Le Royaume des Rats

Chapitre 75 : Une victoire au goût amer

7663 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 05/05/2023 18:56

Si le carreau fendit l’air à une vitesse ahurissante, Sigmund, poussé par la Rage Noire, fut encore plus rapide.

 

Il s’arrêta net et se campa fermement sur ses deux pieds. Dans le même temps, d’un geste précis, il empoigna la pointe de son épée avec sa main libre, et tendit son arme à la verticale, juste dans la trajectoire du carreau. La tête d’acier heurta la lame sinusoïdale avec une étincelle. Le trait rebondit en tournoyant, et se planta dans l’une des poutres du plafond en vibrant fort. Du sang perla autour des doigts de sa main gauche dégantée.

 

Cette prouesse sidéra Vaucanson, à tel point qu’il réalisa à peine que Sigmund était déjà sur lui. Le Skaven Noir le saisit à la gorge, et l’écrasa contre le mur de pierre. D’un coup de plat de lame sur la main, il l’obligea à lâcher son arbalète. Il colla son museau sur le nez de l’Humain, lui soufflant son haleine écumante au visage. Puis il le plaqua violemment sur le parquet. Il s’assit sur lui, posa Cœur de Licorne sur le plancher, agrippa la tête du Bretonnien à deux mains, et lui hurla dessus à pleins poumons, avant de lui administrer un solide coup de poing dans la figure, puis un deuxième, puis un troisième. Il allait frapper de nouveau, mais suspendit son geste.

 

Vaucanson avait la lèvre éclatée, un œil tuméfié, et un énorme hématome sur le front. Il toussa, cracha du sang, et gémit doucement de douleur. Sigmund se releva, ramassa son épée, et la baissa vers la tête du Seigneur Bretonnien. Celui-ci ouvrit la bouche, et éjecta d’un coup de langue une de ses dents. Le Skaven Noir gronda :

 

-         Alors, qui est la sale vermine, maintenant ?

 

Vaucanson ne répondit pas, mais le Skaven Noir ne décela toutefois aucune supplication dans son œil valide. Au contraire, il continuait à le défier du regard. C’en fut trop pour le jeune homme-rat.

 

Tant pis pour Opa… Un tel monstre d’arrogance ne mérite pas de vivre !

 

Il leva lentement le bras, s’apprêta à abattre sa lame sur la gorge de son ennemi. C’est alors que la voix de l’aumônier retentit dans l’armurerie :

 

-         Siggy, stop !

 

Sigmund suspendit son geste, surpris, et regarda Romulus d’un air hagard.

 

-         Vous n’êtes pas en prison ?

-         Villefort m’a ouvert. Il a peur pour son lige, et m’a demandé de faire quelque chose.

 

Et en effet, derrière le prieur, l’aide de camp du seigneur de Vaucanson attendait à la porte, choqué par le spectacle. Sigmund n’en eut cure.

 

-         Il n’y a rien à faire, Prieur. J’ai affronté en duel ce vieux cinglé, il a perdu, il va payer pour ses crimes !

-         Ce n’est pas comme ça que tu rendras la justice, Sigmund ! Regarde déjà ce que tu as fait de lui !

 

Vaucanson toussa et cracha du sang.

 

-         Votre victoire est complète, grâce à votre créature.

 

Énervé par l’insulte, Sigmund leva derechef Cœur de Licorne. Le prieur se jeta en avant et tenta d’agripper le bras du jeune Skaven Noir. Sigmund le repoussa. Sire de Villefort entra dans l’armurerie, et brandit son épée avec un cri de défi. Sigmund se tourna vers lui, prêt à frapper. Le prieur se jeta alors entre les deux hommes, et écarta les bras.

 

-         Arrêtez ! Au nom de la Bonté de Shallya, baissez vos armes ! Tous les deux ! Le sang a suffisamment coulé aujourd’hui !

 

Surpris par une telle audace, les deux s’arrêtèrent, et s’immobilisèrent. Romulus aboya :

 

-         Et vous, Vaucanson, gardez vos lèvres scellées ! Vous n’arriverez à rien de constructif en continuant à le provoquer de cette façon.

 

Cette démonstration d’autorité laissa les trois combattants pantois. Le prieur se radoucit, et tendit la main vers Sigmund.

 

-         Allons, Sigmund. Je t’en prie, calme-toi, et laisse-le.

 

Le Skaven Noir protesta :

 

-         Vous savez ce qu’il a fait ! Il a comploté contre nous ! Il a envahi nos villages ! Maltraité nos citoyens ! Et mon père… mon père… à cause de lui !

-         Je le sais bien, Sigmund.

-         Je peux le faire ! J’ai le droit, j’ai même le devoir de le faire ! J’ai gagné ce duel !

