L'Hérésie des Sables

Chapitre 2 : Partie 2

Chapitre final

6288 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 16/06/2023 16:18

Heret marcha encore une grosse demi-heure avant d’atteindre ce qui semblait être les ruines d’un village, entourées de murs. Les maisons, construites avec des briques d’argile, étaient plus ou moins bien conservées. Mais on devinait que le temps était à l’œuvre, patiemment, pour les transformer en sable, et les dissoudre dans le désert. Après quelques déambulations dans les rues, tracées proprement de manière orthogonale, elle entra dans une maison qui semblait avoir été relativement épargnée. Là, elle découvrit que, côté jardin, une petite citerne avait été creusée avec une profondeur d’environ quatre coudées royales. Elle s’en approcha, et se penchant au-dessus, eu le bonheur de voir les étoiles se refléter dans le fond. Il y avait de l’eau !

Elle utilisa ses dernières forces pour s’introduire dans la citerne, n’ayant pas de contenant sous la main, et bu comme si elle était une amphore sans fond, jusqu’à ce que sa soif fût étanchée. Puis elle se rinça, afin de retirer tout le sable qui s’était collé à elle et à ses vêtements, ainsi que dans ses cheveux. Enfin, elle se hissa hors de la citerne, et retourna à l’intérieur de la maison, où elle s’allongea sur le sol, et s’endormit aussitôt.

Elle fut alors transportée dans un rêve étrange. Elle était au milieu d’une grande salle, entourée de pylônes, mais dépourvue de toit. Il faisait jour. Au-dessus, le soleil était éblouissant. Autour d’elle, il y avait beaucoup de gens, des hommes, des femmes, de tout âge. Ils dansaient, les yeux rivés vers le ciel, comme en transe. Il y avait de la musique, des notes de harpe, de lyre, de flûtes diverses, accompagnées de percussions qui imposaient un tempo soutenu. Les phrases musicales étaient répétitives et entêtantes, et Heret avait l’impression que l’espace se mettait à tournoyer autour d’elle.

Des chœurs chantaient, mais bien que l’hymne semblât être en égyptien, elle ne parvenait pas à en saisir le sens, elle reconnaissait seulement quelques mots de temps en temps : horizon, beau, réveil, ténèbres, mort… Il y avait comme un accent et une utilisation de la grammaire qui rendait le tout étrangement exotique.

Petit à petit, les corps qui l’entouraient commencèrent à se métamorphoser, les membres s’allongèrent, les mouvements devinrent de plus en plus désarticulés. Les visages étaient devenus difformes, étirés de toute part : mentons proéminents, oreilles grandes comme des feuilles de chou, crânes qui s’allongeaient…

Heret chercha à s’enfuir, mais les danseurs les plus proches l’entourèrent pour lui faire barrage, comme s’il fallait absolument qu’elle restât là, au centre de cette étrange pièce à ciel ouvert. 

« Lâchez-moi, laissez-moi partir ! »

Elle voulait hurler, mais son cri resta télépathique, car son corps était endormi, et ses muscles, en particulier vocaux, ne réagissaient pas aux demandes de son cerveau. C’est alors que de longs rayons descendirent par dizaine depuis le disque solaire vers le centre de la salle. Elle vit des mains de lumière l’entourer et la saisir.

Et enfin elle se réveilla, haletante. Il faisait nuit, et frais. Elle sortit prendre l’air à l’extérieur de l’ancienne habitation, il n’y avait pas un bruit. Le ciel était dégagé, la Voie Lactée baignait la cité en ruines de sa douce lumière. Heret se sentit rassurée, elle aimait regarder cette rivière céleste sur laquelle voguait, sans doute, la barque d’Hathor, sa protectrice.

 

De son côté, Eucratès arriva dans une zone où de grands bâtiments avaient visiblement été détruits, et disparaissaient petit à petit sous les sables. Il s’assit contre une sorte de colonne qui dépassait du sol, et vida le fond de son outre. Alors qu’il réfléchissait à ses options, l’épuisement prit le dessus et il s’assoupit.

Lui aussi fût transporté dans un rêve. Il était dans une salle étroite et sombre où des sarcophages étaient alignés. Il les observa un par un. Ils se ressemblaient, et étaient pauvrement décorés. Ce n’étaient vraisemblablement pas des sarcophages destinés à accueillir les momies de dignitaires. Ils étaient taillés, assez grossièrement, dans du bois.

