu. La maison entière brûlait, du pilotis au toit. Les bâtiments voisins, eux aussi, étaient dévorés par les langues ardentes. Il fallut organiser l’évacuation des rues adjacentes dans l’urgence, si bien que les amis de Runa furent réquisitionnés pour la retenir à l’écart du danger pendant que les gardes bouclaient le quartier entier. Kare, le plus grand et costaud d’entre eux, dut déployer toute sa force pour l’empêcher de se jeter au cœur de l’incendie à la recherche de sa mère. Fort heureusement pour lui, les trois frères aînés de l’adolescente arrivèrent à temps pour prendre en charge leur sœur qui se débattait de plus en plus violemment. Le jeune homme resta cependant à ses côtés pour tenter de la rassurer.

De longues heures s’écoulèrent. Chaque minute qui passait semblait une éternité à la pauvre Runa, dont les espoirs de revoir un jour sa mère en vie s’atténuaient peu à peu. Ses frères, auprès d’elle, restaient silencieux, à l’affût des moindres nouvelles. Ils n’avaient pas desserré les dents depuis qu’ils avaient rejoint leur cadette. Kare, quant à lui, ne parlait guère plus, anxieux à l’idée que son amie pût se retrouver orpheline à cause de cette tragédie. Son visage de plus en plus sombre, cependant, n’apaisait guère les craintes de la jeune fille, qui se mit bien vite à pleurer à chaudes larmes.

—   C’est de ta faute, s’exclama soudain l’aîné de la fratrie, Sigfried, tandis qu’elle sanglotait. Tu aurais dû rester avec maman !

Kare se leva aussitôt, les poings serrés.

—   Ne l’accuse pas comme ça, siffla-t-il. Tu aurais voulu la voir mourir aussi dans les flammes ?

—   Au moins, elle aurait pu l’aider à se sauver ou donner l’alerte à temps pour que quelqu’un fasse quelque chose, répliqua le second.

Kare frappa le premier. Runa profita de la diversion pour filer vers le brasier sans guère se soucier de la querelle entre les quatre jeunes hommes. Personne ne l’arrêta, en grande partie parce que les flammes avaient été enfin maîtrisées. Elle réalisa bien vite qu’il ne restait de toute façon plus grand-chose pour lui permettre d’accéder à son ancienne maison. La chaleur avait fait fondre l’épaisse couche de glace, tandis que les flammes avaient si bien affaibli les structures que plusieurs bâtiments s’étaient enfoncés dans les profondeurs du lac pour ne laisser que quelques planches calcinées flotter à la surface.

A cet instant, Runa comprit qu’il était trop tard.

Elle s’enferma dans un profond mutisme lorsqu’un garde vint la chercher pour la détourner du macabre spectacle. Elle ne prononça pas le moindre mot quand Kare, le visage maculé de larges traces rouges et violacées, vint la rejoindre. Elle ne parla guère plus lorsque le Maître en personne se présenta devant ses frères et elle pour leur partager ses condoléances. Même lorsqu’Alfrid prononça le verdict en faveur de sa culpabilité, elle resta silencieuse. Kare tenta bien de la défendre, mais personne ne l’écouta. Personne ne voulait l’écouter. Plusieurs familles étaient désormais privées de leur foyer à cause de l’incendie, alors que l’hiver venait à peine de débuter. Il fallait un coupable, quelqu’un à accuser pour justifier la tragédie.

Au fond d’elle-même, l’adolescente ne parvenait pas à s’imaginer une seconde innocente. Oui, elle aurait dû rester auprès de sa mère malade pour veiller sur elle. Oui, elle aurait dû surveiller le feu qui crépitait dans l’âtre et les chandelles allumées autour du lit pour permettre à la souffrante de s’éclairer. Elle avait fait preuve d’imprudence et d’égoïsme, juste parce qu’elle n’en pouvait plus de rester enfermée seule chez elle et voulait rejoindre ses amis.

De rares voix s’élevèrent en sa faveur, assurant qu’une telle responsabilité ne pouvait reposer sur les épaules d’une adolescente de quatorze ans. Mais trop de monde lui en voulait. Elle-même se reprochait le drame. Elle se soumettait à la sentence, aussi rude et funeste fût-elle, si bien que, bientôt, plus personne ne tenta de la défendre et de l’aider. Tout au plus un batelier nommé Bard lui offrit-il quelques maigres provisions, ainsi qu’un manteau bien chaud, un couteau et un briquet. Que pouvait-elle emporter de plus ? Avec sa frêle carrure, elle ne pouvait porter de bien lourdes charges, et toutes ses affaires avaient disparu, consumées dans l’incendie. Ne lui restaient que la culpabilité et les souvenirs doux-amers de ces moments d’insouciance et d’innocence à jamais calcinés.