-         Tu l’as vaincu, nul besoin d’aller plus loin !

-         Il n’aurait pas hésité à me tuer !

-         Mais tu vaux mieux que ça, non ? Je t’ai enseigné la valeur de vertus comme compassion et la merci. Es-tu prêt à renoncer à la parole de Shallya, simplement pour faire sous le coup de la colère quelque chose que tu regretteras ?

-         Il n’y a pas de regret à faire justice, Prieur. C’est à cause de cette ordure bretonnienne que Père est mort ! Je vais le venger !

-         Non, Siggy. Ce n’est pas vrai. Cet homme n’a pas tué Psody. Et ce n’est pas en le tuant que tu le ramèneras. La vengeance ne soulagera pas ta peine, elle ne fera que l’approfondir.

-         Comment pouvez-vous dire ça ?

 

Le prêtre prit un air navré.

 

-         Si tu savais combien de fois j’ai entendu en confession quelqu’un qui avait voulu « faire justice » comme tu t’apprêtes à le faire me confier que son âme était perdue… Dans une société juste, on exécute un criminel après l’avoir jugé. Un duel à mort n’est pas un jugement basé sur les faits, c’est juste un concours sur qui est le plus fort !

 

Sigmund insista :

 

-         Prieur ! Si je le tue, il vous fichera la paix pour de bon ! Plus jamais vous n’aurez à avoir peur de lui, ni le fuir ! Vous serez libre !

-         Je veux que ça se passe ainsi ! Je ne veux pas de cette liberté que tu prétends m’offrir !

 

Cette déclaration laissa stupéfait le grand Skaven Noir.

 

-         Mais… de quoi… ?

-         Sigmund, c’est le meurtre d’Ignace de Vaucanson qui m’a définitivement fait quitter ma vie de bandit. J’ai enlevé un fils à son père, ce jour-là. Même si ce fils avait déjà fait beaucoup de mal, il y avait au moins une personne pour le pleurer. Horace de Vaucanson n’est pas une immonde crapule, c’est un homme terriblement malheureux, qui a tout perdu.

-         Opa Ludwig a perdu sa famille, lui aussi. Il n’est pas devenu pour autant un enragé, haineux au point de tenter de conquérir tout un royaume en cassant tout sur son passage !

-         Tu as raison, mais la différence est que ton grand-père ne pouvait rien y faire. Pour Vaucanson, l’affaire fut toute autre ; le malheur qui lui avait pris son unique enfant n’était pas le Destin écrit par les Dieux, mais les actes d’un homme de chair et de sang, un homme qui avait un visage : le mien ! C’est ce qui a fait dépérir son épouse jusqu’à la mort. Et ça l’a empêché de tourner la page et de recommencer à zéro, comme a pu le faire Ludwig ! Il avait un homme à pourchasser ! Et cette « fuite » dont tu as l’arrogance de vouloir me « libérer » n’a été qu’une punition bien trop faible par rapport à ce que j’ai réellement mérité.

 

Vaucanson regarda à son tour le prieur, les yeux froncés par le trouble. Il profita de ce moment de flottement pour se remettre debout. Romulus s’en rendit compte. Il continua de parler, en s’adressant au noble.

 

-         J’aurais dû assumer mes responsabilités plus tôt, Monseigneur. J’ai cru qu’en me consacrant à Shallya, et en soignant tous les gens que je pouvais, je me rachèterais aux yeux des Dieux. Mais si j’avais su que vous aimiez votre fils à ce point, si j’avais eu conscience que votre existence était devenue un véritable enfer à cause de moi, je me serais livré à vous plus tôt, et vous auriez fait de moi ce que vous vouliez. J’aurais dû me rappeler. J’aurais dû revenir au Montfort. Au lieu de ça, j’ai fui et j’ai tâché de ne plus y penser. J’ai fait une terrible erreur, et trop de gens en ont souffert. J’ai péché, j’ai été un criminel, des hommes, des femmes et des enfants en ont subi les conséquences aujourd’hui. Je dois payer pour ça.

 

Puis, revenant au jeune Skaven Noir :

 

-         Sigmund, je t’en prie. Apaise ta colère, épargne-le, et rentre à Steinerburg. Ton père n’aurait pas aimé que tu deviennes un assassin. Achever délibérément un adversaire à terre n’est pas la justice. C’est un meurtre.

 

Le Skaven Noir eut un sourire cruel.

 

-         C’est la Rage Noire.

-         Non ! La Rage Noire est un état second qui enlève toute faculté de raisonnement ! Alors que tu me parles, elle s’est tue, cette Rage Noire. Ce n’est pas elle qui te pousse à vouloir prendre en toute conscience la vie de cet homme ! Sigmund, tu n’es pas l’esclave de la Rage Noire.