Son inspection terminée, Eucratès explora la pièce. Les murs, construits de briques d’argiles, étaient nus. Il y avait deux issues, une fenêtre, très en hauteur, et une ouverture rectangulaire qui donnait sur un escalier. Ne souhaitant pas s’attarder dans cet endroit sinistre, il choisit de prendre l’escalier. Celui-ci était si long qu’on n’en voyait pas le haut. Il souffla pour se donner courage et énergie, et débuta l’ascension avec entrain. Les marches défilaient sous ses pieds les unes après les autres, inlassablement, toujours en ligne droite. Il monta longtemps, mais il lui était impossible de voir le sommet de l’escalier. Plus il montait, et plus son entrain baissait. C’était interminable. Il continua ainsi pendant ce qui lui sembla durer des heures, correspondant à des milliers de marches, mais toujours pas d’issue en vue. Soudain, il entendit un grincement qui venait de derrière lui. Il se retourna, mais ne vit rien, si ce n’est qu’il y avait une ouverture quelques marches en contrebas. Il redescendit pour y jeter un œil, il était de nouveau dans la même pièce que précédemment. Mais quelque chose avait changé. Les rayons du soleil passaient désormais par la fenêtre, et venaient éclairer les sarcophages, qui étaient tous ouverts.

Il se réveilla. La position assise dans laquelle il s’était assoupi était assez inconfortable, et il avait des douleurs, comme des courbatures, en plusieurs points du dos et des membres. Il fit quelques étirements pour soulager ses muscles, puis décida de reprendre la marche. Son rêve lui avait laissé une sensation de malaise, et il ne souhaitait pas s’attarder.

Il longea les constructions, avec l’espoir un peu vain de trouver de l’eau. Il n’y avait que des ruines, de ce qui semblait être des monuments, temples ou palais. Au bout d’un moment, le relief bloquait l’avancée en ligne droite, et les constructions incitaient à aller vers la gauche, ce qu’il fit, sans savoir s’il allait se rapprocher du Nil, ou au contraire s’en éloigner. Pour le moment, l’air était frais, et il n’avait plus soif. Mais il redoutait déjà le matin. Le soleil se lèverait, et les températures croîtraient rapidement.

Il arriva finalement devant un amas de ruines. Il faisait visiblement face à des maisons modestes qui avaient été complètement détruites. Il y avait aussi des traces de ce qui jadis devait être des rues. C’était probablement un ancien village d’artisans ou d’ouvriers. Eucratès le parcourut, en étant particulièrement sur ses gardes. A priori, l’endroit était totalement désert. Pourtant, il avait la désagréable sensation que quelqu’un l’observait. C’était sans doute le fruit de son imagination, mais il ne pouvait pas faire comme si de rien n’était, il restait donc attentif au moindre son, et regardait systématiquement tout autour de lui. 

Il parvint à un endroit où des briques étaient entassées de manière anarchique. Il était difficile de dire s’il s’agissait de ruines ou de matériaux de constructions laissés à l’abandon. Il s’assit sur l’un de ces tas pour faire le point et se projeter dans la suite à donner aux événements, ayant le sentiment d’être dans une impasse. C’est alors qu’il sentit un mouvement à côté de lui. Ses yeux regardèrent automatiquement dans la direction d’où le mouvement avait été repéré, et il se leva d’un bond. Les rayons de la lune éclairaient un serpent, qui devait initialement être caché dans le tas de briques, et qui s’était senti dérangé par la présence de l’homme. La bête s’avançait vers lui, en exhibant ses crocs avec agressivité. Eucratès ramassa une pierre, et alla se réfugier dans l’ouverture d’un bâtiment qui donnait sur des escaliers. Il serait plus facile d’écraser l’animal sur les marches en briques dures que dans le sable, si jamais celui-ci s’obstinait. Il resta tapi, les yeux rivés vers l’extérieur. Le reptile se pointa quelques secondes plus tard en faisant siffler sa langue fourchue. Sans trembler, le jeune homme lança sa pierre et lui trancha la tête.

L’escalier dans lequel il se trouvait s’enfonçait dans l’obscurité. Un son provenait des profondeurs, qui rappelait celui que fait un écoulement d’eau. Malgré toutes les angoisses que pouvait susciter l’idée de s’enfoncer dans pareil trou noir, Eucratès s’y risqua, en caressant l’espoir de pouvoir remplir son outre. Lorsqu’on mettait tout dans la balance, attendre le lever du soleil en n’ayant aucun moyen de se désaltére était sans doute l’option la plus dangereuse.