On la mena jusqu’au rivage en traîneau. Bard et Kare insistèrent pour l’accompagner sur le trajet. Elle tenta de refuser, mais l’adulte comme le jeune homme refusèrent de la laisser seule. Ils l’escortèrent donc, dans un silence mortuaire, jusqu’à la berge, où Runa s’apprêta à les laisser, quitte à s’enfoncer seule dans les bois. Le batelier lui suggéra alors de remonter la rivière jusqu’à la forêt de Grand’Peur, où, selon lui, les elfes pourraient la retrouver et, avec un peu de chance, lui venir en aide. Mais Runa refusa. Elle ne voulait recevoir d’aide de personne. Elle était persuadée de devoir affronter les conséquences de ses actes seule.

Attristés par sa résolution, les deux hommes la laissèrent donc seule. Runa resta de longues minutes assise sur une souche au bord du lac gelé, perdue dans ses pensées, à se demander ce que serait sa vie, désormais. Elle ne savait trop quoi faire, où aller, comment se racheter. Son regard erra depuis les fumées lointaines et désormais inaccessibles de sa ville natale jusqu’aux sommets noirs et menaçants des arbres, au cœur de la forêt toute proche. Elle savait qu’elle devait désormais se débrouiller par ses propres moyens.

Le cœur lourd, elle finit par se relever, puis, après un dernier regard en direction du seul environnement qu’elle avait pu connaître depuis son enfance, s’enfonça dans les bois. Elle ne croyait pas un seul instant en la pitié des elfes, ni même en la gentillesse des animaux sauvages au cœur de l’hiver. Elle s’attendait à tout instant à rencontrer une meute de loups ou un warg solitaire, peut-être un orc, qui mettrait fin à ses jours et à sa souffrance.

Elle n’avait pas parcouru plus d’une demi lieue que des pas résonnèrent derrière elle. Elle se figea, aux aguets, prête à accueillir la mort. Mais les ombres qui l’entourèrent s’avérèrent bien plus rassurantes qu’elle ne souhaitait l’admettre.

Elles étaient quatre. Familières, réconfortantes, bien mieux équipées qu’elles. A leur tête, Kare. Malgré son désespoir et sa culpabilité, elle sourit lorsqu’elle les reconnut.

—   Il était hors de question que tu partes seule, déclara son ami en la prenant dans ses bras. Personne ne mérite un tel sort, et certainement pas toi.

Elle le serra de toutes ses forces, soulagée de pouvoir compter sur eux même dans l’exil. Deux autres filles, l’une blonde et l’autre brune, nommées respectivement Hildi et Svani, s’approchèrent pour l’étreindre à leur tour. Le dernier, Ulfred, se contenta d’une tape sur l’épaule, mais l’adolescente le savait si peu tactile que ce simple geste signifiait à lui seul beaucoup pour elle.

Comme midi approchait, ils s’installèrent en cercle à l’abri d’un arbre pour se restaurer. Pour la première fois depuis l’incendie, Runa parla. Elle leur ouvrit son cœur, leur confia son chagrin et sa douleur, qu’ils accueillirent avec compréhension et gentillesse. Ils la réconfortèrent, lui assurèrent qu’elle n’était en rien responsable de la tragédie. Kare avoua même qu’il préférait qu’elle fût avec eux lorsque le brasier s’était déclenché, car il n’osait imaginer ce qu’il serait advenu d’elle si elle était restée chez elle ce jour-là. Runa n’était guère convaincue de son innocence, mais, au moins, elle se sentait comprise et écoutée.

Un long silence suivit ses confessions, que personne ne souhaitait briser. Entourée de ses quatre aînés, Runa ne ressentait plus le besoin de parler. Ses larmes se tarirent aussi vite qu’elles étaient apparues, et ses pensées noires s’éclaircirent sous le soleil nouveau de l’amitié indéfectible qui l’entourait. Elle accepta même d’avaler un morceau de poisson séché.

—   Qu’est-ce que tu souhaites faire, désormais ?

La voix de Kare entra en écho avec les pensées de la jeune fille une fois leur repas terminé. Cette question la taraudait.

—   Tu veux qu’on aille jeter un œil au cœur de la Montagne Solitaire ? s’enquit Svani. A présent qu’on est là…

—   Et le dragon ? s’exclama Hildi.

