Clair-Obscur

Chapitre 9 : Sfumato

Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/09/2010 22:44

 

Sfumato

 

Naruto ouvrit  un œil quand Kiba se laissa tomber à côté de lui dans l’herbe drue qui bordait le lac. Juste un œil, l’éclair d’un iris bleu avant de reporter son attention sur le ciel immense au-dessus de lui.

« Yo. 

-  … ‘lut. 

- Tu pues le sang et la sueur à deux cents mètres Naruto, » l’informa aimablement l’Inuzuka avec le manque de tact qui le caractérisait en reniflant un coup pour illustrer ses propos. « Tu devrais prendre un bain avant que le sang dans tes cheveux ait fini de sécher, ou ça va être super chiant à nettoyer… Je sais de quoi je parle, ça m’a pris trois jour pour qu’Akamaru arrête d’empester le sang de ces ninjas de la Terre la dernière fois… »

Naruto referma les yeux, et émit un grognement vague et non-compromettant qui pouvait passer pour une réponse si on avait beaucoup d’imagination. Bien sûr qu’il prendrait une douche, juste, pas maintenant.

Pour le moment il avait simplement l’intention de rester allongé là, de faire le mort, et avec un peu de chance quand il se relèverait plus tard pour rentrer chez lui, il ne s’effondrerait pas en chemin.

 

C’était un événement fort rare, mais tous les muscles de son corps lui faisaient mal.

La plupart du temps, ses capacités hors norme de guérison lui épargnait les crampes et autres douleurs subséquentes d’un entraînement vigoureux, mais son flux habituel de chakra n’était pas encore tout à fait rétabli, et les sessions matinales des cinq derniers jours l’avaient mis à rude épreuve.

Cinq jours, déjà.

 

Sur leur droite Akamaru passa en trombe, dégringola le talus et atterri sur le lac en soulevant une énorme gerbe d’eau avant de repartir à toute vitesse vers le centre de l’étang. De manière étrange, la vision de l’énorme molosse blanc gambadant sur la surface lisse de l’eau parvenait encore à le surprendre à chaque fois… Il était facile d’oublier que les compagnons des Inuzuka étaient des chiens ninjas, ce qui impliquait qu’ils sachent contrôler leur chakra… Mais cette fois-ci Naruto décida qu’il n’avait pas suffisamment d’énergie à consacrer à la surprise. Il était trop éreinté pour ça.

 

« Il ne t’a pas loupé. » La surprise et un vague amusement étaient clairement audibles dans la voix de Kiba. Il avait le ton d’un gamin qui vient de commettre un méfait dont il est particulièrement fier et dont il ne revient pas vraiment.

« Hn, » fit Naruto –ce qui était plutôt la réplique de Sasuke, mais il était trop fatigué pour s’en soucier.

Il y avait un certain progrès, pouvait-on supposer. Depuis qu’il était venu à l’appartement cinq jours plus tôt et que Sasuke l’avait rejoint sur le terrain aux poteaux, l’Uchiha était de nouveau présent sur les terrains d’entraînements au petit matin.

S’il ne se cloîtrait plus chez lui et venait s’entraîner, c’était forcément un progrès.

 

Même si sa présence n’était qu’une pâle imitation de leur routine habituelle.

Même si Sasuke était visiblement en colère, ou avait quelque chose à prouver ou bien les deux, parce qu’il avait fait preuve de la froideur d’un iceberg et d’une pugnacité alarmante même pour lui, même si on prenait en compte qu’il s’agissait de Sasuke,et qu’on ne pouvait pas vraiment jauger son comportement à l’aune de celui de quelqu’un de normal –pour autant qu’on puisse qualifier un ninja de normal, évidemment.

Comment Sasuke faisait pour tenir le coup alors que lui-même se traînait lamentablement malgré ses capacités pour le moins hors norme de régénération, Naruto l’ignorait.

Sasuke avait toujours encaissé la douleur avec une endurance incroyable. Presque comme si elle était une insulte personnelle. Un ennemi auquel il ne pouvait se permettre de laisser le dessus.

Sasuke n’avait pas l’entêtement aveugle de Naruto. Il y avait bien des batailles qu’il ignorait parce qu’elles n’étaient pas les siennes, parce que “c’est la vie Naruto, tu ne peux pas changer le monde” et que son cynisme était parfois alarmant, même pour un ninja. Sasuke ne croyait pas.

Mais si le combat était de ceux qu’il relevait… Alors il allait jusqu’au bout, avec un systématisme et une intensité monomaniaques. Et au bout, là où n’importe quelle autre personne, jounin ou non, aurait jeté l’éponge, Sasuke serrait les dents, et continuait. Non pas par conviction, mais parce qu’il ne savait pas faire autrement.

Et là où, s’il avait été seul, Naruto lui-même se serait laissé aller à s’effondrer ne serait-ce qu’un instant quand ses certitudes vacillaient, Sasuke redressait la tête et combattait. Et du coup Naruto ne pouvait que rester debout, et de continuer à se battre aussi, parce qu’il ne pouvait décemment pas laisser Sasuke gagner.

C’était une partie de leur dynamique, un aspect de Sasuke qui avec le temps était devenu indispensable au fonctionnement de Naruto, ils se poussaient mutuellement à outrepasser leurs limites, toujours plus loin sur la voie de leur nindô. C’était la manière dont ils fonctionnaient, et Naruto admirait autant qu’il craignait cette incapacité de Sasuke à abandonner.

Elle était différente de sa propre obstination, plus… systématique peut-être, plus sauvagement radicale. C’était Sasuke, et tant que l’un d’entre eux était encore capable de bouger, le combat n’était pas terminé. C’était la règle.

 

Quand il avait dégainé son katana, Naruto l’avait tout de suite su.

Il était peut-être désemparé, mais il restait un ninja, et la pulsion destructrice qui émanait de son équipier ne pouvait qu’être une invitation au combat et à la violence. Même un civil sourd et aveugle l’aurait senti.

Même n’importe qui ne connaissant pas Sasuke aurait repéré le danger dans ses mouvements fluides et minimaux, dans l’intensité froide de son expression.

Pour Naruto qui connaissaitSasuke, la tentation de fuir une nouvelle fois avait été presque suffisamment forte pour le décoller du poteau sur lequel il s’était figé.

Mais bien entendu il n’en avait rien fait, parce qu’Uzumaki Naruto ne fuyait pas –ou du moins pas deux fois dans la même journée- et certainement pas face à Sasuke.

