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Chapitre 8 : La collision des Leonard

5027 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 16/02/2021 10:36

Chapitre 8 – La collision des Leonard

 

S'il y avait bien une chose à laquelle Kirk ne s'attendait pas en laissant (avec une réticence bien compréhensible) Sheldon Cooper franchir la porte qui séparait l'ascenseur de la passerelle, c'était de le voir se figer brusquement et secouer la tête de droite à gauche, la bouche ouverte comme celle d'un poisson hors de l'eau, incapable d'articuler le moindre commentaire (alors que, de l'aveu de tous ceux qui avaient essayé – et ils étaient nombreux à bord – il était normalement impossible de l'empêcher de poser les questions les plus retorses sur la technologie qu'il était en train de découvrir).

De fait, il avait presque l'air d'une nouvelle recrue, d'un enseigne normal arrivant pour la première fois sur la passerelle de l'Enterprise (en plus de son exigence première, il avait réclamé un uniforme complet qu'il avait enfilé en poussant des gloussements de joie… disons déstabilisants). Comme il se taisait pour l'instant, et se contentait d'admirer en silence, le capitaine ne put s'empêcher d'éprouver une bouffé de compassion envers ce jeune homme dont le rêve le plus cher était d'abandonner sa réalité pour rejoindre ce qui, à son époque, était considéré comme une fiction.

La troisième requête du jeune physicien, celle d'être appelée Officier Scientifique Cooper, avait été accueillie par un froncement de sourcils incrédule et un regard-de-la-mort-qui-tue de la part de l'unique véritable officier scientifique de l'Enterprise. Sheldon Cooper n'avait pas insisté, preuve qu'il n'était pas totalement suicidaire. Mais après tout, quel enseigne vêtu de bleu et s’apprêtant à servir sous les ordres de Spock ne rêvait pas de mériter un jour ce titre ? Quoique excentrique, leur visiteur du passé partageait leur curiosité et leur soif de savoir. Il n'était peut-être pas si différent d'eux tous, qui avaient sans regrets abandonné leur foyer, leurs amis, leur planète, et s'étaient lancés à la poursuite de l'inconnu…

– Qu'est-ce qui se passe ? demanda McCoy avec sa brusquerie habituelle. Ça ne vous convient pas ?

Le charme qui semblait maintenir immobile le nouveau venu fut rompu : il fit quelques pas en avant, dévorant du regard tout ce qui passait à portée de vue.

– Vous… Vous avez des ceintures de sécurité ? demanda-t-il finalement, en effleurant du doigt celle qui était encastrée dans le fauteuil du capitaine. [1]

La question inattendue fut accueillie par une vague générale d'incompréhension.

– Bien évidemment ! Qu'est-ce que vous imaginiez ? s'enquit Jim, curieux.

L'idée des officiers supérieurs ballottés en tous sens au gré des oscillations du vaisseau le fit sourire. Sheldon Cooper se contenta de hocher la tête sans répondre et s'approcha de la console de navigation sur laquelle pianotait Sulu. Ce dernier jetait de fréquents coups d'œil méfiants à l'intrus, comme si ce dernier était capable de dérégler les instruments par sa seule présence. (Ce qui, après tout, restait possible, songea le capitaine.)

– Tout est… très silencieux, murmura le physicien.

Il semblait totalement perdu.

– Sincèrement, à quoi vous attendiez-vous ? demanda Kirk, un peu vexé par le froncement de sourcil de son interlocuteur. Des bips-bips et des petites lumières partout ? Mais à quoi elle ressemble, votre « série » ?

– Certainement pas à cela, murmura le docteur Cooper en se dirigeant vers le poste scientifique, à côté duquel se tenait le premier officier.

Jim se promit, une fois le problème Sheldon réglé, de mettre la main sur un enregistrement de Star Trek et un support de visionnage approprié afin de constater par lui-même quelle vision avaient du futur les habitants du XXème siècle.