Il arriva assez vite en bas de l’escalier, malgré une descente prudente, où seul le toucher lui permettait d’évaluer son environnement pour avancer. Il se retrouva alors dans une petite salle faiblement éclairée. Les bruits aqueux provenaient de sous le sol. Il poussa un soupir, et regarda plus attentivement autour de lui pour chercher un moyen d’y accéder. Il sentit alors son ventre se nouer. 

« Par Amon ! »

L’endroit lui était effroyablement familier. La lumière, probablement celle de la lune, entrait par une fenêtre placée en hauteur. Et des formes sombres, vaguement humaines, allongées, étaient alignées. C’étaient des sarcophages. Il était dans la pièce dont il avait rêvé quelques heures auparavant !

Instinctivement, il appuya son dos sur le mur, afin de pouvoir maintenir toute la pièce dans son champ de vision. Les battements de son cœur martelaient sa cage thoracique. Les sarcophages allaient-ils s’ouvrir comme dans son rêve ? Pourrait-il sortir en prenant les escaliers ? Tout ceci était tellement étrange et dérangeant. Un tel rêve, prémonitoire, était vraisemblablement l’œuvre d’une divinité. Mais laquelle ? Il se remémora sa rencontre avec Anubis. Ce dernier l’avait justement averti que les dieux n’intervenaient plus dans cet endroit. Mais alors qui ?

Il essaya de parcourir mentalement toutes les hypothèses possibles et imaginables pour expliquer la situation actuelle. Toutes ces idées tournaient et se mélangeaient dans son esprit, au point qu’il n’arrivait pas à maintenir de fil conducteur. Il fut brutalement sorti de ses pensées décousues par un son qui venait des escaliers, comme des sandales qui claquaient sur les marches.

Il se tapit alors derrière un des sarcophages, celui qui était le moins exposé aux lueurs venues de la fenêtre, et observa attentivement. Une silhouette féminine entra dans la pièce. Elle avançait doucement, d’un pas hésitant. Elle semblait murmurer quelque chose, mais à voix très basse, tellement basse que, malgré l’absence de bruit autour, Eucratès ne pouvait distinguer ce qu’elle disait. Elle avança finalement jusque sous la fenêtre, où les rayons de la lune éclairèrent son visage, en dévoilant les contours.

« Heret ? »

La jeune prêtresse sursauta et poussa un cri de surprise. Puis, se ressaisissant :

« Eucratès, c’est toi ? Par Hathor, tu m’as filé une de ses frousses ! »

Les deux amants se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

« Quel est cet endroit, demanda Eucratès, et que fais-tu ici ?

_ Je ne sais pas, j’ai entendu du bruit alors que je passais devant, cherchant un moyen de quitter ces ruines. Je suis donc venue voir quelle en était l’origine. Les dieux soient loués, c’était toi !

_ Oui, quel bonheur de t’avoir retrouvée. Mais sortons d’ici, je n’aime pas cet endroit, il me met très mal à l’aise. Il faut que je te raconte… »

Ils remontèrent alors les escaliers et, au grand soulagement d’Eucratès, parvinrent à l’extérieur sans encombre. Ils relatèrent alors chacun leur tour toutes les péripéties qu’ils avaient connues pendant leur séparation.

« Mieux vaudrait ne pas trop nous attarder, conclut le jeune aristocrate, cet endroit est malsain.

_ Je suis d’accord. Je propose que nous allions nous reposer dans la petite maison où j’ai un peu dormi. Tu pourras remplir ton outre grâce à la cuve. Ensuite, essayons de partir au plus tôt, avant qu’il ne fasse trop chaud. Nous marcherons vers l’ouest, nous devrions finir par retomber sur le Nil. Si j’en crois les étoiles, c’est de là que tu es arrivé, il faudra donc refaire ton chemin en sens inverse. L’avantage, c’est que tu le connais déjà.

_ Soit, faisons comme cela ! »

 

Lorsqu’ils s’éveillèrent, après avoir dormi un peu dans la maison trouvée par Heret, il faisait déjà jour. Dans le ciel, c’était encore le scarabée Khépri, le soleil levant, qui éclairait l’Égypte. Mais il ne fallait pas traîner, bientôt, ce serait toute la puissance de Râ qui se déchaînerait, et la chaleur risquait de devenir insoutenable dans le désert.

Dehors, les ruines du village semblaient différentes de ce qu’elles étaient pendant la nuit. Certes, les voir en plein jour changeait les repères, mais les rues étaient bien dégagées, alors que pendant la nuit, elles étaient couvertes de sable, qui se logeait entre les sandales et la plante des pieds quand on marchait dessus.

