De l'autre côté de la frontière

Chapitre 5 : Chapitre V — L’instance de la Guilde

4080 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 25/05/2022 11:36

Chapitre V

L’instance de la Guilde

 

  

L’estomac rempli par la succulente collation préparée avec attention par le « Miaousse Cuistot », ce palico énorme atteignant presque la taille d’un Bosmer – deux têtes séparaient un haut-elfe d’un elfe des bois, et Elenaril voyait clairement cette différence de hauteur entre elle et le chat bipède bien qu’il se tînt à distance raisonnable d’elle –, ainsi que par ses commis de taille plus raisonnable, Elenaril et Randall se dirigèrent jusqu’à l’endroit où se tenait l’instance de la Guilde.

Affairés sur la proue d’un navire, non-loin de la place du marché, plusieurs hommes se concertaient autour d’un gigantesque parchemin, que l’Altmer devina comme étant une carte du continent, et de ses terres explorées et recensées, et qui recouvrait presque l’entièreté de la grande table de bois autour de laquelle se trouvaient ces personnes. Elle identifia un ou deux simili-Mers de cette étrange province, de petite taille et aux oreilles rougies, ainsi qu’un jeune Men, au sujet duquel elle s’interrogea en constatant l’épée de grande envergure qu’il gardait dans son dos sans vaciller. Cette arme à la lame orangée et au tranchant doté de dents devait peser si lourd, c’en était presque inhumain. À ses côtés, un homme plus âgé, au teint aussi halé que celui du plus foncé des Impériaux, ou bien du plus clair des Rougegardes, et dont l’armure de fer brillait au soleil, gardait les bras croisés sur son torse, la mine sérieuse.

En face d’eux, de l’autre côté de la table, se dressaient deux humains. Une jeune femme, qui paraissait à peine âgée de quatre vingtaines d’années – soit aux environs d’une vingtaine ou trentaine en âge humain – et qu’Elenaril avait déjà repérée à la Cantine, à l’accoutrement original et à l’étrange objet qui reposait sur son front. Randall lui expliqua, face à sa mine décontenancée, qu’il s’agissait de lunettes optimisées pour voir plus loin, des jumelles. Elle s’exprimait d’une voix criarde, aiguë, et désagréable pour l’ouïe sensible de l’Altmer. Son partenaire – car son acolyte lui expliqua qu’elle était l’assistante d’un chasseur – semblait bien moins loquace, en comparaison. Un individu robuste, dont l’armure avait visiblement été conçue à partir des restes des monstres qu’il avait d’ores et déjà chassés, et qui ne faisait rien d’autre qu’acquiescer.

« Lui, fit Randall en le désignant au loin d’un mouvement de tête, c’est un gars prometteur. Il a fait un raffut pas possible en arrivant ici. L’un des premiers bateaux de la flotte s’est fait embarquer par le zorah magdaros – un énorme dragon ancien de la largeur d’un continent ou presque – et lui et son assistante se trouvaient dessus. Ils en sont tombés, ont atterri sur le monstre, et se sont frayé leur chemin hors de là, jusqu’à atterrir dans la forêt, sans armes ni armure à ce qu’on raconte. Et ils sont revenus ici comme des fleurs, poursuivis par un gros jagras qui a tantôt fait de se faire tuer par un anjanath sur le pas de la porte d’Astera. Autant dire que Máel était soulagé de les voir en vie et sans blessures. Et le commandant Gareth n’en était que plus fier d’avoir recruté ces deux-là, parmi les centaines nouveaux arrivants, palicos y compris. C’est un bon chasseur, ajouta-t-il en secouant la tête. Il ira loin, j’en suis sûr. »

Elenaril acquiesçait, fascinée par le récit. Celui que Randall désigna par le nom de « Máel » était celui à la lourde épée. Le commandant était l’homme grisonnant à ses côtés, et qu’ils s’apprêtaient à rencontrer. Quant à l’homme chahuteur et son assistante, le brun ne prononça pas leurs noms.