 

Ce qui n’avait malheureusement laissé qu’une seule option, puisque lorsqu’il était dans cet état rien de ce que pourrait dire Naruto n’atteindrait Sasuke, et que de toute manière il n’avait aucune idée des mots adéquats. Et puis ça tombait bien, finalement.

Lui aussi était en colère, une rage sourde et brûlante contre lui-même, cette soudaine indécision qu’il ne parvenait pas à résoudre, et en colère contre Sasuke surtout.

Il avait croisé le regard de son équipier avec une satisfaction sauvage, une tempête de colère et d’instincts guerriers qui avaient balayé tout le reste, la peur comme l’incertitude. Sasuke valait infiniment mieux que les poteaux incapables de riposter. Infiniment mieux que n’importe qui d’autre à ce moment précis, parce qu’il savait qu’il n’aurait pas à se retenir, qu’il pourrait y aller avec tout ce qu’il avait sans craindre de blesser, sans craindre de relâcher le démon, et qu’en face de lui Sasuke ferait de même.

Un engagement en règle avait les avantages d’être en terrain connu, et un moyen éprouvé et très satisfaisant de ventiler la colère.

Ils n’avaient donc pas échangé  le moindre mot et s’étaient battus.

Et le lendemain, et le jour d’après, et le suivant encore…

 

Naruto espérait vaguement que personne n’avait prévu d’utiliser le terrain aux poteaux après eux, parce qu’il n’en restait pas grand-chose.

Mais à vrai dire et si on voulait être tout à fait honnête, les terrains qu’ils avaient utilisé la veille et l’avant-veille n’étaient pas dans un très bon état non plus…

 

« Ho, Naruto, » Il rouvrit les yeux qu’il avait un instant fermés et croisa le regard fendu de Kiba. Ce dernier s’observait d’un drôle d’air, presque méfiant.

Hé merde.  Comme s’il avait besoin de provoquer la suspicion de Kiba… Le maître-chien n’était peut-être pas une foudre intellectuelle comme Shikamaru, ni même un très bon observateur et il avait parfois une mémoire de poisson rouge, mais il compensait son manque de finesse dans l’analyse par un instinct tout à fait stupéfiant, et une ténacité de bulldog une fois qu’il tenait une piste.

« Dis, qu’est ce qui s’est passé avec Uchiha ? Je l’ai croisé tout à l’heure, il était dans un état encore pire que le tien… Vous vous êtes encore battus ? 

Naruto grogna et fit l’effort de se mettre en position assise –ow, putain merde, qu’est-ce que ça faisait mal…- et lança un coup d’œil à Kiba.

- Ha ? T’as remarqué ? Ton sens de l’observation te fait honneur Kiba, vraiment. Je ne m’en serais pas rendu compte tout seul… 

Quand le regard de Kiba s’étrécit encore plus, il réalisa qu’il n’avait pas tout à fait dit ce qu’il fallait. Il avait été trop sarcastique.

- Hé, même pour vous deux c’est un peu poussé… Vous ne vous étiez plus battu comme ça depuis que tu as ramené Uchiha la dernière fois… Je croyais que vous étiez arrivé à un statu quo ou un truc dans le genre… On peut sentir l’énergie que vous dégagez depuis l’autre bout du village… C’est parce qu’il a eu son frère qu’il est comme ça ?

Naruto passa une main dans ses cheveux et eut un sourire qui mangea la moitié de son visage.

- Hé, c’est pas parce qu’on est en convalescence qu’il faut se laisser rouiller. Il faut bien garder la forme… »

 

Le jounin lui jeta un regard dégoûté.

« Ne me fait pas rire Naruto… Si c’était de l’entraînement, je veux bien enfiler ce mini-truc qu’Ino appelle une jupe et faire un strip-tease… » Il renifla. « De mon point de vue ça ressemble sérieusement à un règlement de compte, ou à une série de duels à mort ou à un concours de qui-crèvera-le-premier. Ou tout ce que tu veux, mais personne n’avalerait que vous vous entraînez. Même Leene “s’entraîne” pas au point que lui et Neji ressemblent à deux morts-vivants après… »

C’était bien connu, Lee était le parangon de l’entraînement. Et si Lee (ou le capitaine Gai) ne le faisaient pas, c’est que cela ne pouvait être considéré comme de l’entraînement. Point final. C’était une autre de ces lois étranges qui régissaient l’existence, et elle était tout aussi indiscutable et inévitable que celle stipulant que s’il y avait une chance même infime que les choses empirent, elles empireraient. Cette dernière était la préférée de Shikamaru quand il s’agissait de se plaindre –loi de l’emmerdement maximum, il l’appelait, ou loi Murphy -, et elle semblait avoir récemment choisi Naruto comme nouveau souffre-douleur.

 

Il émit un grognement du fond de sa gorge, et se laissa retomber dans l’herbe.

« Ha… Va te faire voir Kiba, et fou moi la paix tu veux ? Laisse tomber Sasuke et dis-moi plutôt ce que tu fais là.

 Kiba renifla et s’allongea à côté du blond, les mains calées sous la tête.

- Comme tu veux, c’est tes oignons. Je disais juste ça parce que les gens s’inquiètent un peu. Tu sais, avec le passé de Sasuke et tout le tintouin… S’il y a le moindre problème, ils n’hésiterons pas à vous tomber sur le râble… Juste pour que tu saches, avec les dégâts que vous faites et l’énergie que vous dégagez depuis une semaine, les rats s’agitent. 

- Et merde ! » De nouveau assis, Naruto pourfendit quelques innocents brins d’herbes d’un coup de poing rageur. « Ces putains de vieux croûtons devraient être heureux qu’on les ait débarrassés de deux ninjas S et tout ce qu’ils trouvent à faire c’est s’inquiéter de notre putain de fiabilité ? Tout ça parce que Sasuke vient de tuer son frère et qu’on s’est engueulé ? 

Kiba haussa les épaules.

 C’est Ino qui m’en a parlé. Tu sais comment elle est toujours au courant de tout… Elle en a discuté avec Sakura qui m’en a parlé –à propos, si tu vois Sakura, cache-toi, elle avait l’air prête à vous faire la peau pour avoir ignoré ses ordres… Enfin bref, y’a de sales rumeurs en ce moment, comme quoi Uchiha va se tirer une fois de plus maintenant qu’il a tué son frère et d’autres conneries comme quoi vous voulez renverser le Hokage et prendre le pouvoir… C’est ridicule, mais je me disais que tu préfèrerais être au courant, histoire de ne pas être pris par surprise… » Le “et de ne pas massacrer à coup de poings l’imbécile de qui tu l’aurais entendue si on ne t’avait pas prévenu avant” resta implicite.

