Le Prince & L'Idiot

Chapitre 7 : Deux petits dragons de bois

5322 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 10/11/2016 09:33

 

 

DEUX PETITS DRAGONS DE BOIS

 

 

Pendant quelques instants, la nuit froide n'est troublée que par le chuchotement des feuilles mortes, les appels étouffés lointains des animaux et le crépitement des flammes.

Arthur retient sa respiration.

- Je suis votre fils, insiste Merlin qui semble surpris par l'absence de réaction de l'homme.

Ce serait presque drôle, si ce n'était pas si triste.

L'homme relève la tête et ses yeux sombres plongent dans les deux saphirs fixés sur lui, comme pour les sonder, pour vérifier qu'il dit la vérité, pour… s'accrocher à la réalité ?

Arthur peut sentir à quel point l'ancien seigneur des dragons est ébranlé par cette révélation, malgré son visage en apparence impassible.

- Je ne sais pas ce que c'est que d'avoir un fils, finit-il par souffler avec une espèce de sourire maladroit.

Peut-être est-ce la fumée, mais ses yeux piquent et se mouillent.

Les grands yeux bleus de Merlin se remplissent de larmes, mais il sourit en retour, si largement que la nuit semble s'éclairer.

- Je ne sais pas ce que c'est que d'avoir un père, répond-t-il d'une voix un peu étranglée.

Ses épaules se sont haussées d'un air d'excuse et il a l'air si fragile, si maigre, si innocent, assis en tailleur sur le sol en face de l'homme qui n'a pas fait un geste pour le prendre dans ses bras, qu'Arthur aurait presque envie de se lever et de botter le derrière du seigneur des dragons.

Est-ce possible d'être bête à ce point ?

Même le prince, qui est loin – très loin – d'être démonstratif, a le sentiment que Merlin mérite plus qu'un simple regard ému.

L'homme se racle la gorge et pose le couteau sur le tronc. Il cherche autour de lui, trouve la pique préparée pour le lapin et embroche l'animal avant de le placer au-dessus du feu. Puis il se lève, brosse sa veste en cuir, commence un geste qu'il ne termine pas et finit par se gratter la barbe de nouveau.

- Je reviens, grommelle-t-il.

Et il s'en va.

Merlin le suit de ses yeux embués et son sourire s'éteint lentement. Il baisse la tête, change de position et ramasse ses genoux contre lui.

Pitoyable.

Arthur est encore plus furieux que lorsqu'il a dû boire le poison plus tôt dans la journée. Il respire profondément pour se calmer, puis se lève et contourne le feu pour venir s'asseoir à côté de son serviteur. Il se laisse tomber sur la couverture, bourrade légèrement l'épaule de Merlin.

- Hé, tente-t-il en s'efforçant de prendre un air de bonne humeur.

Merlin se recroqueville, les bras noués autour de ses jambes, sans lui accorder un regard.

- Il est un peu surpris, c'est tout, dit le prince.

C'est un crétin et il aurait dû prendre sur lui.

Il fulmine tellement qu'il a peur que sa voix ne vrille dans les aigus.

- Merlin ? Merlin, regarde-moi.

Le garçon enfouit au contraire plus profondément son visage dans le creux de ses bras.

- Merlin. Tu n'es pas supposé désobéir à un ordre direct de ton maître.

Le petit bruit étouffé qui lui répond est juste la chose la plus triste du monde.

- Il ne veut pas de moi, balbutie une petite voix brisée.

Arthur ne réfléchit pas vraiment et jette son bras autour des épaules de son serviteur presque comme un réflexe.

- C'est faux, dit-il fermement, tandis que son gant presse la clavicule osseuse de son serviteur. "Il a juste été pris par surprise, c'est tout. Imagine la tête que je ferais, si j'apprenais soudain que Gwaine est mon frère."

Merlin relève la tête et renifle à travers les larmes qui dégoulinent sur son visage.

- C'est vrai ? demande-t-il.

Arthur fait une horrible grimace.

- Non, bien sûr que non ! proteste-t-il. "Seul un vieux crapaud pourrait avoir ce genre de relation avec lui."

Il sourit et donne une pichenette amicale sur la pommette du garçon.

- Qu'est-ce que j'ai dit au sujet des valets qui ont le nez qui coule ? gronde-t-il doucement.

Merlin lui adresse une moue d'excuse et s'essuie avec le revers de sa manche.