-         J’ai ça dans le sang, Prieur ! Même ma sœur me l’a rappelé ! Le « regard qui appelle au sang ». Eh bien j’appelle le sang de ce salopard de vieillard sénile !

 

Romulus fit un pas en avant, sans quitter le Skaven Noir du regard.

 

-         Sigmund, je ne peux pas ressentir ta douleur, ni ta colère. Et je te prends au sérieux quand tu me dis que la Rage Noire te pousse parfois à succomber à la violence. C’est malheureusement une chose que tu as hérité des Skavens Sauvages, et avec laquelle tu dois vivre. Les Skavens Sauvages sont des bêtes, qui agissent à l’instinct. Les Humains disent qu’ils sont détestables. Ils ont raison, et tu l’as vu toi-même chaque fois que tu les as affrontés ! Les Skavens Sauvages se laissent guider par leurs instincts, et n’écoutent rien d’autre. La Rage Noire transforme les Vermines de Choc en massacreurs. Mais toi, tu n’es pas comme ça ! Tu peux dompter la Rage Noire, et la réfréner pour prendre les bonnes décisions ! Et je te propose de prendre une bonne décision : épargne la vie de ce Seigneur que tu as battu de manière légitime et chevaleresque, et rentre au Royaume des Rats. Laisse-moi mettre les choses au point avec Horace de Vaucanson, ne te soucie pas de moi, et retourne vite auprès de ta famille, ils ont tous cruellement besoin de toi.

 

Il montra du doigt l’épée que Sigmund serrait dans sa main à s’en faire blanchir les phalanges.

 

-         Rappelle-toi, cette arme… Tu te souviens de sa signification ? Cœur de Licorne est une lame de justice bienveillante, pas un instrument de fureur vengeresse !

 

La justice, pas la vengeance ! cria en écho la voix de Bianka à ses oreilles.

 

Il risquait de rompre la promesse qu’il avait faite à sa propre sœur !

 

Le prêtre de Shallya percevait la tempête qui tourbillonnait dans l’esprit du Skaven Noir. Mais pendant un instant il eut peur pour Vaucanson. Et si le Bretonnien profitait de la confusion de Sigmund pour tenter quelque chose ? Le jeune homme-rat l’arrêterait aussitôt et le briserait en deux sans hésiter ! Et Villefort ? Allait-il intervenir ?

 

Heureusement, Vaucanson avait compris la même chose. Téméraire, mais pas suicidaire, il restait muet et ne bougeait plus. Il fit même un petit geste à l’attention de son aide de camp pour lui ordonner de faire de même.

 

Sigmund luttait de toutes ses forces pour prendre la bonne décision. Il devait peser toutes les données, mesurer tous les enjeux, et imaginer toutes les issues possibles à toute vitesse, et tout ça sous le coup de la colère.

 

C’est alors qu’il se mit à murmurer quelque chose, de plus en plus distinctement.

 

« Je suis membre de la Garde Noire. Je suis le dernier rempart de Vereinbarung. Les Humains et les Skavens sont l’âme de notre Royaume, et la Garde Noire est son bouclier. Nous sommes prêts à tous les sacrifices pour protéger ce que nous avons bâti. Je suis membre de la Garde Noire. Je suis le dernier rempart de Vereinbarung. Les Humains et les Skavens sont l’âme de notre Royaume, et la Garde Noire est son bouclier. Nous sommes prêts à tous les sacrifices pour protéger ce que nous avons bâti. Je suis membre de… »

 

Romulus reconnut le credo du corps d’élite commandé par le jeune Skaven Noir. Il eut alors une idée : il éleva la voix à son tour pour réciter les commandements de sa Déesse.

 

« L’amour est la plus noble des armes, le pardon est l’ultime victoire. La clémence aplanit les plus hautes montagnes, et unit les cœurs. Shallya nous aime tous, et souhaite nous voir vivre en harmonie. L’amour est la plus noble des armes, le pardon est l’unique victoire. La clémence… »

 

Le prêtre et le guerrier se faisaient maintenant face, chacun répétant son mantra encore et encore. Horace de Vaucanson suivait attentivement ce duel, de plus en plus curieux d’en connaître le dénouement.

 

Sigmund se concentra, voulut maintenir sa rage et sa haine envers Vaucanson suffisamment fortes pour aller jusqu’au bout, lorsqu’il vit soudain un visage. Un petit visage qui lui souriait. Il se tut, et seule la voix de Romulus résonnait dans la salle du trône. Il continuait à citer les textes de l’Ordre de Shallya. Mais Sigmund n’entendait que vaguement la prière, trop bouleversé par l’image qui lui était venu à l’esprit.

