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Chapitre 5 : Le début des ennuis

4540 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/02/2021 10:24

Chapitre 5 : Le début des ennuis


Sulu était en train de tailler amoureusement un petit arbuste récolté sur Neural [1] et qui présentait de troublantes ressemblances avec un érable du Japon. Il avait l’intention de le transformer en bonzaï pour Nyota Uhura, cette dernière s’étant extasiée devant les magnifiques couleurs jaune et ocre de la plante. Il venait de s’armer de son sécateur lorsque la porte du laboratoire de botanique s’ouvrit et que Pavel Chekov entra dans la pièce comme une tornade. Son visage arborait une teinte d’un rouge soutenu qui ne présageait rien de bon pour l’état général de ses nerfs comme pour la tranquillité de son interlocuteur.

– Que se passe-t-il ? demanda prudemment Sulu en reposant son outil.

– Il me rend complètement… complètement dingue, voilà ce qui se passe ! répondit le jeune Russe avec un mouvement des mains particulièrement dramatique.

La dernière fois que le pilote avait vu Chekov, ce dernier était en grande conversation avec le capitaine, qui devait probablement lui donner des consignes strictes sur les salles qu’il pouvait ou non faire visiter à leur visiteur inattendu. Sulu avait un instant plaint le jeune enseigne, contraint à babysitter un allumé venu du passé tout en essayant de lui tirer les vers du nez, le tout sans lui révéler quoi que ce soit de compromettant, puis il était passé dans le laboratoire de botanique, où il avait, comme d’habitude, oublié le reste du monde. Pour rompre quelques instants avec la pression de leur travail, Spock méditait, Uhura écoutait de la musique, Kirk lisait, Scotty bricolait, Chekov jouait à de vieux jeux vidéo, et Sulu s’occupait de ses plantes. Personne ne savait ce que faisait McCoy pour se détendre. C’était peut-être pour cette raison, d’ailleurs, qu’il n’apparaissait jamais vraiment détendu.

– Vous ne l’avez pas planté là au beau milieu du vaisseau, quand même ? s’inquiéta le pilote.

– Non, non, il est aux toilettes, juste à l’entrée du labo. Et il n’en sortira pas avant 6,23 minutes, car, je cite, « il faut qu’il respecte son emploi du temps de salle de bains ». Ce type a un grain, Hikaru !

– Il est spécial, d’accord, mais ce n’est quand même pas cette histoire de salle de bains qui vous met dans un état pareil ?

– Il me rend dingue, je vous dis ! s’exclama Chekov, qui semblait en effet au bord de la crise de nerfs. Il n’arrête pas de poser des questions sur tout ce qu’il voit, alors qu’il sait parfaitement que je ne peux lui donner aucune explication technique sans risquer un paradoxe temporel ! Il voulait monter sur la passerelle et « essayer le siège du capitaine ». Et cela n’est que la moins extravagante de ses demandes !

Sulu ne put réprimer un sourire, à mi-chemin entre l’amusement et la compassion.

– Il n’est pas totalement stupide, si ? Il a forcément compris que nous ne pouvons rien lui dire.

Le jeune pilote leva de nouveau les mains au ciel avec emphase.

– Oh, il n’est absolument pas stupide, et il a parfaitement compris, mais ça ne l’empêche pas d’insister. Et d’insister encore. Comme les enfants qui sont certains d’avoir leurs parents à l’usure, si vous voyez ce que je veux dire ?

Sulu, qui avait trois frères et deux sœurs plus jeunes que lui, voyait tout à fait ce que voulait dire son ami.

– Ce n’est pas un enfant, essaya-t-il de contre-argumenter. C’est, d’après ce que nous a dit le capitaine, un brillant scientifique et…

– Oh, ça, pour être brillant, il l’est ! J’ai malgré moi laissé échapper quelques… quelques bribes d’explications, et il a immédiatement posé les bonnes questions.

– C’est ce qui vous inquiète ? De lui en avoir trop révélé ?

Chekov se mordit les lèvres.

– Il y a un peu de ça, avoua-t-il. En désespoir de cause, j’ai fini par lui dire que je n’étais pas ingénieur et que je n’avais pas les compétences pour lui répondre. Vous savez ce qu’il m’a répondu ?

Hikaru secoua négativement la tête.