- Désolé…

Arthur enlève son bras et ébouriffe les cheveux noirs de son serviteur.

- Bien, conclut-il.

Ses yeux scrutent la pénombre du sous-bois à la recherche de l'homme. Balinor ferait bien de revenir rapidement, s'il ne veut pas que le prince aille le chercher et le ramène par le col de sa veste ridicule.

Arthur soupire, agacé. Il se lève et fait quelques pas autour du feu, rajoute une bûche, lève la tête pour regarder la lune qui se cache dans le brouillard naissant.

- Vous ne l'aimez pas beaucoup, hein ?

Il hausse les épaules.

- Je ne lui fais pas encore confiance, rectifie-t-il.

Il souffle, les mains sur les hanches, puis s'assoit sur le tronc d'arbre et pose les coudes sur ses cuisses.

- Merlin ?

- Hum ?

- Comment tu as su que c'était ton père ?

Les cils sombres battent très vite, dans un éclat d'yeux bleus un peu coupables.

- Je vous ai entendu en parler avec Gaius.

Le prince hoche la tête.

- Eh bien, ça explique que tu sois devenu soudain muet, je suppose.

Il marque une pause.

- Je suis désolé, Merlin.

Le garçon frissonne un peu sur sa couverture, tire à lui celle d'à côté et s'en enveloppe.

- Pourquoi ? demande-t-il, un peu étonné.

Arthur mâchouille l'intérieur de sa bouche, laisse échapper un soupir contrit.

- Pour tout ça.

Merlin penche la tête de côté.

- C'est pas grave, dit-il en souriant à Arthur comme s'il essayait de lui remonter le moral. "Tout va bien se passer. On va revenir à Camelot, les gens vont être guéris et Ba… Balinor va vous donner l'antidote."

Il fronce le nez d'un air un peu espiègle.

- C'est Gaius qui va être content de le revoir après aussi longtemps ! Et Guenièvre va être drôlement surprise quand je vais lui dire que le médecin de la cour est mon grand-père, en fait. Gwaine va faire un bond plus haut que la tête de Perceval et Lancelot va dire que c'est pour ça que je me débrouille bien avec les herbes, j'en suis sûr…

Arthur n'a pas le courage d'interrompre ce flot de paroles un peu précipitées, désespérément joyeuses et insouciantes.

Oh, Merlin. Non, rien de tout ceci ne va arriver.

Gaius ne va pas recevoir son fils à bras ouverts et Balinor n'aura pas le droit de rester.

Peut-être que ce n'est pas si mal que l'homme se soit montré si distant, finalement. La séparation sera sûrement moins douloureuse comme ça…

En parlant du loup, voilà l'ancien seigneur des dragons qui réapparait entre les arbres. Il se rassoit sur le tronc d'arbre dans un bruissement de son long manteau de cuir sombre et évite délibérément le regard de Merlin. Il se penche sur le lapin, râle parce qu'ils n'ont pas fait tourner la broche et que le dîner est noirci d'un côté, rose vif de l'autre.

Il ne pipe pas un mot pendant tout le repas et fait comme s'il ne sentait pas les coups d'œil qu'on lui lance. Merlin s'est tu immédiatement en le voyant revenir et se tient coi jusqu'au moment où Arthur lui ordonne sèchement de se coucher, agacé par les bâillements à répétition de son serviteur qui peine à garder les yeux ouverts.

- Je te réveillerai quand ce sera ton tour de veille.

Une fois Merlin pelotonné sous sa couverture qui se soulève régulièrement, preuve qu'il est bel et bien dans les choux, Arthur se tourne vers Balinor qui a sorti un bout de bois de sa poche et s'est mis à le tailler.

Décidément, pour un médecin, il joue beaucoup trop souvent du couteau.

Le prince se racle la gorge.

- Vous aviez vraiment besoin de faire ça ? reproche-t-il.

Balinor fronce à peine les sourcils.

- Sa condition, dit-il sourdement. "C'est un accident ? Une fièvre ? Ou est-ce de naissance ?"

Arthur se radoucit.

- Gaius a dit qu'il était né comme ça.

- Quelles sont ses limites ?

Le ton de l'homme est froid, précis, comme celui du roi quand ses éclaireurs reviennent de patrouiller.

Le prince remue inconfortablement sur le tronc d'arbre.

- Vous devriez interroger Gaius, dit-il froidement.