La plus jeune regarda tour à tour chacun de ses camarades d’infortune. Kare riva ses yeux sur elle avec une telle douceur qu’elle se sentit plus confiante que jamais.

—   Smaug doit dormir, assura-t-elle. Et si la légende dit vrai, alors la personne qui l’accompagne sait le contrôler et nous protègera de son ire si nous la trouvons.

—   On ne va quand même pas entrer dans le repaire d’un dragon avec pour seule chance de survie l’hypothétique présence d’un inconnu dont la nature même est incertaine ? protesta à nouveau Hildi.

Kare se contenta de rire.

—   C’est ce qu’on appelle l’aventure, Hildi. Si elle te tente pas, tu peux rentrer à Esgaroth. Personne t’en voudra.

Hildi afficha une mine boudeuse.

—   Je suis pas venue pour rester en arrière. C’est juste que… un dragon… En plus, Smaug, quoi…

—   On peut au moins aller jusqu’à Dale, suggéra Kare. Si on trouve des indices d’activité du dragon, on fera demi-tour.

Ses quatre amis opinèrent d’un même mouvement. Satisfaits d’être parvenus à trouver un objectif satisfaisant, ils levèrent leur campement et s’éloignèrent entre les arbres, en direction de la Montagne Solitaire, dont l’ombre lointaine s’avérait aussi attirante que la promesse du plus beau des trésors.


*****


Plusieurs jours s’écoulèrent avant que le groupe ne parvînt à la ville de Dale. Runa retrouva peu à peu le sourire à mesure que le lac disparaissait derrière eux pour laisser la place aux plaines jouxtant la Montagne Solitaire. Le pic se dressait, seul et silencieux, comme un phare dans les ténèbres de leur errance, plus imposant encore que dans leur imagination, plus sombre et impressionnant que la silhouette presque éthérée qu’ils apercevaient depuis leur ville natale. Même si le silence pesant qui couvrait la plaine de son manteau étouffant les enveloppa bien vite, si bien qu’ils perdirent toute envie de converser et qu’ils ralentirent l’allure afin de faire le moins de bruit possible pour ne pas déchirer ce voile surnaturel, ils ne se stoppèrent que pour de courtes haltes, le temps de reprendre quelques forces avant de poursuivre leur route en direction de la cité dévastée.

Au début de leur voyage, ils organisèrent, à chaque pause, des tours de garde de peur d’être surpris par quelque sombre créature. Bien vite, toutefois, ils réalisèrent que rien, pas même le plus petit oiseau, ne vivait à des lieues à la ronde. Ce sentiment de solitude se renforça à mesure qu’ils approchaient de la montagne. Bientôt, ils ne purent se résoudre à laisser l’un des leurs veiller seul lorsque les autres s’endormaient. Ils se reposaient donc blottis les uns contre les autres, protégés du vent qui, lui-même, n’osait siffler à leurs oreilles, par d’imposants rochers esseulés dans la lande. Lorsqu’ils marchaient, ils restaient côte à côte, aux aguets, écrasés par le vide flagrant que créait la présence du dragon, au cœur de la montagne.

Ils surent qu’ils avaient atteint la ville lorsqu’ils découvrirent les cadavres calcinés de pins effondrés au sol. Des arbres, il ne restait plus que quelques branches carbonisées çà et là, disséminées dans le cimetière végétal qu’était devenue la forêt voisine de Dale, ensevelies sous une épaisse couche de neige qui ne laissait qu’apercevoir la vague silhouette de souches sous son linceul immaculé. Tous cinq sentirent leur gorge se nouer. Aucun son autre que leurs pas ne leur parvenait. Aucune odeur ne se glissait à leurs narines, ni celle de la vie, ni même celle de la mort. Comme si la Mort elle-même avait choisi d’abandonner à Smaug la région entière.

Lorsqu’ils aperçurent l’ombre des premiers bâtiments de Dale, le crépuscule tombait. D’un même geste hésitant, ils s’arrêtèrent à bonne distance de la cité en ruines, le souffle coupé par son aspect dévasté. Runa imagina sans peine la grandeur passée des hautes tours désormais effondrées, la beauté des maisons noircies par le feu, l’agitation des foules dans les larges rues aujourd’hui silencieuses et vides. Elle songea aussi à sa mère, à son propre foyer, qui avait connu un sort similaire quoique sans l’intervention du dragon.

