Le Royaume des Rats

Chapitre 67 : Le Seuil du Désespoir

8440 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 10/11/2022 12:47

La pluie avait détrempé le sol, qui n’était plus que de la gadoue. Une boue liquide, sur laquelle les pieds menaçaient de glisser à chaque pas. L’humidité de l’automne traversait ses vêtements, et les mèches de ses cheveux collaient à la peau de son front, maculée d’un mélange de sueur et de gouttelettes d’eau de brume.

 

Heureusement, le soleil était de retour, et ses rayons lui réchauffèrent un peu le cœur.

 

-         Halte ! aboya une voix très grave, étouffée par le casque.

 

Marjan Gottlieb cessa de marcher. Elle baissa la tête, et soupira de lassitude.

 

-         T’endors pas, toi ! cria la voix.

 

Un coup sur la chaîne fit grogner la jeune femme de douleur.

 

-         Ils sont là, les gars !

-         Vous êtes sûr, Monseigneur ?

-         Je les sens... Je peux sentir le rat crevé à trois miles !

 

L’immense personnage descendit de son cheval noir, brandit sa masse d’armes, et hurla en queekish :

 

-         Montrez-vous, Fils du Rat Cornu ! Je suis Lennart Sang-de-Feu, champion tout-puissant de Khorne, le Dieu du Sang ! Du sang pour le Dieu du Sang !

 

Toute la compagnie reprit cet odieux refrain :

 

-         Du sang pour le Dieu du Sang ! Du sang pour le Dieu du Sang !

 

Seule Marjan resta silencieuse.

 

Au bout d’une longue minute, le chef du bataillon baissa son arme, et leva la main. Les maraudeurs firent silence. Plusieurs bruissements de feuilles retentirent tout autour du groupe. La femme blonde avala sa salive quand elle vit une quinzaine de Skavens Sauvages sortir des buissons et former un cercle autour d’eux.

 

Un Skaven Sauvage plus grand que les autres, qui portait une cape de velours rose avec une broche, sans doute volée à une victime riche, s’approcha.

 

-         Eh bien-bien, qui est-ce qui se permet de venir sur notre territoire ?

-         Tu es sourd, Skaven ? Je suis Lennart Sang-de-Feu, et tous ceux-là, ce sont mes guerriers !

-         Oh, je vois-vois. Très bien. Moi, je suis la Grande Griffe Kirgarsh. Parfait ! Nouveaux esclaves pour le Rat Cornu, ha ha !

 

Lennart Sang-de-Feu frappa du pied le sol.

 

-         Qu’est-ce que tu crois, lécheur de foutre ? Nous servons Khorne, et personne d’autre !

 

Kirgarsh cessa de sourire, et considéra rapidement les intrus qui lui faisaient face. Ils étaient une trentaine, rien que des choses-hommes qui portaient des casques et des pièces d’armure hétéroclites. Certains étaient torse nu, d’autres portaient des protections de cuir cousues anarchiquement ensemble. On pouvait voir un symbole peint sur les boucliers, les plastrons ou les zones de peau visibles, le redoutable crâne de Khorne.

 

Le guerrier en armure semblait deux fois plus dangereux que tous les autres. Il était gigantesque, et les cornes verticales de son casque affermissaient d’autant plus cette impression de grandeur. Pour porter une armure lourde aussi massive sans fatiguer, une puissante musculature était indispensable, la Grande Griffe n’eut aucun mal à l’imaginer. Impossible de voir son visage sous son casque, même ses yeux n’étaient pas visibles à travers la visière étroite. Outre le symbole de Khorne peint sur toute la surface du flanc gauche, l’armure de Lennart Sang-de-Feu, forgée dans du métal rouge, était bardée de pointes de fer, certaines étaient surmontées de morceaux de chair plus ou moins grands, comme des orteils ou des langues, en guise de trophées. Sa massue à pointes portait encore les traces des derniers crânes à avoir été broyés sous son poids.

 

Le Champion de Khorne était le seul de la compagnie à avoir un cheval, un immense étalon noir caparaçonné de plaques rouges. Deux longues chaînes étaient attachées au pommeau de la selle. Au bout de chaque chaîne, il y avait un prisonnier avec un collier de fer qui enserrait sa gorge.

 

Le premier était une chose-femme. Kirgarsh avait déjà vu des choses-femmes dans les villages de la surface. Il fut surpris de l’apparence étrange de celle-ci : inhabituellement grande, la tête couverte d’une fourrure jaune, des habits en toile brunis par la boue recouvraient son corps. Elle n’avait ni arme, ni armure, et si les choses-femmes étaient généralement protégées par des robes, des chausses comme celles des mâles enserraient ses jambes. Et pourtant, son odeur et les protubérances visibles sous sa chemise laissaient penser que c’était bien une chose-femme.

 

L’autre prisonnier était plus remarquable encore. C’était un Skaven, on le devinait à ses pieds, ses mains et sa queue d’anneaux de chair, mais on ne pouvait rien voir d’autre : il portait une robe rouge sombre, arrachée à un prêtre chose-homme, qui dissimulait difficilement une silhouette plutôt petite, mais très rondouillarde – ce personnage devait sans doute venir d’un terrier où il avait une position assez importante pour pouvoir manger beaucoup plus que la normale. La fourrure qui dépassait de ses manches était brun très sombre. Et il était impossible de voir son faciès, car sa tête était coincée dans un casque de métal assorti à la forme d’un crâne de Skaven. Ce casque était noir, bosselé de partout, et était pourvu d’une sorte de couronne de piquants. Il y avait deux ouvertures recouvertes d’un léger grillage au niveau des yeux, qui donnait l’impression au porteur d’avoir deux globes oculaires effroyablement exorbités, ainsi qu’une petite trappe devant l’emplacement de la bouche, visible à l’intérieur de la gueule de monstre sculptée dans l’acier. Le tout était solidement maintenu en place par un système d’attaches à l’arrière.