Spock, droit comme un I et les mains derrière le dos comme à son habitude, ne manifesta pas le moindre signe d'inquiétude ou d'agacement lorsque Sheldon s'installa à sa place avec un soupir de bonheur.

– Officier Scientifique Cooper, au rapport, capitaine ! s'exclama-t-il en se raidissant sur son siège dans une imitation pas trop mal réussie du Vulcain.

Jim, partagé entre l'agacement et l'amusement (en fait, ce jeune homme n'était qu'un enfant, soudainement projeté dans le plus fou de ses rêves : rien d'étonnant à ce qu'il se comporte de manière étrange – il était d'ailleurs surprenant que le voyage temporel, qui avait dû être rude, ne lui ait en apparence fait subir aucun dommage et ne l'ait pas rendu fou), parvint à ne laisser paraître ni l'un ni l'autre et se contenta de répondre :

– Mon officier scientifique est Monsieur Spock.

Le physicien se retourna vers lui et le regarda avec des yeux de chien battu.

– Oh, s'il-vous-plaît ? S'il-vous-plaît s'il-vous-plaît s'il-vous-plait s'il… [2]

Non.

– S'il-vous-plaît s'il-vous-plaît s'il-vous-plait…

Le côté amusant de la situation s'était totalement envolé et l'exaspération était en train de remplacer, chez James T. Kirk, la simple irritation.

– Dans quel langue dois-je vous le dire ? Vous n'êtes pas un officier scientifique, vous n'êtes même pas un enseigne, vous n'avez rien à faire là, estimez-vous déjà heureux d'avoir été autorisé à…

– S'il-vous-plaît ?

Kirk leva vers le premier officier, qui conservait son habituelle impassibilité, un regard atterré. Spock haussa imperceptiblement les épaules.

– S'il-vous plaît, capitaine ?

Ce gamin allait le rendre fou, c'était certain. Et dire qu'il lui avait accordé, dans un moment de faiblesse incompréhensible, la permission de rester sur la passerelle pendant huit longues heures…

Sanu, khart-lan ?

Tout le monde se figea sur la passerelle, et même Spock eut la décence de paraître vaguement surpris.

– Vous parlez Vulcain ? demanda-t-il.

Velingosu. [3]

Spock hocha la tête et prononça une phrase beaucoup plus longue et complexe, dans laquelle Jim ne reconnut que deux mots, et que seule leur lieutenant en communications était en mesure de comprendre sur la passerelle. Le visage juvénile de leur invité refléta tout d'abord la perplexité, puis il se concentra et répondit quelques mots qui lui valurent un ricanement plus ou moins discret de la part d'Uhura. Le Vulcain, pour sa part, ne laissa rien paraître de ce qu'il pouvait penser de cette réponse, quelle qu'elle pût être, et changea de conversation (et de langue) pour montrer à un Sheldon Cooper totalement béat comment entrer des coordonnées précises dans l'ordinateur de bord.

– Qu'est-ce que vous lui avez dit ? demanda Kirk à voix basse.

– Je lui ai demandé où et comment il avait appris à parler Vulcain.

– Et qu'est-ce qu'il vous a répondu ?

– Quelque chose signifiant plus ou moins « J'ai toujours aimé les betteraves volantes » [4], répliqua Spock, toujours pince-sans-rire.

.

Lorsqu'il revint à lui, le docteur McCoy ne put s'empêcher de se demander brièvement ce qui se serait passé s'ils s'étaient trouvés à bord de la version ridicule de l'Enterprise décrite par Sheldon Cooper, sans ceinture, avec des membres de l'équipage (lui, par exemple) debout au milieu de la passerelle, au mépris des plus élémentaires règles de sécurité. Malgré toutes les précautions qu'ils avaient prises, le saut temporel les avait tous assommés, à l'exception prévisible de Spock. Il s'agissait d'un processus risqué, que les membres de Starfleet ne se décidaient à entreprendre que dans des cas de force majeure. Le capitaine (et, avec lui, l'unanimité des membres de l'équipage) avait jugé que le cas Cooper était plus que problématique et nécessitait d'urgence l'ablation de ce corps étranger qui avait réussi l'exploit de s'aliéner à peu près tous les êtres à qui il avait adressé la parole.