Des larmes cristallines dévalèrent ses joues pour se perdre dans la neige. Kare, aussitôt, la prit dans ses bras pour la réconforter. Il devinait la raison de son chagrin, le souvenir encore puissant de l’injustice qui l’avait frappée, la cruauté de ceux qui, au lieu de l’apaiser et de la soutenir, avaient choisi de la noyer dans la culpabilité pour se hisser sur le radeau de l’illusion et de la mauvaise foi.

Alors que la nuit menaçait de les entourer, les quatre aînés décidèrent d’entraîner leur cadette dans la cité pour se protéger du froid. Ils trouvèrent une maison relativement épargnée par les flammes et y installèrent leur campement de fortune. Hildi alluma un maigre feu, qui suffit toutefois à les éclairer et les réchauffer. Ils se restaurèrent pendant que Runa se calmait peu à peu. Bien vite, pour lui changer les idées, Kare lui demanda comment elle comptait entrer dans la montagne. L’adolescente essuya ses yeux.

—   Je ne sais pas trop, avoua-t-elle. J’ignore si d’autres passages existent en-dehors de la grande porte dont Grand-Mère m’avait parlé. Elle doit bien être encore ouverte pour permettre à Smaug de sortir.

—   Et s’il sort au moment où nous entrons ? demanda Hildi, inquiète.

Runa haussa les épaules.

—   Je peux y aller seule, tu sais. Je ne veux pas vous attirer d’ennuis. Vous avez déjà fait beaucoup pour moi.

—   Hors de question que tu approches de ce dragon seule, répliqua Kare. On est venus jusqu’ici avec toi, alors on ira jusqu’au bout de cette aventure ensemble.

—   J’avoue que je préfèrerais rester ici à faire le guet, couina Hildi.

—   Moi aussi, appuya Ulfred.

—   Et moi aussi, acheva Svani.

Kare soupira.

—   Alors j’accompagnerai Runa moi-même, décida-t-il. Nous partirons à l’aube. Si, dans trois jours, nous ne sommes pas revenus, rentrez à Esgaroth.

Les trois compères hochèrent la tête gravement. Par la suite, plus un mot ne fut échangé entre eux. Ils profitèrent de leur dernière soirée ensemble dans le silence, à contempler les étoiles par les trous dans le toit.

Cette nuit-là, Runa ne dormit pas.

Lorsque le soleil caressa de ses doigts grisâtres les pierres calcinées, les deux adolescents se levèrent en silence. Leurs camarades les saluèrent, échangèrent avec eux plusieurs étreintes chaleureuses avant de les laisser s’éloigner en direction d’Erebor, seuls.

Ils atteignirent bien vite la Montagne, dont le flanc, qui devait autrefois briller par la splendeur de la porte naine, était désormais déchiré par le passage du dragon en une plaie béante qui menait directement à ses entrailles. Les deux amis se faufilèrent dans l’immense trouée, impressionnés par les dégâts occasionnés par la bête. Ni l’un ni l’autre, en cet instant, n’osaient imaginer ce qu’il resterait d’eux s’ils venaient à croiser sa route.

Dans un silence de mort, ils s’avancèrent à l’intérieur du royaume déchu d’Erebor. Malgré les ténèbres, chaque pas qu’ils faisaient, aussi souple et léger que possible, leur contait l’horreur cruelle à laquelle les nains furent confrontés, bien longtemps auparavant. Ils percevaient, dans l’obscurité, la vague silhouette de corps immobiles, rigides, aussi noirs que la pierre elle-même. Ils distinguaient, sous la semelle de leurs bottes, les craquements caractéristiques de la cendre piétinée. Ils devinaient dans l’air vicié les relents fétides de l’haleine sulfurique du dragon.

Bientôt, les deux adolescents sentirent la chaleur les étouffer autant que l’atmosphère morbide du tombeau nain. Ni l’un ni l’autre ne s’étaient attendus à ce que la température fût si élevée, aussi loin des rayons chauds du soleil, dans les ténèbres éternelles de la Montagne Solitaire. Runa supposa que l’immense corps de Smaug devait être responsable de ce phénomène. Elle en sentit son cœur trembler, car, si la simple présence du monstre pouvait ainsi remplacer le vaisseau céleste, il devait atteindre une taille phénoménale. Pour la première fois depuis qu’elle avait quitté Esgaroth, elle n’était plus si sûre de vouloir continuer. Elle ralentit le pas, derrière Kare, la respiration rendue laborieuse par la peur. Puis elle décida qu’une si grande créature les trouverait assurément minuscules et qu’il ne remarquerait peut-être pas leur présence. Son courage lui revint, et elle reprit sa route à la suite de son ami, dont elle percevait la démarche plus que la silhouette dans l’obscurité.