L'homme relève la tête un bref instant et ses yeux étincellent.

- Je te pose la question à toi.

Arthur n'aime pas du tout ce manque de respect, mais il n'est pas dupe. Il a entraperçu brièvement un éclair de détresse derrière la hargne apparente de l'ancien seigneur des dragons.

Il soupire – encore. Il semblerait qu'il ne fasse que ça depuis le début de ce voyage.

Ses yeux se posent sur la forme endormie de son serviteur.

- Il peut tout faire, répond-t-il. "Simplement, il le fait plus lentement. Ce n'est pas comme si c'était un enfant, il est… il comprend davantage, on peut lui demander plus. C'est juste qu'il… il voit et il agit avec une différente perspective que les autres gens. Il manque totalement de sens pratique et se fourre toujours dans des situations impossibles, mais parfois il fait preuve d'une sagesse étonnante."

Un sourire frôle ses lèvres, sans qu'il s'en rende compte.

- Merlin est quelqu'un de bien, conclut-il. "Quelqu'un que n'importe qui pourrait être fier d'avoir pour ami."

Il se tourne vers l'homme et s'aperçoit, surpris, que celui-ci le regarde d'une drôle de façon.

- Quoi ?

- Rien, marmonne Balinor en se remettant à tailler son bout de bois.

- Je déteste quand vous faites ça, maugrée le prince.

Il se lève et s'étire, bâille largement.

- Je suppose que vous pouvez prendre la première veille, puisque que vous êtes bien lancé, grogne-t-il avec un geste de menton en direction des mains calleuses de l'ancien seigneur des dragons.

Balinor ne répond pas, comme d'habitude.

Arthur se couche, s'enroule dans sa couverture et l'observe une dernière fois.

De profil, si on lui retirait cette épaisse barbe hirsute, l'homme ressemble un peu à Gaius. Ses cheveux noirs bouclés sont les mêmes que Merlin, et il a aussi la même façon d'arrondir les épaules quand il est assis.

Les saphirs doivent être le don d'Hunith et, s'il en croit la carrure de Balinor, le corps frêle de son serviteur lui vient sûrement aussi de sa mère.

Arthur laisse retomber ses paupières.

Il se demande pourquoi le père de Merlin est parti d'Ealdor, il y a des années…

Pourquoi il a abandonné la femme qu'il aimait et s'en est allé sans jamais revenir…

Pourquoi…

Il dort déjà.

L'homme attend d'être certain que le prince a sombré avant de se lever avec précaution. Il contourne le feu délicatement, en prenant soin de ne pas faire craquer les feuilles et les brindilles, puis s'accroupit à côté de Merlin.

Pendant longtemps il contemple les traits anguleux du garçon, sans rien dire, puis sa main se tend doucement et il écarte une mèche noire sur le front de son fils.

- Je ne savais pas, souffle-t-il. "Je suis désolé… je ne savais pas…"

Il ferme les yeux et une larme coule lentement le long de son nez et se perd dans son épaisse barbe sombre.

Quand Merlin ouvre les yeux, le lendemain matin, il y a un petit dragon de bois posé sur la pierre à côté de sa tête.

 

oOoOoOo

 

Arthur enfonce ses talons dans le flanc du cheval qui prend son élan pour gravir la dernière colline qui les sépare de la frontière. Il se retourne quand il arrive au sommet, écarte une branche gorgée de pluie qui l'éclabousse de gouttelettes froides, et surveille la progression du cavalier derrière lui.

Le soleil est tiède sur sa joue, à peine assez clair pour illuminer ses cheveux blonds à travers le feuillage rouquin de la forêt.

Il a l'impression que c'était hier qu'ils ont campé dans la clairière en contre-bas, mais cela fait déjà plus d'un mois.

Camelot se remet des cicatrices laissées par l'épidémie et l'on a commencé à rebâtir les chaumières rasées pour assainir les rues. Il faudra encore beaucoup de temps pour que cette épreuve soit oubliée, mais au moins plus personne n'est malade. Uther a ouvert les greniers et fait distribuer de la nourriture, Gaius est enfin sur pied et veille sur le rétablissement des plus âgés.

Guenièvre et Morgane prodiguent des vêtements et des couvertures aux plus pauvres. Elles ont même confectionné des poupées de chiffon pour les plus petites filles de la ville basse.

