Fer de Lance

Chapitre 1 : Le cadeau

2253 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 26/01/2017 21:21

L'été touchait à sa fin et Ébènelle savourait ses dernières journées ensoleillées avant le retour de l'automne, synonyme de pluie et de brouillard pour ce village situé sur le flanc d'une montagne abrupte, le Mont Cristal, au nord-est de Sinnoh.

Les habitants ne devaient guère être plus d'un millier. Rares étaient les gens qui parvenaient à s'habituer à la rudesse du climat, aux hivers rigoureux et à la fraîcheur qui régnait tout au long de l'année, sans parler de la neige qui tombait parfois d'octobre à mars. La grisaille du ciel déprimait les villageois et les poussait à partir pour d'autres cités, plus chaleureuse que celle-ci.

Une famille était toutefois implantée à Ébènelle depuis plusieurs générations, et tous ici les connaissaient. Il s'agissait des Lance. Nicolas était le Champion local, un dresseur redoutable qui donnait du fil à retordre aux novices, et Gabriel, son frère de trois ans son cadet, le secondait.

Nicolas vivait à l'Arène, avec la seule compagnie de son fils, Peter. Sa femme Margaret était morte en lui donnant le jour, un drame dont il ne se remettrait jamais, malgré le réconfort que lui apportait la présence du garçonnet à ses côtés. Le jour de l'accouchement, une tempête de neige s'était abattue sur la région, empêchant le docteur de rejoindre à temps le bâtiment, dans les hauteurs du village. Lorsqu'il était arrivé, il n'y avait plus rien à tenter pour sauver Margaret Lance.

Gabriel, lui, résidait en plein cœur d'Ébènelle, avec son épouse Isabelle et leur fille, Sandra. Elle n'avait que six ans, soit deux de moins que son cousin Peter, mais si lui était docile, elle-même avait déjà un caractère bien trempé. Capricieuse, elle aimait que tout se déroule selon sa volonté, et pouvait même devenir hystérique lorsque ce n'était pas le cas.

- Sandra ! Reviens ici tout de suite !

La porte de la demeure familiale claqua dans le dos de la fillette, qui ignora l'injonction de son père. Malgré ses petites jambes, elle courait vite, et le temps pour Gabriel d'apparaître sur le seuil, elle s'était déjà éloignée en direction de la sortie de la ville. Il leva les yeux au ciel : cette enfant était impossible.

C'était en partie de sa faute, il en avait conscience. Isabelle et lui avaient toujours fait preuve d'un trop grand laxisme à l'égard de Sandra, qui refusait désormais toute forme d'autorité. Elle dédaignait les ordres et même les punitions que ses parents lui infligeaient lorsqu'elle dépassait clairement les limites n'avaient aucun effet sur elle.

Gabriel avait trente-cinq ans, des cheveux bleutés, et le ventre saillant d'un homme qui appréciait la bonne chair. De taille moyenne, il possédait une allure décontractée, bien qu'en cet instant, il paraisse plutôt tendu. Ses yeux saphir ne brillaient pas comme à l'accoutumée et sa fossette au menton était effacée par la grimace qui tordait sa bouche.

Isabelle le rejoignit dans l'encadrement. Plus élégante que son époux, presque trop pour un village aussi simple et modeste qu'Ébènelle, elle était dotée d'une beauté peu commune. Son teint diaphane, ses longs cils et ses sourcils fins, ainsi que la texture soyeuse de sa chevelure argentée, lui conférait l'air d'une poupée de porcelaine. Elle avait l'habitude de porter des parures somptueuses, acquises chez les meilleurs bijoutiers d'Unionpolis, et dont les colliers mettaient en valeur la courbe délicate de sa nuque.

Elle était sophistiquée alors que Gabriel était naturel, ce qui faisait d'eux un couple mal assorti. En dépit de cela, elle aimait son mari d'un amour tendre et sincère, que leurs différences ne faisaient que renforcer, au lieu de les éloigner. Elle passa ses bras autour de sa taille, posa son menton sur son épaule et murmura à son oreille :

- Ne t'inquiète pas pour elle. Tu sais très bien qu'elle finit toujours par rentrer. Si elle a besoin d'être seule pour accepter la nouvelle qu'elle vient d'apprendre, laissons-lui un peu de temps.

Gabriel essaya de paraître convaincu, mais il fut incapable de détourner les yeux du chemin en terre qu'avait suivi Sandra avant de disparaître. Isabelle raffermit sa prise autour de son torse et le força à rentrer dans le hall, puis referma la porte derrière eux.