– Docteur, si vous vous sentez suffisamment remis, auriez-vous l'obligeance de vérifier l'état de santé de notre… invité ?

Le médecin grimaça, ôta précautionneusement sa ceinture et se leva en faisant jouer ses articulations. Jim et les autres membres de l'équipage faisaient de même, les alarmes n'avaient pas retenti, ce qui signifiait que tout le monde allait bien. Au moins un point positif dans cette interminable journée, songea McCoy. Supporter le bavardage ininterrompu de Sheldon Cooper pendant les huit longues heures qu'avait duré son service avait mis à mal sa patience déjà bien entamée par l'interruption inopinée de la permission d'une semaine qu'on lui avait fait miroiter. Le physicien alternait les comparaisons entre la passerelle du vaisseau et celle de « l'autre Enterprise », les interventions historiques sans aucun rapport avec… avec rien (telles que, par exemple, les circonstances de l'invention de l'ouvre-boîte ou encore l'origine des toasts portés en début de repas), les questions retorses sur la technologie utilisés par Starfleet et les commentaires admiratifs dirigés envers Spock et parfois le capitaine. A plusieurs reprises, Bones avait failli supplier le Vulcain de lui faire une petite prise neurale maison.

Voilà pourquoi il fut ravi de constater qu'au moins le bond temporel avait eu cela de positif qu'il avait réduit au silence le jeune physicien. Ce dernier, assis sur le deuxième siège du poste scientifique, souriait béatement.

– Ça va là-dedans ? demanda le praticien en faisant claquer ses doigts devant le visage du jeune homme.

– J'ai vu un ensemble de Julia, un flocon de Koch et le triangle de Sierpinsky [5], répondit ce dernier, des étoiles dans les yeux et l'air passablement hébété. C'était magnifique.

– Formidable, commenta McCoy qui avait décidé de ne plus répondre aux excentricités de leur « invité ». Pas de trouble du langage, pas de commotion cérébrale, ajouta-t-il en consultant son tricordeur, il va aussi bien qu'il peut aller, Spock, pas de raison de s'en faire.

– Dans ce cas, docteur Cooper, reprit Spock sans se départir de son calme habituel, peut-être pourrez-vous nous expliquer pour quelle raison vous avez, au dernier moment, modifié les coordonnées temporelles que vous avez entrées dans l'ordinateur ?

– Il a QUOI ?

Le capitaine avait tourné la tête si rapidement que McCoy, avec une petite grimace d’empathie, entendit les muscles de son cou se froisser.

– Je ne fais que constater les faits, capitaine, rétorqua le Vulcain en se tournant vers le principal intéressé, qui n'avait pas l'air de se rendre compte de ce qu'il avait fait.

– Répondez, bon sang ! s'écria Kirk en bondissant de sa chaise.

– En prenant en compte la relativité liée à la vitesse du vaisseau, j'ai calculé le temps que j'ai passé à bord de l'Enterprise, soit 23,53 heures (23,53 heures de trop, songea le médecin) et l'ai ajouté à…

– Mais pourquoi avez-vous fait ça ? Nous étions d'accord pour vous ramener à l'heure exacte où vous étiez parti, pour que personne ne se rende compte de rien !

Sur le ton de l'évidence, le jeune homme répondit :

– Je ne souhaitais pas être en infraction avec la loi.

Kirk se massa les tempes. McCoy se sentit une envie irrépressible d'aller rejoindre Scotty et de vider une bouteille de son meilleur whisky en sa compagnie. A en juger par le regard atterré d'Uhura, de Sulu et de Chekov, ils l'auraient suivi volontiers.