 

Curieux, Kirgarsh approcha du Skaven au masque de fer.

 

-         Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

Il tendit la main vers le casque. Le Skaven en robe recula avec un gémissement. Le champion du Chaos gronda :

 

-         Garde tes sales pattes de rongeur loin de mon prisonnier !

-         Oh, c’est ton prisonnier-prisonnier ?

-         Parfaitement ! Maintenant, conduis-moi à ton maître !

-         Mon maître ? Quel maître ?

 

L’énorme guerrier leva lentement sa massue. Puis, soudain, il la lança d’un geste précis. Elle percuta de plein fouet l’un des Skavens qui accompagnaient Kirgarsh. L’infortunée créature mourut sur le coup, les côtes pulvérisées, les poumons et le cœur réduits en bouillie.

 

-         Ne me prends pas pour un imbécile, putain de castor ! Tu as bien un maître ! Un seigneur de guerre, un Prophète Gris, peut-être ? Réponds, ou la prochaine torgnole sera pour toi !

-         Oui-oui, ô magnifique-puissant chevalier ! s’empressa de répondre Kirgarsh d’une voix suppliante. Prophète Gris Karhi est notre maître à tous !

-         Mène-moi à lui, Kirgarsh. Je veux lui parler.

-         Tout de suite, grand-fort champion des choses-bizarres !

 

Le Skaven aboya quelques ordres. Lennart Sang-de-Feu ramassa son arme, remonta en selle, et toute la compagnie se mit en route pour s’enfoncer plus profondément dans la forêt.

 

 

Marjan sentait ses poumons se comprimer. Tout autour d’elle, le décor semblait se transformer peu à peu sur leurs pas. Midi était passé depuis peu, et pourtant ses yeux avaient du mal à percevoir les rayons du soleil. Ce n’était guère étonnant ; la brume s’était épaissie devant eux, plus grisâtre, mouvante, et humide. Les arbres étaient de plus en plus resserrés, de plus en plus touffus, et surtout, la couleur dorée que prenaient ordinairement les feuilles à cette époque de l’année était progressivement submergée par une moisissure noirâtre.

 

La jeune noble trembla de froid, la température avait aussi baissé de manière significative. Et l’air, chargé de miasmes et d’une odeur indescriptible de chair pourrie, de suie et autres fluides corporels, était de plus en plus difficile à inhaler.

 

Soudain, alors qu’ils semblaient arriver au plus profond de la forêt, la lumière surprit Marjan. Skavens et Humains étaient arrivés jusqu’à une grande clairière. Les arbres avaient été coupés maladroitement ou même arrachés en cercle, tout autour d’un cratère de soixante pieds de large. La jeune femme écarquilla les yeux.

 

Qu’est-ce que ça fout là, ça ?

 

Elle n’avait jamais vu, ni entendu parler d’un tel cratère, et pourtant, Nedland avait exploré cette forêt quand il avait cartographié le pays quatre ans plus tôt. Il n’avait pas pu ne pas remarquer un trou de cette taille.

 

-         C’est ici-ici, gloussa Kirgarsh. Ysibos. Ville du Prophète Gris Karhi !

-         Tu te moques de moi, avorton poilu ? gronda Lennart. C’est juste un trou !

-         Trou conduit à Ysibos ! Toi et tes choses-bizarres, suivez-moi, maintenant-maintenant !

-         Attention, rat parlant ! Essaie de m’attirer dans un piège, et tu crèves le premier ! C’est compris ?

-         Compris-compris, ô sublimissime-magnifique grand seigneur-guerrier ! Mais ce n’est pas un piège.

 

La compagnie reprit la marche. Marjan constata rapidement que ce cratère était en fait l’entrée d’un tunnel, qui descendait dans les profondeurs de la terre. Elle remarqua de nombreux rochers et tas de graviers tout autour de l’ouverture.

 

C’est ça ! Ces Skavens Sauvages ont dû arriver par l’autre côté, et ont creusé ce trou pour pouvoir sortir à la surface. Mais d’où sont-ils partis ? Et comment ont-ils pu arriver jusqu’à Vereinbarung ?

 

Plus le tunnel s’enfonçait sous la terre, plus il s’élargissait. Il était d’ailleurs suffisamment haut pour permettre au guerrier en armure rouge de progresser dedans sans avoir à descendre de sa monture. Il déboucha finalement sur une immense caverne, incroyablement profonde. Le sol s’inclinait toujours en pente douce vers une construction en contrebas. Sans les yeux habitués à l’obscurité des cavernes des hommes-rats, elle ne pouvait pas distinguer clairement ce que c’était.

 

Elle n’était pas la seule. Lennart Sang-de-Feu s’emporta.

 

-         Hé, je ne vois plus rien ! C’est mon dernier avertissement, Kirgarsh : si tu m’attires dans un guet-apens, je te massacre !

-         Pas d’inquiétude à avoir-éprouver, ô puissant-costaud Lennart !