***

Ébènelle était délimitée au nord par le Mont Cristal, qui formait une falaise d'une dizaine de mètres de hauteur. Les jeunes du village s'amusaient souvent à la gravir. L'ascension n'était pas très difficile, car la roche était solide et offrait de nombreuses prises. La seule chose dont il fallait se méfier était les vents ascendants, qui pouvaient déséquilibrer les alpinistes.

Au sommet se trouvait une corniche, de laquelle il était possible de contempler toute la cité, ainsi qu'une partie de la route 45. C'était un lieu splendide, surtout en hiver, quand le soleil couchant venait faire miroiter la neige et les cristaux de givre. C'était aussi l'endroit préféré de Sandra.

Suspendue à la paroi abrupte, elle s'arrêta un instant pour reprendre son souffle. Elle était à plus de mi-chemin. Elle n'avait ni corde, ni crochets, ni aucun matériel de sécurité. Une seule erreur de sa part et se serait la chute. À cette hauteur, elle lui serait fatale. Sandra n'avait pas peur, cependant. Elle avait déjà grimpé sur le petit plateau à maintes reprises, sans plus d'équipement.

D'aucuns diraient qu'elle était folle, mais elle préférait employer le terme aventureuse, un mot que son oncle Nicolas avait utilisé pour la qualifier lorsque, à quatre ans, elle n'avait pas hésité à pénétrer seule dans l'Antre du Dragon, malgré les puissants pokémon qui se terraient à l'intérieur.

Sa main gauche empoigna un rocher pointu, qui lui coupa la paume. Elle raffermit sa prise à droite, le temps pour elle d'observer sa blessure. Elle n'était pas profonde, mais elle saignait. Sandra lécha le liquide écarlate dans sa paume, puis reprit son ascension. Elle avait déjà vu pire, et une tête brûlée comme elle, qui se plaçait toujours dans des situations impossibles, se devait d'être dure au mal.

En dépit de son caractère ferme et assuré, ses yeux s'embuèrent. Elle avait refoulé ses larmes et espérait les contenir jusqu'au sommet, mais celles-ci étaient trop fortes. Sandra ne pleurait pas à cause de sa coupure, malgré les picotements qu'elle lui infligeait. C'était à cause de sa peine.

Elle atteignit enfin la corniche, sur laquelle elle se hissa à la force des bras. Elle s'assit, les jambes dans le vide, et essuya ses yeux humides avec la manche de son sweat. Même en été, les températures étaient rarement assez chaudes pour permettre aux Ébèliens de porter des T-shirt.

Sandra se moquait de la fraîcheur et du vent qui lui fouettait le visage, emmêlant ses mèches turquoise. Elle était venue ici dans l'unique but de chasser la peine qui meurtrissait son cœur lourd. Quand elle était en colère ou qu'elle éprouvait du chagrin, c'était ici qu'elle venait trouver refuge.

Une larme roula le long de son nez, jusqu'à la commissure de ses lèvres. La fillette put presque sentir son goût salé, avant de secouer la tête avec rage. Elle songea qu'elle ferait peut-être mieux de ne jamais redescendre, de rester ici pour toujours. Mieux valait s'habituer à la solitude dès à présent, puisque bientôt elle ne connaîtrait plus que cela.

- Sandra ! l'appela une voix familière, démultipliée par l'écho.

L'intéressée ramena précipitamment ses jambes contre elle et recula pour s'allonger à plat ventre sur la falaise. Dans cette position, elle était invisible depuis le sol.

- Sandra ! Je sais que tu es là-haut ! Montre-toi !

- Non ! s'écria-t-elle, furieuse.

- Sandra, s'il te plaît ! Arrête de bouder !

- J'ai dit non ! Fiche-moi la paix, je te déteste !

- Tu n'es vraiment pas gentille de dire ça.

- Et toi, tu crois que c'est gentil de me laisser toute seule ?

Sandra rampa jusqu'à ce que sa tête soit penchée au-dessus du vide. En contrebas se découpait une silhouette miniature, aux cheveux rouges, qui appartenait à son cousin Peter. Elle était très énervée contre lui et n'avait pas l'intention de lui pardonner de sitôt ce qu'elle venait d'apprendre.

- Ce n'est pas ma faute ! protesta-t-il, les mains en porte-voix. Mon père n'a jamais caché sa volonté de m'inscrire à l'École des dresseurs dès que j'aurais huit ans. Toi aussi, tu iras, un jour.

- M'en fiche !

- C'est une opportunité ! Pense à tout ce que nous pourrons apprendre, là-bas ! Nous deviendrons d'excellents dresseurs, et...