– Quel est le rapport avec la loi ? demanda le capitaine avec plus de patience que prévu.

– Si j'étais revenu exactement à la même heure, j'aurais été plus vieux d'une journée et j'aurais dû aller faire modifier ma date de naissance à l'état civil. Or, on aurait pu me poser des questions, et j'aurais été dans l'obligation de dire la vérité. [6] C'est afin de ne pas révéler votre existence que j'ai choisi de modifier cette date.

Un silence découragé tomba sur la passerelle. Que faire ? Tenter un nouveau saut d'une journée en arrière ? Impossible. De tels voyages, déjà dangereux en tant que tels, ne pouvaient se succéder aussi rapidement sans augmenter dangereusement le risque de faire imploser le vaisseau…

– Bon, allez, on a assez perdu de temps comme ça ! explosa Jim en se dirigeant vers le fauteuil où se trouvait le jeune physicien. Par ici, docteur Cooper. Spock, Bones, avec moi. Sulu, je vous laisse les commandes.

– Bien, capitaine.

Le médecin soupira. L'idée de descendre sur cette Terre médiévale ne l'enchantait guère. Sheldon, pour sa part, poussa un soupir à fendre l'âme en pénétrant dans l'ascenseur, comme si on venait de l'arracher à son foyer.

Ils traversèrent les couloirs où la vie du vaisseau reprenait peu à peu ses droits, s'attirant des regards peu amènes de la part des membres de l'équipage. Personne n'ignorait à qui l'on devait ce brusque saut dans le passé, et tous ceux qui avaient eu affaire à Sheldon Cooper étaient ressortis de la confrontation mentalement éprouvés. Tous seraient soulagés lorsque cet individu serait mis hors d'état de nuire.

– Capitaine, les avertit Scotty lorsqu'ils arrivèrent dans la salle de téléportation, il faudrait peut-être mieux attendre un peu…

– Il n'en est pas question ! fulmina Kirk. Cet énergumène ne restera pas une minute de plus sur mon vaisseau ! Il est en train de nous faire courir des risques insensés pour ne pas avoir à mentir à l’état-civil, alors si ses atomes sont dispersés aux quatre vents, je m'en moque !

McCoy leva les yeux au ciel. Pour sa part, il ne tenait pas spécialement à tester un téléporteur mis à mal par un bond temporel, mais il ne tenait pas non plus à s'attirer les foudres de son supérieur. Lorsque Jim était dans cet état, le mieux était de se faire tout petit.

Pendant que le médecin s'emparait de la trousse d'urgence qu'il emmenait toujours avec lui, Sheldon Cooper, fasciné par le téléporteur, regardait avidement le panneau de commandes.

– Le capitaine a raison, Monsieur Scott, ajouta le Vulcain, voyant que l'ingénieur hésitait malgré l'ordre strict qu'il avait reçu. Moins le docteur Cooper en apprendra sur le vaisseau, moins nous aurons de paradoxes temporels à résoudre.

L'argument se tenait. Scotty n'insista pas.

Si Bones monta sur la plate-forme avec réticence, le jeune scientifique y grimpa avec l'énergie frénétique d'un jeune chiot.

– Energie, Scotty ! s'écria-t-il, radieux.

L'Ecossais jeta un regard interrogateur vers le capitaine, qui lui fit un signe de tête fatigué.

Le léger bourdonnement caractéristique de la téléportation se fit entendre (et, à en juger par l'absence de commentaire de la part de Sheldon et son sourire satisfait, le son devait ressembler à celui qui existait dans sa fichue série), et les murs de l'Enterprise se dissipèrent autour du médecin en chef.

L'instant d'après, il se trouvait dans une salle de bains, à côté d'un Sheldon Cooper que la téléportation – un peu rude, Bones devait l'admettre – avait rendu verdâtre. C'était le comble : ce type avait survécu au passage à travers un portail temporel d'origine inconnue, un saut temporel de deux cent soixante-six ans ne l'avait pas affecté, mais une simple téléportation lui filait la nausée ?

