Le Prince & L'Idiot

Chapitre 9 : Long, long voyage de retour

4786 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 08/11/2016 16:06

 

LONG, LONG VOYAGE DE RETOUR

 

 

La foule barbare qui les encercle scande : "du sang, du sang, du sang" et les murs de la salle résonnent de ces cris gutturaux. Les braseros jettent des ombres ocres sur les pierres noircies de fumée et de crasse. La "belle des belles", qui est une créature à forte poitrine avec le nez d'un gobelin et les cheveux d'une harpie, bat des mains dans sa robe criarde. Jarl observe le combat d'un air de concupiscence, calé dans son fauteuil recouvert de fourrures. A côté de sa femme, un gorille vêtu de peaux de bêtes tord les bras de Merlin dans son dos.

Les yeux d'Arthur reviennent sur Gwaine qui lui fait face et il ne peut retenir un soupir de frustration.

De toutes les situations sans issue ou ridicules qu'il a traversées dans sa vie, celle-ci est sans aucun doute la pire.

Il ferme le poing sur le pommeau de cette épée de mauvaise qualité qu'ils lui ont refilé et s'élance.

Gwaine prend ça visiblement au sérieux et c'est vrai qu'ils n'ont pas d'autre option. Si l'un ne tue pas l'autre, ils mourront tous les trois. Le cerveau du prince travaille à toute allure. Si seulement il pouvait créer une certaine confusion dans la foule, il est presque sûr qu'il serait possible de s'échapper. Il a repéré le chemin quand ils ont été sortis du puits et amenés dans cette pièce mal éclairée et bourrée de brigands à moitié saouls.

Ils sont dans l'un des avant-postes que Merlin et lui ont aperçu en venant aux ruines d'Idirsholas. Cette tour est probablement un des seuls endroits de la lande où la pluie ne traverse pas le plafond. S'ils peuvent en sortir, ils auront une chance – fine, très fine, mais suffisante – d'atteindre les tourbières, de se cacher. Les bandits ne les suivront pas à cheval dans une zone aussi dangereuse. Il fait nuit. Cela voudrait dire qu'ils pourraient être en forêt dès le matin en ne s'arrêtant pas, et les bois seraient leur salut.

Il dégouline de sueur, sa lèvre saigne et un bleu pulse sous son arcade sourcilière. Ils ne se battent plus à l'épée, maintenant, ils ont roulé sur le sol et se cognent. Gwaine n'est pas en meilleur état – il faut bien que ce combat aie l'air réel.

Ça n'empêche pas Arthur de balancer un regard furieux à son adversaire quand celui-ci lui enfonce son genou dans le ventre.

- A mort, à mort, à mort ! braillent les truands surexcités, et leurs chopes de mauvais vin éclaboussent le sol sale quand ils trinquent.

De la paille et de la boue empèguent les cheveux emmêlés de Gwaine et il ferme un œil à demi, tout en repoussant son opposant avec une grimace.

- Et maintenant, c'est quoi le plan ? halète-t-il.

Arthur voudrait bien le savoir aussi.

C'est à ce moment-là qu'un glapissement de douleur perce le brouhaha, suivi aussitôt par un capharnaüm digne de la plus sordide des tavernes. Merlin a mordu l'homme qui le maintenait prisonnier. Celui-ci l'a lâché en reculant d'un pas et ensuite – eh bien, ce n'est pas entièrement clair, mais il semblerait qu'un candélabre soit tombé sur le dais élimé qui surplombait le siège de la belle des belles et aie mis le feu à la robe de cette dame ainsi qu'aux rideaux imbibés de graisse de sanglier et d'eau-de-vie par les orgies précédentes.

Dans la panique générale, Gwaine et Arthur sautent sur leurs pieds, ramassent leurs épées et se frayent un passage au milieu des brigands et de la fumée épaisse. Ils attrapent Merlin et sprintent de toute la force de leurs poumons en direction de la sortie.