Ils repassèrent devant l’entrée de l’étrange nécropole où ils s’étaient retrouvés durant la nuit. Eucratès marqua un temps d’arrêt.

« Tu veux y retourner ? », demanda Heret.

Le jeune homme hésita :

« Je ne sais pas trop. J’aimerais bien voir si les sarcophages se sont ouverts comme dans mon rêve.

_ Et que vas-tu faire si c’est le cas, et que, comme dans ton rêve, tu ne peux plus ressortir ?

_ Tu as raison. Ne nous attardons pas ici ! »

Ils reprirent donc la route, et parcoururent en sens inverse le chemin qu’Eucratès avait suivi durant la nuit. La température monta très vite et l’air était déjà passablement étouffant. Alors qu’ils avaient parcouru la moitié du chemin reliant le village en ruines d’où ils partaient au quartier des monuments vers lequel ils se dirigeaient, ils furent surpris par une musique qui venait de derrière eux. Ils se retournèrent, et virent une étrange procession. Une barque décorée d’or et de pierres précieuses était transportée par des porteurs et entourée de musiciens. Dans la barque, un trône était installé sur lequel siégeait une jeune femme richement vêtue. Enfin, deux immenses cobras, aux dents longues et courbées comme des sabres, encadraient ce petit groupe.

La procession s’arrêta devant eux, et les porteurs déposèrent la barque à terre. La jeune femme se leva de son trône et s’avança vers eux :

« Bienvenue, mes amis. Je suis Mérytaton, l’Aimée d’Aton, fille aînée du roi Akhenaton et de la reine Néfertiti. Aujourd’hui, nous célébrons le disque solaire, Dieu unique, et vous êtes nos invités. Veuillez prendre place à mes côtés dans cette barque. »

Heret et Eucratès échangèrent un regard, chacun cherchant à sonder les intentions de l’autre devant cette situation inattendue. Mais les deux cobras qui se rapprochaient d’eux les convainquirent d’obtempérer.

Ils montèrent donc aux côtés de la princesse Mérytaton, et le voyage se poursuivit. Ils arrivèrent dans le quartier des monuments, et les surprises continuèrent. Les temples étaient en parfait état, comme s’ils avaient été rebâtis. Le sable qui, durant la nuit, ensevelissait la plupart des ruines, avait été retiré, et surtout, il y avait une foule compacte de gens qui les acclamaient sur leur passage.

Comme pour répondre aux regards hébétés de ses deux invités, Mérytaton commentait tout ce qu’ils voyaient pendant leur promenade, expliquant la fonction de chaque bâtiment ou les activités des habitants. Sortant peu à peu de sa torpeur, Heret réalisa que leur hôte s’exprimait dans un égyptien assez particulier, prononçant certains mots d’une manière étrange, avec notamment des variations surprenantes sur les voyelles, et n’utilisait aucun mot qui soit issu du grec. La manière dont son discours était structuré rappelait un peu les textes classiques, sans être linguistiquement aussi pur que les productions du Moyen-Empire. En fait, cette façon de parler lui rappelait la chanson dans son rêve.

Finalement, le bateau fut transporté sur une grande place dallée, entourée de pylônes. Eucratès reconnut en passant la colonne contre laquelle il s’était assoupi plus tôt dans la nuit. La différence étant que tout le sable avait été retiré, et que toutes les colonnes étaient dans un état impeccable.

Heret, elle, reconnut le lieu où s’était déroulé son rêve, et devint livide. Comme dans ses visions, il y avait de la musique et des danseurs. Et puis cette chanson, elle essaya d’en saisir les paroles. C’était plus clair que dans son rêve. Il lui fallut néanmoins un gros effort de concentration, le temps de s’habituer au phrasé particulier des chanteurs. 

 

Quand tu disparais à l’occident du ciel,

L'univers est plongé dans les ténèbres et comme mort.

Les hommes dorment dans leurs demeures, la tête enveloppée,

Et aucun d'eux ne peut voir son frère.

Volerait-on tous leurs biens qu'ils ont à leur chevet,

Qu'ils ne s'en apercevraient pas !

Chaque lion quitte sa tanière,

Chaque serpent mord,

Règne l’obscurité, la terre est dans le silence,

Car celui qui l’a faite repose dans son horizon

 

« Qu’est-ce qu’il se passe ici, demanda finalement Eucratès, qui cherchait lui aussi à reprendre ses esprits. Qui sont ces gens, et que font-ils ?