Un long moment passa. A l’intérieur des couloirs sombres, Runa perdit toute notion du temps. Elle avait la sensation de parcourir ces galeries oppressantes depuis des heures, peut-être même des jours, écrasée par l’inquiétude de se trouver soudain face au terrible dragon. Car plus ils avançaient, plus elle se demandait où ce géant cracheur de feu pouvait donc se terrer pour passer ainsi inaperçu. Elle savait, bien sûr, qu’Erebor abritait plus qu’une simple cité, puisque la montagne toute entière avait été creusée par les nains ; de ses entrailles les plus profondes aux derniers centimètres de pierre les coupant du ciel, ils avaient miné, façonné, taillé la roche pour donner naissance à un véritable royaume souterrain. Elle regrettait presque de ne pas avoir de torche, car elle ne pouvait s’empêcher de songer aux glorieuses galeries qu’on lui avait décrites à travers les contes et les légendes.

Alors qu’ils commençaient à ralentir l’allure, tous deux fatigués par leur marche ininterrompue, un murmure lointain les figea sur place. Dans n’importe quel autre environnement, le filet de voix, presque aussi ténu que les murmures d’un rêve, auraient été noyés sous le chant d’oiseaux ou le babillage de cours d’eau. Mais au cœur de la Montagne, alors même que la pierre avait rappelé à elle toute forme de vie, ce son résonnait le long des murs avec la force d’un cri de guerre. Runa reconnut une voix de femme, douce, légère, envoûtante, presque mélancolique. Sans trop comprendre pourquoi, elle la toucha au plus profond de son cœur, comme si quelque chose résonnait en elle dans ses paroles encore trop lointaines pour être distinctes.

Runa sentit la main de Kare se refermer sur la sienne. Nul besoin pour les deux compères de se voir pour se comprendre : la grand-mère, peut-être, avait raison. Quelque chose, ou quelqu’un, accompagnait le dragon.

D’un même geste, ils se remirent en route, redoublants de prudence, guidés par la douce mélopée à travers les cavernes endormies. Runa osait à peine respirer, attentive aux plus légers murmures de la roche, aux plus infimes frémissements de l’air autour d’elle. Ses doigts serraient avec force ceux de son ami tant elle se sentait anxieuse à l’idée d’enfin connaître la vérité. De découvrir si la légende d’un être vivant habitant cette montagne abandonnée en compagnie du dragon se basait sur un élément réel.

Tandis qu’ils marchaient, à l’affût du moindre détail, Runa repensa aux récits de sa grand-mère. A cette histoire qu’elle lui contait si souvent, celle que sa propre grand-mère lui narrait, et qu’elle tenait elle-même de sa grand-mère, qui vivait à Dale avant l’arrivée du dragon. Qui aurait survécu de peu à la catastrophe. Qui aurait entendu une voix humaine en provenance de la montagne alors même que le dragon avait tué tout le monde. Une voix enchanteresse, plus douce que celle d’une elfe, plus envoûtante que celle des arbres, plus captivante que celle des meilleurs conteurs de son époque. L’adolescente se demanda si la personne qu’elle entendait chanter était la même que celle de la légende. Après tout, la Terre du Milieu regorgeait de peuples immortels, ou, du moins, dotés d’une longévité exceptionnelle. Elle espéra rencontrer une elfe, un être ancien, un esprit de la montagne, une magicienne, ou, peut-être, quelque chose de plus vieux et plus ancien encore.

Runa sut qu’ils approchaient à l’intensité que prenait le murmure dans l’obscurité. Elle perçut, au bout de longues minutes de marche, une lueur fragile au cœur des ténèbres, dont l’intensité augmenta si progressivement qu’elle ne réalisa sa présence que lorsqu’elle parvint à distinguer la silhouette de Kare à ses côtés. Son ami ralentit. Une fois encore, ils n’eurent guère besoin de se parler pour se communiquer leur crainte : dans la nuit éternelle qui habitait les entrailles de la Montagne, ni l’un ni l’autre ne s’attendait à découvrir une lumière quelconque. Au moins, elle leur confirmait qu’un être de la surface, très différent du terrible Ver, vivait bien là.