Sir Léon a dormi trois jours durant, puis il s'est remis à la tâche et supervise la reconstruction des bâtiments avec les chevaliers qui mettent la main à la pâte sans protester.

Merlin est partout, comme d'habitude. Les joues enduites de terre, les mains dans le savon, en train de charrier des pierres ou de tirer des charrettes de planches, souriant et encourageant chacun.

Lancelot, Gwaine et Perceval sont revenus de leur quête avec une espèce de fourchette rouillée, l'air assez enchantés de leur voyage. Gwaine a parlé de vouivres et de tartes aux pommes, Perceval s'est plaint du bavardage incessant de l'ivrogne et de ses ampoules aux pieds, Lancelot est déjà en train de rédiger un poème épique au sujet de leur quête, qu'il voudra sûrement leur déclamer la prochaine fois qu'ils se retrouveront en train de savourer une pinte d'hydromel sous les étoiles.

Et Arthur a tellement de choses à leur raconter qu'il ne sait même pas par où commencer.

- Vous êtes trop lourd pour cette pauvre bête, lance-t-il à Balinor quand l'homme parvient à sa hauteur.

L'ancien seigneur des dragons se contente de lever un sourcil.

- Attends quelques années, quand tu seras roi. Avec tous les banquets auxquels tu seras forcé d'assister, tu deviendras vite gras et impotent.

Le prince renifle, amusé.

- Aucune chance, riposte-t-il. "Merlin ne me laissera jamais en paix s'il doit faire des trous supplémentaires dans mes ceintures. Je ne lui donnerai pas cette joie."

Balinor rit dans sa barbe, de ce rire sourd affectueux qu'il ne laisse pas entendre souvent.

Arthur et lui ont passé des heures ensemble, pendant ce dernier mois. Uther n'a vu l'ancien seigneur des dragons qu'une seule fois. Les deux hommes se sont toisés dans un silence étouffant, avant de se rappeler mutuellement leurs serments de respecter l'accord de trêve fragile. Arthur a dû assister aussi à la première confrontation pénible entre Gaius et Balinor, et pour une fois il a apprécié la façon abrupte qu'a l'ancien seigneur des dragons de conclure les conversations.

Gaius et son fils se sont revus plus tard, mais le prince les a laissés seuls, cette fois-là. Il a embarqué Merlin pour faire le tour des fontaines et vérifier que l'eau coulait claire et pure.

Merlin n'a pas mis longtemps à discerner sous l'attitude bourrue de Balinor les véritables sentiments de celui-ci.

Uther n'a pas laissé beaucoup de marge de manœuvre à son fils, mais il n'a pas vu de problème à ce que "l'idiot" apporte ses repas au reclus ou passe du temps dans la cour fermée d'une grille que le soleil inondait de lumière en fin d'après-midi. Merlin est venu tous les jours voir son père : il a pu l'aider à manipuler les potions et les mixtures, il a bavardé, bavardé, bavardé, assez pour rattraper des années d'absence. Il a observé avec intérêt l'étrange entente qui est née entre le prince et son prisonnier, ses grands yeux bleus remplis d'une joie étonnée tandis qu'il écoutait les deux hommes échanger leurs points de vue avec passion.

Arthur n'est pas d'accord avec toutes les étranges idées de Balinor, mais il reconnait qu'elles sont fascinantes. Il ne conçoit pas un royaume où le peuple aurait voix au chapitre au même titre que son souverain, mais il se sent étrangement attiré par la notion d'égalité entre les nobles et les serfs, même si un tel monde lui parait difficilement concevable.

Après tout, n'est-il pas ami avec trois hommes dont il considère la vie aussi importante que la sienne propre ?

Son cheval fait un écart et il revient au présent. Ils sont sur la crête qui surplombe la frontière d'Essetir. Loin dans la vallée, un filet de fumée s'élève au-dessus d'un groupe de maisons : sans doute l'auberge où ils ont passé la nuit lors de leur premier voyage.

Il tourne la tête vers Balinor et s'aperçoit que celui-ci est en train de le regarder pensivement.

- C'est ici que nos chemins se séparent, dit l'homme de sa voix grave.

Ses yeux regardent Arthur avec amitié.

- Ce n'est pas tout à fait la frontière, objecte le prince. "Il y a une lieue ou deux d'ici au royaume de Cenred. Je ne vais pas prendre le risque que vous enfreignez les termes de notre accord."

- Je vous ai donné ma parole, réplique Balinor.