– Au moins, on est au bon endroit, marmonna le médecin pendant que le jeune homme s'agenouillait devant la cuvette des toilettes.

McCoy réalisa alors qu'ils n'étaient que tous les deux dans la salle de bains, et il résista à la tentation de pousser un juron. Le niveau d'énergie de l'Enterprise devait être au plus bas, si bien que le téléporteur n'avait pu envoyer que deux voyageurs. Et comme par hasard, ça tombait sur lui…

Il jeta un bref regard autour de lui tandis que le jeune homme rendait tripes et boyaux. La pièce, de taille moyenne, était dans un état de propreté immaculée. Un tapis rayé recouvrait le sol et un rideau représentant la classification de Mendeleïev permettait de s'isoler dans la baignoire – tout à fait le genre de salle de bains que choisirait un scientifique maniaque un peu attardé, jugea le médecin.

Maintenant, le tout était de rester discret en attendant le capitaine et le premier officier. Plus facile à dire qu'à faire, car Sheldon Cooper était toujours en train de vomir bruyamment. En temps normal, Bones aurait éprouvé de la compassion pour son compagnon d'infortune, tout d'abord parce que sa profession exigeait de lui une certaine dose d'empathie, ensuite parce que lui-même détestait la téléportation. Cependant, avoir fréquenté Sheldon Cooper pendant une journée entière avait ôté les derniers restes de bienveillance qu'il aurait encore pu, en temps normal, nourrir à son égard.

– Mais bon Dieu, vous ne pouvez pas être plus discret ? chuchota-t-il avec irritation.

Et, comme le sort avait tendance à s'acharner contre lui (Spock avait beau dire qu'un tel raisonnement était « illogique », McCoy avait bien remarqué que, comme le disait poétiquement sa grand-mère, « quand la merde est collée au bâton, il est impossible de s’en débarrasser » [7]), la porte de la salle de bains s'ouvrit brusquement et deux individus apparurent dans l'encadrement.

Le plus jeune d'entre eux, de petite taille, portait des lunettes et était vêtu d'un jean et d'un t-shirt, ce qui au moins répondait à la question que l'équipage tout entier s'était posé sur la mode vestimentaire du XXIème siècle (les hauts superposés étaient-ils répandus, ou bien constituaient-ils une des nombreuses excentricités de leur « invité » ?). Il se figea en apercevant McCoy et ouvrit la bouche sans parvenir à la refermer.

Le médecin s'apprêtait à essayer d'expliquer la raison leur présence lorsque ses yeux se posèrent sur le second personnage qui venait de faire irruption dans la pièce, et les mots moururent sur ses lèvres face à ce visage qu'il aurait reconnu entre mille.

Spock. Avec trente ans de plus et des sourcils tout ce qu'il y a de plus humain (les oreilles étaient dissimulées par des cheveux gris mi-longs).

– Qui êtes-vous ? parvint-il à articuler, sans réussir à détacher son regard du visage de l'individu.

Ce dernier ne sembla pas troublé outre mesure de trouver un intrus dans sa salle de bains et répondit d'une voix grave qui n'était pas sans rappeler celle du premier officier de l'Enterprise :

– Mon nom est Leonard Nimoy.

– Et moi, je m'appelle Leonard Hofstadter, intervint le plus jeune d'une voix tremblante. Etes-vous… Leonard McCoy ?

Le médecin ne put s'empêcher de se dire qu'il y avait beaucoup de Leonard dans cette histoire, avant de réaliser que les deux hommes en face de lui le connaissaient visiblement, ce qui ne faisait que rajouter une couche supplémentaire au problème Sheldon Cooper.

– Vous aussi, vous êtes des fans de Star Truc-machin-chose ? demanda-t-il avec un soupir.