Au terme de la réunion, qui devait concerner quelques détails techniques quant à une chasse pour laquelle s’était inscrit le chasseur convoqué, celui-ci s’éloigna, suivi de près par son assistante qui piaillait sans cesse. Puis Randall et Elenaril s’approchèrent, ce dernier glissant à l’Altmer de ne parler que lorsqu’on s’adressait à elle, et lui intimant l’ordre de le laisser tenir le plus possible la discussion. Elle voulut protester, plaider en sa faveur, mais voilà qu’ils se trouvaient devant le commandant. L’instance de la Guilde à Astera.

« Commandant, commença Randall en s’approchant presque timidement, je viens vous faire un rapport des plus importants.

— Allez-y, Randall, je vous écoute.

— Je suis parti, tôt ce matin, en mission d’observation concernant un tobi-kadachi. Mission éthologique, afin d’examiner un peu mieux comment il se comporte en cohabitation avec les anjanaths de la forêt, à la demande des érudits. »

Le commandant acquiesçait, écoutant les détails que relatait Randall concernant sa mission matinale, expliquant les quelques observations qu’il avait eu le temps de faire avant que le tobi-kadachi ne se dérobât de sa vue, et ne s’en allât plus profondément dans la forêt.

« Lorsque j’ai enfin retrouvé sa trace, il était face à Elenaril, ci-présente, et s’apprêtait à la tuer. Je suis intervenu pour la sortir de cette mauvaise situation, et l’ai éloignée du monstre. Une fois en sécurité, nos discussions m’ont mené à comprendre que sa situation est des plus étranges. Elle a dû avoir un accident, ou consommé quelque chose altérant ses capacités, car elle semble tout juste découvrir le Nouveau Monde, Astera et ses environs, ainsi que les monstres ou même les palicos. Ses propos sont cohérents mais n’ont aucun sens, et… »

Offusquée par ces allégations qu’il avançait, la faisant passer pour une folle et une menteuse, Elenaril posa doucement sa main sur l’épaule de l’homme, et serra quelque peu ses doigts. L’armure le protégea amplement, mais il devait forcément sentir la tension qu’elle mettait dans son geste. Il se tut, surpris par son intervention, et ses yeux émeraude lui lançaient un regard inquiet, presque suppliant, comme s’il redoutait ce qu’elle s’apprêtait à dire. Ses lèvres se mouvaient d’une manière qui laissait comprendre qu’elle n’était pas censée parler, qu’il devait s’occuper de tout, mais elle outrepassa cet ordre auquel elle ne voulait se soumettre, et se dressa de toute sa hauteur face au commandant fronçant ses épais sourcils de l’autre côté de la table, et qui devait lever les yeux afin de croiser son regard.

« Je me nomme Elenaril Danelis, Altmer de sang pur, et membre de la Guilde des Mages ; je réside au collège primordial de l’île d’Eyévéa, où j’ai étudié les arts de l’illusion, du mysticisme et de la conjuration. Je souhaiterais faire un rapport d’incident concernant un sort dont l’issue m’a téléportée à la mauvaise époque, et au mauvais endroit. Je ne me trouve ni en Cyrodiil, ni au début de l’Ère Troisième, comme ce que j’avais souhaité réaliser. De plus, ma magie ne se régénère que très lentement, de manière infime. J’aimerais me procurer des potions de regain magique, ou bien que vous puissiez me renvoyer chez moi, à mon époque, et repayer de mes erreurs de débutante qui n’avaient aucun lieu d’être, s’il vous plaît. »

L’homme la scruta, toujours de cet air impassible, bras croisés sur son torse. La cicatrice blanchâtre en forme de croix infligée sur son arcade sourcilière gauche remua, comme si elle était la seule à comprendre que quelque chose n’allait pas. Il inspira longuement, poussa un soupir rauque, et tourna son visage vers celui de Randall, qui restait muet, interdit.