 

Si je tue cet homme… qu’est-ce que lui pensera de moi ?

 

Le Skaven Noir sentit son sang refroidir, et le contrecoup de son combat lui meurtrit peu à peu les muscles. L’entaille sur son épaule se fit aussi brûlante que le contact d’un tison, et la douleur de ses côtes cassées lacéra ses muscles, une pulsation après l’autre. Bientôt, il ne fut plus que douleur et épuisement. Il laissa tomber son épée. Le fer tinta bruyamment sur le plancher de bois.

 

Le visage du jeune homme-rat se crispa, des larmes coulèrent sur ses joues. Il tomba à genoux, et éclata en sanglots bruyants. Le prieur approcha lentement, passa un bras autour des épaules de Sigmund, et le serra contre lui, avec douceur.

 

-         Je… je n’en peux plus !

-         Je sais, mon petit, je sais.

-         Père me manque tellement !

-         Je suis là, moi. Libère ta peine.

 

Sigmund resta un long moment dans les bras du prieur, durant lequel Horace de Vaucanson ne prononça un mot. L’Humain se remémora tout ce dont à quoi il avait pensé pendant les derniers mois. Seule sa haine l’avait motivé. Seule sa rage l’avait poussé à agir. Et toute sensation d’amour avait disparu de son cœur depuis des années. Les cauchemars, les voix dans sa tête… tout le ramenait à son fils, et à sa propre conduite. Le spectacle de son ennemi mortel en train de consoler le malheureux Skaven Noir le bouleversa.

 

Par l’Amour de la Dame du Lac… qu’est-ce que je suis devenu ?

 

Le Skaven Noir se reprit, et se releva. Romulus se tourna vers Vaucanson et le regarda droit dans les yeux quand il lui dit :

 

-         Monseigneur, s’il vous faut avoir ma tête pour apaiser votre colère, prenez-la. Elle est à vous.

 

Sigmund sentit son cœur s’arrêter net. À bout de forces, il n’était plus en état de se battre. Allait-il devoir assister à la mise à mort de l’un des Humains qu’il aimait et respectait le plus ?

 

Le noble n’eut pas à réfléchir bien longtemps pour réaliser la portée de ce qu’avait dit le prieur. Il secoua la tête, et articula d’une voix blanche :

 

-         Vous avez raison, Prieur Romulus. Mon fils avait beaucoup de défauts, mais il m’aimait. Et j’aimais mon fils. Plus que ma vie elle-même.

-         J’en suis sûr.

-         Je ne sais pas si, de l’Avalon, il peut me voir, mais si c’est le cas, je pense qu’il n’aime pas du tout mes derniers agissements. Peut-être même qu’à présent, je lui fais honte ?

-         Tant que l’amour circule entre vous deux, il peut vous pardonner. Quant à moi, je suis prêt à répondre de mes crimes, si cela peut vous aider à trouver la paix que vous méritez.

 

Vaucanson reprit son inspiration, et dit d’une voix plus assurée :

 

-         Ce ne sera pas nécessaire. Beaucoup d’autres de ma connaissance ont fait comme vous, et ont changé d’identité pour fuir leur passé. Au fond d’eux, néanmoins, ils sont restés tels qu’ils étaient, et leurs actes les ont toujours hantés. Vous, c’est le contraire, vous choisissez de reconnaître les actes de votre vie précédente. Et ce faisant, ironiquement, vous êtes devenu quelqu’un de différent. Maintenant, je le sais, Dieter Meyerhold est mort, et bien mort. L’homme que j’ai devant moi n’a rien du meurtrier de mon fils. C’est un homme bon. J’aimerais être comme lui.

 

Il se tourna vers le Skaven Noir.

 

-         Et quant à vous, jeune homme, vous avez tout mon respect. Peut-être qu’après tout, en ce bas monde, les plus Humains ne sont pas ceux nés de parents Humains. Nous autres considérons les vôtres comme des sous-êtres, mais je me demande si ce n’est pas nous, les êtres inférieurs ?

 

Sigmund renifla, sa respiration reprit un rythme paisible. Il murmura :

 

-         Mon père s’est efforcé toute sa vie de prouver qu’entre les Humains et les Skavens, il n’y a pas d’inférieur ou de supérieur. Seulement deux peuples différents, qui aspirent tous les deux à s’épanouir. Jusqu’à présent, ils l’ont fait dans la violence. Nous, nous voulons le faire ensemble.