– Il m’a dit – je cite – que « le Pavel Chekov du XXème siècle était certes plus petit mais beaucoup plus intelligent que moi » !

Cette fois, Sulu se mordit l’intérieur de la joue pour ne pas rire.

– Vous voulez dire qu’il vous a comparé à l’acteur qui joue dans cette série, Star Trek ou je ne sais trop quoi ?

Chekov se prit la tête entre les mains.

– Exactement ! Il est cinglé, je vous dis ! Mais il y a pire !

Les narines du jeune homme frémirent de rage, et Sulu, qui le connaissait bien, retira hâtivement son petit bonzaï hors de portée de sa colère.

– Calmez-vous, Pavel, vous êtes tout rouge. Que vous a-t-il dit de si terrible ?

– J’ai fini par ne plus lui fournir que des renseignements historiques pour éviter toute remarque scientifique, et j’étais en train de lui expliquer que le principe du réplicateur avait été pour la première fois théorisé en Russie (à ces mots, Sulu retint avec peine un sourire), lorsqu’il m’a interrompu pour affirmer avec un culot inébranlable que la meilleure chose que les Russes aient inventé, c’était… c’était Tetris !

La phrase s’acheva sur une explosion suraiguë et indignée. Hikaru admit calmement qu’il aurait bien évidemment compati à la colère évidente de son ami s’il avait su ce qu’était Tetris. [2]

– C’est un jeu complètement stupide qui remonte à près de deux cent cinquante ans !

– Et il a vraiment été inventé par les Russes ? s’enquit Sulu, un sourire au bord des lèvres.

Le regard exaspéré que lui lança son interlocuteur lui fit comprendre que l’heure n’était pas à la plaisanterie.

– Là n’est pas la question ! répondit Chekov. Il est insupportable et je ne supporte plus de l’entendre répéter les mêmes questions auxquelles je ne peux pas répondre ! Je vous en prie, prenez-le avec vous pour une demi-heure, faites-lui visiter le labo, parlez-lui de vos plantes, au moins vous ne risquerez pas de lui apprendre quoi que ce soit sur notre technologie ! Ça me reposera les oreilles et surtout, ça m’empêchera de commettre un meurtre…

.

McCoy se réveilla en sursaut, incapable de dire pendant un instant où il se trouvait et ce qui l’avait abruptement tiré du sommeil. Puis il réalisa qu’il se trouvait dans son bureau, et qu’il s’était effondré comme une masse sur le rapport qu’il était en train de rédiger. Un hurlement provenant de la salle principale de l’infirmerie le renseigna sur la raison de son brusque réveil. Il s’apprêtait à quitter son bureau en catastrophe lorsqu’il perçut distinctement la voix de Christine Chapel, froide comme la glace et tranchante comme l’acier :

– Il est hors de question que j’appelle le docteur McCoy. Votre cas est loin d’être une urgence et je suis tout à fait capable de m’en occuper.

La voix qui lui répondit était incontestablement celle de Sheldon Cooper, étrangement déformée par la souffrance ou l’angoisse, mais toujours aussi pénible :

– J’en doute fortement. Vous n’êtes qu’une simple infirmière alors que le docteur McCoy est le médecin en chef du vaisseau. Il est évident que ses compétences dépassent de loin les vôtres et que vous… Aïe !

Cette ultime interjection fut accompagnée d’un discret sifflement indiquant que Chapel avait enfoncé, probablement sans trop de ménagements, un hypospray dans l’épaule de son patient réticent. Bones hésita. Devait-il intervenir ? Il n’avait aucune envie d’engager la conversation avec le voyageur du passé. Les deux interactions qu’il avait déjà eues avec lui lui suffisaient amplement, merci bien. De plus, sortir maintenant de son bureau reviendrait probablement, dans l’esprit tordu du docteur Cooper, à confirmer sa théorie selon laquelle l’infirmière n’était pas capable de s’occuper de lui. Ce qui était parfaitement stupide : Christine était plus que compétente, et puisque le jeune homme n’avait selon toute apparence auditive pas besoin d’une opération chirurgicale, elle s’en sortirait parfaitement seule.

Il se rassit et tendit l’oreille.

– Vous êtes complètement folle ! Qu’est-ce que vous m’avez injecté ?

– Un antidouleur et un relaxant, répondit Chapel. J’aurais préféré vous endormir, mais malheureusement vous devez être conscient pendant l’extraction.