« Est-ce la vérité ? demanda-t-il de sa voix grave, qu’Elenaril sentit jusque dans sa cage thoracique. Avez-vous quelque chose à ajouter ? »

Le chasseur chercha ses mots, avant de répondre avec une grande hésitation.

« Elle mentionne souvent les termes d’Impérial, de Cyrodiil, Tamriel ou encore Nirn, mais rien de tout ça n’existe chez nous. Elle parlait une langue inconnue, étrangère, jusqu’à lancer un… un sort – il lui en coûta de prononcer ce mot – qui nous permette de nous comprendre. Elle ignore tout du Nouveau Monde et de l’Ancien, parle de « Mens » et « Mers » sans que je ne voie ce qu’elle veut réellement dire par là… J’avoue, Commandant, que je commence à croire, aussi bête cela puisse-t-il paraître, qu’elle vient d’un autre monde.

— Un autre monde par-delà vos mers et continents, si toutefois nous nous trouvons encore sur Nirn, renchérit l’Altmer, son regard sérieux se posant tour à tour sur les visages voisins. Mais j’ai beau tourner et retourner la question, je commence à croire que j’ai outrepassé les lois des Dieux, et ai quitté mon plan pour en rejoindre un autre tout à fait différent. »

Ajoutant ces mots, elle lâcha un léger soupir trahissant son inquiétude.

« Vous voyez, je voulais seulement observer le passé. Un sort tirant sur le mysticisme, comme la téléportation, me permettait d’envoyer ma conscience à une époque donnée. Tel un fantôme, à l’insu de tous, je pouvais être témoin des guerres, des intrigues politiques, des moments les plus banals de la vie de chaque habitant de Tamriel. Mais quelque chose a perturbé ma magie, un repère placé sur l’ancienne jungle cyrodiilienne, qui a faussé mes marques… Et je me suis retrouvée dans ce que vous appelez « forêt ancienne », en chair et en os, comme vous pouvez le voir. Rien ne s’est déroulé comme prévu.

— Vous affirmez que votre monde est dotée de… magie, c’est bien ça ? » fit le commandant, décroisant ses bras pour loger un poing sur sa hanche droite.

Ce fut à ce moment-là qu’Elenaril nota qu’il ne se reposait exclusivement que sur sa jambe droite – la gauche était-elle blessée ? Peut-être était-ce là l’issue pour tout chasseur tels que ceux évoluant dans cette ville disparate. S’ils ne finissaient pas tués par les créatures qu’ils pourchassaient, ils devaient probablement se retrouver blessés à des degrés plus ou moins handicapants. Et si leur monde ne disposait d’aucune magie, alors aucune de ces plaies ne pouvait être guérie à l’aide de puissants sorts de guérison, laissant les amputés dans la souffrance, et les borgnes à demi aveuglés par leurs blessures.

« Le vôtre aussi, vous savez. Même si elle est faible, j’en sens la trace. Ce n’est qu’une maigre fraction de ce que nous trouvons sur Nirn, mais… »

Le bout de ses oreilles frémit. Une idée lui vint, subitement.

« Est-ce que vous auriez du sel, de l’ail, des frais de saumon et du raisin jazbay ?

— Du raisin jazbay ? répéta l’homme grisonnant en face d’elle, sourcils froncés et l’air déconcerté.

— Vous voulez nous assaisonner du caviar pour le dîner ? s’étrangla Randall. L’heure n’est pas à la cuisine ! »

Elenaril leva les yeux au ciel. Ces hommes ne connaissaient-ils rien à l’alchimie, en plus de cela ?