 

Naruto ne dit rien, et Kiba lui jeta un long regard gêné avant d’agiter une main.

 « Tu sais que je suis ok avec Uchiha. Il a beau avoir le même potentiel de sociabilité qu’une endive et c’est pas mon premier choix d’invité pour animer une fête, mais si tu dis qu’il est loyal, d’accord je te crois, il l’est. Et j’admets sans problème que je préfère clairement l’avoir de notre côté à couvrir mon dos que de me battre contre lui. Les autres pensent plus ou moins comme moi, mais tout le monde n’est pas de cet avis. Et puis avec… enfin… » Il adressa un coup d’œil totalement inutile au T-shirt couvert de boue qui tombait en plis durcis sur le ventre de Naruto, et remua de nouveau les mains comme si cela pouvait expliciter son propos, « tu sais… avec… le Kyuubi… Enfin, je veux dire, tu sais qu’il y a des crétins qui ne te font toujours pas confiance… »

Les mâchoires de Naruto se desserrèrent par la seule force de sa volonté, et son sourire –certes un tout petit peu faux au niveau des yeux- aurait mérité une médaille d’or du changement d’expression.

« Laisse tomber. Ça a toujours été comme ça, je vois pas pourquoi ça changerait maintenant. Je deviendrais Hokage qu’ils le veuillent ou non, et ces vieux croûtons pourront aller se faire foutre tous autant qu’ils sont, ça leur fera probablement du bien. 

Le sourire de réponse de Kiba avait une férocité inquiétante, renforcée par les tatouages tribaux et les crocs acérés.

- On est d’accord, mais je doute que même une pute accepte ces sacs à merde. »

Les lèvres de Naruto s’étirèrent malgré lui.

« Kiba ? 

- Ouais ? 

- …Rien. » Merci.

 

-

 

Le silence qui suivi fut presque confortable, Kiba observait placidement sa moitié canine folâtrer avec force gerbes sur la surface du lac. Il jetait de temps en temps un coup d’œil en coin à Naruto mais ne disait rien, ce dont ce dernier lui était reconnaissant.

« Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu faisais là Kiba... 

- Ha merde ! J’avais oublié… J’étais au mauvais endroit au mauvais moment, et l’Hokage m’a envoyé jouer les messagers. 

- … Tu as une mémoire de piaf Kiba. Et pourquoi elle a pas envoyé un oiseau comme d’habitude ? »

- Piaf ? Tu peux parler, t’oublis ton propre nom dès qu’on t’agite des ramens sous le nez… Les oiseaux-… » Il ricana… « -ont eu un léger accident avec la nouvelle invocation de Tenten… 

- …Quoi ? 

-  T’en as pas entendu parler ? Elle a signé un contrat d’invocation avec des oiseaux… Des rapaces je crois… Mais elle a du mal à se faire obéir, et ils ont boulotté la moitié de la volière ce matin avant qu’on puisse les arrêter…. 

Un éclat de rire étouffé échappa au jounin blond.

- Quoi ? C’est pas vrai… C’est… le truc le plus ridicule que j’ai entendu depuis longtemps. 

Kiba fit un sourire ravi.

- Ouais. J’adore. 

- Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu avais à me dire. 

- Ha ouais, désolé. Tsunade-sama veut te voir, elle a une mission pour toi et Uchiha, je l’ai prévenue tout à l’heure en le croisant. 

- Quand ? 

- Heu… Dans une demi-heure ? »

 

Naruto baissa le regard sur ses vêtements boueux (et déchirés au-delà de tout espoir de raccommodage en ce qui concernait la jambe gauche de son pantalon), releva la tête. Regarda Kiba, qui au bout d’une dizaine de secondes réalisa que quelque chose n’allait pas et s’efforça de prendre l’air innocent du chiot qui vient à peine de naître.

Bondit sur ses pieds avec un glapissement paniqué fort peu digne d’un anbu –Outch, les muscles du dos !- et jura un bon coup.

« ‘tain, Kiba, t’es un boulet. J’ai a peine le temps de prendre une douche ! Tu sais ce qu’elle a promis de me faire si je ne prends pas ‘soin de mon image de futur Hokage’ ? Merdemerdemerde… 

- Hé, c’est pas la mort. 

- Je t’emmerde Kiba. Si on retrouve mon cadavre fracassé au pied de la Tour, ce sera ta faute. »

Il ramassa sa veste presque intacte , –il l’avait enlevé au tout début de l’entraînementmatinal-, et bondit d’un pas de charge -certes boitillant et moins élégant qu’il ne l’aurait voulu- en direction du village.

 

Mission.

Avec Sasuke.

Ça promettait…

 

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Au final, il fut non seulement à l’heure au rendez-vous –ainsi que suffisamment vêtu et récuré pour assurer sa sécurité-, mais il arriva également devant le bureau de l’Hokage dix secondes avant que Sasuke n’apparaisse au coin du couloir, et pour couronner le tout sa claudication s’était considérablement réduite et il pouvait à présent se déplacer sans avoir l’air d’un vieux ninja de la brume rhumatisant.

Il considéra que tous ces signes étaient de bons augures et s’abstint hargneusement de saluer son équipier quand celui-ci s’appuya contre le mur à quelques pas de lui sans lui accorder autre chose que le contact glacial d’un regard bref. Depuis cinq jours ils n’avaient pas échangé un mot –autre que des insultes haletées en plein combat- et avaient mis toutes leurs considérables ressources à s’éviter, avec un succès plus que total.

Ses propres plaies ouvertes avaient déjà cicatrisé, ne laissant que des rougeurs sur la peau et une croûte presque détachée pour l’estafilade qui barrait son épaule, mais le long de la mâchoire droite de Sasuke un bleu de taille impressionnante tournait au marron et l’entaille laissée sur son front par l’écharde d’un tronc pulvérisé était presque visible sous ses mèches.

Ce n’étaient pas des marques inhabituelles pour un ninja, un médic n’était pas toujours présent, et les blessures non-létales étaient souvent laissées à elles-mêmes après un coup de désinfectant… et il aurait fallu qu’il risque de perdre un bras avant que Sasuke ne se résolve à aller voir Sakura pour se faire soigner s’il estimait qu’il pouvait se passer de ses soins.

