Le fils d'Ariane

Chapitre 1 : Le fils d'Ariane

Chapitre final

3002 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 26/10/2023 01:06

Défi : "Le fil du destin" (septembre/octobre 2023)

Niveau 1 : le fil rouge (exploitez la métaphore du fil du destin)

Niveau 2 : cliffhanger (terminez votre histoire sur un cliffhanger)

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Synopsis : Suite à un divorce difficile, un musicien se retrouve avec le fils de son meilleur ami sous son toit. L’enfant lui réclame une histoire mythologique qu’il n’a jamais entendu. Le poète des temps modernes décide de réinterpréter à sa sauce la légende du fil(s) d’Ariane.

Format : déviation (réécriture de mythe, double lecture)

 

Le fils d’Ariane


Junior me fixe depuis un moment. Depuis qu’Ania est partie, en gros. Heureusement qu’elle lui a fait à diner avant de rentrer chez elle. Décidément, il va falloir que j’augmente son salaire, je ne sais pas ce que je ferais sans elle. D’ailleurs, là, je ne sais pas trop quoi faire, j’dois bien l’admettre. C’était une mauvaise idée de le prendre maintenant. Il est trop tôt. Artus n’est clairement pas en état de s’en occuper. Moi, c’est pas qu’les gosses me dérangent, mais quand celui-là me fixe, comme ça, avec ses grands yeux d’azur, identiques à ceux de son père, ça ne m’aide pas à me détendre. Je mettrais bien les mains dans mes poches, tiens. Foutu tic.

- Alors, t’as bien mangé ?

- Oui.

Trois lettres. Bordel. La soirée va être longue.

- Cool. Tant mieux. Euh… Tu vas t’passer à l’eau et te laver les dents avant de te coucher, ok ?

Au moins, il obéit facilement. C’est l’avantage avec ce gamin. Docile, tranquille, à mon avis il y a plus d’un parent qui rêverait d’avoir un modèle comme celui-là. Ça rend son destin encore plus tragique. Il ne méritait pas d’être baladé comme un vieux sac. Je vais l’accompagner jusqu’à la salle de bain, histoire qu’il ne se sente pas trop seul, et pour éviter qu’il aille voir en douce son paternel…

Eh merde, Artus a laissé la porte entrouverte. Il ne va pas résister à l’envie d’aller voir... Gagné.

- Junior ! Steu’plaît, laisse-le se reposer. Tu le verras demain.

Au moment où je le rattrape par l’épaule, je jette un coup d’œil quand même, moi-aussi, on ne sait jamais. À vue de nez, il ne dort pas, il végète plutôt. Il a le dos tourné à la porte, ouf. Junior n’a pas dû voir grand-chose. Les enfants ne devraient pas voir les faiblesses de leurs parents.

- Qu’est-ce qu’il a papa ?

- Il est malade.

- Il a quoi comme maladie ?

Réfléchissons à la réponse. Je pense que « il choisit mal ses bonne-femmes » et « ta mère est une grosse salope de merde qui veut détruire sa vie » n’est pas une option raisonnable. Je ne peux pas non plus lui dire frontalement qu’il est bourré ou défoncé. Dépressif, pas mieux. Un peu d’originalité, Matt, fais-toi violence. T’as reçu l’oscar de la meilleure chanson originale. Six Grammy’s. T’as survécu aux pires interviews, et même à Théo Rivoli qui voulait absolument savoir si j’avais embrassé son mec en cachette au collège. Un pipeau pour un gosse de cinq ans, c’est easy.

- Il a mal à la tête et il est très fatigué.

- Il est toujours fatigué.

- Possible.

- Tu le fais trop travailler.

Bordel, ça va encore être de ma faute. Je veux bien que sa mère m’attribue tous les fléaux de la terre, du covid-19 à la guerre en Ukraine, mais je ne suis pas responsable de son divorce ! Ils ont fait du caca tout seuls, comme des grands, Artus et elle. Moi, j’suis juste là pour ramasser les morceaux et jouer les nounous pendant la garde alternée.

- Oui, bon, dépêche-toi d’te laver. Je vais te chercher ton pyjama.