« Je vais tenter de me concocter une potion de regain magique. Si ma magie ne peut se régénérer d’elle-même, alors je vais faire en sorte de ne pas être complètement démunie. Pour une fois que mes bases en alchimie me seront utiles… »

Elle croisa le regard du chasseur, et sa voix s’effaça peu à peu. Randall l’observait avec toujours plus de curiosité, comme une bête étrange ramenée de contrées éloignées. Elle ne pouvait lui en vouloir, car ce n’était pas complètement faux. Malgré tout, elle sentait de plus en plus un écart se créer entre son monde et le leur, et détestait cela. Qu’est-ce qui pouvait lui assurer qu’elle pourrait seulement rentrer chez elle, une fois sa magie restaurée ? Elenaril préférait ne pas y penser, et croire en ses capacités. Elle n’était pas née de la dernière pluie, elle maîtrisait sa magie. Elle était une Altmer, par tous les Dieux, pas une simple hybride voire même une vulgaire Men !

« Randall, finit-elle par demander sobrement, sans exprimer le moindre de ses tumultes intérieurs à travers sa voix ou ses expressions, savez-vous si je peux me procurer un mortier et un pilon, ainsi qu’un peu d’eau, sur le marché ?

— Pour l’eau, elle est en accès libre un peu partout. Pour le mortier et le pilon, vous feriez mieux de vous adresser aux érudits, je pense. »

Elle s’apprêta à quitter les lieux, déterminée à mettre la main sur les ingrédients et le matériel nécessaires et à rapidement confectionner quelques potions. Il lui faudrait des fioles aussi, pour les conserver et les transporter. Elle se stoppa pourtant presque immédiatement. Avec quel argent pourrait-elle payer ? Ses yeux croisèrent à nouveau ceux de Randall, qui lui montra un sourire amusé, avant que sa main ne vînt se poser sur son épaule, gentiment, affectueusement.

« Je vais vous accompagner, et payer pour vos dépenses.

— Mais, préparer des équipements doit coûter cher, non ? Armes et armures. Je ne vais pas vous demander de dépenser votre solde pour ça…

— Vous savez, Elenaril – pardonnez-moi si j’écorche votre prénom –, s’invita à répondre le commandant en dévoilant lui aussi une dentition à peine abîmée par les années, vous n’auriez pas pu mieux tomber que sur Randall. Même si leur flotte comptait près de trois cents nouvelles recrues, elles ont toutes été triées sur le volet. Nous manquions d’hommes comme lui, qui observent plus les monstres qu’ils ne les chassent ; leurs recherches nous permettent de mieux appréhender les traques.

— Et croyez-moi, vous n’avez pas à vous en faire pour la solde. Je ne dépense pas autant que ceux qui partent au combat, alors j’ai amplement de quoi vous payer quatre ingrédients et un mortier, si c’est tout ce qui peut vous faire plaisir et vous aider à rentrer chez vous. »

Gareth secoua la tête, approuvant visiblement les belles paroles de son subalterne. Sans plus de bavardages, Randall les emmena sur la place du marché, où il parvint à troquer une gousse d’ail et une bourse de sel marin pour quelques pièces. Les fins de saumon, plus rares et plus chers, arrachèrent quelques milliers de zennys – telle était la monnaie de ce pays, semblait-il, mais Elenaril ne pouvait deviner, avec si peu de valeurs, quelle était la correspondance entre zennys et septims – ainsi qu’une grimace au chasseur. Il eut beau faire bonne figure, l’Altmer se doutait qu’il lui en coûtait beaucoup de la garder près de lui et de l’aider ainsi.