.

Il rêvait. Il n'y avait pas d'autre explication possible. Il rêvait, et il allait se réveiller. Depuis que M. Nimoy avait fait irruption chez lui la nuit précédente, il se répétait à peu près toutes les cinq minutes qu'il faisait le rêve le plus délirant (et le plus agréable) de sa vie, et qu'il allait nécessairement se réveiller, car qui était assez dingue pour croire que les Vulcains avaient donné à Gene Roddenberry, créateur de Star Trek, un PADD pour voir l'avenir ? Bien sûr, dingue, Sheldon l'était, et c'était pour cette raison qu'il avait pété un câble et imaginé franchir un portail temporel. On allait le retrouver dans un hôpital psychiatrique très bientôt. Quant à l'artefact que Leonard avait tenu entre les mains, et qui lui avait permis d'entendre les journaux de bord de l'Enterprise, bien qu'il paraisse particulièrement réel, ce n'était qu'une illusion.

Seulement… seulement, ce rêve commençait à s'éterniser, et il avait beau se pincer encore et encore, il ne se réveillait toujours pas.

Et maintenant, Sheldon avait réapparu dans leur salle de bains comme par magie, accompagné par un homme de taille moyenne, aux cheveux grisonnants, qui, s'il ne ressemblait pas à DeForest Kelley, arborait un uniforme bleu sur lequel on pouvait voir clairement l'insigne médical de Starfleet, et dont les broderies argentées ne laissaient aucun doute sur sa fonction et son rang à bord du vaisseau. On pouvait imaginer qu'il s'agissait d'un geek aussi taré que Sheldon, mais comment s'était-il retrouvé dans leur appartement ? La fenêtre était fermée…

… Et donc, s'il ne s'agissait pas d'un rêve, et qu'aucune autre explication n'était possible…

Leonard Hofstadter sentit une goutte de sueur perler sur son front et couler le long de sa tempe droite. Jusqu'ici, il n'était pas certain d'avoir vraiment cru à toute cette histoire – il s'agissait ni plus ni moins d'un jeu, auquel il avait joué avec Rajesh et Howard, et auquel s'était miraculeusement joint le vieil acteur, mais quelque chose au fond de lui, qui ressemblait au principe de réalité, l'avait empêché d'adhérer totalement à ce qu'il vivait. Cependant, maintenant... Maintenant…

Pour se donner une contenance pendant que les deux autres Leonard se regardaient dans le blanc des yeux, l'air aussi abasourdi l'un que l'autre, le jeune physicien se tourna vers son colocataire, qui se relevait péniblement après avoir fini d'expulser le contenu de son estomac dans les toilettes.

– Ça va, Sheldon ?

Son ami le regarda d'un air béat qui lui fit un instant craindre pour sa santé mentale (si tant est que cette expression ait un sens pour parler de Sheldon, bien sûr).

– Leonard, je suis allé dans le futur ! balbutia-t-il. J'ai passé une journée à bord de l'Enterprise ! J'ai rencontré tous les membres de l'équipage ! J'ai rencontré le capitaine Kirk ! J'ai rencontré SPOCK !

Un nouveau haut-le-cœur l'empêcha de poursuivre, et il s'assit sur le petit tabouret en se tenant l'estomac.

– Merci de me mentionner, marmonna le médecin, que l'état de santé de Sheldon n'avait pas l'air d'inquiéter outre mesure. La coïncidence est trop grande, marmonna-t-il en se retournant vers l'acteur. Il n'y a pas de Grayson [8] dans votre famille, par hasard ?

Leonard Nimoy, qui était devenu excessivement pâle depuis qu'il était entré dans la salle de bains, secoua négativement la tête.

– Pas que je sache, répondit-il, mais il est possible que dans le futur…

Le communicateur à la ceinture du docteur McCoy sonna à ce moment.

– Bones ? Tout va bien ?