Les gosses normaux ils ont des dinosaures ou des chiens qui font du vélo sur leurs pyjama, lui il a carrément une frise chronologique avec des vases grecs et des silex taillés. Je ne sais pas quel musée à la con a pu imprimer un truc pareil, à moins que ce ne soit encore un artiste indépendant. On devrait créer un permis pour les dessinateurs, sérieux.

- Tiens.

J’ai balancé le truc par la porte entrouverte comme un malpropre. C’est pas sympa, mais il a le droit à son intimité aussi le petit.

- Ah ! Le pyjama de mamie !

Bon ben musée alors. Avec ses petites charentaises comme son daron, je ne sais pas si c’est moche-dégueulasse ou trop choupi.

- Aller, hop, au dodo.

- Tu parles très mal, oncle Matt.

J’t’emmerde.

- Pt’être, mais j’écris bien.

- Demain, tu m’apprendras à écrire des chansons ?

- Si tu veux.

Ça me fait bizarre de border un Artus en miniature, plus encore que de border le gros. Pourtant, ça devrait être l’inverse.

- Oncle Matt ?

- Oui Junior ?

- Tu me racontes une histoire, s’il te plaît ?

- Si tu veux… Tu aimerais quoi comme histoire ?

- Mamie a toujours plein d’histoires sur la mythologie.

- Je devrais avoir ça en stock.

Je n’ai pas la culture classique d’Artus et Mary, mais ma mémoire eidétique devrait m’servir sur ce coup-là.

- Qu’est-ce que tu penserais d’une aventure d’Ulysse ?

- Oh non, je connais l’Odyssée par cœur.

- Jason et la toison d’or alors ?

- Tu ne connais que des histoires avec des bateaux ?

Je vais lui raconter comment Zeus investie une ménagerie entière pour violer des nanas et engendrer des monstres partout. Il va faire des cauchemars toute la nuit, ça lui fera les pieds.

- Dans ce cas, l’histoire du minotaure et du fil d’Ariane…

- Je la connais aussi.

Ok. Là, ça m’énerve. Je suis un génie, nan : un dieu de la musique ! J’écris des chansons depuis quasiment trente ans, je dois bien être capable de lui inventer une histoire en quelques minutes. C’est dans tes cordes, Matt le jukebox. Pense à la mélodie, le texte vient après.

- Ok. Tu connais l’histoire du labyrinthe, mais pas celle du fils d’Ariane.

- Le fils d’Ariane ?

- C’est ça, le fils.

- Non…

Mouché mon Junior ! Maintenant, tu laisses le champion de poésie de la classe de cinquième B de madame Artémia te montrer ce dont il est capable.

- Après que le héros Thésée ait vaincu le minotaure et abandonné Ariane sur l’île de Naxos…

- L’île de Dia.

- Hein ?

- Mamie dit que c’est l’île de Dia. Elle dit qu’il faut toujours se fier à Ovide.

- Tu sais qui c’est, au moins, Ovide ?

- Un vieux poète ?

- Ouais, et moi aussi je suis un poète, jeune et fringant. C’est le magazine Rolling Stone qui le dit. Et moi je suis encore en vie. Donc Ovide, tu le laisses dans ses ruines en Roumanie et tu viens avec moi à Naxos !

- D’accord.

- Isolée sur l’île de Naxos, Ariane pleurait sa solitude. Thésée l’avait abandonnée, il ne lui restait plus que ses souvenirs, et le fil rouge qu’elle avait utilisé pour guider son héros à travers les dédales du labyrinthe. Elle l’avait rembobiné et le conservait près de son cœur, jour et nuit, comme un précieux trésor. Les insomnies étaient devenues son quotidien. Dévorée par la mélancolie, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Une nuit, Dionysos entendit ses pleurs depuis l’Olympe. Il décida de la visiter dans sa chambre. Le dieu trouva insupportable qu’une telle beauté soit gâchée par le désespoir. Il s’adressa à elle en lui faisant une promesse : si tu utilises cette pelote de laine pour…

- Ça existait des pelotes de laines dans l’Antiquité ?

Mais qu’est-ce que j’en sais ? Mary a encore dû l’emmener dans un musée de la broderie et du tricot. Des fois, j’me dis que s’il était plus comme sa mère – c’est-à-dire con comme la pluie – plutôt que cultivé et curieux comme sa grand-mère, ce serait plus simple pour tout le monde. On pourrait le caser dans un coin, comme un pot de fleurs.