L’extraction ? McCoy fronça les sourcils. Qu’est-ce que cet imbécile avait bien pu faire ?

– Christine, vous allez faire attention à Miranda, n’est-ce-pas ? intervint une troisième voix – celle de Sulu, qui sonnait presque désespérée.

L’infirmière poussa un soupir d’exaspération.

– Oui, Hikaru, je vais faire attention à Miranda. Elle n’est pas la plus à plaindre en ce moment, croyez-moi.

– Il s’est assis sur elle ! s’écria le pilote.

McCoy fronça de nouveau les sourcils. Il était très rare que Sulu hausse le ton et il se demandait bien ce que Sheldon Cooper avait bien pu faire pour le mettre ainsi en colère.

– Quelle idée, aussi, de poser un cactus par terre ! répondit l’intéressé avant de pousser un long gémissement.

– Ne soyez pas mélodramatique, l’antidouleur que je vous ai donné est instantané.

– Ce n’est pas un cactus, ajouta Sulu. Il s’agit d’une espèce particulièrement rare…

Miranda, se souvint le docteur McCoy dans un flash. Il sentit monter en lui un fou rire qu’il parvint de justesse à maîtriser. Sulu avait la manie de donner un nom à presque tous les végétaux qu’il installait dans son laboratoire de botanique, et Leonard ne se souvenait généralement pas de ceux dont il avait affublé les trois quarts de ses plantes, mais Miranda était restée gravée dans sa mémoire. Il faut dire qu’il s’agissait d’une espèce exceptionnelle, aux curieuses propriétés : d’extérieur, elle ressemblait à une sorte de grosse balle ronde et verte, parcourue de petits points plus clairs. Quand on regardait de plus près, on se rendait compte que chacun de ces points était un petit trou, capable de s’agrandir pour aspirer une certaine quantité de nourriture. Miranda était carnivore, et capable de détecter de la chair fraîche à plusieurs mètres à la ronde. Le pantalon d’un humain ne devait pas lui poser de problème. McCoy aurait donné très cher pour voir la tête (et d’autres parties anatomiques) de Sheldon Cooper en cet instant. Il s’approcha doucement de la porte entrouverte et jeta un discret coup d’œil.

L’accident du jeune homme avait drainé à l’infirmerie une petite foule de curieux : non seulement Sulu, inquiet pour son « cactus à l’envers », comme l’avait appelé le capitaine (qui avait évidemment posé sa main dessus, et avait vu sa paume littéralement aspirée à l’intérieur de la plante, ravie de ce morceau de choix ; l’extraction avait été relativement simple, les petites morsures n’étaient pas douloureuse, mais Jim étant Jim, la réaction allergique qui s’était ensuivie l’avaient empêché de se servir de sa main droite pendant près d’un mois), mais également Chekov, Riley, Charlène Masters et Giotto. Au milieu se tenait le docteur Cooper, sautillant d’un pied sur l’autre, la plante littéralement collée à son postérieur.

– Arrêtez un peu vos simagrées, râla Christine en le poussant à plat ventre sur un lit médical. Je vous ai injecté un antidouleur.

– Qui vous dit qu’il fonctionne sur moi ? rétorqua le principal intéressé. Il n’est pas question que je m’allonge sur ce lit et que vous vous occupiez de m’ôter cette plante, ajouta-t-il avec un glapissement indigné. Aucune femme n’a jamais porté la main sur cette partie de mon anatomie et il n’est pas envisageable que je change d’avis à ce sujet.

L’infirmière haussa les épaules et commença à préparer ses instruments. McCoy se mordit la joue et revint s’asseoir à son bureau. Comme il le prévoyait, Chapel maîtrisait parfaitement la situation.

– Si vous persistez dans votre tentative, je me verrai dans l’obligation de révéler au capitaine les sentiments que vous éprouvez à l’égard du commandant Spock.

Le médecin se figea, dans l’attente d’une réplique bien sentie de la part de son infirmière en chef. Christine, amoureuse de Spock ? Ridicule !

Mais le silence pesant qui s’installa derrière la porte semblait indiquer que Chapel ne trouvait rien à répondre. Ce n’était pourtant pas l’esprit de répartie qui lui manquait d’ordinaire. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose…

– La vérité est difficile à entendre, n’est-ce-pas ? s’exclama triomphalement le jeune visiteur du passé. Maintenant que vous êtes compromise émotionnellement, allez me chercher le docteur McCoy.