Arthur lui renvoie une grimace.

- Oh. S'il vous plaît.

L'homme se met à rire, puis il redevient sérieux.

- Vous lui expliquerez ?

Arthur hoche le menton.

- Oui, répond-t-il.

Il ne pose pas la question parce qu'il a promis à Gaius de ne pas le faire, mais il voudrait fichtrement savoir pourquoi l'ancien seigneur des dragons s'en va encore une fois sans rien dire à son fils.

Merlin méritait qu'on lui dise adieu correctement.

- Vous allez passer par Ealdor ?

Balinor détourne les yeux, se concentre sur la vallée et l'oiseau qui traverse le grand ciel pâle.

- Oui. Je veux voir l'endroit où repose Hunith, verser du vin sur sa tombe et voir si les scilles ont fleuri.

Arthur se mordille les lèvres.

- Vous irez où, ensuite ?

L'homme le regarde de nouveau, son regard brun adouci sous ses épais sourcils.

- Pourquoi veux-tu savoir cela, jeune prince ? Tu comptes me traquer ?

- Plutôt savoir où Merlin pourra vous retrouver, s'il le désire un jour, riposte sourdement Arthur.

Balinor sourit tristement.

- C'est mieux qu'il reste à Camelot.

Il talonne son cheval et s'engage sur le sentier qui descend vers Cenred. Arthur hésite, puis il le rattrape et bloque le passage avec sa monture.

Les chênes aux écorces noueuses, autour d'eux, commencent déjà à engloutir la lumière. Le sous-bois s'assombrit, plus loin, et la brise fait frissonner le tapis de feuilles cuivrées qui recouvre la terre brunâtre, soulevant une odeur de mousse et d'humidité un peu enivrante.

- Vous ne comptiez pas partir sans me donner cet antidote, quand même ?

Balinor rit en sourdine.

- Il n'y a jamais eu besoin d'antidote, répond-t-il d'un air narquois. "Je t'avais simplement donné une décoction de plantes qui soignent les poussées de furoncles… je voulais savoir à quel point tu étais sincère."

- Je m'en doutais… marmonne Arthur avec l'envie soudaine de faire quelque chose – comme basculer l'homme de sa selle et l'obliger à avaler quelques champignons dégoutants arrosés de pisse de renard.

Mais soudain une flèche fend l'air à travers les arbres et vient se planter dans sa selle avec un bruit sec.

L'instant d'après, il saute de cheval et ses oreilles se remplissent de braillements et de clashs de métal, et il se retrouve dos à dos avec Balinor en train de combattre ce qui doit être une patrouille de soldats de Cenred… définitivement pas du bon côté de la frontière.

Ça ne dure pas longtemps.

Il est bien plus habile que la plupart de ses adversaires et Balinor est loin d'être un manche avec une épée.

Pour un homme qui passe à peu près autant de temps que Gaius dans de vieux bouquins poussiéreux, le père de Merlin est plutôt surprenant.

Arthur balance son pied dans la poitrine du dernier soldat et l'envoie bouler le long de la pente avant de se retourner, un peu haletant, vers son compagnon de voyage.

- Peut-être que Cenred n'est pas la bonne destination pour vous, lance-t-il avec humour. "Vous devriez tenter les plages de Fyrien, elles…"

Il n'a pas le temps de finir sa phrase, parce que le premier des soldats qu'il a jeté à terre s'est soulevé sur un coude avec son arbalète et qu'il tire…

Les yeux d'Arthur s'écarquillent quand il sent le choc qui lui coupe le souffle et l'écrase sur le sol. Il lutte pour se redresser, repousse le corps de Balinor qui s'est effondré sur lui après l'avoir poussé hors de danger, s'assure d'un coup d'œil que le soldat qui a fait feu est retombé inconscient, puis se dégage et se penche sur l'ancien seigneur des dragons, fébrile.

- Qu'est-ce que vous avez fait ? balbutie-t-il.

- On ne t'a… pas appris… à dire… merci, Altesse ? crachote Balinor avant d'étrangler un cri de douleur en retirant d'un coup sec le carreau planté dans son flanc.

- Pourquoi ? bégaye Arthur en calant l'homme contre ses genoux et en essayant de retenir le sang qui s'échappe en giclant de la blessure.

- Parce que… tu es... l'ami de Merlin…

- Je vais vous ramener à Camelot ! Gaius vous soignera…

- Non… Non, c'est trop tard... Crois-moi, je suis médecin, ajoute Balinor avec un faible sourire.