Avec une grimace interne Naruto l’ignora. Après tout il l’avait cherché.

 

Lorsque Shizune les eut introduits dans le bureau de l’Hokage, ils se positionnèrent sans avoir besoin d’échanger le moindre coup d’œil de concertation chacun d’un côté de la pièce, rigides et attentifs, et agissant exactement comme si l’autre n’existait pas.

Naruto ignora consciencieusement le regard aigu que posa sur lui Tsunade, et prit son plus bel air de jounin concentré. C’était une expression extrêmement utile qu’il avait fini par maîtriser au terme d’immenses efforts et permettait à son esprit de divaguer en paix tout en gardant l’air d’écouter attentivement.

Shizune leur donna à chacun un parchemin –ce n’était pas une mission pour l’Anbu alors, les ordres pour la section spéciale étaient presque toujours oraux, pas de trace, pas de preuve- avant d’aller murmurer quelque chose à l’oreille de l’Hokage puis de quitter la pièce avec cette discrétion qui laissait toujours le jeune homme d’autant plus admiratif qu’il avait le plus grand mal à en faire autant.

Il s’efforça d’être attentif à ce que racontait Tsunade, mais au bout de trois phrases il perdit le fil et ses pensées dérivèrent. De toute façon Tsunade ne faisait que reformuler les ordres portés sur le parchemin…

 

Si ce n’était pas une mission pour l’Anbu, il n’y avait aucune raison pour qu’il fasse équipe avec Sasuke –après tout, ils fonctionnaient le mieux ensemble pour les missions demandant rapidité et violence, quand il fallait se tracer une voie sanglante hors du guêpier, lorsque aucune hésitation n’était possible et qu’il fallait combattre dos-à-dos ou mourir... L’excitation de ces missions là-…

Non, il n’était pas nécessaire qu’ils soient affectés ensemble, mais s’il demandait a la vieille de le mettre en équipe avec n’importe qui d’autre –Sakura, Kiba, Lee ou Neji, n’importe, même Sai- il lui faudrait se justifier, et…  

Et il n’était pas certain de pouvoir mentir efficacement à Tsunade. Il n’était pas certain de le vouloir à vrai dire.

Demander à être réaffecté serait faire passer ses troubles personnels avant la mission, avant le village, et rien qu’a la perspective d’une telle lâcheté les poils de sa nuque se hérissèrent. Comment pouvait-il prétendre devenir Hokage s’il laissait ses propres peu- problèmespasser avant ce qui devait être fait pour le village ?

Mais surtout ce serait admettre sa défaite une fois pour toutes. Ce serait laisser gagner Sasuke après tout ce temps. Et cela signifierait sans l’ombre d’un doute que tout était fini, quoi que “tout” puisse bien inclure.

Ce serait Abandonner.

Et c’était quelque chose qui n’était simplement pas envisageable.

 

Il n’en avait pas envie, mais presque malgré lui son regard glissa l’espace d’une fraction de seconde dans la direction de Sasuke et à la tension dans son cou, à la ligne de sa mâchoire, il sut que les pensées de l’Uchiha suivaient exactement le même chemin que les siennes. Peut-être avec un raisonnement différent et pas dans le même ordre de priorité, mais quand l’Uchiha redressa la tête d’un infime mouvement défiant, il sut qu’il était arrivé à la même conclusion.

Sasuke ne le regarda pas, mais il ne dit rien.

 

Bien. Ce serait eux deux finalement.

Ce n’était pas comme s’ils n’avaient pas travaillé ensemble des dizaines et des dizaines de fois. Et le tiraillement dans le creux de son ventre n’était que la satisfaction de repartir enfin après plus de deux semaines et demie à tourner inutilement en rond. Plus d’hésitations et d’ennui, rien que la froide détermination de la mission, la jubilation sauvage au fond de lui, l’attente d’un combat à leur mesure et la danse sur le fil de la lame qui brûlait tout le reste.

 

---

 

Quand il avait décidé de ne pas remettre en cause son affectation, Naruto avait abstraitement su ce que cela impliquait.

Maintenant qu’il faisait face à Sasuke et qu’ils s’observaient en chien de faïence à une distance sure l’un de l’autre, il réalisait.

Mission ensemble signifiait que même si Tsunade ne les avait pas foudroyés de son regard clair avant de murmurer d’un ton qui avait capté même d’attention vagabonde de Naruto quelque chose à propos d’avoir intérêt à régler leur différend, il n’y aurait de toute manière plus eu d’alternative que le travail d’équipe. Son expression était plus sombre lorsqu’elle avait ajouté qu’ils choisissaient mal leur moment pour se faire remarquer, et Naruto avait songé aux paroles de Kiba.

Mission ensemble signifiait proximité. Interdiction de se battre comme deux tigres mâles obligés de partager la même cage exigu, et interdiction de tenter de s’entretuer. Obligation de communiquer, même si ce n’était que par un jeu de regards, les indices de leur langage corporel. Ils faisaient équipe depuis suffisamment longtemps pour que le moindre frémissement soit tout un vocabulaire, incompréhensible voir invisible pour n’importe qui d’autre à part peut-être Sakura, mais explicite pour eux, aussi évident et bien plus pratique que les mots en combat.

Ce n’était pas suffisant.

Mission ensemble impliquait plus.

 

Mission ensemble signifiait qu’ils n’avaient plus le choix, et qu’il fallait trouver un nouvel équilibre. Qu’il fallait établir de nouvelles limites, et cela impliquait malheureusement d’admettre le… dérapage entre eux. L’enfouir sous une avalanche de coups et de combats sauvages n’était plus une option.

 

Du moins, c’était la théorie.

 

Les bras de Sasuke étaient croisés sur sa veste de jounin, et son regard –du genre à vaporiser du mercure, au moins du niveau dix sur l’échelle ouverte de Sasuke- mettait Naruto au défi de faire la moindre allusion à quoi que ce soit.

Et Naruto étant ce qu’il était, il faisait face les bras pareillement croisés, les jambes légèrement écartées, une grimace mécontente sur le visage, campé dans une position de provocation qui n’était que le miroir plus explicite et agressif de celle de Sasuke.