Ce n'est que lorsqu'ils atteignent les tourbières plongées dans la nuit, qu'ils s'autorisent à s'arrêter pour reprendre leur souffle. La lune est haute au-dessus d'eux et se reflète dans les trous d'eau.

- Allons-y, ordonne Arthur d'une voix rauque, après avoir jeté un coup d'œil vers le ciel qui se remplit de nuages sombres. "Vite, avant que la lumière ne disparaisse, si nous ne voulons pas finir noyés comme des ragondins."

Ils laissent derrière eux la tour dévorée par les flammes et trébuchent le long des buttes spongieuses recouvertes de sphaignes et de joncs.

Quand le jour se lève, ils sont presque à la lisière de la forêt, épuisés, couverts de boue (ils se sont tous étalés à un moment ou à un autre), la tête lourde des vapeurs acides, les bottes trempées et les articulations douloureuses.

Arthur soupçonne Merlin de dormir en marchant. Lui-même trébuche, harassé, et s'appuie sur la pointe de son épée, les yeux terriblement ensablés. Gwaine a touché on ne sait quelle plante aux vertus irritantes et ne cesse de se frotter les avant-bras en marmonnant.

La bonne nouvelle, c'est qu'ils n'ont pas été suivis.

Quand ils sont enfin sous le couvert des arbres et que le sol commence à devenir un peu plus sec et dur, le prince décide qu'il est temps de faire une pause.

Merlin s'effondre littéralement et Gwaine le regarde, attendri, avant de s'éloigner sur ses jambes chancelantes.

- Où tu vas ? le rappelle Arthur en fonçant les sourcils.

Ses cuisses tremblent de froid et de fatigue, et sa chemise collée contre son dos est extrêmement désagréable.

- Chercher à bouffer, Altesse, lance le jeune homme barbu par-dessus son épaule. "Je ne compte pas jeûner plus longtemps. Je n'ai pas autant de réserves que vous, moi."

Arthur réussit à retenir le "je ne suis pas gros !" qui était sur le point de franchir ses lèvres et se hisse péniblement debout. Il faut faire du feu, sécher leurs vêtements. La route est longue jusqu'à Camelot et ils n'y arriveront pas s'ils ne prennent pas un peu de repos.

Quand Merlin papillonne des paupières, il trouve son maître en train de rouspéter entre ses dents parce qu'il n'arrive pas à enflammer le tas de bois mouillé. Le grand garçon bâille largement, puis se glisse jusqu'à Arthur et lui prend les deux pierres tranquillement.

- Laissez-moi faire, Sire.

- Ah, quand même, râle le prince qui l'a laissé dormir exprès. "Je me demandais quand tu te souviendrais que tu es mon serviteur et que tu n'es pas supposé ronfler pendant tes heures de boulot."

Merlin ignore cette remarque et réussit à allumer le feu en quelques secondes. Il tousse et crachote quand la fumée épaisse s'élève, recule et s'assoit sur un caillou recouvert de mousse.

- Où est Gwaine ?

- Ici et il rapporte le petit déjeuner, claironne le jeune homme en se penchant pour passer sous une branche.

Il vient s'asseoir à côté de Merlin et sort du creux de sa tunique une demi-douzaine d'œufs qu'ils font cuire sous la cendre. Arthur est un peu dégoûté quand il trouve dans l'un des siens un poussin à moitié rôti, mais il le mange en faisant la grimace, parce qu'il sait qu'ils ont besoin de toutes leurs forces pour le voyage du retour.

- Camelot est à cinq ou six jours de marche. Il faut qu'on trouve des chevaux.

- Ouais, approuve Gwaine en observant Merlin qui se brûle les doigts en aspirant le contenu du dernier œuf, que les deux hommes lui ont laissé, l'air de rien. "On ne peut pas mettre autant de temps. Je suis impatient de raconter à Perceval comment je vous ai écrasé dans l'arène."

Le prince se racle la gorge.

- Tu ne m'as pas battu. C'était juste un jeu.