- Cesse de m’interrompre sans arrêt, sinon je vais perdre le fil.

Le fil d’Ariane. "Ah-Ah".

- D’accord.

- Je disais donc : Dionysos s’adressa à Ariane en ces termes : « si tu utilises cette pelote de laine pour créer une poupée, je te conduirai jusqu’à un nouveau héros ». Ariane ne voulait pas d’un autre héros, elle voulait Thésée. Mais elle se dit que finalement, coudre une poupée avec son fil l’aiderait à penser à autre chose. Et puis l’ordre venait d’un dieu, désobéir aux dieux est toujours un pari risqué. Alors elle s’exécuta.

Le jour suivant, sa poupée fut terminée. Une poupée brodée dans un fil pourpre, autour de laquelle elle enroula un petit morceau de lin pour lui faire une tunique. Elle posa cette poupée contre sa poitrine en attendant la venue de Dionysos. Elle finit par s’endormir avant l’arrivée du dieu. Quand elle se réveilla, la poupée s’était transformée en nourrisson. Un gros bébé, rougeau et bien portant était allongé sur elle. Lorsqu’elle le prit dans ses bras, il se mit à hurler, d’un cri puissant, vivace. L’enfant avait faim. C’est là que Dionysos réapparut et demanda qu’elle lui donne le sein. Ariane n’en revenait pas : elle était bel et bien devenue mère, car elle réussit à nourrir l’enfant de cette façon. Dionysos déclara : « voici ton nouveau héros, désormais ». Ariane accepta ce présent divin et nomma son fils Staphylos.

Sous la bénédiction de Dionysos, dieu des vignes et de la fête, les habitants de l’île de Naxos vivaient dans l’abondance, pour le bon plaisir d’Ariane et de son fils. Très vite, Ariane redevint aussi belle qu’autrefois. Elle avait retrouvé sa joie de vivre, son sourire éclatant, ses belles boucles blondes, ses formes plantureuses... La princesse oubliée fut de nouveau au centre des attentions, les prétendants se bousculaient pour la prendre comme épouse. Touchée par toutes ces flatteries, et voyant son fils prendre de l’âge, elle se laissa finalement courtiser dans l’espoir de fonder un nouveau foyer, ce qui rendit Dionysos jaloux. Le dieu ne voulait pas partager cette humaine, dont il était tombé amoureux. Ses soupirants étant trop nombreux pour qu’il abatte sa malédiction divine sur eux tous, il décida d’enlever Ariane. Il l’arracha à sa chambre et l’emporta avec lui loin de l’île, abandonnant son fils derrière eux.

Staphylos était alors un adolescent en pleine santé, grand et fort, qui fréquentait la palestre. La disparition de sa mère l’affectait énormément. Il s’en voulait terriblement de n’avoir rien pu faire pour la sauver. Quel guerrier pouvait être aussi faible ? Quel homme pouvait ainsi se laisser déshonorer en assistant, impuissant, à l’enlèvement de sa propre mère ? Quelques jours après l’enlèvement d’Ariane, Staphylos se réveilla à l’aube avec une légère douleur dans l’index. Il se leva et contempla son doigt : un fil y était accroché. Un fil rouge. Il semblait sortir de sous son ongle. Il ne pouvait ni le retirer, ni le sectionner. Il essaya pourtant, avec une paire de ciseaux, mais le fil était indestructible. Il semblait aussi s’étirer à l’infini. Il sortait du palais d’Ariane et traversait toute l’île. Staphylos remonta le fil qui se réduisait au fur et à mesure qu’il le suivait jusqu’à la plage. Une fois sur le sable de la côte, Staphylos constata que le fil s’enfonçait dans l’eau. Instinctivement, il comprit. Il savait que ce fil le conduirait jusqu’à sa mère, qu’ils étaient unis par ce fil. Staphylos fit amarrer un bateau et mit cap vers Lemnos…

Je me suis arrêté pour reprendre mon souffle, j’étais à fond dedans, mais je me rends compte qu’il ne bouge plus et ne dis plus rien depuis un moment. Il ne m’a même pas demandé si les ciseaux existaient dans l’antiquité – spoiler : j’n’en sais foutre rien ! Hop, on réajuste la couverture jusqu’aux épaules, coincée sous le bras pour ne pas qu’elle glisse. Il est mignon quand il dort… Forcément qu’il est mignon, il ressemble à son père. Il ressemble trop à son père.