 

Kirgarsh fit trois pas en avant, puis siffla très fort une multitude de cris et de piaillements. Au loin, d’autres bruits similaires répondirent. Les flammes de deux braseros illuminèrent toute la caverne. La jeune femme ne put retenir un petit cri de surprise.

 

La construction, désormais bien visible, était un bâtiment aux allures de poste de garde. Mais il n’avait rien à voir avec les assemblages hasardeux des Skavens Sauvages qui avaient toujours l’air prêts à s’écrouler. Cette porte renforcée mesurait trente pieds de haut, était pourvue d’une solide herse, et des statues massives en bronze étaient enchâssées dans les murailles de part et d’autre de l’ouverture. À n’en pas douter, c’était de l’artisanat Nain.

 

Incroyable ! Il y a un avant-poste des Nains sous terre, et les Skavens Sauvages ont mis leurs pattes dessus ! Il faudra en parler à Maître Barisson.

 

Derrière la porte, au bout d’un autre corridor tout aussi long et large, la compagnie arriva finalement en vue d’une petite forteresse. L’Humaine sentit la sueur lui monter au front : le bâtiment entier grouillait d’activité. Des Skavens Sauvages allaient et venaient partout, comme autant d’injures faites au peuple des Nains. Plus ils approchaient, plus elle sentait son estomac se comprimer. Elle savait que le moindre regard, le moindre geste, pouvait déclencher une fureur bestiale chez les Fils du Rat Cornu. Seul l’homme en armure rouge pouvait lui éviter d’être découpée en petits morceaux.

 

Elle secoua la tête lorsqu’elle vit une petite délégation qui les attendait. Kirgarsh se précipita vers l’homme-rat en tête, et s’aplatit au sol.

 

-         Me voici avec des invités, ô incomparable-splendide Prophète Gris Karhi !

 

Le Prophète Gris Karhi, comme son titre le laissait supposer, était un Skaven Blanc. Il n’était pas spécialement grand, en revanche il était très gros, plus encore que le Skaven au masque de fer. Deux touffes de poils sur ses joues formaient de longs favoris comprimés par ses cornes torsadées qui remontaient par derrière ses oreilles. Ses petits yeux rouges clignèrent d’étonnement.

 

-         Qui sont-ils ?

-         Choses-bizarres arrivées pour parlementer avec Prophète Gris Karhi !

 

Le Prophète Gris claqua du doigt. Le Skaven à sa droite avança à son tour. Marjan fronça les sourcils à sa vue. C’était un immense Skaven au pelage ocre, au corps bardé de mutilations peut-être consenties, mais toutes à but d’en faire une arme de guerre. Des lames de fer étaient greffées sur toute la longueur de sa queue. Sa main gauche était prolongée de griffes artificielles. Son bras droit était noueux et large comme une cuisse, avec des veines proéminentes à travers le pelage, et se terminait par un lourd bracelet au bout duquel était fixé un boulet de canon. Son museau était particulièrement énorme, et frémissait bruyamment.

 

-         Celui-là, c’est le Seigneur de Guerre Blokfiste du Clan Moulder. Il m’obéit, mais attention à ne pas l’énerver-contrarier.

 

Une petite clochette d’alarme sonna dans l’esprit de la grande femme blonde.

 

Blokfiste… Ce nom me rappelle quelque chose. Oui, je me souviens ! Par les crocs d’Ulric !

 

Marjan entendit de nouveau la voix de son ami Sigmund parler avec rage du chef de guerre qui avait fui après avoir pollué le domaine Nichetti.

 

Alors, ça veut dire que ce Karhi est bien le Skaven Blanc complice d’Iapoch ! La boucle est bouclée.

 

L’homme en armure rouge descendit de son cheval noir, et se frappa la poitrine de son poing ganté.

 

-         Moi, je suis Lennart Sang-de-Feu ! Je sers Khorne, le Dieu du Sang !

 

Il montra du doigt les quatre Skavens qui entouraient Karhi et Blokfiste.

 

-         Tes soldats ont une drôle de tête, Prophète Gris.

-         C’est exact, grand chevalier, mais rien à craindre-redouter de leur part tant que tu es notre ami.

 

Marjan les regarda à son tour, et son esprit se troubla. Les quatre Skavens qui entouraient Karhi et Blokfiste n’avaient pas du tout la même allure que les Fils du Rat Cornu qu’elle avait affrontés par centaines. Ils avaient l’air relativement jeunes, à peine sortis de l’enfance. Or, aucun Prophète Gris normal n’acceptait d’avoir comme garde rapprochée des mulots sans expérience. Il était facile de voir qu’ils étaient inexpérimentés, car contrairement aux Guerriers des Clans, leur corps était vierge de toute cicatrice. Un Guerrier des Clans qui avait survécu à la moindre bataille arborait au moins quelques traces visibles, comme un œil crevé, la queue coupée, des dents en moins, une tonsure dans le pelage, ou toute autre mutilation. Ceux-là n’avaient vraiment pas la moindre marque. C’était facilement vérifiable, car ils portaient pour tout vêtement une plaque de métal sur le torse attachée à leurs épaules par des lanières de cuir, une autre plaque dans le dos, et un épais pagne de cuir renforcé. Ils étaient minces sans pour autant être maigrichons ou trop petits. Chacun brandissait une longue hallebarde.

 

La jeune femme repéra encore une chose.

 

Ils n’ont pas de scarification sur l’oreille gauche !

 

Un autre mystère, chaque Skaven Sauvage avait normalement de telles marques sur le pavillon de son oreille gauche afin d’avoir un signe d’appartenance à un terrier. Mais la jeune femme ne sut définir ce qui était le plus inquiétant entre deux derniers éléments :

 

Leur regard, ou leur comportement ?