Gwaine cligne d'un œil et son sourire s'agrandit dans sa barbe.

- Juste un jeu… que j'ai gagné.

- Non, proteste Arthur. "A une minute près, je…"

- Oh, ça suffit ! coupe Merlin fermement. "A une minute près, vous seriez morts tous les deux. Je ne sais pas quel plan stupide vous aviez en tête, mais s'il n'y avait pas eu cet incendie, on mangerait tous des pissenlits par la racine à cette heure-ci !"

Les deux hommes échangent un regard, puis Gwaine tend le bras et fourrage dans les cheveux noirs du garçon.

- Quand es-tu devenu si maigrichon, Lancelot ? demande-t-il en gloussant de rire.

- Rends-moi cet œuf, Merlin, grogne Arthur sans réussir à dissimuler son air amusé.

Le serviteur se dépêche d'avaler tout en se déplaçant pour échapper à la main de Gwaine et les toise d'un air de reproche.

Le soleil est en train de monter dans le ciel et la fumée peu discrète aussi.

En fin d'après-midi, ils sont en vue d'un village et Arthur se lamente d'avoir laissé son sac plein de pièces d'or aux ruines d'Idirsholas. Ils ne vont jamais réussir à négocier des chevaux. Si loin de Camelot, personne ne reconnaîtra son royal visage. Gwaine lui tape sur l'épaule et ôte sa botte, déclenchant des protestations de Merlin qui se bouche le nez.

- Permettez-moi de vous mettre en dette, votre Altesse, dit le jeune homme en sortant quelques écus de dessous sa semelle.

Arthur se permet un reniflement narquois.

- Et après, on dit que l'argent n'a pas d'odeur…

Il bourrade l'épaule de son ami avec satisfaction et commence la descente à travers les arbres en direction des maisons.

Deux jours plus tard, ils atteignent les Bois Ténébreux et campent à l'abri d'un creux de rocher. Merlin est occupé à enfiler des cèpes sur une branchette, tout en babillant, lorsqu'Arthur lève soudain le bras.

- Ecoutez.

Son serviteur penche la tête de côté après quelques instants.

- On n'entend rien.

- Justement, chuchote le prince.

- Vous n'êtes jamais contents, vous autres citadins, plaisante Gwaine. "Trop silencieux, trop bruyant…"

Il n'a pas le temps de terminer sa phrase parce que les chevaux hennissent brusquement, s'agitent et soudain s'enfuient.

- Je les avais attachés comme il faut ! s'écrie aussitôt Merlin.

Gwaine a ramassé son épée et son visage concentré ne reflète plus rien de comique.

- Ils nous ont retrouvés, vous croyez ? souffle-t-il en se rapprochant d'Arthur qui scrute le sous-bois.

- Ils nous seraient tombés dessus beaucoup plus tôt… répond le prince d'une voix tendue.

Il donne un coup de pied dans le feu, disperse et écrase les braises sous ses talons, dans la terre molle et noire encore humide de la pluie de la matinée. Le soir s'assombrit, ils seront une cible facile s'ils sont éclairés.

- Merlin, cache-toi sous le rocher, ordonne-t-il.

- Non.

Il jette un coup d'œil irrité à son serviteur qui s'est levé et regarde autour de lui en frissonnant, armé d'un bout de bois mort et poreux qui a à peine la chance de brosser un bleu sur le front de l'ennemi, quel qu'il soit.

- Pose ce bâton ridicule et fais ce que je te dis, siffle Arthur.

Merlin secoue la tête, déterminé.

Gwaine fait claquer sa langue avant que le prince n'ajoute un mot et désigne un groupe d'arbres.

- Là.

Les deux hommes se séparent et se déplacent lentement, les genoux pliés, leurs épées prêtes à frapper.

Un bruit sourd derrière eux les fait sursauter et faire volte-face dans l'instant, pour tomber nez à nez avec un soldat de Cenred, qui vient de sauter du rocher au-dessus d'eux.

