De l'autre côté de la frontière

Chapitre 6 : Chapitre VI — La potion magique d’Elenaril

4521 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 29/06/2022 17:51

Chapitre VI

La potion magique d’Elenaril

 


Face aux alchimistes, Elenaril avait dû garder un calme impassible qu’elle n’était pas certaine, sur l’instant, de pouvoir maintenir. L’individu en face d’elle n’avait cessé de lui jeter des regards indiscrets, la mettant terriblement mal à l’aise. Randall était parvenu, après de longues tirades qui se voulaient convaincantes, à obtenir de lui qu’il lui prêtât son mortier et un pilon, non sans un grognement irrité.

Les bras chargés par les ressources nécessaires à la production de potions – l’homme avait aussi pu mettre la main sur quelques fioles, quelle chance ! –, ils prirent la direction des quartiers communs que partageait Randall avec quelques autres chasseurs. Il lui expliqua, ainsi, que tous occupaient ces dortoirs, à raison de six à huit par chambre, à l’exception des hauts-dirigeants d’Astera. De fait, mis à part le commandant Gareth, l’amiral Cornell – qui était, dans tous les cas, parti sur le terrain depuis de nombreuses semaines, les dernières recrues n’avaient pas encore pu le rencontrer –, la grande traqueuse Heulwen – partie elle aussi explorer d’autres zones du Nouveau Monde – et le maître de la chasse Séafra, les hommes étaient dispersés dans toute la cité. Quelques chanceux logeaient dans des suites privées, aménagées pour la crème de la crème, mais il s’agissait, tout au mieux, de membres de la Quatrième Flotte, résidant à Astera depuis une dizaine d’années.

« À ce propos, je me demandais… fit Elenaril en empruntant la porte poussée par Randall à son attention.

— Quoi donc ? répondit-il en refermant soigneusement derrière eux.

— Que sont devenus les membres de la Première Flotte ? Et ceux de la Deuxième ? Si j’ai bien compris, il en vient une nouvelle par décennie… Ils doivent avoir entre soixante et quatre-vingt ans, en âge humain, aujourd’hui. Et pourtant, mis à part le commandant, je n’ai pas l’impression d’en avoir vu d’autres…

— Oh, ça ? La plupart d’entre eux ont pris leur retraite depuis un petit moment. Peut-être croiserez-vous certains de ces retraités qui ne souhaitent plus repartir vers l’Ancien Monde. Comme Sveinn et Eyvindr, qu’on voit parfois sur le Grand-Pont, à boire des coups ensemble. Quoique, maintenant que j’y pense, cela fait un petit moment qu’on ne les a pas vus, ni l’un ni l’autre… »

Il secoua la tête, et invita d’un geste de la main l’Altmer à trouver une place où préparer sa décoction.

« C’est sans importance, oubliez ça. Je vous parle d’individus que vous ne pouvez connaître. Montrez-moi plutôt comment vous vous y prenez pour réaliser vos potions de… Pardon, mais de quoi s’agit-il déjà ?

— Une potion de regain magique, expliqua Elenaril en s’installant en tailleur à-même le sol, et en répartissant ses ingrédients à droite et à gauche. C’est comme un médicament – j’espère que vous savez ce qu’est un médicament, au moins – destiné à rendre à mon corps la magie qui lui manque. Lorsque la régénération est trop lente, tout mage peut en boire pour recouvrir tous ses pouvoirs rapidement.

— Un peu de la même manière que nos potions et méga potions, acquiesça Randall en l’imitant et s’asseyant en face d’elle. Ou les premiers soins. Lorsque nos blessures nous font mal, en avaler une ou deux permet de se sentir bien mieux et de repartir au combat comme si de rien n’était.

— Finalement, nos mondes ont beaucoup en commun, dirait-on » rit légèrement Elenaril avant de sortir de sa sacoche une lanière de cuir agrémentée d’une attache de métal.

Elle saisit ses cheveux, dont quelques mèches châtain ébouriffées commençaient à se rebeller, et passa ses doigts à travers ceux-ci afin de grossièrement les brosser, et les réunir en un chignon qu’elle figea à l’aide de la lanière de cuir. Le chasseur, jusqu’alors concentré sur les ingrédients, et se demandant probablement par quelle sorcellerie pouvait-elle en faire une potion, leva finalement les yeux. Les émeraudes s’agrandirent lorsqu’elles remarquèrent les oreilles pointues de l’Altmer.

« Vous êtes une Wyvérienne ! s’exclama-t-il alors, la mâchoire tombante, l’air hagard. Je me disais bien que c’était étrange que vous soyez si grande en comparaison des hommes !

— De quoi vous parlez ? De ces scientifiques ?

— Mais oui ! Tout fait sens ! Les oreilles pointues, le nez aussi, les yeux dorés comme eux… La grande taille, aussi… Vous êtes une Wyvérienne ! Et moi qui vous ai prise pour une humaine ! »

Il partit dans une crise de rire qu’il calma bien rapidement. Était-il nerveux ? Elenaril le trouvait alors bien étrange.

« Je vous l’ai pourtant dit. Je suis une Altmer. Pas une Wyvérienne. J’ignore d’ailleurs ce que c’est.

— Comment expliquer ça de manière simple… »

Randall posa son coude sur son genou, et fit reposer son menton sur son poing, les yeux perdus dans sa contemplation aveugle de la pièce, très visiblement à la recherche des mots adéquats permettant d’instruire un peu plus l’étrangère à ce monde qui lui était inconnu. Puis il entrouvrit les lèvres et, tandis qu’Elenaril s’affairait à broyer la gousse d’ail entière dans le mortier en une purée jaunâtre et odorante – lui faisant froncer le nez et probablement regretter de l’avoir emmenée dans sa chambre pour son affaire –, développa ses idées.