_ Je ne sais pas. Ils ont l’air de chanter une ode au Soleil.

_ Je ne comprends rien à ce qu’ils disent, dans quel dialecte s’expriment-ils ?

_ Ce n’est pas très clair. La prononciation est étrange, mais c’est un égyptien assez pur, classique. J’imagine que c’est à peu près comme cela qu’on parlait du temps de Ramsès.

_ Du temps de Ramsès ? Et qu’est-on censé en déduire, que ça fait plus de mille ans qu’ils vivent coupés du reste du monde ?

_ Je n’en ai aucune idée. »

 

Pendant qu’ils discutaient ainsi, la place se remplissait de nouveaux danseurs, qui arrivaient en un flot ininterrompu. Mérytaton les avait un peu délaissés, et semblait être entrée dans une sorte de transe. Elle convulsait, et ses yeux, devenus totalement blancs, regardaient vers le soleil. L’astre du jour était au zénith, et la chaleur, amplifiée par le contact des corps toujours plus nombreux et plus serrés les uns contre les autres, était écrasante. Autour de la princesse, des danseuses tapaient sur des tambourins à un rythme très soutenu. De nombreux spectateurs regardaient dans sa direction, certains cherchant à l’imiter.

Enfin, le chant toucha à sa fin. 

 

Depuis que tu as créé la terre,

Tu te lèves pour ton fils qui est né de ton corps,

Le Roi qui vit de vérité, Seigneur des Deux-Terres,

Le Seigneur du Double-Pays, Néferkheperourê Ouaenrê,

Fils du Soleil, vivant de vérité, le Seigneur des Deux Couronnes,

Akhenaton, que la durée de sa vie soit grande !

Et sa Grande épouse qu’il aime, la Maîtresse des Deux-Terres,

Néfernefrou-Aton Néfertiti, puisse-t-elle vivre et rajeunir éternellement !

 

Puis la musique cessa. Seules quelques percussions continuaient à marquer un tempo, plus lent que pendant l’hymne. Alors, Mérytaton sortit de sa transe, et annonça d’une voix claire et puissante :

 

« Veuillez vous prosterner devant les souverains de Haute et de Basse Égypte, à travers qui nous parle Aton. Voici le couple royal, leurs Altesses Akhenaton et Néfertiti ! »

 

Toute l’assistance se prosterna, à genoux. Seule Mérytaton et ses deux invités hébétés restèrent debout. Tout le monde était tourné vers le sud. En effet, c’est de ce côté qu’arriva un imposant char couvert d’or, tiré par ce qui semblait être des esclaves, peut-être des domestiques. Ils le déposèrent à l’entrée du temple, et y installèrent un escalier. Les passagers du char, un homme et une femme, descendirent alors l’escalier en se tenant la main.

L’homme, Akhenaton, avait une stature assez imposante. Il était vêtu d’une longue robe de lin richement décorée. Il avait la peau brune et des traits typiquement égyptiens. Ses petits yeux noirs étaient comme fixés dans le vide, concentrés sur quelque chose que lui seul pouvait voir. Son long visage aux lèvres charnues était encadré d’un némès, coiffe rayée emblématique des pharaons, sur lequel était posé le pschent, la couronne blanche et rouge symbolisant l’union de la Haute et de la Basse Égypte. Il avait les bras croisés sur le torse, tenant un sceptre courbé héqa dans la main droite, et un flagellum nekhekh dans la main gauche, deux autres symboles du pouvoir royal. Eucratès se crispa, se demandant qui était cet usurpateur qui se permettait de s’afficher ainsi avec des attributs réservés à sa cousine, la seule souveraine du royaume d’Égypte.

Mais plus que le roi, c’était la reine qui attirait les regards. C’était une femme égyptienne à la beauté presque surnaturelle. Ses traits étaient d’une finesse remarquable, et son corps proportionné de manière idéale, comme si elle avait été dessinée par les dieux eux-mêmes. Sa robe, tressée dans un lin de très grande qualité, épousait parfaitement sa silhouette. Elle se tenait droite, et semblait surplomber le monde de son regard pénétrant. Elle portait une couronne étrange, faite de bandes bleues retenues par un diadème en or massif.

Mérytaton fit signe à ses deux invités de la suivre, et tous trois allèrent se prosterner devant les souverains.