Arthur écarquille les yeux, stupéfait, mais Gwaine fonce sur l'ennemi sans aucun état d'âme. Et comme d'autres soldats surgissent des buissons, le prince est vite distrait de la longue série de questions qui se sont mises à éclore dans son esprit.

Cenred ? Ici ? Mais on est à des lieues et des lieues de la frontière ! Qu'est-ce que ça signifie ? Quel était ce rapport inquiétant de Sir Léon, déjà ? Combien de mercenaires rassemblés sur les terres ennemies ? Etait-ce 500, 1000 ou 5000 ? Camelot n'est qu'à deux jours de marche d'ici… est-ce que la ville est sauve ?

Les éclats de métal illuminent la nuit et des grognements de douleur se mêlent au froissement des feuilles sèches.

Arthur tournoie en abattant ses coups sur les assaillants vêtus d'uniformes noirs et rouges. Ils ne sont que trois ou quatre, ce sera vite terminé. Gwaine peut facilement mettre à terre une demi-douzaine d'hommes à lui tout seul, même quand il est saoul comme une barrique. Et le prince se targue de pouvoir doubler ce nombre facilement.

Il fait un pas de côté pour reprendre son équilibre et son pied glisse sur la mousse au pied d'un arbre. Pendant un quart de seconde sa garde est baissée et l'épée de l'homme avec lequel il lutte cingle sa jambe. Il lâche un cri de douleur, tombe sur son genou en pressant la blessure qui gorge déjà de sang le tissu raide de saleté de son pantalon.

Une nausée monte dans son œsophage et Arthur jure entre ses dents serrées. S'il n'était pas épuisé par les constantes péripéties de ce voyage, il serait capable de se relever, il ne sentirait pas déjà sa tête tourner et sa vision s'obscurcir.

La dernière chose qu'il entend est l'exclamation terrifiée de Merlin, puis il sombre dans une bienheureuse inconscience.

 

oOoOoOo

 

Quand il revient à lui, c'est Gwaine qui est penché sur son visage, cette fois. Le jeune homme barbu a l'air soucieux.

- Hé, princesse. De retour parmi nous ?

Arthur grimace et crachote la salive qui lui épaissit la bouche en essayant de se redresser.

- Il faut qu'on se remette en route, bafouille-t-il, exaspéré par la lenteur de ses mâchoires à former ses mots.

- Okay, dit Gwaine, bizarrement obéissant.

Arthur accepte la main qui lui est tendue, se hisse sur ses jambes et constate, furieux, que le jour est déjà bien avancé.

- Vous auriez dû me réveiller à l'aube ! râle-t-il, en se débarrassant de ce qui couvrait ses épaules et qui doit être la veste de son serviteur.

Merlin, qui était agenouillé à côté de lui à lui tamponner le front avec un chiffon, couine une excuse ridicule (du style "vous aviez une fièvre terrible"), mais le prince ne s'en préoccupe pas et met le cap sur Camelot en boitant.

Gwaine hausse un sourcil en faisant la moue, puis adresse un sourire contrit à Merlin.

- Allez, viens. Si on le laisse tout seul, il est capable d'attirer sur lui toute une garnison de scorpions géants.

Le grand garçon pâlit jusqu'au bout de ses oreilles décollées. Il ramasse sa veste et trébuche derrière le jeune homme barbu.

- Des scorpions géants ?

- Les Bois Ténébreux en sont truffés, lance Gwaine par-dessus son épaule, ses yeux bruns fixés avec inquiétude sur le prince qui se hâte devant lui.

Pourvu que Camelot soit toujours debout.

Pourvu que Morgane et le roi soient sains et saufs.

Et Guenièvre, et Gaius, et le peuple…

Arthur avance comme dans un rêve, sans sentir la fièvre qui fait rage sous son front, la blessure qui tire sur sa cuisse, sa jambe lourde et brûlante. Le ventre noué, sa main moite serrée sur le pommeau de son épée, il s'use les yeux à essayer de voir à travers la végétation, scrute la moindre éclaircie, sans ralentir.