Ils parcoururent la dizaine de mètres suivante en redoublant de prudence, et finirent par déboucher sur une salle immense, si étendue que ni l’un ni l’autre ne parvenaient à en apercevoir les extrémités. Devant eux, un véritable océan de métal luisait sous la pâle lumière d’un halo bleuté qui flottait au beau milieu de la caverne. Et, assise sur un trône qui leur parut fait d’or et de diamants les plus purs, une silhouette humanoïde se dessinait, seule. Aucune trace de Smaug.

Runa et Kare se figèrent. L’adolescente n’osait respirer, à la fois émerveillée par l’immense trésor étalé devant ses yeux et effrayée par l’absence du dragon. Elle jubilait, aussi, de découvrir une personne, vivante, car cela signifiait que sa grand-mère ne s’était pas trompée, que son ancêtre avait raison !

Peu sûre d’elle, elle avança d’un pas. Son pied écrasa quelques piécettes dorées échappées du trésor, qui émirent un tintement léger. Devant eux, l’être mystérieux bougea. Elle posa quelque chose sur le rebord de son trône avant de s’approcher d’une démarche maladroite, un peu étrange, des deux amis. Kare plaça aussitôt Runa derrière lui.

—   Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un ton quelque peu tremblant.

La silhouette – à présent identifiable – ne répondit pas. Runa détailla la femme qui se présentait à eux : vêtue d’une robe noire très simple, elle portait ses cheveux si longs qu’ils formaient presque une traîne dans son dos. Son visage, à peine éclairé par l’orbe derrière elle, ne permettait pas aux deux compères de déterminer son âge. En revanche, ses yeux plurent tout de suite à la jeune fille : ses pupilles sombres, habituées depuis longtemps à la pénombre de la caverne, les couvait d’une bienveillance inattendue.

—   Qui êtes-vous ? répéta Kare, méfiant.

Runa repoussa le bras de son ami pour s’approcher de l’étrangère, qui lui sourit.

—   Je m’appelle Ombre, déclara-t-elle d’une voix aussi douce que la caresse d’une brise nocturne. Et vous, vous êtes Kare et Runa.

L’adolescente cessa aussitôt d’avancer, stupéfaite.

—   Comment vous connaissez nos noms ? bafouilla-t-elle.

—   Car je vous ai appelés.

Le regard de l’étrangère se perdit dans le vague tandis que les deux amis se regardaient, perplexes. Ombre se rattrapa toutefois bien vite et saisit la main de Runa pour la ramener en périphérie de la salle. Kare la suivit, inquiet pour son ami.

—   Ne restez pas trop près, les prévint alors l’étrangère. Smaug dort, mais il pourrait bien vite se réveiller.

—   Vous êtes sa prisonnière ? demanda l’adolescente.

—   Plutôt son invitée. Je me suis arrangée pour qu’il me tolère, même si je sais qu’il ne le fait que pour le trésor que je peux lui fournir.

—   Comment ça ? s’enquit Kare.

Ombre soupira.

—   Il s’agit d’une très longue histoire, les enfants. Venez par ici, je vais vous la raconter au coin d’un feu. Vous prendrez bien un peu de légumes et de viande ?

L’adulte les entraîna à sa suite dans les couloirs déserts, jusqu’à une sorte de minuscule campement où divers sacs de nourriture s’alignaient autour d’un âtre vide. Ombre y jeta quelques bûches, puis murmura un mot que Runa ne comprit pas. Une flammèche quitta ses doigts pour enflammer le bois. Bientôt, un joyeux brasier illuminait la salle. Les deux enfants s’assirent pendant que leur guide déposait, dans une large poêle, quelques morceaux de viande agrémentés de légumes frais.

Pendant que le repas cuisait, elle leur raconta son histoire. Celle d’une jeune fille dotée d’un pouvoir exceptionnel, celui de faire apparaître des livres presque tout ce qu’elle souhaitait. Elle leur conta ses difficultés, de longues années durant, à maîtriser son don. Elle leur confia ses échecs, ses erreurs, ses peurs passées, ses plus profondes déceptions. Elle leur avoua avoir provoqué la mort de milliers de personnes après avoir réveillé un ancien volcan, et avoir survécu à la catastrophe par pure chance.

Elle leur parla longuement de l’endroit d’où elle venait, un monde qui, selon elle, différait beaucoup de la Terre du Milieu. Un monde où, d’après elle, les armes crachaient du métal et du feu, les carrioles se paraient de mille couleurs étincelantes et se déplaçaient seules, et où les hommes n’avaient nul besoin de feu pour produire de la lumière. Elle leur décrivit les merveilles de ce qu’elle appelait technologie, mais aussi l’inéluctable déclin que connaissait l’humanité, gangrenée par sa propre soif de pouvoir et de richesses.