Ils se faisaient face ainsi depuis presque une minute, et l’exaspération recommençait déjà à bouillonner dans les veines de Naruto. Il avait fait un effort tout à fait surhumain pour être calme et pausé sur le chemin du retour, s’était même résolu à émettre quelques syllabes en direction de son équipier (il avait dit “entre” en se décalant d’un pas après avoir ouvert la porte, si c’était pas des efforts ça…)

Maintenant ils étaient dans la salle principale de son petit appartement, et Sasuke n’était visiblement pas très enthousiasmé par la perspective d’admettre quoi que ce soit. Grand bien lui fasse alors.

Et puis tant qu’ils fonctionnaient avec leur efficacité habituelle, quel besoin y avait-il d’admettre quoi que ce soit, de tirer à découvert quelque chose dont ni l’un ni l’autre n’avaient la moindre envie de discuter ? Puis d’abord c’était les fillesqui discutaient de ce genre de trucs. Les fiers futurs Hokage n’avaient rien à dire à Sasuke tant que ce dernier n’était pas disposé à écouter –en fait non d’ailleurs, les fiers futurs Hokage n’avaient rien à dire à Sasuke point final.

Ils avaient mieux à faire. Il fallait organiser l’intendance, choisir l’itinéraire, discuter des risques éventuels et des différentes stratégies de repli…

 

« Je vais préparer le thé, » annonça Naruto d’un ton égal. « Pose la carte et commence à voir quelle route on peut utiliser pour rejoindre le pays de la Foudre. » Il soutint un peu plus le regard de l’Uchiha, juste pour rendre parfaitement clair le fait qu’il ne battait pas en retraite, puis se dirigea vers la cuisine.

C’était leur rituel pré mission : ils se retrouvaient chez l’un d’entre eux, parfois dans une des salles de l’anbu quand la mission était cruciale ou qu’ils devaient bosser avec une équipe, souvent aussi en compagnie de Sakura ou Kakashi-sensei, et revoyaient ensemble les paramètres de la mission et les différentes options.

La plupart du temps, cela consistait en Naruto faisant les cent pas et divaguant à haute voix sur la gloire qu’un coup d’éclat leur apporterait ou sur le sourire que lui avait adressé Sakura, ou sur comment il deviendrait Hokage… Mais souvent aussi ils étaient simplement silencieux, essayant de prétendre que le pacte était quelque chose de tout à fait naturel, que tout était normal et que Sasuke n’aurait pas dû être en train de traquer Itachi plutôt que de préparer une énième mission de rang B ou C…

Cela ne faisait pas longtemps qu’ils étaient dans l’anbu, et à peu près aussi peu de temps que Sasuke pouvait partir en mission sans la supervision d’au moins deux personnes dont un jounin… Avant Kakashi-sensei ou le capitaine Yamato les accompagnaient à chaque fois qu’ils faisaient un pas hors du village…

Naruto contempla la théière posée devant lui sur le plan de travail, et réalisa que l’eau chaude qu’il versait avait commencé à déborder et gouttait allègrement sur le carrelage. Avec un juron, il se tourna pour attraper une éponge, se cognant dans le processus contre le coin aigu de la table casée le long du mur. Il jura une seconde fois lorsque sous le choc il lâcha la casserole et que celle-ci vint s’écraser au sol, répandant son contenu bouillant sur ses pieds nus.

À ce point-là, les imprécations se transformèrent en un chapelet de malédictions très imagées envers les concepteurs de casseroles, de cuisines, d’appartements trop petits et les inventeurs du thé.

 

-

 

Lorsqu’il revint dans le salon Sasuke était installé sur le canapé défoncé et fixait la carte dépliée devant lui avec une intensité susceptible de percer un trou à travers. Malgré le vacarme dans la cuisine, il n’était pas venu voir ce qui se passait. Naruto s’en sentit étrangement irrité, ce qui était d’autant plus stupide que si Sasuke avait fait l’effort de se lever il l’aurait trouvé assis par terre en train de soigner les brûlures de ses pieds...

Il n’avait pas daigné bouger et Naruto avait ainsi pu conserver un poil d’honneur au lieu de mourir d’humiliation et d’être obligé de le frapper en compensation. Et pourtant il se sentait presque insulté, alors que c’était le comportement réglementaire de Sasuke… Avec un soupire, il mit cela sur le compte de sa patience inhabituellement courte pour tout ce qui concernait l’Uchiha ces temps-ci.

Mentalement il se rappela aussi de remercier une nouvelle fois Sakura pour lui avoir apprit certains jutsus de premier soin. Elle n’avait probablement pas prévu qu’il les utilise sur lui-même –en fait, il était à peu près certain que lorsqu’elle l’avait traîné à l’hôpital pour un cours privé, elle avait eu en tête la possibilité que Sasuke et lui soient envoyés en mission sans elle-, mais dans la situation actuelle la technique avait considérablement aidé ses propres capacités de régénération, et il s’en tirait avec quelques rougeurs et irritations au lieu de brûlures au troisième degré…

 

Avec un cliquetis de porcelaine contre porcelaine, il déposa le plateau sur la table et se laissa tomber à l’autre bout du canapé, le plus loin possible de son équipier.

Sans lever les yeux Sasuke attrapa une des tasses –la sienne-  et avala une gorgée.

« Ça ne va pas t’handicaper pour la mission ? 

- Quoi ? 

- Tes pieds. La marche ne va pas irriter tes brûlures ? »

Parfaitement froid et sérieux, mais quelqu’un qui connaissait Sasuke pouvait détecter le sarcasme lacé derrière les mots. Naruto fit une grimace féroce et ne prit même pas la peine de se demander comment Sasuke avait deviné ce qui s’était exactement passé. Fichu connard.

« Mes pieds vont parfaitement bien. Mais si tu t’inquiètes tant je peux te laisser les masser si tu veux… »

Le doigt de Sasuke suivit le tracé d’une rivière veinant la carte, frôlant le papier jauni sans vraiment le toucher.

« Je n’aurais pas voulu avoir à te porter au bout d’une heure de marche crétin… Quel genre de ninja s’inflige à lui-même des blessures susceptibles de l’immobiliser pour deux semaines ? 

- Va te faire voir. Je suis parfaitement mobile. » Même si le frottement des sandales contre la peau sensibilisée ferait probablement un mal de chien. « Occupe toi plutôt de la mission, connard. À quelle heure on doit récupérer la cliente ? 

Sasuke tourna légèrement la tête et lui jeta un long regard indéchiffrable.

- Tu n’as pas écouté un mot de ce qu’a dit l’Hokage, n’est-ce pas ? 