 

Le soleil devint alors plus fort que jamais. La lumière était si éblouissante que les deux invités durent se couvrir les yeux, de peur de devenir aveugles. La chaleur était si accablante que respirer était une véritable torture, car l’air qui entrait en eux leur brûlait les poumons. L’espace autour devenait de moins en moins perceptible, toute réalité semblait disparaître, se fondre dans un tourbillon de lumière et de chaleur. Heret et Eucratès étaient complètement écrasés par cette puissance, incapables de faire le moindre mouvement, attendant de se dissoudre dans le soleil en même temps que le reste de l’Univers.

Soudain, une voix douce et pénétrante les appela :

« Relevez-vous ! »

Ils obéirent. Les yeux du couple royal brillaient désormais comme des petites étoiles, et des bras lumineux, semblables à ceux qu’Heret avaient vu en rêve, descendaient du ciel pour les entourer.

« Retournez-vous ! », ordonna la reine.

Derrière eux, un incendie gigantesque recouvrait toute la place. Les gens continuaient à danser dans les flammes, comme si de rien n’était. Si ce n’était qu’ils se consumaient. Petit à petit, tour à tour, ils se réduisaient en tas de cendres. Autour de l’incendie, quelques prêtres qui n’étaient pas touchés par les flammes, récitaient des prières ou des incantations.

Ce fut alors au tour du roi de s’adresser à ses deux invités saisis d’horreur :

« Voyez la puissance d’Aton, père et mère de toute création. Les mécréants nous ont effacé de l’Histoire, mais tous les ans, Aton nous régénère, et nous revenons l’adorer. »

Puis, le couple royal se retourna, et remonta dans son char.

« Suivons-les ! », intima Mérytaton en les poussant doucement dans le dos.

Leur état de sidération les rendant incapables de protester, Heret et Eucratès firent ce qu’on leur demandait. La procession, composée du char transportant le couple royal, de ses porteurs, de prêtres, de musiciens, de la princesse Mérytaton et de ses invités, ainsi que des deux cobras géants, se dirigea vers un bâtiment monumental plus au sud. Le rythme était très lent, et le soleil, bien qu’ayant commencé sa descente, démontrait encore sa toute-puissance.

 

On entrait dans le bâtiment par une ouverture située côté est. L’intérieur était une salle unique, parcourue de colonnes qui permettaient de soutenir le lourd toit de pierre. Les murs étaient décorés de peintures magnifiques, représentant des paysages à la végétation luxuriante, peuplés d’oiseaux multicolores, et de femmes et d’hommes en adoration devant un disque solaire étrange, qui possédaient une dizaine de bras terminés par des mains humaines.

Au sol étaient alignées des rangées entières de sarcophages, posés sur des tréteaux. Contrairement à ceux qu’ils avaient vu dans la nécropole du village, ceux-ci étaient richement décorés d’or et de peintures aux couleurs vives.

Commença ensuite une étrange farandole. Le couple royal descendit de son char, et se mit à parcourir l’immense salle en suivant une trajectoire en spirale, commençant par longer les murs, et se rapprochant petit à petit du centre. Mérytaton suivait juste derrière, accompagnée de ses deux invités. Puis venaient les prêtres, qui psalmodiaient quelques prières, accompagnés des musiciens, qui leur battaient la mesure. Enfin, les autres participants fermaient la marche. Les deux cobras géants tournaient autour de la salle en sens inverse. Lorsqu’enfin la procession s’arrêta, chaque membre du cortège se trouvait devant un sarcophage. Il y en avait exactement un par participant, si l’on incluait Heret et Eucratès dans le compte. Les deux reptiles vinrent se replacer devant l’entrée.

Les porteurs du char royal furent les premiers à rentrer dans leurs sarcophages. Ils s’installèrent dans ceux qui étaient les plus excentrés, le long des murs. Puis ce fut le tour des prêtres et des musiciens. Les meubles funéraires se remplirent ainsi les uns après les autres, dans le même ordre que la procession, en commençant par ceux situés à l’extérieur, puis, petit à petit, ceux placés plus au centre de la salle.

La reine et le pharaon s’installèrent dans deux sarcophages entièrement couverts d’or, au beau milieu de la pièce. Il ne restait plus que trois sarcophages, placés juste derrière les deux sarcophages royaux. Mérytaton se tourna alors vers Heret et Eucratès, et leur dit :

« Ces deux sarcophages sont pour vous. Vous avez été témoins de la puissance d’Aton. Rejoignez-nous, et vivez avec nous pour l’éternité dans l’amour du Soleil. Faites vite, dès que la nuit sera tombée, tout sera scellé pour un an, et votre chance sera passée. »

Sur ces mots, elle entra dans un des sarcophages restants, et le ferma.