Bones, stupéfait, resta assis devant son bureau tandis que les rouages de son cerveau se remettaient lentement en marche. Bon sang, ça expliquerait beaucoup de choses… Le fait que Spock fuie l’infirmerie, par exemple, et insiste toujours pour que McCoy s’occupe de son cas, même dans les cas où Christine aurait parfaitement pu le faire. Les timides tentatives de l’infirmière pour répliquer de la soupe de plomeek et autres trucs immangeables très prisés sur Vulcain…

Un nouveau hurlement, suivi d’un bruit sourd, provint de la salle commune, et McCoy, cette fois, se précipita hors de son bureau.

– Bon sang, qu’est-ce qui se passe ici ? demanda-t-il en avisant le jeune Cooper allongé ou plutôt répandu sur un lit médical, la plante toujours collée à lui comme une bernique à son rocher.

Christine se tourna vers lui, les joues aussi rouges que l’uniforme de Giotto.

– Oh, docteur, je ne voulais pas vous déranger pour si peu…

– Qu’est-ce que vous lui avez fait ? aboya le médecin en chef.

– Je l’ai juste endormi pour les quatre prochaines heures, jusqu’à ce que nous arrivions en vue d’Antarès.

Bones ouvrit la bouche et regarda la petite assemblée qui l’entourait. Il était évident que tous cherchaient à protéger l’infirmière, qui ne souhaitait pas voir son secret s’ébruiter dans tout le vaisseau. McCoy décida de ne faire aucun commentaire à ce sujet, comme s’il n’avait rien entendu.

– Et vous avez l’intention de procéder à l’extraction pendant qu’il dort ?

– Croyez-moi, docteur, c’est mieux pour tout le monde, fit remarquer Sulu, qui couvait sa plante d’un regard désolé. Il nous rend dingues.

Chekov, Masters, Riley et Giotto acquiescèrent vivement.

– Vous n’imaginez pas le cirque qu’il a fait pour arriver jusqu’ici ! ajouta le chef de la sécurité, qui pourtant en avait vu d’autres. Tout le pont 7 a été réveillé par ses hurlements, et il nous a insultés en klingon !

McCoy cligna rapidement des yeux.

– … En klingon ?

– Et en vulcain, ajouta Chekov. Avec des fautes d’accords.

Le praticien poussa un soupir. S’il n’avait tenu qu’à lui, ils ne l’auraient pas endormi pour quatre heures, mais pour quatre jours. Il ne pouvait pas vraiment leur jeter la pierre.

– Allez, occupons-nous de Miranda, soupira-t-il en tendant la main vers ses instruments.

*****

Leonard Nimoy avait rarement eu l’impression autant qu’aujourd’hui que sa vie lui échappait. Bien sûr, il avait eu son lot de déboires professionnels et personnels, comme tout un chacun, mais jamais ses problèmes n’avaient mis en jeu la sécurité de leur avenir à tous. Il croyait sans peine ses trois nouveaux alliés lorsque ces derniers lui affirmaient que Sheldon était tout à fait capable de provoquer une catastrophe intergalactique par sa seule présence. Et c’était par lui que le malheur était arrivé. S’il se trouvait maintenant à demi allongé sur un canapé inconfortable au quatrième étage d’un immeuble de Pasadena, à sept heures du matin, après une nuit blanche, à lutter désespérément contre le sommeil, alors que les trois génies qu’il avait appelés à la rescousse échangeaient non loin de lui, à voix basse pour ne pas le déranger, des propos tous plus incompréhensibles les uns que les autres, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

Dans ce genre de circonstances – qui, heureusement, étaient rares – il regrettait amèrement de n’être pas Vulcain. Déjà, il aurait pu se passer de dormir, ensuite, il aurait pu comprendre la conversation d’une haute portée scientifique de ses compagnons d’infortune, et peut-être même y participer, et enfin il n’aurait même pas eu besoin d’eux pour trouver la solution à son problème – d’ailleurs, il n’aurait probablement pas commis la stupidité de laisser entrer chez lui un être aussi retors que l’était Sheldon Cooper.