Leonard se demanda s'il n'allait pas s'évanouir là, maintenant, tout de suite, tellement la scène était surréaliste.

– Tout va bien, si on peut dire, soupira le médecin. Nous avons juste un problème de plus sur les bras. Deux humains au courant du bond temporel, en plus de notre « invité », et l'un d'eux pourrait bien être l'ancêtre de Spock.

– Euh, en fait, nous sommes quatre, fit timidement remarquer Leonard Hofstadter, stupéfait de sa propre audace. Mes amis sont partis chercher à manger et ils ne vont pas tarder à revenir…

– De mieux en mieux, grommela McCoy. Jim, qu'est-ce qui se passe avec le téléporteur ?

– Il a surchauffé en raison du voyage temporel, ça devrait être réglé dans quelques minutes. Nous vous rejoignons très rapidement avec le B67. Kirk, terminé.

Le médecin remit l'appareil à sa ceinture.

– Bon, en attendant mes supérieurs, que diriez-vous de m'expliquer comment vous vous êtes retrouvés avec un portail temporel en votre possession ? Votre… ami ici présent (geste vague et rien moins qu'amical en direction de Sheldon) n'a rien voulu nous dire, mais j'ose espérer que vous vous montrerez plus raisonnable que lui.

Le docteur McCoy avait coulé un regard en biais vers le jeune scientifique, qui, le cœur battant, s'empressa de répondre :

– Je ne sais vraiment pas grand-chose. Pour tout vous dire, j'ai du mal à croire que tout ce qui nous arrive puisse être vrai.

– Dites-moi déjà ce que vous savez.

Leonard prit une profonde inspiration pour calmer son rythme cardiaque et reprit :

– Quand je suis rentré hier soir, j'ai trouvé le salon dans un état indescriptible. Je ne me suis pas trop inquiété, j'ai juste pensé que Sheldon avait fait une expérience…

– Attendez, vous vivez avec lui ? s'écria le médecin.

– Euh… Oui.

L'autre le regarda avec un mélange d'incrédulité et de respect.

– Eh bien, vous ne manquez pas de courage. Ou alors vous êtes complètement fou. Poursuivez.

– Sheldon m'avait laissé une vingtaine de messages pour m'expliquer qu'il était « parti dans le futur ». Difficile d'y croire, jusqu'à ce que Monsieur Nimoy arrive chez nous et nous explique, à mes amis et à moi, que tout ce qu'il y a dans Star Trek est vrai. Mais il ne nous a pas vraiment donné de détails.

– Et vous n'en avez pas demandé ? le coupa McCoy, stupéfait.

Maintenant qu'il y pensait, Leonard se dit qu'ils auraient peut-être, en effet, dû exiger des explications plus conséquentes.

– Vous savez, essaya-t-il de se justifier, ce n'est pas tous les jours qu'un acteur de Star Trek – et pas n'importe lequel ! – vient vous rendre visite.

– Ah, parce que vous êtes acteur ?

Le médecin avait de nouveau tourné la tête vers le vieil homme. Ce dernier hocha la tête, sans parvenir à articuler un mot. Leonard nota non sans inquiétude qu'il serrait tellement ses deux mains l'une contre l'autre que les phalanges en étaient toutes blanches.

– Et j'imagine que vous avez été choisi en raison de votre ressemblance avec Spock ? Vous m'avez l'air d'en savoir long sur cette histoire, et je vais…

Avant que le docteur McCoy n'ait le temps d'achever sa phrase, deux choses se produisirent quasiment simultanément.

Tout d'abord, Raj et Howard firent irruption à la porte de la salle de bains et se figèrent, bouche bée.

Presque au même moment, une sorte de halo doré illumina la baignoire.

L'Indien répétait à voix basse « oh mon Dieu, oh mon Dieu », tandis qu'Howard semblait prêt à tourner de l'œil. Leonard devait avouer qu'il n'en menait pas large non plus, et il dut faire appel à tout son sang-froid pour demeurer relativement calme en voyant se matérialiser deux hommes dans sa baignoire.