- Bien sûr que si ! On doit escorter une femme enceinte jusqu’au pays de la Foudre. Mission de rang B, risques d’attaques de ninjas –probablement des rônins voir même des déserteurs- engagés pour exécuter le gosse. »

 

Sasuke soupira.

« Comme d’habitude tu n’as rien vu entre les lignes. Comment veux-tu devenir Hokage si tu n’arrive pas à démêler les sous-entendus, crétin ? Heureusement pour le village que tu auras des conseillers... La femme est la concubine d’un des vassaux du Daymo du Feu, elle est originaire du pays de la Foudre. L’enfant est un bâtard, mais il sera le premier héritier de la lignée, ce qui ne plait pas à tout le monde. Le seigneur, qui qu’il soit, n’a pas l’intention de le reconnaître mais d’après ce qu’a laissé entendre Tsunade-sama, il n’a pas l’intention de le faire exécuter non plus… Tant qu’il sera vivant, l’enfant sera un risque pour certains… Du coup le seigneur envoie la femme dans son pays d’origine où elle sera à l’abri. Et la mission n’est de rang B que parce que les ennemis potentiels ne sont pas censés savoir que nous partons.»

 

Naruto le fixa en silence.

Heureusement que tu auras des conseillers… Sasuke… Il pensait vraiment que- ? C’était la première fois…

Il ne dut qu’à ses automatismes d’attraper au vol la soucoupe que Sasuke lui lança à la tête avant que celle-ci ne l’atteigne en plein visage.

« Hé, connard- ! 

- Écoute quand je te parle idiot, et je ne serais pas obligé de ruiner le peu de vaisselle qui te reste. »

Assez.

Naruto inspira, expira, et se concentra sur la mission. C’était étonnant, presque trop facile de faire comme si rien n’avait changé alors que tout était différent. Les mots étaient les mêmes, et il était étrangement aisé de retomber dans les motifs habituels –sauf que non, c’était un leurre. Il l’avait su à la seconde où il s’était décalé en arrivant devant la porte, avait invité Sasuke à entrer et que son esprit avait fourni un sous-entendu immédiat assortit d’un flash pornographique terriblement cru qui n’avait duré qu’une fraction de seconde –mais c’était déjà une fraction de seconde de trop. Il avait son lot de défauts, mais celui de se mentir à lui-même n’en faisait pas partie.

Peut-être qu’avec le temps… Mais Sasuke avait dit…

Assez.

La mission. Il avait perdu assez de temps comme ça.

 

« Si elle est enceinte, il va falloir voyager lentement. Et l’incognito sera notre meilleure arme, on ne peut pas risquer qu’elle soit prise dans un combat. 

Sasuke haussa les épaules.

- On ne peut pas compter là-dessus. 

- Non… Mais c’est bizarre que la vieille n’ait pas mis Sakura-chan avec nous… On est pas habilités pour s’occuper d’une femme enceinte. 

Sasuke bu une nouvelle gorgée de thé avec une raideur presque cérémoniale, et pencha la tête.

- Je me suis posé la question aussi. O-kana voyagera avec son médecin et sa suivante, mais si les choses dérapent, un médic nous serait utile. Ce n’est pas avec nos capacités -même combinées- dans le domaine qu’on arrivera à quelque chose. 

- Ça va nous prendre trois plombes d’atteindre la Foudre… Peut-être qu’elle a besoin de Sakura ici… Elle va être furax de ne pas pouvoir partir avec nous cette fois-ci non plus. » Au fil des années Sakura s’était imposée comme une médic de qualité. Elle était à présent l’assistante attitrée de Shizune et il lui était arrivé de remplacer l’Hokage sur des interventions lorsque celle-ci était absente.

« Hmf. 

- Il n’est même pas encore né. 

- Quoi ? 

- Le bébé. Il n’est même pas encore né, et il y a un salaud quelque part qui a décidé qu’il doit mourir. 

Sasuke haussa les épaules.

- Il risque d’interférer avec la lignée de succession et de représenter un danger plus tard. 

- Ce n’est qu’un bébé ! Et sa mère, elle a mérité de mourir peut-être ? 

Si quelque chose voila le regard de Sasuke ce fut extrêmement rapide, et il le cacha parfaitement.

- Je n’ai pas dit que c’était juste. Mais la vie d’une courtisane ou d’un enfant n’ont jamais pesé bien lourd. C’est comme ça. »

 

Naruto ouvrit la bouche pour répliquer, puis la referma avec difficulté.

C’était inutile de se battre pour cela, et ça ne les mènerait à rien. C’était une dispute récurrente entre eux, et à chaque fois il haïssait un peu Sasuke pour sa facilité à prendre de la distance, à détourner le regard et à tenir l’indignation éloignée. Il l’enviait aussi, un tout petit peu. Dans la partie fatiguée et désabusée de son âme, il aurait parfois souhaité que chaque tragédie ne le touche pas autant, il aurait aimé pouvoir enfouir la rage et l’horreur instinctives, les museler et les ensevelir comme Sasuke savait le faire sous une couche de cynisme et de pragmatisme désabusé.

Mais ces moments ne duraient jamais longtemps, et l’indignation flambait de nouveau.

Et s’il n’avait pas su que sous son extérieur froid Sasuke bouillait tout autant, et qu’il se battrait comme un tigre le moment venu pour préserver la vie de la femme et de l’enfant, il l’aurait sans doute frappé, –il le faisait parfois.

 

« Peu importe. On ne sera que deux, il va falloir verrouiller la formation –ils auraient dû en faire une putain de A, on aurait été plus nombreux et pu faire des périmètres de sécurité corrects… 

- Arrête de te plaindre, ça ne changera rien. Et on est parfaitement capable de s’en charger à nous deux. » Sasuke eut son demi-sourire supérieur. « Enfin moi du moins, si tu ne te sens pas à la hauteur tu peux toujours retourner pleurer dans les jupes de l’Hokage pour qu’elle assigne Sakura avec nous ou qu’elle te décharge de la mission… »

Il répondit par une grimace carnassière et planta un kunaï dans la table déjà abondamment scarifiée pour tenir la carte ouverte avant de se pencher dessus.

« Va te faire voir. Je pense qu’on devrait éviter la route principale. Il y a trop de chances que l’on soit reconnu et attaqué. 

- Mais on ne peut pas passer non plus par la forêt, les civils ne pourraient pas suivre et de toute manière ce sont des femmes, si on les oblige à dormir dans un sac de couchage, elles vont passer leur temps à geindre.  

- La route cachée alors ? 