 

Il essuya ses joues, et les flammes de ses yeux se ravivèrent. Mais sa respiration ne se fit pas plus sifflante, cette fois. C’est d’une voix posée qu’il articula clairement et avec assurance :

 

-         Vous avez tué mon père, Horace de Vaucanson. Certes, ce n’est pas vous qui avez mis le poison dans son assiette, mais c’est arrivé sur votre ordre. Je pourrais vous tuer, j’ai même très envie de le faire, mais ça ne le ramènera pas. Cela ne pourrait qu’empirer les choses, car votre Roy n’acceptera peut-être pas qu’on tue un de ses suzerains, même si c’est fait dans les règles, même s’il s’agit d’un pauvre fou furieux, ivre de vengeance, loin de ses terres et de son peuple. En revanche, il ne s’opposera pas à un procès mené dans les règles. Aussi, je vais vous ramener à mon grand-père, comme il me l’a ordonné, afin que vous soyez jugé.

 

Le seigneur Bretonnien ne répondit pas, mais son expression déterminée confirma qu’il avait déjà accepté ce sort. Contrairement à Villefort.

 

-         Attendez ! Je ne peux pas vous laisser emmener mon Lige sans le défendre !

-         Si, vous pouvez, Villefort ! répliqua Vaucanson. Votre loyauté est honorable, mais ils ont raison. J’ai perdu, j’assume. Je me rends, et je vous ordonne de ne pas interférer.

 

Puis il continua à l’attention de Sigmund :

 

-         Je vous suivrai, Capitaine Steiner. Épargnez mes concitoyens encore vivants, laissez-les rentrer en Bretonnie, et acceptez ma reddition. Sire de Villefort donnera des instructions pour qu’aucun Bretonnien ne vienne risquer sa vie ou celle de quiconque pour venir me chercher.

-         Parfait. Vos soldats seront libres, vous avez ma parole.

 

Le prieur Romulus posa alors la main sur l’épaule de Sigmund.

 

-         Siggy, je ne pense pas que ce soit une bonne chose.

-         Quoi ? Que dites-vous là, Prieur ?

-         Je pense que nous devrions nous montrer indulgents avec lui. Tu l’as vaincu à la loyale, il a reconnu sa défaite, et il a eu la bonté de me pardonner, après vingt années de souffrance.

-         Et les villages qu’il a annexés, Prieur ? Les citoyens qu’il a enfermés dans des cages et battus comme des animaux ? On va le laisser s’en aller, au mépris de la souffrance des habitants de Pourseille et des alentours ?

-         Le Seigneur Vaucanson va nous donner tout son trésor, cela servira de dédommagement, répondit le prieur sans quitter Vaucanson du regard.

-         Et Opa Ludwig ? Vous me demandez de lui désobéir !

-         Je m’occuperai de lui expliquer les choses. Tant que nous avons une compensation matérielle, que Vaucanson soit emprisonné ou non ne changera pas grand-chose pour Vereinbarung.

 

Le chevalier de Villefort jeta un petit coup d’œil inquiet à son seigneur. Le vieux Bretonnien acquiesça en silence.

 

Sigmund s’approcha lentement de lui, et murmura :

 

-         Très bien, qu’il en soit ainsi. Je veux vous prouver que je suis capable de plus de miséricorde que vous ne croyez. Nous allons donc partir sans vous. Mais dès que j’aurai quitté cette bâtisse, vous vous retirerez des Royaumes Renégats pour retourner en Bretonnie avec vos troupes. Peut-être que je pardonnerai à votre fantôme dans vingt ans, mais pour l’instant, je me contenterai de vous oublier. Partez, maintenant, et si jamais vous tentez à nouveau de nuire à mon royaume ou à ma famille, il n’y aura pas d’autre chance !

-         J’entends bien, Capitaine Steiner. Je vous en fais le serment. Prenez mon or. Laissez partir mes hommes, et nous quitterons votre royaume. Vous ne nous reverrez plus jamais, soyez-en assuré.

 

Sigmund ne répondit pas. Villefort en profita pour observer :

 

-         Mon Lige, pour ça, nous allons avoir besoin d’un peu de temps. Il faut s’occuper des blessés, emmener le matériel… Si nous partons dans la minute, ça risque d’être désastreux.

-         De quel délai parle-t-on ? marmonna Vaucanson d’une voix lasse.

-         Je dirais… trois jours ?

-         Je vous accorde une journée, répliqua Sigmund.

 

L’aide de camp fit la grimace.

 

-         Une journée… c’est peu, Cap...

-         Une journée ! coupa le Skaven Noir. Pas une minute de plus ! Vous n’êtes pas en position de faire le difficile ! Vous avez besoin de temps, je vous laisse un jour. C’est à prendre ou à laisser !

 

Une sueur froide glissa le long de la colonne vertébrale de Romulus.

 

Siggy, non ! Tu vas tout foutre en l’air !