- J'ai compris, pas besoin de me rappeler que tu vas t'amuser pendant que je resterai ici.

- Sandra... Tu n'as que deux petites années à attendre avant d'être en âge d'y aller.

- Ce n'est pas le problème. Le problème, c'est que tu y vas sans moi ! Tu m'avais promis que nous resterions toujours tous les deux.

- Je sais, mais...

Peter étouffa une quinte de toux. C'était un garçon fragile et maigrelet, qui souffrait souvent de problèmes de santé. Il était tout le contraire de Sandra, qui était forte, solide et batailleuse. Lui préférait passer son temps au coin d'une cheminée, avec un bon livre, car la lecture était vite devenue son passe-temps favori sitôt qu'on la lui avait enseignée.

- Tu ne veux pas descendre ? demanda-t-il. Ça m'éviterait de devoir me casser la voix.

- Viens me chercher, si c'est ce que tu veux.

Sandra lui tira la langue. Elle savait qu'il n'oserait jamais grimper jusqu'à la plateforme, car il avait le vertige. C'était un comble pour un garçon de la montagne, mais il n'avait jamais réussi à vaincre sa peur du vide depuis que le Dracaufeu de son père l'avait saisi entre ses serres et s'était envolé, pensant que cela l'amuserait.

- S'il te plaît ! Je... Aïe !

Peter fut interrompu par un caillou que la fillette venait de lui lancer depuis son perchoir. Il poussa un gémissement plaintif en massant son épaule endolorie, où elle l'avait atteint. Sandra avait une vue d'aigle et savait mieux viser qu'un tireur d'élite, ce dont il faisait régulièrement les frais.

- J'ai un cadeau pour toi ! insista-t-il.

- Un cadeau ?

L'expression de l'enfant aux cheveux turquoise perdit immédiatement toute trace de colère, tandis qu'elle se penchait un peu plus dans le vide. Elle adorait les présents de toutes sortes, surtout ceux qui survenaient lorsqu'elle s'y attendait le moins. Tiraillée entre sa curiosité et son animosité, elle lança :

- Je suis certaine que tu mens et que c'est juste pour me faire descendre.

- Non, je t'assure ! cria Peter. Viens avant que la nuit tombe, sans quoi tu seras forcée de rester là-haut.

- Prouve-moi d'abord que tu as bien quelque chose pour moi.

Le garçonnet glissa sa main dans sa poche et lui montra sa paume, au milieu de laquelle se trouvait un petit objet, rond et noir. De là où elle était, Sandra ne pouvait pas mieux le distinguer. Elle ne parvenait donc pas à deviner ce dont il s'agissait.

- Vas-tu descendre, oui ou non ?

- Moui... capitula-t-elle. Mais ça ne change rien au fait que je te déteste !

Elle se redressa en pointant le nez en l'air, dans une expression dédaigneuse, puis tourna le dos à la falaise pour laisser glisser ses jambes dans le vide, le visage orientée face à la paroi. Prise après prise, elle se rapprocha du sol. Quand elle n'en fut plus qu'à un mètre, elle se laissa tomber pour atterrir souplement sur ses pieds.

- Mon cadeau, exigea-t-elle, la main tendue, sans plus de cérémonie.

Peter y déposa une petite pierre, aussi sombre que brillante, qui ressemblait à un onyx, même si elle était certainement moins précieuse. Sandra la fit rouler entre ses doigts, afin de mieux l'observer sous tous les angles. Elle était parfaitement ronde, comme si elle avait été polie.

- C'est joli, dit-elle simplement, avare de compliments pour un cousin envers qui elle était furieuse.

- Est-ce que j'ai le droit à un bisou, en guise de remerciement ? osa demander Peter, plein d'espoir.

- Si tu veux quelque chose, ce n'est pas un cadeau. C'est un échange. Soit tu reprends ta babiole, soit tu t'en passes.

- Bon... Je m'en passerai, alors, mais garde la pierre. Ça te permettra de penser un peu à moi, quand je serai à l'École des dresseurs, et surtout de ne pas m'oublie.

- Si tu ne veux pas que je t'oublie, répliqua Sandra d'un ton pincé, tu n'as qu'à pas partir.

Sur ces mots, elle lui jeta un regard empreint de mépris, puis tourna les talons. Son caractère vindicatif était contrebalancé par la patience de Peter. Heureusement pour le garçon, d'ailleurs, parce qu'il allait lui en falloir, avant que sa cousine décide de lui pardonner ce qu'elle interprétait comme une trahison de sa part.

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