– Il y a une chose que je ne comprends pas malgré tout, s’exclama soudain le dénommé Howard en levant le nez d’une pile de papiers qu’il s’évertuait depuis plus d’une heure à déchiffrer sans trop de succès. Comment Sheldon a-t-il pu savoir que vous étiez en possession de ce… de cette chose ?

Leonard cligna des yeux et soupira. Cette question, il se la posait depuis qu’il avait constaté la disparition du PADD. Il n’avait pas de réponse. Il était fort peu probable que le jeune physicien ait fouillé au hasard dans ce tiroir précisément. Il avait tout fait pour éloigner son hôte imprévu en l’envoyant au grenier chercher d’improbables scénarios, puis, se désintéressant totalement dudit scénario, il avait fui la maison, tout simplement parce qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait. Mais comment avait-il pu être au courant de son existence, voilà ce qui demeurait parfaitement incompréhensible.

– Je ne sais pas, avoua-t-il en se redressant péniblement.

– Voulez-vous un verre d’eau, ou… ou de jus de pomme ? proposa l’autre Leonard.

L’acteur acquiesça.

– Va pour le jus de pomme, merci. Vous avez avancé ? demanda-t-il. Je suis désolé, j’ai décroché il y a un bout de temps déjà.

Une fois le premier moment de stupéfaction passée, les jeunes scientifiques avaient rassemblé en liasses les feuilles noircies par Sheldon afin de comprendre son raisonnement. Une fois de retour chez lui, le dénommé Cooper avait, selon toute probabilité, allumé le PADD, récupéré toutes les données dont il pouvait avoir besoin, puis cherché désespérément comment transformer ce qui était une fenêtre sur l’avenir en portail temporel. Le fait qu’il y soit parvenu en seulement quelques heures était absolument délirant, mais il fallait se rendre à l’évidence : il avait disparu corps et biens, après avoir laissé une quarantaine de messages à ses amis pour les informer de sa « grande découverte ». Lorsque l’acteur avait fait part de son étonnement au docteur Hofstadter, ce dernier avait haussé les épaules et déclaré, blasé, que Sheldon était à la fois un grand malade mental et un génie absolu.

– Une chose est sûre, avait-il ajouté pensivement, c’est qu’il n’a pas accès à une machine à remonter le temps, sinon il serait revenu le 25 septembre 2003, à 15h30. C’est le jour où j’ai rencontré Sheldon, et ce point faisait clairement partie de notre contrat de colocation : si l’un d’entre nous inventait un jour une machine à remonter le temps, il devait revenir à l’appartement à cet instant précis. [3]

Leonard Nimoy avait ouvert la bouche pour demander au jeune homme s’il plaisantait, mais il avait finalement renoncé. Il était évident qu’il ne plaisantait pas le moins du monde. Il venait d’entrer dans une sorte de monde parallèle qu’il n’était pas certain de comprendre totalement, qui l’effrayait un peu, et qu’il avait pourtant, indirectement, contribué à créer. Un monde où Spock pouvait sans aucun problème discuter avec Wonder Woman, ou avec un hobbit, ou avec Flash Gordon, sans que personne ne trouve cela anormal. Un monde où la frontière entre fiction et réalité était tellement poreuse qu’il n’était pas certain que cet appartement, et ses occupants, existent réellement. Peut-être après tout était-il lui-même le personnage malheureux d’une histoire qui le dépassait totalement.

Rajesh lui tendit un verre empli de jus de pomme qu’il but avec grand plaisir. Il n’avait pas l’habitude de veiller toute la nuit, et se sentait non seulement épuisé mais également déshydraté. Il fallait dire aussi qu’il ne rajeunissait pas.

– Nous avons compris quelque chose, répondit le jeune Indien : nous devons considérer l’espace comme une force en mouvement. [4] Ce n’est pas Sheldon qui s’est déplacé jusqu’à l’année 2268, mais, d’une certaine façon, c’est l’année 2268 qui est… venu le chercher.

– Je n’ai rien compris, admit Leonard avec un haussement d’épaules, mais comment pouvez-vous connaître la date d’arrivée de Sheldon ?

– Le PADD l’indique nettement, expliqua Howard en désignant l’objet dont l’écran demeurait résolument noir depuis que Leonard Hofstadter avait malencontreusement mis le pied dessus. Regardez tout en haut.