 

Heureusement, ni le noble, ni son aide de camp, ne s’offusquèrent. Les deux Humains étaient trop désireux de voir la fin de cette histoire. Vaucanson soupira avec un geste d’impuissance :

 

-         Faisons vite, Villefort. Une journée devrait suffire. Emportons seulement le minimum, et laissons le reste ici pour de Beyle.

-         À vos ordres, mon Lige.

 

Sigmund se calma, et se dirigea vers l’escalier. Avant de franchir la porte, il s’arrêta, regarda par-dessus son épaule, et cracha en guise d’adieu :

 

-         Puisse votre Dame du Lac adoucir un peu ce qui vous attend dans l’Au-delà, assassin !

 

Puis il descendit les marches, immédiatement suivi par Romulus et Villefort. Les trois hommes retraversèrent la salle du trône, Sigmund en profita pour récupérer son gant laissé sur le plancher. Arrivés dans l’escalier principal, Villefort repéra Henri de Beyle. Sans un mot, il lui fit signe de le suivre. Le gros Bretonnien obéit sans oser dire le moindre mot, à la fois soulagé et très angoissé.

 

Quand les quatre hommes déboulèrent dans la cour, la tension était palpable. L’attente avait miné les nerfs de chacun, et tous attendaient la conclusion de cette éprouvante bataille. Villefort fut le premier à parler.

 

-         Soldats du Montfort, nous avons perdu la bataille, mais nous ne perdrons rien de plus. Le Capitaine Steiner, ici présent, a épargné la vie de notre Seigneur, et a promis de nous laisser partir, à condition de rentrer en Bretonnie sur-le-champ. C’est ce que nous allons faire. Capitaine ?

 

Le Skaven Noir prit la parole à son tour.

 

-         Vous autres, écoutez-moi : rangez vos armes, nous quittons les lieux. Le Seigneur de Vaucanson a juré qu’il s’en irait dans une journée, on va lui faire confiance.

 

L’aide-de-camp fit signe au porte-étendard.

 

-         Lombard, prenez quelques hommes avec vous et descendez dans la cave. Remontez le coffre de trésorerie.

 

Lombard avala sa salive en comprenant ce que signifiait cet ordre. Villefort s’en aperçut.

 

-         C’est le prix de notre liberté, Lombard. Ne traînez pas, s’il vous plaît.

 

Le porte-étendard s’inclina, fit signe à deux hommes de le suivre. Une minute plus tard, ils étaient de retour, les deux soldats ployaient sous le poids d’un coffre long de quatre pieds, et aussi haut que large. Ils le posèrent sur le sol. Lombard sortit une clef de sa poche. Un cliquetis plus tard, il rabattit le couvercle, présentant ainsi le contenu : des couronnes d’or bretonniennes, des bijoux, quelques objets précieux comme des chandeliers en argent.

 

-         Van Habron ? demanda Sigmund.

 

Van Habron piocha une pièce au hasard, et la mordit.

 

-         Ça m’a l’air d’être du vrai, mon Capitaine.

-         Parfait.

 

Ickert et Himmelstoss chargèrent le coffre sur l’un des chariots rangés dans l’écurie. Ni Lombard, ni Villefort n’osèrent dire le moindre mot. Sigmund secoua la tête.

 

-         Allez, on a assez perdu de temps, ici ! Le Royaume des Rats a besoin de nous !

 

Ayant dit, il s’empressa de remonter sur sa jument. Il leva la tête vers le donjon, et vit la figure triste du noble Bretonnien à la fenêtre. Il invectiva avec un index rageur :

 

-         C’est maintenant, Vaucanson ! Un éclaireur viendra vérifier demain, à la même heure. Gare à vous si vous n’avez pas tous disparu !

 

Une fois encore, Vaucanson était trop brisé pour répondre sur le même ton de défi. Il se contenta de hocher la tête. Satisfait, Sigmund talonna sa monture et quitta le fort, suivi rapidement par ses guerriers.

 

Quelques minutes passèrent, puis il n’y eut plus le moindre soldat de Vereinbarung dans l’enceinte du château de Beyle.

 

Horace de Vaucanson descendit dans la cour. Il se sentait las, mais voulut garder sa dignité, et affronter le regard de ses vassaux. Certains des soldats, très gênés, n’osèrent pas pour autant le regarder quand il passa devant eux.

 

Il s’arrêta de façon à être vu de tous.

 

-         Soldats, contrairement à moi, vous avez accompli votre devoir. N’ayez point de doute, ni de honte, ni d’amertume. Aux yeux de Sa Majesté Louen Cœur de Lion, vous avez vaillamment respecté les idéaux de notre patrie.

 

Il pivota vers Villefort.

 

-         Comment se présente notre retraite, Villefort ?

-         En poussant un peu, on devrait pouvoir lever le camp demain matin.