Les deux amants se retrouvèrent seuls, devant les deux sarcophages ouverts qui leur étaient destinés, tous les autres étant désormais clos. Enfin seuls, pas vraiment. Les deux cobras géants gardaient toujours l’entrée du monument.

« Je ne veux pas entrer là-dedans, se lamenta Heret, vraiment pas. Partons d’ici je t’en supplie.

_ Je suis d’accord, hors de question que nous nous éternisions ici, répondit Eucratès.

_ Tu crois qu’ils vont nous laisser partir ? »

Le jeune Macédonien regarda les deux affreux reptiles qu’elle montrait du doigt.

« Eh bien, on ne va pas leur demander leur avis. »

Et disant cela, il referma le sarcophage qui était devant lui. Ne constatant aucune réaction de la part des deux serpents, Heret fit de même. Et au moment où le couvercle claqua contre la cuve de ce dernier sarcophage, l’ensemble des sépultures s’embrasa. Cela faisait comme des dizaines de torches géantes qui brûlaient. Les flammes montèrent très vite, d’une manière qui n’avait rien de naturel. Elles vinrent rapidement lécher le plafond. Heret et Eucratès se mirent à plat ventre pour pouvoir continuer à respirer, et s’exposer le moins possible à l’appétit du feu. Ils rampèrent vers la sortie pour échapper à cette fournaise.

Les deux cobras, jusque-là totalement impassibles, se mirent également en mouvement, et rampèrent dans leur direction. Éblouis par l’incendie, et gênés par les sarcophages qui leur cachaient la vue, les deux fuyards ne s’en rendirent pas compte. Ils continuaient à avancer, comme si de rien n’était, en veillant à bien se protéger le visage et à garder le nez le plus près possible du sol, là où la température était la plus basse. Ils furent soudain surpris de se retrouver face aux deux bêtes qui rampaient à une vitesse folle. 

Eucratès se leva d’un bond en poussant un cri d’effroi. Les deux serpents face à lui se dressèrent en sifflant, menaçants. Debout, il était exposé à la chaleur insoutenable de l’incendie, mais c’était sa seule chance de pouvoir leur échapper. Pendant qu’il occupait les deux créatures en les défiant du regard, Heret les contourna, en veillant bien à maintenir les sépultures ardentes entre elle et eux, afin de ne pas entrer dans leur champ de vision. Puis, quand elle se fut assez rapprochée, elle donna un vif coup de pied dans le sarcophage situé entre elle et le monstre le plus proche. L’énorme torche bascula et glissa de son tréteau sur le serpent qui commença à s’embraser. Elle courut ensuite sans se retourner vers la sortie, suivie d’Eucratès.

Bien que les températures fussent encore très élevées dehors, ce n’était rien comparé à la fournaise qu’était devenu l’étrange monument. Le ciel commençait à rougeoyer, indiquant que la course du soleil touchait à sa fin, et un vent se levait, charriant avec lui le sable du désert. 

Ils entendirent un bruit fracassant derrière eux. C’était le monument qui, sous la pression des flammes, s'effondrait sur lui-même, et retrouvait son état de ruine. Petit à petit, tous les autres bâtiments autour subirent un sort similaire. Et immédiatement, des nuages de sable vinrent les recouvrir. La journée d’Aton était terminée.

« Ne traînons pas, intima Eucratès, nous nous sommes déjà assez attardés en cet endroit maudit. Profitons de la fraîcheur de la nuit pour essayer de retourner sur les rives du Nil afin d’y retrouver notre bateau. J’étais entré en passant devant une grande stèle dans cette direction, au nord. Franchissons-la et tournons vers l’ouest. »

Ils se mirent en marche d’un pas rapide. Tout en avançant, ils contemplaient les derniers monuments qui s’effondraient au rythme du soleil descendant derrière l’horizon. Ils avaient une sensation étrange, comme s’ils étaient suivis. Inquiète, Heret se retourna, et son sang glaça.

Un des deux cobras géants, vraisemblablement celui qui n’avait pas été écrasé sous le sarcophage, avait réussi à s’extraire des ruines, et s’était lancé à leur poursuite. Les deux jouvenceaux se mirent à courir. Ils voulaient atteindre la stèle au plus vite, mais la créature se rapprochait inéluctablement, bien plus à l’aise qu’eux sur les routes de plus en plus recouvertes par les sables.