Et elle leur parla de Capricorne. Un homme dont elle ne connaissait ni l’histoire, ni le véritable nom, mais dont le cœur était plus froid et dur que les roches les plus solides d’Erebor. Il l’avait enlevée, avait fait brûler sa maison, pour obtenir d’elle de l’or, encore et toujours plus d’or.

Elle leur narra comment elle avait échappé à ce tyran grâce à Smaug et à son pouvoir, puis comment le dragon avait accepté de la garder auprès de lui en échange de ses lectures, tant pour l’endormir que pour l’enrichir et tromper son ennui. Elle leur avoua apprécier cette vie recluse auprès de lui, seule, à ne plus vivre que par les légendes qu’elle consignait sur papier avant de les lire à la créature. Elle appréciait la solitude, qui lui avait permis de comprendre comment fonctionnait son don, la compagnie du dragon, qui veillait sur elle avec autant d’attention que sur ses pierres précieuses, ainsi que la montagne dans laquelle elle s’était réfugiée. L’obscurité ne la dérangeait guère. En fait, elle songeait presque à invoquer un vampire de ses lectures pour obtenir de lui la vie éternelle. Mais ce genre de choses ne se faisait pas, tout d’abord car elle refusait de faire entrer le mal sous une telle forme en Terre du Milieu, et puis aussi parce qu’elle ne voulait pas lui forcer la main. D’autant plus qu’elle se sentait en sécurité, protégée par Smaug.

Mais elle leur avoua aussi que la solitude, parfois, lui pesait. Qu’elle voulait connaître un peu de compagnie, ne serait-ce que pour discuter. Car Smaug ne savait parler que de son or et des massacres qu’il avait perpétrés. Il n’appréciait ni les blagues, ni les énigmes. Et son statut de créature immortelle le rendait insensible à toute forme de discussion sur la valeur de la vie, puisque la sienne – qu’il considérait bien supérieure aux autres – ne lui permettait ni de comprendre la fragilité de la mortalité, ni la beauté du monde à travers les yeux éphémères d’êtres condamnés à le quitter au bout d’à peine quelques décennies.

Runa ne comprenait pas trop cette dernière préoccupation. Elle, elle ne s’était jamais interrogée sur la différence entre les mortels et les immortels. Elle savait que la vie pouvait se révéler fragile, parfois injuste, mais elle ne s’était jamais demandée ce que cela ferait d’être immortelle. De voir le monde changer autour d’elle sans qu’elle-même, pourtant, ne connaisse un quelconque vieillissement. Même si elle considérait la mort de sa mère comme un accident injuste, elle savait que c’était ainsi qu’allaient les choses. Les humains, un jour ou l’autre, connaissaient la mort, comme la plupart des êtres vivants.

Un détail, pourtant, l’interpella dans les propos d’Ombre.

—   Dites, Madame ? demanda-t-elle d’une petite voix.

—   Qu’y a-t-il, Runa ? s’enquit l’adulte.

—   Vous êtes humaine aussi, non ?

—   C’est exact.

—   Alors pourquoi ma grand-mère me racontait que sa grand-mère tenait de sa propre grand-mère qu’elle vous avait déjà entendue parler ? Vous devriez être morte…

La conteuse hocha la tête doucement, un sourire au coin des lèvres.

—   Je l’ignore, Runa. Mais je pense que le temps, ici, doit passer plus vite que dans le monde duquel je proviens.

L’adolescente sentit qu’elle lui cachait quelque chose, mais elle préféra ne rien dire, de peur de la fâcher. Le silence retomba entre eux, lourd, empli de secrets retenus que les roches refusaient de souffler aux deux compères. Runa se demanda ce que cela faisait, de passer d’un monde à l’autre, de découvrir ce qui se cachait de l’autre côté des pages. Chez elle, elle n’avait jamais eu de livres. Elle n’avait jamais appris à déchiffrer de mots, ni même à réciter l’alphabet. Personne, à Esgaroth, ne jugeait utile d’apprendre à une enfant, une fille de surcroît, comment manier les lettres à l’écrit. Elle se contentait de suivre les traces de sa mère, de réparer les filets de pêche, de préparer les poissons pour le séchage ou le fumage, ou encore d’aider à la cuisine et au ménage.