-         Vous viendrez me chercher quand tout sera prêt.

-         À vos ordres, mon Lige.

 

Vaucanson répondit d’un petit signe de tête, et remonta dans ses appartements.

 

*

 

Les villageois de Pourseille regagnèrent leurs pénates. Les Humains se confondirent en remerciements émus. L’un d’eux, un paysan nommé Gaspard, parut inquiet.

 

-         Que va-t-il nous arriver, Capitaine ? Pitié, dites au Prince que nous n’avions pas le choix ! On n’est pas des traîtres à la Couronne !

 

Romulus posa une main bienveillante sur son épaule.

 

-         Soyez sans crainte, mon ami. Le Prince sait parfaitement à qui va votre loyauté. N’importe qui aurait fait la même chose sous la menace d’un chantage aussi odieux. En revanche, le cas de Beyle est différent. Lui n’était pas obligé d’aider Vaucanson.

-         Ce vaurien nous a tous vendus ! s’écria une vieille femme en colère.

-         Faut qu’on le pende ! glapit un adolescent.

 

D’autres personnes se joignirent à ce début de vindicte. Sigmund leva le poing et cria d’une voix puissante :

 

-         Silence !

 

Le calme revint aussitôt sur la place du village. Le capitaine expliqua plus doucement :

 

-         Ceci n’est pas votre problème. Nous avons une affaire très urgente à régler, mais quand nous en aurons fini, le Prince s’occupera de juger le bourgmestre. Peut-être qu’il faudra en changer, je ne sais pas. En tout cas, vous ne devez pas aller faire justice vous-mêmes. Si j’apprends que vous avez mis le feu à son château, je vous promets de gros ennuis. Bon, soldats de Steinerburg, il est temps d’y aller. Braves gens, reconstruisez tout ce que vous pouvez, et attendez la délégation du Prince. Ne faites pas de bêtise, et tout ira bien.

 

Sur ces paroles, l’armée quitta Pourseille.

 

Une demi-heure plus tard, ils ralentirent un peu le rythme. Sigmund était toujours en tête de cortège, perdu dans ses pensées. Romulus amena son cheval à sa hauteur. Il attendit quelques instants, puis murmura simplement :

 

-         Psody serait fier de toi.

 

Le visage de l’homme-rat se plissa de dépit.

 

-         Vous en êtes sûr, Prieur ?

-         Tu t’es conduit comme un vrai Chevalier honorable. Peut-être plus Bretonnien que Vaucanson lui-même.

-         J’ai dû faire appel à la Rage Noire pour avoir le dessus, et j’ai failli l’écraser à mains nues. Est-ce que c’est vraiment « honorable », Prieur ?

-         Ton âme a su dicter à ton cœur ce qu’il fallait faire, et t’a empêché de commettre l’irréparable.

-         Si vous le dites…

 

À quelques yards à sa gauche, le bras gauche en écharpe, la sergente Lescuyer trottait sans un mot. Le Skaven Noir réalisa qu’il ne l’avait pas entendue dire le moindre mot depuis leur assaut sur le château de Beyle.

 

-         Sergente Lescuyer, quelque chose ne va pas ?

-         Hein ? Oh, non, mon Capitaine, tout va bien.

 

Sigmund sentit son visage se plisser d’amertume.

 

-         Sergente, j’ai déjà vu cette expression plusieurs fois sur mon propre visage en me regardant dans un miroir après un malheur. Tout ne s’est pas passé comme prévu à Pourseille, c’est un fait, mais pourquoi est-ce que ça vous tourmente ?

 

La sergente Lescuyer se mordit la lèvre.

 

-         Juste avant l’explosion de la taupe boum-boum, l’un des nôtres n’a pas eu le temps de fuir. Si je m’en étais rendue compte avant d’enlever la goupille, il serait encore en vie aujourd’hui.

-         Vous étiez censée être la dernière au chariot. Les ordres étaient clairs : une fois que vous avez sonné la dispersion, tout le monde devait fuir. Vous étiez dans le chariot, vous ne pouviez pas vous permettre de perdre du temps à vérifier. Une minute, c’est suffisant pour se mettre hors de portée, d’autant plus si c’était un Skaven.

-         Ce malheureux était bien un Skaven, mais il a reçu un carreau dans la jambe. Quand j’ai vu ça, il était trop tard, la machine était sur le point d’exploser.

 

Sigmund réfléchit pendant une petite demi-douzaine de secondes, puis il répondit sur le même ton impassible :

 

-         Votre compassion vous honore, Sergente, mais c’est généralement le genre de chose qui arrive pendant une bataille. Ce soldat savait ce qu’il risquait, et si vous l’aviez rejoint, vous n’auriez pas eu le temps de l’évacuer, et l’explosion aurait causé non pas une mort, mais deux. Vous vous êtes trouvée dans une situation où il n’y avait rien à faire. Rien à faire, pas de responsabilité, pas de remords à avoir.