 

En effet, tous les quatre avaient des yeux brillant d’une lueur verte intense, comme s’ils avaient des pépites de malepierre à la place des globes oculaires. Et contrairement aux Skavens Sauvages communs, ils étaient inhabituellement calmes et disciplinés. Pas un sursaut, pas un glapissement, pas un moindre geste de grattement, ni un frémissement de moustache. D’ailleurs, les autres Skavens Sauvages avaient l’air de les craindre, et n’osaient pas les approcher, ni les regarder.

 

Le chevalier rouge posa à haute voix la même question que la femme blonde avait en tête.

 

-         D’où viennent-ils ?

-         Un Fils du Rat Cornu me les a vendus pour un grand sac de malepierre, il y a quelques lunes. Pour m’installer ici, j’avais besoin d’une nouvelle garde. Son maître avait besoin de malepierre. Tout le monde content-satisfait. Mais parlons de choses plus sérieuses, veux-tu ? Qu’est-ce que tu me veux, Lennart Sang-de-Feu, pour t’aventurer jusque chez moi-moi ?

-         Je veux provoquer un immense carnage dans Vereinbarung, et ton armée peut m’aider.

-         Intéressant-amusant, mais… pourquoi je t’aiderais ? Je n’ai pas besoin de toi pour attaquer la surface, et satisfaire le Rat Cornu !

-         Cela fait quelques semaines que nous espionnons les habitants. Un de leurs chefs est mort, les sous-fifres du Prince s’entredévorent, et tes Coureurs d’Égout ont provoqué une sacrée panique en enlevant les petits ratons. Encore un petit coup de panique ou deux, et ils seront tellement terrifiés qu’ils ne pourront pas se défendre.

-         Hum… Et ces deux-là ?

 

Marjan comprit que le Prophète Gris faisait allusion aux deux prisonniers, c’est-à-dire le Skaven engoncé dans son masque de fer… et elle-même.

 

-         La chose-femme s’appelle Marjan. Elle est l’une des amies du Prince Steiner, elle est donc particulièrement précieuse, tant qu’elle est en vie. Elle ne doit donc pas mourir. S’il lui arrive quoi que ce soit de fâcheux, je te tue.

 

Le gros Skaven Blanc acquiesça mollement, puis il tendit le doigt vers le seul Skaven aux alentours qui n’était pas sous ses ordres.

 

-         Et celui-là ?

-         Il s’agit d’un technomage du Clan Skryre.

-         Un technomage, hein ? Comment s’appelle-t-il ?

 

L’homme en armure rouge tira sur la chaîne.

 

-         Réponds, sale petite merde !

 

Le Skaven casqué se jeta par terre, tremblant de peur. Il gémit d’une voix aiguë :

 

-         Aïe-aïe ! Pitié, ô merveilleux-sublime Seigneur Lennart Sang-de-Feu ! Je suis l’infâme-infime Fershitt Face Fondue, à vos ordres !

-         « Face Fondue » ? répéta le Skaven Blanc. Tu es donc si laid-moche sous ce masque ?

-         Accident avec une chaudière ! Pauvre petit Fershitt brûlé par le feu !

 

Le Prophète Gris Karhi contempla le Skaven en robe rouge avec un incommensurable mépris.

 

-         Si tu étais un vrai technomage, tu n’aurais jamais ce genre d’accident !

-         Pitié-pitié, ô admirable-généreux Prophète Gris ! Fershitt a bien retenu la leçon ! Plus jamais-jamais d’accident ! Toujours-toujours de bons résultats !

 

Karhi releva le nez vers Lennart Sang-de-Feu.

 

-         Pourquoi l’avoir gardé vie ? Est-il aussi précieux que ta chose-femme ?

-         Fershitt vient du Clan Skryre, il pourrait fabriquer de nouvelles armes et machines de guerre pour toi et moi.

-         Des machines qui lui pèteront au blair, encore !

-         Non, Prophète Gris Karhi, tu peux être tranquille. J’ai vu ses inventions à l’œuvre quand je l’ai capturé. Il ne ment pas, elles fonctionnent bien. J’ai envie de batailler aux côtés des Skavens de ton terrier. Je n’ai pas beaucoup de troupes, mais je peux en ramener d’autres. Et si tu acceptes de m’aider, nous pourrons renverser ce petit prince minable. Avec mes muscles et ton intelligence inégalable-incomparable, rien ne nous arrêtera. Fershitt Face Fondue nous aidera avec ses inventions.

-         Hum… Toi, debout !

 

Fershitt Face Fondue se releva, joignit les mains pour souligner ses supplications, et baissa nerveusement le museau, conscient d’avoir un statut moins élevé que le Prophète Gris.

 

-         Quelles armes sais-tu fabriquer, Skryre ?

-         Des tas, sublime-puissant Prophète Gris ! Roue Infernale d’Ikit la Griffe ! Ratasphères ! Fershitt connaît même les secrets pour Démon-tempête, si vous le laissez travailler avec Maître Mutateur du Clan Moulder !

 

Fershitt fouilla alors dans les replis de sa robe.

 

-         Pauvre petit Fershitt a d’ailleurs un cadeau pour grand Maître du Terrier.