Ses traits se convulsent de douleur et il se tend, gémit, tousse, s'étouffe à moitié. Quand il arrive à reprendre sa respiration, il attrape le visage d'Arthur dans ses mains calleuses, le serre presque à lui faire mal.

- Arthur… prends soin de lui… je t'en prie… prends soin de Merlin…

- Je vous le promets, répond le prince dont le cœur est en train de se briser en mille morceaux.

Si cela fait si mal de voir perdre le père de Merlin, alors comment pourrait-il le supporter si celui qui se mourrait était le sien ?

Des larmes lui brûlent les yeux et il les refoule, continue de soutenir l'homme, presse désespérément sa main sur la blessure.

Oh, comment peut-il retourner à Camelot et dire à Gaius que son fils est mort ?

Comment pourra-t-il regarder Merlin en face après avoir laissé une telle chose arriver ?

L'homme lutte pour rester conscient.

- Ecoute-moi, mon garçon… aucun homme ne mérite que tu verses des larmes pour lui… ne pleure pas pour les morts, le deuil ne ramène personne… mais le pardon… une main tendue… peuvent changer un cœur… Occupe-toi des vivants, Arthur… les gens… en valent la peine…

- Il semblerait que j'ai le meilleur professeur pour apprendre à m'intéresser aux autres, dit Arthur d'une voix rauque qui tente de plaisanter.

Il sent la vie quitter le corps de l'homme qui a fermé les paupières, son poids s'alourdir sur ses avant-bras qui lui font mal, le sang qui imprègne sa tunique et son pantalon.

Balinor a lâché son visage et sa main repose dans les feuilles d'or rouge. Son visage blême est crispé de douleur mais ses yeux bruns sont étonnement apaisés lorsqu'ils se rouvrent doucement.

- Un jour viendra où tu feras face à de grandes batailles… où tu devras mener une armée… je sais que tu es un des meilleurs combattants au sein des cinq royaumes… mais on n'a pas seulement besoin de courage et de force pour gagner, Arthur…

Le jeune homme hoche la tête en ravalant les larmes qu'il ne veut pas laisser couler par égard pour cet homme de science qui, en un mois, a su lui en apprendre davantage que tous les maîtres d'armes que le prince a eus depuis son enfance.

- Arthur…

- Taisez-vous. Vous êtes encore plus bavard que Merlin… marmonne le prince en se mordant les lèvres.

Balinor sourit, comme perdu dans un rêve, puis il se contracte, gémit, et sa bouche se remplit de sang.

- Ar'th'r…

- Je suis là, dit le prince entre ses dents.

La main de Balinor se traîne dans les feuilles mortes qui crissent, remonte sur son manteau de cuir sombre poisseux de sang, cherche quelque chose dans sa poche.

- T'iens… c'… p'r… toi…

Arthur attrape la main faible qui a du mal à tenir le petit dragon de bois.

- Je le donnerai à Merlin, promet-il, le cœur serré.

Balinor secoue la tête.

- N'n… j'… fais deux… c'… p'r toi…

Ses yeux bruns regardent avec douceur le jeune prince.

- Mer… ci… Si…re…

Ses cils palpitent légèrement et sa nuque se renverse lentement en arrière.

Arthur le dépose doucement sur le sol recouvert d'un tapis d'automne et le contemple en silence, les poings fermés, le petit dragon identique à celui de Merlin posé sur son genou.

Il reste comme cela un long moment, silencieux, puis se lève, décidé.

Quand il a fini d'ensevelir Balinor, il retourne à Camelot, sans jeter un regard en arrière.

Il annonce la mort de son fils à Gaius et le laisse appuyé sur sa table de potions, pâle et voûté, avant de se mettre à la recherche de Merlin.

Quand il le trouve, il n'hésite pas, il ne ment pas, il explique en quelques mots, puis serre contre lui le garçon qui sanglote, sans rien dire.

Parce que Merlin n'est rien de plus qu'un enfant dont le père est parti sans dire adieu.

Mais Arthur est un homme, et à partir de ce jour-là, il enseigne à ses chevaliers ce qu'il a appris.

On ne s'arrête pas pour pleurer sur la mort d'un guerrier, on continue ce qu'il a commencé.

 

 

A SUIVRE…

 

Laisser un commentaire ?