Le raisin fut, comme elle s’en doutait, impossible à se procurer. Son intuition lui avait bien fait comprendre que la variété jazbay, déjà rare dans l’Archipel de l’Automne car plus à sa place dans les terres nordiques, serait introuvable à Astera. Si elle se trouvait bel et bien dans un autre univers – elle détestait cette idée, mais elle n’avait pas d’autre choix que de l’accepter – alors toute variété endémique à Tamriel – voire Nirn – ou propre à ses races n’existait pas. Ce qui signifiait ni huile dwemer, ni sels de feu, encore moins de sucrelune ou de racine noueuse. Au mieux, elle n’avait que trois ingrédients. Ce ne devrait pas être assez suffisant, elle aurait aimé au moins pouvoir y mêler du raisin, n’était-ce que pour un peu plus de saveur. Elle se savait déjà chanceuse de pouvoir utiliser des ingrédients aussi communs…

Elle promena son regard sur les caisses qui regorgeaient de provisions diverses et variées. L’une contenait plusieurs légumes qu’elle devinait de saison. Quelques tonneaux abritaient viandes et poissons, tant salés qu’ils en restaient parfaitement conservés. Une caisse de bois, ouverte afin de laisser les clients potentiels admirer la marchandise, débordait de fruits. Parmi eux, plusieurs grappes de raisin lui faisaient de l’œil. Elle roula les siens en direction de Randall qui, amusé, sembla comprendre tout de suite ce qu’elle cherchait à obtenir.

« Vous savez, c’est un de mes fruits préférés. Pas trop sucré, le goût suffisamment discret pour passer partout sans qu’on ne le sente… Alors si jamais ça ne vous convient pas en remplacement pour votre… « jase-baie », eh bien je m’occuperai personnellement de tous les dévorer jusqu’au dernier grain, vous avez ma parole ! »

Elenaril ne put se retenir de rire. Plus elle le côtoyait et plus elle réalisait combien elle s’était imaginé de sottises à leur première rencontre. Il semblait si réservé, irrité de la voir, elle aurait presque cru qu’il la livrerait à elle-même dès que possible. Et pourtant, voilà qu’il se démenait pour lui permettre de se procurer tout ce qu’il lui fallait pour la réalisation de ses potions. Cet homme était…

« Je pense qu’on a tout ce qu’il vous faut, non ? Allons voir les alchimistes pour le mortier, je suis sûre qu’ils accepteront de m’en prêter vu toutes les requêtes que j’ai satisfaites pour eux !

— Donc vous avez des alchimistes ? s’étonna l’elfe. Pourquoi ne l’aviez-vous pas dit plus tôt ?

— Eh bien, votre alchimie diffère de la leur, il semblerait… Vous, si j’ai bien compris, vous mélangez des ingrédients pour fabriquer des potions, non ? Un peu comme de la cuisine, au final.

— Oui, comme de la cuisine, si on veut, rit-elle doucement. Ce n’est pas ce que pratiquent vos alchimistes ?

— Eh bien, comment expliquer ça de manière simple sans trop entrer dans les détails… Les chasseurs fournissent des matériaux de monstres – écailles, palmures, griffes ou gemmes – et l’alchimiste permet d’en faire des joyaux aux propriétés spéciales. Ou parfois, même, en jouant avec les lois de la nature, il devient possible de créer des matériaux de monstres à partir d’autres. Mais ce n’est encore qu’à ses balbutiements, j’ignore si ce but pourra être atteint un jour. On ne réécrit pas si facilement la Nature, je le sais bien. Si c’était seulement possible, la Commission de recherche aurait pu mettre un terme à la Traversée des Anciens bien auparavant.

— C’est étrange, » murmura Elenaril en se stoppant dans sa marche.

Randall lui laissa à peine le temps de réfléchir, qu’il enchaîna.

« C’est vrai qu’il nous arrive parfois de faire des potions à partir d’insectes, champignons et autres herbes, un peu comme vous. Mais nous n’appelons pas ça de l’alchimie, contrairement à vous. »

Provisions à-même les bras, le regard d’Elenaril, assombri par ses sourcils froncés, se perdit dans les lattes de bois qui constituaient la route sur laquelle ils avançaient.