 

Les yeux de Karhi se plissèrent en deux minuscules fentes rougeoyantes, mais s’écarquillèrent d’un coup quand il vit ce que le technomage avait entre les mains. C’était un masque en or massif, avec une lanière de cuir pour mieux le maintenir. Il était rond comme une grande assiette, avec de nombreuses ciselures sur toute sa surface, mais l’intérieur était moulé de façon à pouvoir contenir le museau d’un Skaven. Même s’il ne l’avait jamais vu, le Prophète Gris n’eut aucun mal à reconnaître l’objet.

 

-         D’où tu sors ça, Fershitt ? C’était pour moi-moi !

-         Et pourtant, ce n’est pas entre vos mains que nous l’avons trouvé-récupéré.

-         Deux de mes serviteurs devaient me le ramener !

-         Dans ce cas, vous devriez mieux surveiller-dresser vos Guerriers des Clans, ô sublime-génial Prophète Gris.

-         Nous avons surpris ces deux fuyards qui couraient dans la direction opposée à votre base, gronda Lennart Sang-de-Feu. Ils se disputaient ce paquet.

 

Le Prophète Gris grinça de rage.

 

-         Alors, c’est comme ça ! Ces deux nigauds-crétins m’ont trompé ! Ils vont subir une punition exemplaire !

-         Pas la peine, Prophète Gris Karhi. Quand ils nous ont vu arriver, ils ont tenté de fuir, mais le premier a trébuché sur une racine et s’est fracassé la tête sur un tronc d’arbre, et l’autre s’est réfugié dans une grotte où dormait un ours.

 

Karhi cracha par terre.

 

-         Une fin misérable pour une vie minable ! Bon, allons dans mon laboratoire, nous serons entre nous.

-         Attends, Prophète Gris, as-tu un endroit où je pourrai ranger ma prisonnière ?

 

Le Skaven Blanc se gratta la tête.

 

-         Hum… Oui ! Dans la fosse, elle nous fichera la paix, ne pourra pas s’échapper, sera à l’abri. Suivez-moi, tous.

 

La compagnie s’enfonça dans les profondeurs de la forteresse enterrée.

 

 

Pendant de longues minutes, Marjan regardait de tous côtés pour capter et retenir le maximum d’informations. Elle avait souvent eu envie de voir à quoi ressemblait un vrai Karak Nain, elle avait désormais la réponse. Les Skavens Sauvages n’avaient pas encore pris le temps de complètement le réaménager selon leur « architecture ». Ils avaient construit de nombreux ponts, ascenseurs et passerelles avec des planches de bois accrochées, attachées ou clouées n’importe comment. Les statues à l’effigie de Nains, héros célèbres ou Dieux, avaient été copieusement souillées par des pelletées d’excréments. L’éclairage était assuré par un système complexe de torches alimentées en huile par des gouttières, mais une bonne moitié de ces torches n’étaient pas allumées, faute de combustible.

 

Les sabots du cheval de Lennart Sang-de-Feu claquaient sur la route de pavés, et le son ricochait sur les colonnes cubiques qui s’élevaient de part et d’autre. Enfin, la procession arriva devant une porte double monumentale grande ouverte. Les battants, faits de bois, étaient épais de trois bons pieds.

 

Une minute plus tard, Marjan entendit un concert de cliquetis, en hauteur, au-dessus d’elle. Elle leva les yeux, et repéra une grande roue horizontale poussée par trois esclaves – le mécanisme d’ouverture. Les doubles portes se refermèrent derrière eux dans un grand fracas.

 

Les Skavens Sauvages allaient et venaient par dizaines. Quand ils virent passer les maraudeurs du Chaos entourés par les Guerriers des Clans, les réactions furent variées. Certains couinèrent d’étonnement, d’autres ricanèrent, mais tous se taisaient et se jetèrent face contre terre dès qu’ils apercevaient le Prophète Gris.

 

-         Tes guerriers ont l’air soumis-dociles, Prophète Gris. C’est bien.

-         C’est normal, grand Lennart Sang-de-Feu. Je suis un élu-élu du Rat Cornu. Je suis tout-puissant. Tu pourras m’aider à prendre ma revanche sur ces pitoyables choses-hommes qui s’imaginent pouvoir voler ce qui appartient au Rat Cornu ! J’y arriverai-arriverai, parce que j’ai une bonne armée ! Et parce que je vais pouvoir en constituer une autre, plus grande !

-         Comment comptes-tu faire ?

-         Regarde toi-même !

 

Le groupe était arrivé devant une large grille circulaire de métal enchâssée dans le sol, surveillée par une demi-douzaine de Skavens Noirs. Son diamètre était d’une cinquantaine de pieds. Un crochet suspendu au bout d’une chaîne reliée à une grue permettait de soulever cette lourde masse. Un grand brasero non loin de la grue éclairait les alentours.

 

-         Ouvrez ! ordonna Karhi.

 

Deux des Skavens Noirs empoignèrent les volants de la grue, et les firent tourner. La grille bougea dans un grand raclement et fut suspendue à quelques pieds de hauteur.

 

-         Contemplez l’avenir d’Ysibos !

 

Le Guerrier du Chaos se pencha en avant.

 

-         Hum… Inutile !

-         Attends donc quelques années, tu verras-verras bien ! Pour le moment, c’est là que je te propose de parquer ta chose-femme, si tu es d’accord.

 

L’homme en armure rouge regarda alternativement Karhi, puis Marjan.

 

-         Soit.

-         Bon, puisque c’est convenu-réglé, allons parler de choses sérieuses.

-         Je te suis.