-         Je raconterai tout à sa famille, mon Capitaine.

-         Ne vous bilez pas pour ça, Sergente, c’est mon rôle. Vous avez été volontaire pour faire le plus dangereux, le plan a marché grâce à vous, pas la peine de vous mettre martel en tête. C’est la guerre, et dans toute guerre, il y a des morts. Arrangez-vous pour que vous ne soyez pas la suivante, et tout ira bien.

 

Romulus eut encore un sourire bienveillant.

 

*

 

La nuit été tombée sur le château de Beyle. Le seigneur de Vaucanson écoutait le premier rapport de Sire Réginald de Villefort.

 

-         Impossible de trouver de Beyle, il a dû prendre la fuite.

-         Bon, ce n’est plus notre problème. Où en sommes-nous ?

-         Nous devrions pouvoir partir dès l’aube. Par contre, je me permets de suggérer quelque chose.

-         Quoi donc, Villefort ?

-         Nous devrions permettre à nos hommes de se reposer par temps de sommeil de deux heures. Ils seront suffisamment nombreux pour continuer à travailler en rythme.

-         Permission accordée.

 

Villefort s’inclina, et recula vers la porte.

 

-         Je reviendrai vous chercher demain matin, quand nous serons prêts à partir.

-         Villefort ?

 

L’aide de camp, qui allait redescendre l’escalier, s’arrêta. Il se retourna, et eut un coup au cœur ; son suzerain semblait avoir été davantage ravagé par l’amertume que par les coups du Skaven Noir.

 

-         Ai-je vraiment mérité une telle miséricorde, Villefort ?

-         Telle a été la volonté de la Dame du Lac, mon Lige. Autrement, vous seriez sur le chemin de la prison, ou en route pour Avalon.

-         Peut-être, mais je commence à comprendre ce que cet homme-rat voulait dire.

-         Dans quel sens, mon Lige ?

 

Toute la fatigue du monde pesait sur le soupir qui s’échappa de la bouche desséchée du seigneur Bretonnien.

 

-         Vingt ans… j’ai passé vingt ans à traquer un homme qui n’existait plus. Et pendant tout ce temps, j’ai multiplié les erreurs, encore et encore.

-         Vous n’avez jamais failli à votre devoir envers le Roy, ni vos sujets, mon Lige. Quoi que cet homme-rat ait pu dire ou faire, vous avez toujours agi dans l’intérêt de la Bretonnie.

-         J’aurais pu, j’aurais dû faire bien mieux. Et aujourd’hui, il me paraît bien difficile de me rattraper. Villefort, je suis las, et pas seulement à cause des années. Et après ce que j’ai fait, je doute pouvoir être accueilli dans le Royaume d’Avalon. J’ai vraiment fait beaucoup de mal. J’ai fait tuer un homme que beaucoup de gens aimaient, et son propre fils a voulu faire comme moi, à ceci près qu’il a pu s’arrêter à temps, grâce à celui que je rendais responsable de mon malheur.

-         Est-ce que je peux vous parler franchement, mon Lige ?

-         Je vous en prie, Villefort. J’en ai assez des faux-semblants.

 

L’aide de camp prit son inspiration, et dit d’une traite :

 

-         J’ai ressenti ces dernières semaines que votre jugement se trouvait de plus en plus altéré. Nous avons attaqué plusieurs villages de Vereinbarung, détruit des récoltes et massacré le bétail. Des gens ont été tués, faits prisonniers, ou ont succombé de faim ou de blessures. Je n’ai pas approuvé cette croisade. Mais je suis un chevalier du Royaume de Bretonnie. J’obéis aux ordres de mon suzerain tant qu’ils ne sont pas en contradiction avec l’esprit de la Dame. Tous ces paysans étaient nos ennemis déclarés, et si nous avions dominé le Royaume des Rats, vos vassaux en auraient effectivement tiré un grand bénéfice. Dans le monde dans lequel nous vivons, l’avancée d’un peuple passe parfois par le martyr d’une vie inconnue.

 

Un léger sourire triste flotta sur le visage meurtri de Vaucanson.

 

-         Peut-être, mais les choses auraient été différentes si je n’avais pas écouté ma colère davantage que mes sujets. Nous aurions pu éviter ce gâchis.

 

Villefort ne répondit pas. Il allait prendre congé, lorsque Vaucanson le retint d’un signe de la main.

 

-         Nous allons rentrer au Montfort, mais avant ça, je souhaite rattraper au moins une de mes erreurs.

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