« Comment nos deux mondes peuvent-ils partager tant de points communs, et en même temps différer sur des points aussi fondamentaux que la magie ou bien l’alchimie ? N’avez-vous pas non plus de Dieux à prier, et qui font acte de présence lorsque le désir les prend ? »

Randall se stoppa à son tour, et la dévisagea étrangement. Dur de savoir ce qu’observaient ces yeux verts qui semblaient sonder son visage de la pointe du nez jusqu’au bout du menton. Ses fines lèvres étirèrent sa mince barbe dans un sourire qui, pour la première fois, l’inquiéta quelque peu. Mais sa voix, rassurante et légère, éloigna toutes ses craintes.

« Dans notre monde, il n’y a que les hommes et les monstres. Peut-être existe-t-il des légendes, mais elles se sont perdues avec le temps. Ici, nous n’avons ni dieux, ni magie. Seule la nature, le monde réel, nous est offert. Et c’est notre devoir de jouer notre rôle dans son équilibre, de le maintenir. »

Il balaya du regard les environs, sembla s’arrêter sur l’immense roue du moulin à eau qui ne cessait de tourner, ses planches poussées encore et toujours par le tumulte de la cascade.

« Dans un sens, je vous envierai presque, Elenaril. Vous avez des puissances vers lesquelles vous tourner, auprès desquelles vous lamenter. Vous dites qu’ils descendent parfois vous visiter ?

— C’est un fait rare, je l’admets. Mais de nombreux ouvrages relatent les rencontres entre de simples mortels et eux. Et leurs artefacts enchantés parsèment Tamriel, c’est une preuve de leur existence. Par exemple, les Empereurs de Cyrodiil revêtent tous sans exception l’Amulette des rois, depuis l’Ère Première – quelque trois mille ans plus tôt –, et ce bijou comporterait le sang cristallisé du Cœur de Lorkhan, l’un de nos dieux, que vénèrent aussi certains Mens. C’était, d’ailleurs, un artéfact mer, à l’origine, jusqu’à la révolte des humains sous l’ordre d’Alessia. »

Sentant qu’elle commençait à perdre l’attention du chasseur, Elenaril fit de son mieux pour reprendre la conversation là où elle avait commencé à divaguer.

« Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas à nous envier. Nirn a été conçue par les Dieux, c’est un fait. Tout le plan mortel est l’œuvre de divinités. Peut-être votre monde a-t-il pu se concevoir sans que la magie ne soit aussi importante que dans le cas du mien. Mais vous pouvez tout aussi bien vénérer la nature. N’est-ce pas là un merveilleux cadeau qu’elle vous fait ? Tout a l’air si fascinant, si magnifique… »

Randall haussa les épaules, affichant une indifférence plutôt surprenante.

« C’est difficile de connaître le rôle que chacun doit jouer. Je trouve ça respectable que votre Commission, et chacun de ses si nombreux hommes, sache quel chemin suivre. Explorer les continents, observer les monstres… Croyez-moi, Randall, vous n’avez besoin d’aucun dieu pour trouver votre voie. Vous l’avez déjà trouvée.

— Merci, souffla-t-il. C’est gentil. »

Il y eut un silence gêné, où ni l’un ni l’autre ne savait comment relancer la discussion. Le bruit ambiant d’Astera meublait à leur place ; les chasseurs s’affairant à droite à gauche, préparant leurs missions, aux côtés de leurs assistantes et de leurs palicos, les membres de l’intendance, donnant directives et pistes de recherche aux autres, et les techniciens, dépêchés çà et là afin de réparer une petite fuite, une petite fente, partout où il pouvait y avoir des dégradations.

« Allez, dépêchons-nous, finit par lâcher Randall. Le commandant avait l’air de vouloir me demander quelque chose, il vaudrait mieux que je ne le fasse pas m’attendre trop longtemps.

— Merci pour votre aide, Randall. J’ignore ce que je serais devenue sans vous, » souffla Elenaril en lui emboîtant le pas, en direction de l’atelier des alchimistes d’Astera.

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