Le ciel est bleu. Le ciel est bleu. Le ciel est… balayé de traces noirâtres, comme si des colonnes de fumée se dispersaient lentement. Son cœur tombe comme une pierre au fond de sa poitrine. Il accélère, n'entend pas Gwaine qui lui crie de ralentir sinon il va finir par s'évanouir. Son sang bouillonne dans ses veines et des éclairs de douleur vrillent son crâne.

Il trébuche, se rattrape à une souche, rampe plus qu'il ne gravit la dernière butte, en haut de laquelle il sait qu'il aura vue sur la ville.

Le soleil rouge et or embrase l'horizon quand Arthur se dresse au sommet de la colline, sa main tremblante appuyée sur un tronc pour se tenir debout.

Ses oreilles tintent et pendant un instant, il lui semble qu'il n'est plus vraiment là. Puis la fatigue, la morsure de sa blessure et la peur fusent le long de sa colonne vertébrale, le submergent de nausée et le font frissonner tout entier.

- Oh non… murmure Gwaine qui est parvenu à son niveau.

Les tours de Camelot se dressent en face d'eux, sur la colline à travers les arbres.

En flammes.

Le corps du prince plonge en avant et son ami n'a que le temps de le rattraper avant qu'il ne s'écroule.

- Arthur ! crie Merlin en accourant, avant de s'immobiliser, pétrifié, ses yeux bleus remplis par la désolation de la vallée.

Le chemin jusqu'au château, les villages et les champs, même le pont qui s'enfonce sous le couvert des arbres, tout est brûlé, détruit, jeté à terre comme écrasé sous le pied d'un géant. Et au-delà de la forêt, les tourelles blanches si belles sont noircies et brisées.

Gwaine s'accroupit pour déposer Arthur sur le sol.

- Ils ont été assiégés… souffle le prince d'une voix blanche.

Le jeune homme barbu repousse ses cheveux ondulés et hoche la tête, très sérieux.

- Sûrement.

- Qui a fait ça ? articule Arthur, hébété.

Gwaine pose sa main sur l'épaule de son ami et la presse.

- L'armée de Cenred… sinon ses soldats ne traineraient pas aux alentours pour cueillir des champignons…

Merlin s'assoit lourdement sur le sol, comme si ses jambes interminables n'avaient plus de forces.

- Gaius… souffle-t-il.

Ses cils sombres palpitent très vite, comme s'il s'efforçait de retenir ses larmes, et il se tourne vers son maître.

- Il faut les sauver, Arthur…

Gwaine est sur le point de dire "il faudrait une armée pour y arriver", quand le prince se raidit.

- Ils n'ont peut-être pas encore pris la citadelle. Le roi… si le roi n'est pas encore tombé, alors… il y a encore une chance. Allons-y.

Sous les yeux ébahis de son ami, il réussit à se lever et se remet en marche.

Et Merlin le suit.

Gwaine les contemple pendant un instant.

- Des fous… marmonne-t-il.

Puis il se relève et court pour les rattraper.

La nuit est tombée quand ils parviennent à la ville basse, silencieux et pâles.

Arthur a cessé de compter les chevaliers de Camelot dont les capes rouges fleurissent comme des coquelicots au milieu des charrettes brisées, des étals renversés, des fourches et des épées jonchant le sol creusé d'ornières. Il y a tellement – tellement – de cadavres partout. Pas que des hommes : des femmes, des enfants, des vieillards... Des mains tendues, des bras serrés pour protéger des bébés raidis par la mort, des visages contorsionnés de frayeur et de souffrance. Des robes déchirées et des flèches protubérantes, des portes qui claquent au vent dans le silence, le linge resté aux étendages dont les lambeaux s'agitent, du bétail affolé errant en vagissant lugubrement, la boue dans laquelle un ruisseau vermeil se fraye un passage.

Un massacre.