 

Lennart Sang-de-Feu sortit une clef de sa poche, s’approcha de Marjan, l’attrapa par la tunique, et ouvrit la serrure de son collier. Il la laissa tomber sur les pavés, se baissa vers elle, et murmura en reikspiel d’une voix cruelle :

 

-         Sois bien sage, si tu veux rester en un seul morceau.

 

Marjan répondit par un crachat sur son casque. Le chevalier la sanctionna aussitôt d’une puissante gifle qui la fit rouler sur les pierres.

 

-         Rappelle-toi où est ta place !

 

Puis il saisit les rênes de son cheval, et emboîta le pas au Prophète Gris. Ce dernier glapit :

 

-         Kirgarsh, jette cette chose-femme dedans.

-         À vos ordres, formidable-génial Prophète Gris !

 

Les deux chefs s’éloignèrent, toujours accompagnés des maraudeurs et des quatre Skavens aux yeux lumineux. Marjan les entendit encore :

 

-         Tu veux peut-être que je prenne soin de ton animal-créature ?

-         C’est ça ! Pour qu’il finisse dans ton estomac ? Tu te fous de ma gueule, tordu !

 

Marjan ne put comprendre rien de plus, ses oreilles bourdonnaient encore sous le choc. Elle se remit péniblement debout, et comprit qu’elle se trouvait dans une position délicate. Elle ne put réprimer un frisson. Comme lors de la terrible nuit où elle avait été emprisonnée par les envahisseurs qui avaient provoqué la chute du domaine de ses parents, des années plus tôt, elle était entourée par plusieurs Guerriers des Clans attirés par la curiosité. Les Skavens Sauvages sentirent sa peur et son dégoût, ce qui les excitait de plus en plus.

 

L’un d’eux tendit la main pour la palper. Elle lui saisit le bras, et le repoussa fermement. Un autre, derrière elle, planta ses griffes dans sa chemise et tira avec un glapissement. Une longue déchirure sillonna le vêtement.

 

-         Attendez-arrêtez !

 

Surpris, les Skavens Sauvages s’écartèrent de Marjan. La silhouette courtaude de Fershitt Face Fondue approcha.

 

-         Ne touchez pas cette chose-femme ! Éloignez-vous !

 

Il repoussa les Guerriers des Clans en les bourrant de petites tapes en geignant de manière très irritante. Curieusement, aucun n’osa protester ou lui rendre la pareille, sans doute parce que tous craignaient le propriétaire du Skaven masqué.

 

Kirgarsh, cependant, avait son mot à dire.

 

-         Hé là ! Qu’est-ce que tu veux faire ?

-         Chose-femme à moi ! Je veux la marquer !

-         De quoi ? Tu rigoles ? Espèce de sale petit vermisseau ! Je vais prendre cette chose-femme ! Toi, tu es juste l’esclave de ce guerrier chose-bizarre !

 

Marjan fit rouler ses yeux.

 

Cette Grande Griffe est pathétique !

 

-         Non-non ! Voleur-menteur ! couina le Skaven masqué. Lennart Sang-de-Feu m’a laissé venir marquer cette chose-femme. Si tu ne me laisses pas cette chose-femme, je le répéterai auprès de mon maître, qui te réduira en miettes-bouillie ! Tu veux prendre le risque ?

 

Kirgarsh voulut répondre, mais quelque chose coinça ses cordes vocales. Son instinct de survie qui l’incita brutalement à ne pas énerver l’énorme chose-bizarre dans son armure menaçante. Après tout, la vie d’une vulgaire chose-femme ne valait pas le coup.

 

-         Hum… Bon, d’accord, sale crapaud masqué. Garde-la, ta chose-femme ! J’en veux pas !

 

Kirgarsh leva le museau, et s’en alla après un dernier coup d’œil méprisant. Fershitt Face Fondue ricana et se frotta les mains. Il claqua du doigt vers les Vermines de Choc.

 

-         Vous autres, allongez cette chose-femme par terre. Maintenant !

 

Deux des Skavens Noirs agrippèrent la jeune femme par les bras, et la plaquèrent au sol.

 

-         Cette chose-femme est à moi ! À moi seul, et je le prouve !

 

Il se planta juste devant Marjan, puis souleva sa robe d’une main, et porta l’autre à son entrejambe. Marjan comprit ce qu’il allait faire. Elle ferma les yeux, et plaqua sa tête sur la pierre. Elle sentit alors le liquide chaud couler sur sa nuque et son dos. La jeune femme serra les dents, mais dut s’y résoudre. Au bout d’une longue dizaine de secondes, c’était terminé. Satisfait, Fershitt Face Fondue rajusta sa robe. Marjan rouvrit les yeux et releva la tête. Cet acte dégoûtant avait sans doute prolongé sa vie, en tout cas personne n’oserait remettre en question son appartenance au Skaven masqué. Elle ne retint pas pour autant ses paroles.

 

-         Sois maudit, espèce de gros dégueulasse ! Je te couperai-arracherai le paquet pour te le faire bouffer en salade !

 

Le Skaven masqué recula en ricanant, mais ses gloussements moururent au fond de sa gorge quand il vit approcher l’imposante silhouette de Lennart Sang-de-Feu.

 

-         Alors, gueule dissoute, tu traînes ! Je t’ai autorisé à lui pisser dessus, pas à papoter avec ! Et toi, Kirgarsh, cette fille est à moi et à Fershitt, alors gare à toi si tu l’abîmes !

 

Ravi d’être défendu par l’homme en armure rouge, le gros Skaven ricana de nouveau. Une fois à portée, le chevalier l’attrapa par la chaîne, et le tira brutalement vers lui.