Elle se prit à penser qu’elle aurait bien voulu posséder un don comme celui d’Ombre. Ou, du moins, savoir franchir cette frontière d’encre et de papier qu’elle ne connaissait pas. D’autant que la magicienne avait fait naître en elle une curiosité insatiable quant à ces autres mondes, ces univers dissimulés dans les pages des ouvrages qu’elle lui décrivait. Elle voulait, elle aussi, apprendre à s’évader de sa réalité, découvrir la magie que quelques phrases alignées avec soin pouvaient invoquer. A présent qu’elle ne savait plus où aller, qu’elle avait atteint le cœur de la Montagne et découvert son secret, plus rien, sauf peut-être Kare, ne la retenait en Terre du Milieu. Elle voulait partir ailleurs, rencontrer des hommes et des femmes comme Ombre, voir des choses qu’elle n’aurait jamais cru imaginer dans sa vie à Esgaroth. Elle voulait voyager ailleurs, toujours plus loin, sans jamais s’en retourner à sa ville natale.

Ombre dut lire son émerveillement et sa détermination dans son regard, car elle lui proposa alors de l’envoyer, pour quelques heures peut-être, dans l’un de ses livres. Un ouvrage magnifique, à la couverture d’une finesse exceptionnelle ornée d’une tête d’animal qu’elle ne connaissait pas. Ombre lui expliqua qu’il s’agissait d’un très gros chat, une espèce qui ne vivait pas en Terre du Milieu, que l’on appelait lion. Runa, intriguée, accepta très vite le voyage. Kare serra sa main, bien déterminé à l’accompagner au bout de son périple.

Alors la magicienne s’assit en face d’eux, le livre posé sur ses genoux. Les deux adolescents l’imitèrent en silence. Ombre caressa la couverture de l’index, d’un geste tendre, d’une douceur extrême. Un geste qui rappela à Runa la façon dont sa grand-mère lui caressait la joue juste avant de lui raconter ses histoires.

D’un geste précautionneux, Ombre ouvrit l’ouvrage, dont les pages bruissèrent comme si elles n’attendaient que de révéler leur contenu aux deux compères. Runa crut percevoir des murmures légers, des invitations silencieuses à se plonger dans le récit, si bien qu’elle se crispa d’impatience. Elle voulait découvrir de quoi parlait ce livre. Elle voulait comprendre ce qu’était ce lion, quelle était son histoire.

Le chant des feuilles s’amenuisa avant de s’arrêter tout à fait lorsqu’Ombre cessa de les tourner. Elle jeta un regard doux à son public impatient, puis baissa les yeux sur les mots minuscules qui s’étiraient devant elle.

Et elle se mit à lire.

Chaque mot qu’elle prononçait coulait sur ses lèvres avec une pureté telle que Runa oublia bien vite la grotte, le dragon, le tas d’or, ses regrets, ses peurs et ses rêves. Elle se laissa emporter par le ton envoûtant de la conteuse, par les images qu’elle faisait naître dans son esprit. L’obscurité laissa la place à la lumière chaude d’une journée d’été, la froideur de la pierre se mua en un doux tapis d’herbe tiède, et le silence des ténèbres fut bientôt étouffé par le piaillement d’oiseaux et le tintement glorieux de trompettes.

Runa cligna brusquement des yeux. La voix d’Ombre s’était estompée comme un rêve, mais les sensations, elles, restaient. Elle ne percevait plus les remugles acides de moisissure et de cendres. Elle voyait, au loin, un château majestueux au sommet d’une falaise, au pied de laquelle une ribambelle d’humains-poissons s’amusaient à sauter hors de l’eau. Dans la salle du trône, quatre enfants se faisaient couronner devant un immense lion à la fourrure dorée.

Ombre n’avait pas menti.

Runa adressa un sourire enjoué à Kare, qui regardait autour de lui, perplexe. Son cœur, à elle, battait d’une allégresse qu’elle ne se sentait plus capable de ressentir : dans ce nouveau monde, dans ce château magnifique où des enfants devenaient rois et reines, tout lui paraissait désormais possible. Elle avait hâte de l’explorer, de découvrir ses secrets et ses trésors. Si Esgaroth voulait tant l’oublier, l’effacer de son histoire, alors elle l’oublierait elle aussi.

Lorsqu’elle reporta son attention sur le château, elle vit le lion tourner son mufle vers elle. Son regard ambré, d’une douceur bienveillante, lui offrit la certitude qu’ici, personne ne l’empêcherait de rêver. Et lorsqu’il inclina la tête vers elle comme pour la saluer, elle y vit un signe : ici, elle forgerait sa propre légende, celle qui, dans mille ans encore, serait racontée aux petites filles par leurs grand-mères.

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