- Hum… Seulement sur la seconde partie du trajet alors… Au moins à partir de Kaga. Mais après Kitako on aura pas d’autre choix que de rejoindre la voie principale… 

- S’ils montent une embuscade ce sera après Kaga de toute manière. Avant il y aura trop de monde, et les rônins n’aiment pas prendre le risque de se faire remarquer des autorités par des massacres qui ne font que mettre plus de Chasseurs sur leurs talons… »

 

-

 

Naruto gratta distraitement le bord de la table avec un ongle tout en observant Sasuke du coin de l’œil. Son dos était droit, et malgré l’environnement connu et le fait qu’ils étaient en train de planifier depuis deux bonnes heures, il était évident qu’il n’arrivait pas plus à se détendre que lui-même. Naruto réalisa qu’il portait toujours sa veste de jounin. Normalement il ne la gardait jamais en entrant dans l’appartement, et cet infime changement de routine –un de plus- irrita le jounin blond plus que de raison. 

« Hé, Sasuke, qu’est ce qu’elle t’a dit l’Hokage après le briefing ? »

Il s’attendait vaguement à ce que Sasuke l’envoie paître d’un “Ce ne sont pas tes affaires” lapidaire –auquel cas il aurait été prêt à ne pas lâcher le morceau juste pour le principe- au lieu de quoi l’Uchiha continua de remplir le formulaire de demande de matériel pour l’intendance et répondit sans lever les yeux.

« Elle voulait que je comparaisse devant le Conseil des Clans demain matin. 

- Ha ? 

- Maintenant que je suis vraiment le dernier Uchiha et que ma période probatoire est achevée, j’ai normalement le droit de siéger au Conseil en tant que seul représentant de mon clan. » Le tout prononcé sur un ton impassible, comme s’il était encore en train de parler des paramètres de la mission.

À quelle profondeur avait-il enfouie la douleur pour qu’elle ne transparaisse pas lorsqu’il prononçait ces mots ?

Naruto eut froid soudain, un frisson qui remonta le long de sa colonne vertébrale et vint mourir dans le creux de sa nuque.

« Et qu’est ce que tu vas faire ? Si tu sièges, il faudra que tu partes moins en mission… »

Sasuke haussa les épaules.

« Il faut que je réfléchisse. C’est inutile peut-être… Un clan avec une seule personne n’est pas vraiment un clan. »

Naruto ramena une jambe sous lui.

« Ce serait la preuve pour tous ceux qui doutent que tu es bien revenu.  Et tu… tu disais que tu… voulais faire renaître ton clan. Tu n’es pas… forcé d’être seul, non ? »

Sasuke redressa vivement la tête et fixa Naruto de son regard noir, comme s’il cherchait quelque chose. Il avait l’air presque… surpris, déstabilisé. Amer aussi, et Naruto sentit une nouvelle vague de colère passer en lui, cette fois indistinctement dirigée contre le monde entier et plus particulièrement Itachi Uchiha. Il n’était pas certain de ce à quoi il pensait quand les mots avaient franchi les lèvres.

Sasuke ne dit rien pendant un long moment et Naruto soutint son regard étrangement scrutateur jusqu’à ce qu’il penche la tête, rompant le contact. Il reposa le formulaire d’un geste lent, et posa ses mains à plat sur ses genoux, l’air songeur.

« Je… ne pense pas. Je disais ça quand j’avais douze ans. » Il ne regardait pas Naruto. « Quand j’ai déserté pour rejoindre Orochimaru, j’ai fait une croix là-dessus. Parce que recréer le clan dans un village autre que Konoha aurait été… une insulte pour eux. Le clan Uchiha ne peut exister qu’à Konoha, et en trahissant… J’ai abandonné la possibilité de faire renaître leur nom en échange de la mort d’Itachi. » Son regard s’arracha de ses mains. Il parlait lentement, sans passion, et Naruto se souvint de l’étranger aux yeux noirs qu’il avait affronté dans les ruines du repaire d’Orochimaru.

« Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite… Mais quand je l’ai réalisé… ça n’avait plus d’importance de toute manière. Le choix était fait depuis longtemps, et au final j’allais mourir... Ce n’était pas important. Je ne m’attendais pas à survivre à Itachi. »

Il… se passait quelque chose, mais il ne savait pas quoi. Et le calme de Sasuke… Il avait réfléchi à cela, il en avait été conscient tout ce temps, et il y avait pourtant une lueur de défi presque invisible lorsque leurs regards se croisèrent de nouveau.

« Mais tu es revenu à Konoha. Et tu es vivant. »

Le sourire de Sasuke était venimeux, un venin lent, dirigé contre lui-même, et la plus étrange des expressions apparu sur son visage.

« N’est-ce pas ? Quelle surprise. Quand je suis revenu… quand tu m’as ramené et que nous avons conclu le pacte, j’ai été obligé d’y songer de nouveau. Après tout j’allais peut-être dépasser l’âge mûr de seize ans… C’est… redevenu une possibilité. »

Naruto resta parfaitement immobile, avec l’impression que s’il bougeait le moment passerait et que Sasuke se refermerait. Il… Il n’en avait jamais autant dit en trois ans, pas une seule fois. Et c’était la première fois qu’il mentionnait le pacte depuis…

 

 Sasuke pencha la tête, et le regard de Naruto fut comme aimanté par le triangle de peau pâle dévoilé par le mouvement.

Une quantité de peau ridicule d’ailleurs, qui ne justifiait certainement pas la fascination soudaine qu’elle exerçait, mais entre le tissu bleu nuit de l’uniforme de jounin et les mèches noires, juste au-dessus de la virgule du sceau qui dépassait à peine du col subsistait le fantôme bruni d’une morsure.

Ho.

 Ho.

Il se demanda un instant s’il devait prévenir Sasuke, envisagea la scène –“ho, Sasuke, évite de pencher la tête de ce côté, t’as un suçon”- et décida immédiatement d’oublier l’idée. Et puis ce n’était pas un geste que Sasuke faisait souvent, de toute façon.

Sa bouche fut soudainement encore plus sèche qu’elle ne l’était déjà.

 

 

« Mais je me demande... Je ne sais pas si chercher à poursuivre la lignée du sharingan est une bonne chose… Et quoi que je fasse la lignée sera diluée, et le sharingan finira par s’éteindre. Alors à quoi bon ? À moins que je ne fasse se reproduire mes enfants entre eux, évidemment… » Il eut un sourire féroce, d’un humour sans joie. « Après-tout les mariages consanguins sont de mise dans la plupart des clans, non ? »

Naruto ouvrit la bouche et la referma avant de retrouver ses mots et d’exploser.