Arthur ne ralentit pas et Gwaine se demande quand est-ce qu'il va tomber, trahi par son corps épuisé. Les pupilles bleues de Merlin sont agrandies et fixes, hantées. Il a attrapé la manche du jeune homme barbu lorsqu'ils sont entrés dans le village et ne l'a pas lâchée depuis. Il avance d'un pas mal assuré, ses épaules recroquevillées. Gwaine est presque rassuré de savoir que les doigts fins du garçon sont toujours crispés sur le tissu rêche de sa chemise : il ne l'a pas perdu en route, c'est déjà ça.

Il n'y a pas une âme dans les rues englouties par la nuit et l'horreur. Personne de vivant, en tout cas. Le pont-levis n'est pas gardé et ils ne rencontrent personne en se faufilant dans le château par les communs.

Ils entendent au loin des chansons, aperçoivent des feux et des ombres, devinent de l'animation du côté de la maison principale.

- Les soldats doivent être dans la cour d'honneur, chuchote Gwaine quand Arthur s'arrête, chancelant, pour écouter au bout d'un couloir.

- Dans les baraquements, dans les appartements des chevaliers et les chambres des nobles, aussi, sans doute, répond le prince d'une voix hachée.

Son visage est livide, inondé de sueur. Son nez est pincé et des cernes se violacent sous ses yeux.

- Vous ne pouvez pas continuer comme ça, marmonne Gwaine en l'aidant à s'asseoir sur le rebord d'une fenêtre.

- Il le faut, proteste Arthur, le souffle entrecoupé de grimaces de douleur. "Il faut savoir ce qu'ils ont fait des survivants, où ils ont enfermé le roi. Ils ne peuvent pas l'avoir tué, c'est impossible…"

- Les survivants ont dû fuir dans la forêt, ça expliquerait la patrouille qu'on a rencontrée, dit pensivement Gwaine.

Mais combien d'entre eux ? Cette armée énorme a dévasté la ville entière, sans doute à la vitesse de l'éclair.

- Ils ont été pris par surprise, halète le prince. "Mais je ne comprends pas comment la citadelle est tombée si facilement…"

- Pourquoi il n'y a personne, nulle part ?

La voix de Merlin fait lever les yeux à Gwaine et il s'aperçoit que cela fait quelques minutes qu'il ne sent plus le léger tiraillement sur sa manche.

Le serviteur a fait quelques pas dans le couloir. Il presse son front contre une vitre teintée, puis revient vers eux et le jeune homme est presque épouvanté par l'expression vide des saphirs dans son visage blême.

- Il faut soigner Arthur, dit Merlin d'une voix mécanique. "Il faut aller chez Gaius."

- Non, proteste le prince avec effort. "Il faut trouver mon père, rassembler des informations."

La lune glisse, brillante et bleue, sur son front perlé de transpiration et sur les mains moites que le grand garçon maigre presse l'une contre l'autre devant lui.

- Je… commence Gwaine juste avant que son attention soit attirée par une ombre au bout du couloir, qui danse sur le sol dallé.

Il attrape le prince, le tire dans un recoin du couloir en sifflant un avertissement à Merlin qui trébuche en le suivant.

Quelque chose tombe dans l'obscurité avec un bruit fracassant et ils se figent tous les trois.

L'ombre s'est arrêtée à l'angle du couloir.

Puis, dans un froissement, quelqu'un se faufile dans leur direction sous une longue cape.

Gwaine retient son souffle, la main sur son épée.

- Merlin ?

La voix est effrayée, étonnée, pleine d'espoir.

Arthur, qui était en train de perdre conscience – le mouvement brusque de Gwaine a envoyé une décharge de douleur vibrante à travers sa jambe blessée – redresse la tête.

- Morgane ? balbutie-t-il d'une voix pâteuse. "Vous êtes en vie ?"

Le capuchon est rabattu en arrière par deux mains délicates et le visage triangulaire de la princesse apparaît dans la lumière éthérée de la lune, des larmes brillantes dans ses yeux couleur de perle.

 

 

A SUIVRE…

 

 

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