 

-         Assez perdu de temps, esclave ! Nous avons du travail !

 

Ce fut au tour de Kirgarsh de rire en entendant les couinements de douleur du technomage.

 

-         Bon, assez ri-joué. Jetez cette chose-femme dans la fosse, Vermines de Choc !

 

Les deux Skavens Noirs obéirent. Ils relevèrent brutalement la jeune femme, et la balancèrent sans retenue dans le puits noir.

 

La fosse, heureusement, n’était pas très profonde, à peine une huitaine de pieds. Le sable amortit la chute de Marjan, qui roula sur le sol en souplesse.

 

La grille d’acier tomba bruyamment au-dessus d’elle.

 

Marjan se releva, et étudia la situation. Qui n’était vraiment pas brillante. Elle était au milieu de la fosse, déjà couverte de sable, et…

 

Son oreille se tendit quand elle entendit un léger sifflement. Quelque chose bougea non loin d’elle.

 

Non, je ne suis pas seule.

 

Elle fronça les sourcils, et focalisa son regard sur l’une des zones de la fosse que la lumière des braseros n’atteignait pas. Elle vit des paires d’yeux cligner dans l’obscurité, tout autour d’elle. Lorsque ses yeux finirent de s’habituer au manque d’éclairage, elle comprit ce qui lui restait à comprendre, et son cœur se serra.

 

Tout autour d’elle, alignés contre le mur, des enfants Skavens la regardaient, certains avec étonnement, d’autres avaient déjà les yeux vides de toute émotion. Tous, néanmoins, étaient dans un bien triste état. Terrifiés, harassés, les vêtements en lambeaux et maculés de taches sombres, tremblants. Les plus âgés ne devaient pas avoir plus d’une quarantaine de mois. Quelques-uns se recroquevillèrent en gémissant quand elle regardait dans leur direction. Marjan remarqua bien vite que tous les petits prisonniers autour d’elle étaient uniquement des garçons. Ils avaient été séparés des filles.

 

-         C’est l’heure de nourrir les vrais Fils du Rat Cornu ! articula péniblement en reikspiel une voix geignarde au-dessus de la fosse.

 

Elle leva le nez, et serra les dents quand elle vit entre les épais barreaux de fer une silhouette frêle et tronquée. C’était un esclave Skaven Sauvage, sans oreille gauche. Il avait l’air si maigre qu’il faisait penser à un pitoyable pantin aux os cliquetants. Les bandelettes qui recouvraient tout son corps étaient poisseuses de matières organiques diverses. Il poussait de ses faibles forces une brouette dont Marjan n’arrivait pas à voir le contenu. Une Vermine de Choc l’accompagnait, et le titillait du bout de sa lance.

 

L’esclave s’arrêta près de la grille, et entreprit de vider le contenu de la brouette dans la fosse en le déversant entre les barreaux.

 

-         Les plus forts-agressifs mangeront, et deviendront de vrais Fils du Rat Cornu !

 

Plusieurs quartiers de viande rouge tombèrent mollement sur le sable, formant un gros tas. Cette viande n’était pas de toute première fraîcheur, et émettait une forte odeur de charogne. Les deux Skavens Sauvages disparurent.

 

Le comportement des enfants changea en quelques secondes. La peur fut remplacée par une espèce de fièvre. Les yeux brûlèrent d’impatience, la salive coula à flots d’entre les lèvres, les langues claquèrent.

 

Marjan vit sans y croire trois des petits Skavens marcher en toute hâte vers le tas de viande. Le plus grand se jeta sur l’une des plus grosses pièces – l’échine d’un porc – et mordit à belles dents dans la chair avariée. Le deuxième poussa fébrilement dans sa bouche grande ouverte autant de viande qu’il pouvait. Le troisième emporta une patte d’animal dans un coin, et la rongea à toute vitesse.

 

Les autres enfants-rats approchèrent, la bouche écumante. Rapidement, la situation dégénéra. Deux d’entre eux se disputèrent une tête de cochon, les plus grands repoussaient brutalement les plus petits, parfois à coups de griffes. Les geignements, les glapissements, et les giclées de sang finirent de mettre la grande Humaine en colère.

 

Marjan se redressa de toute sa hauteur, et cria d’une voix puissante :

 

-         Assez ! Ça suffit !

 

Aussitôt, les petits Skavens se plaquèrent de nouveau contre le mur, et se turent, pétrifiés de terreur. Le plus grand recracha nerveusement le morceau de viande coincé dans sa bouche.

 

-         Alors quoi ? Il suffit qu’un de ces bâtards vous agite un peu de barbaque sous le nez pour vous transformer en chiens enragés ? Vous me dégoûtez ! Si vous obéissez à ce cafard, vous deviendrez comme eux, et c’est ce qu’ils veulent ! Ce n’est pas comme ça que vos parents vous ont élevés. Ce n’est pas comme ça que nos Dieux veulent que vous vous conduisiez !

 

Furieuse, elle fit un tour sur elle-même pour pouvoir regarder tous les enfants en cercle autour d’elle, tout en continuant son argumentation.