Enfin, deux hommes… pas exactement.

Le plus petit des deux, vêtu d'un uniforme doré, dégageait une autorité naturelle et il était évident que les regards auraient dû se concentrer sur lui, mais Leonard ne pouvait détacher son regard du second individu qui venait d'apparaître, tant la ressemblance avec un Leonard Nimoy de trente ans plus jeune était frappante, si l'on parvenait à faire abstraction des sourcils et des oreilles.

Les Vulcains existent, pensa Leonard Hofstadter, dont le cœur battait à présent dangereusement fort, et pendant un instant, il se demanda s'il allait réussir à rester debout.

C'est ce moment solennel que choisit Howard pour demander :

– Euh, excusez-moi, mais vous n'auriez pas la possibilité de faire descendre le lieutenant Uhura, par hasard ? [9]

 

[1] Tous ceux qui ont vu la série Star Trek TOS savent qu’il n’y a PAS de ceinture de sécurité sur l’Enterprise… Eh, c’est les années 60, hein.


[2] Je n'ai pas résisté au plaisir de faire référence à l'épisode 16 de la saison 12 de The Big Bang Theory ("The D&D vortex"), dans lequel Sheldon rencontre William Shatner sur le plateau d'une émission télévisée et insiste pour être appelé "Science Officer Cooper"...


[3] Traduction des deux phrases en Vulcain prononcées par Sheldon : « S’il-vous-plaît, capitaine ? » et « Bien sûr, monsieur ».


[4] Je pense que Sheldon est parfaitement capable de donner de brèves réponses en Vulcain, mais que la syntaxe et la prononciation risquent de lui poser problème (après tout, les Terriens ont pallié leur méconnaissance de la langue vulcaine en inventant les termes qu'ils ne connaissaient pas...), d'où cette phrase totalement absurde. J'avoue que je me suis inspirée d'un passage de "The abominable bride", l'épisode spéciale de Sherlock BBC, dans lequel Watson déclare laborieusement en langue des signes "j'aime beaucoup votre pomme de terre"...


[5] Là encore, il s'agit d'une référence à l'avant-dernier épisode de la série : Sheldon, placé dans un caisson isolant, a des visions d'ensembles de Manderbrot (des fractales). C'est la même chose qui lui arrive ici, les noms donnés étant des termes pour décrire certains de ces ensembles. (Je ne suis absolument pas scientifique, et j'espère ne pas dire de bêtises.)


[6] Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas (ou connaîtraient mal) Sheldon Cooper, il faut savoir que ce dernier est maniaque vis-à-vis de la loi et refuse catégoriquement d'être en infraction, même minime (il ne veut pas, par exemple, marcher sur la terrasse d'Howard et Bernadette car ils n'ont pas eu de permis de construire). De plus, il sait très mal garder un secret et dès qu'il est interrogé sur le secret en question, il perd ses moyens et finit par cracher le morceau.


[7] Bon, d’accord, c’était mon grand-père qui disait ça assez souvent… Désolée pour la grossièreté.


[8] Grayson est le nom de famille d'Amanda, la mère de Spock. J'ai imaginé que Nimoy est le seul acteur à vraiment ressembler au personnage qu'il incarne, et comment mieux l'expliquer qu'en faisant de lui un ancêtre du Vulcain ?


[9] Howard est le plus obsédé des quatre amis, et à cette époque, ça le travaille d'autant plus qu'il n'a pas de copine... Il dit à plusieurs reprises qu'il aimerait bien rencontrer Uhura (et il n'est pas le seul d'ailleurs : Leonard a acheté l’uniforme d’Uhura et essaye de demander à ses copines successives de le mettre, et Raj en a aussi un exemplaire, mais d'après sa sœur, c'est pour le mettre lui-même...).


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