« Si tu penses comme ça vaut mieux que tu laisse tomber tout de suite, » parvint-il à émettre d’une voix étranglée, « Putain Sasuke, si tu dois faire des gosses ne les fait pas pour tes morts. Tu crois que tu ne leur as pas assez donné ? C’est… c’est tordu. Tu es tordu. C’est la seule chose que tu voies quand tu envisages d’avoir des enfants, le sharingan ? » Incapable de rester immobile, il se leva et fit face à son équipier les poings serrés. « Juste le précieux sang Uchiha ? »

Sasuke croisa les bras et le toisa.

« C’est à peu près la seule chose que voient les Anciens. Pourquoi crois-tu qu’ils ont accepté si facilement le retour d’un traître ? Ils ne peuvent pas m’obliger à me marier parce que c’est une prérogative qui appartient aux clans, mais tu ne crois pas que je n’ai pas déjà eu quatre ou cinq vieux croûtons à me proposer leur nièce ou leur fille aux hanches larges comme mère porteuse ? » Il était debout à son tour, et Naruto aurait bien été en peine d’identifier où s’arrêtait le cynisme noir et où commençait l’écœurement. « Ils n’attendent qu’une seule chose, c’est que j’engrosse une fille du village pour pouvoir élever des hordes de petits Uchiha qui auront le sharingan et se battront et mourront pour le village ! 

- On se bat et on mourra pour le village ! En quoi ça serait différent ? 

- C’est ton choix Naruto ! C’est ce que tu as choisi de faire de ta vie, te battre et mourir pour que Konoha te voie ! Et moi… J’ai fait des choix, et je suis prêt à en accepter les conséquences… Se battre est tout ce que nous savons faire Naruto. Pas un seul Uchiha n’était civil tu le sais ? Même les femmes au foyer étaient des kunoïchis… Ma mère était jounin. Tu crois que j’ai jamais eu la possibilité d’être autre chose qu’un ninja ? Je n’ai jamais rien voulu d’autre que ça, que d’être un peu plus comme lui-… 

Ha. Bien sûr.

- Comme ton frère ? » Naruto ne criait plus. Sasuke en avait dit bien plus que ce qu’il avait voulu, et son expression s’était de nouveau figée. « C’est pour ça ? »

 

Il fit un demi-pas en arrière, presque comme s’il se préparait à encaisser une attaque physique et Naruto prit un instant pour examiner la nouvelle pièce du puzzle. Itachi, c’était logique quand on y réfléchissait. Et maintenant que Sasuke s’était découvert il avait la possibilité de frapper, et de faire mal.

 C’était tentant, plus qu’il ne l’aurait cru. D’un côté une blessure d’une cruauté incomparable, et de l’autre briser un peu plus le masque, voir la vulnérabilité et les blessures de Sasuke.

Mentalement il fit tourner la pièce dans son esprit, et suivit toutes les fêlures étincelantes qu’elle engendrait, les causes et les effets. Puis il la déposa, et la laissa s’imbriquer avec le reste.

La décision était facile à prendre.

 

« Se battre est peut-être tout ce qu’on sait faire, et alors ? Ce n’est pas suffisant ? La force de protéger ceux auxquels on tient, et savoir marcher par soi-même… Ne me dit pas que tu n’aimes pas ça Sasuke. Ce n’est pas parce qu’Itachi ne le comprenait pas que ce n’est pas vrai. Ok, peut-être que le système des clans est pourrit –pas peut-être en fait, il l’est, y’a qu’à voir les Hyuuga pour s’en convaincre… Et alors ? Y’a qu’à changer les choses… » Comme la vie était étrange, on en revenait à la dispute sans fin, celle qui finissait toujours par ressortir. Il y avait sans doute une ironie cosmique là-dedans, mais Naruto avait du mal à la trouver drôle. Le contrecoup physique et émotionnel de la journée commençait à le rattraper.

« Tu crois que je ne vois pas tout ce qui ne va pas dans ce putain de village ? Tu penses que je ne sais pas que pour la moitié d’entre eux on est que de la chair à canon utile tant qu’elle ne se met pas à réfléchir ? Que j’ai pas compris que la vieille nous a filé cette mission pour nous éloigner un moment ? Mais je vais te dire Sasuke, j’ai fait une promesse, et je reviendrais pas sur ma parole. Je deviendrais Hokage. Et je sais très bien aussi qu’on ne peut pas tout changer, mais on peut essayer au moins. Pas pour les morts, mais pour les vivants ! »

 

Les mots étaient sortis, se bousculant et se pressant, poussés par la colère et la fatigue. Et à présent il était vide, et il fixait les yeux de Sasuke de l’autre côté de la table. Des mots sans ordres tournaient encore dans sa tête, mais sans réelle force, sans… sans feu.

Le regard de Sasuke était noir, froid. Le masque était de nouveau en place.

Mais il pouvait voir ses limites à présent, voir la confusion qui faisait écho à la sienne et la fatigue rongeant insidieusement la colère. Sasuke porta une main à ses cheveux pour repousser ses mèches d’un geste inutile.

C’était le genre de geste que Sasuke ne faisait jamais, et rien que cela en disait bien plus que les mots.

 

Naruto ne réagit pas quand l’Uchiha passa à côté de lui et rassembla les papiers éparpillés sur la table basse. En silence il récupéra ses affaires et rejoignit l’entrée.

En silence il enfila ses sandales, alors que Naruto faisait toujours face au canapé vide, et en silence il désactiva l’unique piège que le blond avait pris la peine d’enclencher –avec eux deux dans l’appartement ce n’était pas comme s’il était vraiment nécessaire.

Il ouvrit, et s’immobilisa dans l’encadrement sans tourner la tête.

« N’oublis pas, demain midi. »

 

Et seulement lorsqu’il fut parti Naruto se laissa tomber de tout son long sur le canapé, –ses jambes dépassaient de quarante bons centimètres-, et pressa ses avant-bras contre son front, comme pour le contenir, en essayant de déterminer ce qui s’était exactement passé et de faire sens des mots prononcés.

 

 

Le sommeil le prit dans cette position, et sa dernière pensée à peu près formée fut pour la loi Murphy.

 

Et pour le triangle de peau clair entre les cheveux et le col de Sasuke.  

 

 

 

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