Finalement, sentant qu’il serait impossible de remporter la course, Eucratès s’arrêta près d’une ruine et ramassa un long fragment pointu d’une statue brisée pour faire face à la bête. Alors que celle-ci montrait les crocs, il s’élança sur elle, et la frappa à la bouche. La créature eut un mouvement de recul, et recracha un liquide noir et visqueux qui devait être son sang. Cependant, elle ne s’avoua pas vaincue pour autant et repassa à l’attaque. Le jeune homme la repoussa en frappant un coup avec le côté de son arme, avant d’enchaîner un second coup de la pointe qui transperça la peau de l’animal. L’énorme reptile se raidit, alors que le sang coulait à flots de sa blessure, et s’effondra au sol. Eucratès l’observa encore un instant, méfiant, puis se retourna pour rejoindre Heret. Alors, dans un dernier spasme, la créature se redressa et mordit le jeune homme au mollet gauche, avant de s’effondrer pour de bon au sol, morte. Les derniers rayons du soleil s’évanouirent à l’horizon, et le corps de la bête devint poussière.

Surpris par l’éclair de douleur qui traversa son corps en partant du point d’entrée du croc, Eucratès tomba à terre. Alertée, Heret se précipita vers lui.

« Ne t’en fais pas pour moi, ça va aller. Poursuivons notre route ! », dit-il en se redressant.

Ils reprirent leur marche vers le nord, mais plus le temps passait, plus le jeune Macédonien éprouvait de la peine à avancer. Sa jambe était presque entièrement paralysée jusqu’au fessier, et il progressait en boîtant d’une manière de plus en plus marquée. La paralysie commença ensuite à attaquer la deuxième jambe, ainsi que les muscles abdominaux. Et, alors qu’ils n’étaient plus qu’à environ deux toises de l’imposante stèle, il s’effondra au sol, le bas de son corps ne répondant plus. Il essaya de continuer à avancer en rampant avec ses bras, mais il était à bout de forces.

« Mon amour, je t’en supplie, ne me laisse pas dans cette cité maudite. Il faut… à tout prix… qu’on franchisse la stèle… »

Avec la rage du désespoir, Heret lui saisit les mains, et le tira de toutes ses forces pour l’amener hors des limites de la cité. C’était dur, car il était plus lourd qu’elle, et plus le temps passait, moins il était en mesure de l’aider, car le venin se répandait à toute vitesse dans son organisme, et touchait tous ses muscles les uns après les autres.

Enfin, après un ultime effort où elle dut puiser dans ses réserves, Heret parvint à franchir la ligne imaginaire dessinée par la stèle et se laissa tomber à terre, le temps de reprendre son souffle. Lorsqu’elle releva la tête, elle eut la surprise de constater que le dieu Anubis les attendait.

« C’est bien Eucratès, tu as réussi à revenir sur une terre bénie des dieux, fit la voix caverneuse de la divinité. Quand tu seras prêt nous pourrons y aller. »

Heret tressaillit :

« Aller où ? Il ne peut pas partir avec vous, il a une mission divine à remplir. C’est un guérisseur qu’il nous faut, pas un embaumeur ! »

Le dieu à tête de chacal la regarda du coin de l’œil.

« Hélas, certaines guérisons ne sont pas possibles », déclara-t-il simplement.

Eucratès était au plus mal. Le venin était monté très haut dans son corps, et avait commencé à toucher ses organes vitaux, cœur et poumons. Respirer était maintenant un vrai combat.

« Désolé mon amour, le voyage s’arrête ici pour moi, dit-il dans un râle. Je suis très heureux de le terminer à tes côtés. Un nouveau voyage m’attend. Maintenant, fonce à travers la nuit, avant que Seth ne revienne dans le désert... »

Comprenant qu’elle ne pourrait pas inverser la tendance, elle assista, impuissante, les joues couvertes de larmes, à l’agonie de son bien-aimé. Celui-ci ferma les yeux dans un dernier soupir. Alors Anubis souleva la dépouille du jeune homme, et disparut dans la nuit.

 

Désormais seule, Heret se tourna vers la Voie Lactée, et déclara :

« Ô Hathor, ma déesse, je jure de poursuivre la quête que tu nous as confiée. Puisses-tu soutenir mon amour quand il se présentera devant Osiris pour y être jugé. »

Et, essuyant ses larmes, elle s’élança à travers la mer de dunes, qui s’étendait jusqu’à l’horizon.

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