- Bonne nuit, Artus.

Il ne m’entend pas, vu qu’il dort. Pas grave. Bon. Allons voir Artus senior, maintenant. C’est bien, moi qui n’aie pas d’enfant, d’un coup, j’ai l’impression d’en avoir deux. Je ne sais pas comment il fait Cyk, lui qui en a trois. Faudrait que je lui demande des conseils au papa ours.

Je préfère toquer à la porte quand même. J’allais m’annoncer, dire « C’est moi », mais ce serait très con, qui ça pourrait être d’autre ? On n’est que trois dans la baraque à c’t heure. Et puis c’est chez moi ici. Visiblement, il est toujours réveillé, même s’il ne bouge pas trop. C’est l’heure pour le docteur Paris d’inspecter le malade.

Ça ne sent pas trop le fauve, il a dû trouver la force de se laver. Y a du progrès. Je ne vois rien de suspect qui traine. Normalement, avec Ania, on a veillé à ce qu’il ne reste aucune substance dans le coin, mais je préfère rester prudent. À ma connaissance, il a au moins mangé un peu ce midi. Reste à vérifier pour les petites pilules de prozac.

- Tu as bien pris ton médicament ?

- Humh.

- Tu veux que je t’apporte une tisane ou un thé ?

- Non, ça va. Junior est couché ?

- Oui. Tout va bien de son côté.

- D’accord. Merci de t’en être occupé…

Comme si je pouvais faire autrement... Je suis lié à toi, et toi à lui. Il est donc lié à moi. Pour une pelote de nœuds, c’est une pelote de nœuds, mais je ne la démêlerai jamais. Pour rien au monde.

- Je suis content de moi, j’ai trouvé une histoire à raconter à Junior.

- Ah ?

- Yep. À n’me focaliser que sur la musique, j’ai peut-être raté une vocation d’écrivain.

- Elle raconte quoi, ton histoire ? murmura Artus d’une voix fatiguée.

Je m’allonge sur le matelas contre son dos pour le serrer dans mes bras. Il n’y a que ça qui arrive à le calmer en ce moment. Ma tête posée contre la sienne, je peux même embrasser ses cheveux. J’aimerais tellement que tout cela se fasse dans un autre contexte, plus heureux. Que ce ne soit pas juste pour l’empêcher de sombrer complètement. Que ce ne soit pas juste la tendresse d’un frère de cœur pour son âme sœur…

- Je lui ai raconté l’histoire du fils d’Ariane.

- Du fil d’Ariane ?

- Non, le fils. J’suis pt’être du genre à bouffer mes négations, mais ma langue ne fourche pas.

J’ose lui prendre la main. Ce contact a l’air de lui faire du bien. À moi, il me fait du bien, en tout cas. Je le visualise presque, ce fil rouge qui s’enroule autour de nos phalanges.

- Raconte.

- Après avoir vaincu le minotaure et s’être enfui en emportant Ariane, Thésée abandonne finalement sa princesse sur l’île de Naxos.

- Ce n’est pas plutôt sur l’île de Dia ?

- Nan mais vous êtes chiants dans votre famille !

Je crois qu’il sourit. Je ne vois pas bien dans la pénombre, depuis cet angle. C’est un bon début. Aller. Une nuit de plus et tout ira mieux demain. « La vie est un labyrinthe, mais on s’en sortira, ma promesse n’est pas feinte : si tu tombes, si tu dérapes, je t’aide et je te rattrape. Et aux moments pervers, tu es mon fil d’Ariane. Si je tombe, si je dérape, tu me sauves et tu m’attrapes. Rouge comme un destin, tu es le fil au bout de ma main. » Ouais. Là, je tiens un truc.

- Je disais donc : Ariane se retrouve seule, abandonnée, sur l’île de Naxos. Touché par sa détresse, Dionysos lui apparaît et lui dit…

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