 

-         Beaucoup d’Humains, puis des Skavens, ont pris des risques incroyables pour vous. Dès que j’ai été en âge de le faire, j’ai participé à toutes les Récoltes que j’ai pu jusqu’à la dernière, il y a six mois ! J’ai arraché personnellement de leurs griffes plusieurs d’entre vous, ou peut-être vos pères ou vos mères. Notre but était de vous permettre de vivre heureux et libres. Les Fils du Rat Cornu sont prisonniers de leur peur et de leur haine. Leur Dieu représente tout le contraire de ce que vous êtes. Le Rat Cornu n’est pas votre Dieu. Si quelqu’un veille sur vous depuis les cieux, c’est Shallya, Taal, Rhya, Verena ! Ces Dieux que vos parents ont appris à vénérer, et qui font de vous de vraies personnes !

 

Toute agressivité avait disparu des enfants. Il n’y avait plus que les larmes d’angoisse, les tremblements, et les sanglots terrifiés. La colère de Marjan se mua en compassion.

 

-         Je sais que c’est dur, parce que vous avez faim, et vous êtes terrifiés, mais vous devez apprendre à vous maîtriser ! Vous ne devez pas céder à vos instincts tant que vous pouvez rester vous-mêmes ! Vous avez peur, j’ai peur, moi aussi. Et je comprends ce que vous ressentez ; quand j’étais petite, j’ai été capturée par les Skavens Sauvages avec ma mère et mon frère. Ils ont tué mon père, cette nuit. Ma mère n’est plus là, mais j’ai retenu ce qu’elle m’a dit : nous devons rester unis, et nous soutenir. Alors, nous n’aurons plus peur. Et comme nous n’aurons plus peur, ils pourront nous faire tout ce qu’ils voudront, ça ne marchera pas. Nous serons plus forts qu’eux !

 

Elle reprit son souffle, et ajouta :

 

-         Écoutez, le Prince Steiner ne va pas rester sans rien faire. Il a dû apprendre à cette heure que vous avez été enlevés. Il va envoyer des éclaireurs pour retrouver cette forteresse, puis les soldats viendront. Nous devons résister en les attendant. Restons forts et unis jusqu’à ce que notre armée arrive. Vous pouvez le faire. J’ai confiance en vous tous.

 

Quelques-uns des enfants Skavens osèrent approcher. L’un d’eux demanda timidement :

 

-         Alors… est-ce qu’on peut manger ?

-         Oui, mais on va partager la nourriture. Tout le monde doit pouvoir manger quelque chose.

 

Elle remarqua alors dans un coin un garçon-rat allongé dans le sable, en train de respirer difficilement.

 

-         Lui, là-bas… Ça fait combien de temps qu’il n’a pas mangé ?

-         C’est Ethan. Il est arrivé il y a deux jours, mais il n’a pas bougé.

-         Il a l’air malade… Peut-être qu’il a pris froid, ou que le Skaven Sauvage qui l’a amené ici l’a empoisonné ? En tout cas, s’il n’a pas bougé depuis deux jours, ça veut dire qu’il n’a rien dans l’estomac ! Il faut arranger ça.

 

Marjan repéra un bout de tissu par terre. Elle le ramassa, l’essuya sur une tache d’humidité au mur, et s’approcha d’Ethan. Son front était tout chaud.

 

-         Désolée, fiston, c’est pas du vin d’Ulthuan, mais c’est toujours mieux que rien.

 

Elle releva délicatement la tête du petit garçon-rat, la posa sur ses genoux, lui ouvrit la bouche, et essora le chiffon de manière à faire tomber le liquide sur sa langue. Ethan toussa, et ouvrit les yeux. Elle lui glissa un morceau de viande rouge entre les dents.

 

-         Mange, ça te calera l’estomac.

 

Elle appela le grand enfant-rat qui lui avait parlé.

 

-         Toi, comment tu t’appelles ?

-         Balin, ma Dame. Et vous ?

-         Tu as raison, Balin, je ne me suis pas présentée, répondit la femme avec un sourire. Je m’appelle Marjan Gottlieb, je suis une bonne amie du Prince. Viens prendre ma place, Balin, et tiens-lui la tête droite pendant qu’il mange. Je vais vous distribuer cette pitance.

 

Elle chercha un moyen de couper la viande, et finit par repérer un os cassé à l’extrémité grossièrement tranchante. Elle coupa quelques morceaux.

 

-         Les plus grands, donnez ça aux petits, vous aurez votre part après. Attention à ne pas tricher, je vous ai à l’œil.

 

Elle avait essayé tant bien que mal de donner cette invective avec un ton un peu plus plaisantin. Déjà, elle sentit l’espoir réchauffer son cœur quand elle vit les enfants obéir docilement et avec un petit regain d’énergie. Soudain, une grosse voix éclata au-dessus d’eux.

 

-         Tu te fatigues pour rien, chose-femme !

 

C’était Blokfiste, le Moulder au museau surdimensionné, qui exhibait cruellement ses incisives en un répugnant rictus.

 

-         Bientôt, Fils du Rat Cornu, vous apprendrez à craindre-respecter votre chef, le grand Prophète Gris Karhi !

 

Marjan se dressa, et leva les yeux vers le Moulder. Elle focalisa son regard droit vers le grand Skaven Sauvage ocre, les poings serrés, l’œil étincelant d’une lueur de défi. Blokfiste cessa de sourire. Puis il grommela, cracha vers elle à travers les barreaux, et s’éloigna. La jeune Dame ne put s’empêcher ses commissures de se plisser quand elle imagina le corps du Skaven Sauvage disloqué sous les coups de son ami Skaven Noir.

 

Attends un peu que Sigmund te retrouve, connard…

 

Oh oui, Sigmund aurait beaucoup de plaisir à fêter ses retrouvailles avec ce chef de guerre !

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