L’acteur s’exécuta. Dans le coin supérieur gauche, un nombre clignotait faiblement : 4309.1. Il leva vers Howard un regard interrogateur.

– Vous savez que vous ressemblez vraiment beaucoup à Spock quand vous faites ça ? demanda le jeune homme.

– On me l’a déjà vaguement dit, oui.

L’ingénieur eut le bon goût de rougir.

– Pardon. En tant que fans de Star Trek, nous savons que cette date correspond à l’année 2268. (Nimoy se retint de se prendre indignement la tête entre les mains et de s’arracher les cheveux qui lui restaient.) Plus précisément à l’épisode « The immunity syndrome ».

Leonard choisit de ne pas commenter le fait que des adultes puissent encombrer leur mémoire avec ce genre d’information sans intérêt.

– Vous croyez qu’ils auront la présence d’esprit de l’envoyer en reconnaissance dans l’amibe géante à la place de Spock ? marmonna-t-il.

Un ricanement unanime lui répondit, et il se sentit lui-même sourire. Bon sang, il devait vraiment dormir. Il était en train de se laisser contaminer par cette troupe de geeks.

– Si Kirk a vraiment le même degré d’intuition que dans la série, répondit Howard, alors il s’est nécessairement débarrassé de Sheldon dès qu’il l’a vu. Un accident de téléporteur, un phaseur mal réglé, un petit tour dans la chambre matière / antimatière, ce genre de choses…

– Vous savez ce qui me stupéfie le plus dans toute cette histoire ? demanda Nimoy sur une impulsion. Le fait qu’à aucun moment vous ne m’ayez traité de menteur. J’arrive chez vous avec cette histoire à dormir debout, et vous, vous me croyez immédiatement. Je n’arrive toujours pas à comprendre pourquoi vous ne m’avez pas immédiatement mis à la porte avec un bon seau d’eau froide sur la tête.

Trois paires d’yeux outrés se tournèrent vers lui.

– Vous êtes Leonard Nimoy, répondit Raj comme si ces quatre mots constituaient une réponse suffisante.

– Et alors ? Ce n’est pas parce que j’ai incarné Spock à l’écran que j’ai forcément toute ma santé mentale.

– Vous êtes Leonard Nimoy, répéta Howard sur le même ton d’évidence.

– Ce que veulent dire mes amis, expliqua le jeune Leonard, c’est que même si vous nous racontez n’importe quoi, même si vous êtes totalement gâteux, rien que le fait que vous soyez là, avec nous, à essayer de sauver Sheldon…

– A essayer de sauver l’équipage de l’Enterprise, corrigea Howard. Je suis sûr qu’à l’heure qu’il est, Sheldon va très bien, mais que le capitaine et le médecin en chef en sont à leur troisième crise d’apoplexie.

– … Bref, quelle que soit la vérité au final, il n’en reste pas moins que vous êtes là, avec nous, et que pour une fois, nous avons l’impression de vivre l’aventure au lieu de nous contenter de la regarder. Et vous savez la meilleure ? Si toute cette histoire est vraie, si vous avez toute votre tête et si ce PADD est bel et bien une fenêtre temporelle que Sheldon a transformée en portail, alors Raj, Howard et moi sommes votre meilleure chance de rattraper le coup. Et vous voudriez qu’on vous jette dehors ? Vous plaisantez, j’espère !



[1] Neural : planète de l’épisode « A private little war ».


[2] Pour la culture générale autant que pour le fun, Tetris a été inventé en 1984 par un certain Aleksei Pajtnov.


[3] Voir ce qui reste un de mes épisodes préférés de TBBT : « The staircase implementation » (saison 3, épisode 22), flashback qui met en scène la première rencontre de Sheldon et Leonard, plusieurs années avant les événements de la saison. Sheldon explique que si l’un d’entre eux venait à inventer une machine à remonter le temps, il devrait revenir à cette minute précise. Pendant quelques secondes, tous les deux attendent, puis Sheldon hausse les épaules en disant « tant pis » avant de passer à autre chose.


4] Je sais que ce passage est très étrange, mais c’est juste un clin d’œil au reboot de Star Trek : Scotty découvre, par le biais d’un magnifique paradoxe temporel, la formule qui permet de se téléporter pendant une distorsion (alors que le vaisseau est au-delà de la vitesse de la lumière) et il prononce cette phrase.

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