Ainsi elle apprit que, dans ce monde – et pas seulement dans le Nouveau –, cohabitaient plusieurs espèces conscientes. Les felyns – et tout leur ordre, dont les représentants étaient appelés Lyniens –, les humains, et les Wyvériens. Les monstres de toutes sortes ne comptaient pas car, jusqu’à preuve du contraire, ces derniers agissaient de manière instinctive, sans réflexion. Et le fait de ne pouvoir communiquer avec les humains les enfonçaient toujours plus dans cette classification « inconsciente ». Elenaril en fit le parallèle avec les dragons au sujet desquels elle avait le plus possible lu ces dernières années ; bien que reptiliennes, ces créatures étaient dotées de la parole et d’une forme de conscience. À ce titre, malgré leur apparence monstrueuse, pouvaient-ils être considérés comme l’égal des « monstres » que chassaient ces hommes ?

Les Lyniens pouvaient disposer de plusieurs formes, la plus répandue étant celle de chat que l’Altmer avait déjà pu observer, ainsi que son équivalent sauvage et plus malin. Les melynx, plus foncés et peu enclins à cohabiter avec les Hommes, affectionnaient de leur jouer des tours et de dérober quelques objets qu’ils pouvaient garder dans leurs sacoches. La seule manière de se prémunir de ces vols à la tire était de garder quelques feuilles de felvine, une plante dont l’odeur charmait les Lyniens à l’allure féline. Les grimalkynes, aux oreilles plus pointues et un peu plus sauvages que les melynx, étaient endémiques au Nouveau Monde, et des recherches étaient menées afin d’établir un contact avec eux, en passant par une étude de leur langue. Elenaril fit savoir son enthousiasme pour le projet ; férue de linguistique, elle songeait presque à se reconvertir dans l’étude des langues khajiites, aux nombreux dialectes trop peu recensés et considérés à son goût.

Quoi qu’il en fût, les Wyvériens ressemblaient à quelques traits près à des humains, comme elle avait déjà pu le remarquer. Les faits notables qui les différenciaient étaient une longévité accrue – Elenaril estima qu’ils devaient vivre aussi longtemps que les elfes, mais probablement moins que la race des Altmers –, des pieds digitigrades griffus, et des mains dotées de quatre doigts seulement. Pas d’annulaire, ce qui rendait une union difficile, se permit de commenter Randall sur le ton de l’humour. En outre, leurs oreilles pointues – ainsi que, pour certains, le nez en trompette qui n’était pas sans rappeler celui qu’elle arborait en plein milieu de sa figure – et leur peau recouverte d’écailles.

« Des écailles ? répéta-t-elle avec étonnement, lâchant presque le pilon qu’elle tenait fermement dans sa main.

— Oui, comme les wyvernes que nous chassons. De fines écailles, de la couleur de la chair, qui recouvrent tout leur corps. Alors que ce sont des mammifères, c’est assez curieux, non ?

— J’allais les comparer aux Argoniens, ces hommes-lézards qui vivent dans le Marais Noir, au sud-est de Tamriel, mais je sais de source sûre qu’ils sont ovipares, contrairement aux races Mens et Mers. Drôle de phénomène, n’est-ce pas ?

— Parfois, la nature est étrange. Quoi qu’il en soit, ces Wyvériens sont très peu nombreux, en comparaison des humains, et mettent en avant leur goût du savoir plutôt que la pérennité de leur espèce. Si bien qu’ils nous sont numériquement inférieurs, mais intellectuellement bien supérieurs. La plupart de nos analystes – pour ne pas dire la totalité – sont justement des Wyvériens.

— Et donc j’imagine qu’ils ont un lien avec les… wyvernes, c’est bien ça ? »

Randall acquiesça, un sourire étirant ses lèvres. Il semblait prendre un certain plaisir à l’instruire sur son monde, et elle devait avouer qu’elle appréciait en découvrir plus. Si elle n’avait pas à broyer cet ail jusqu’à la dernière miette, elle aurait bien aimé sortir son calepin et noter toutes ces précieuses informations.

Il poursuivit son exposé, expliquant que la nature avait donné forme à plusieurs espèces, que ce fût du côté des monstres comme des espèces conscientes. Et si les recherches archéologiques avaient prouvé que certaines avaient évolué, gagnant ou se séparant de certains traits physiques afin de mieux s’adapter à leur environnement, elles avaient aussi dévoilé un lien de parenté entre Wyvériens et wyvernes – d’où le nom de leur race, qui gagnait soudainement tout son sens aux yeux d’Elenaril –. Certains hommes voyaient cela d’un mauvais œil, et se permettaient quelques actes racistes envers ce peuple pourtant très pacifiste et tourné vers l’entraide, mais le comportement des Wyvériens, plutôt distants envers les Hommes, amplifiait ce phénomène.

« J’ai côtoyé, pendant une partie de mes classes dans l’Ancien Monde, des Wyvériens. Ils m’ont expliqué que s’ils avaient autant de mal avec les humains, c’était à cause de la différence de longévité. Ce doit être dur de sympathiser avec des individus qui ne vivront à peine que la moitié de leur vie. »

Elenaril acquiesça, ne sachant que répondre. Maintenant qu’elle y pensait, c’était son propre cas vis-à-vis de Randall. Comment pouvait-elle lui expliquer qu’elle-même avait déjà une centaine d’années, et en avait encore une centaine d’autres à vivre au moins avant de devoir tirer sa révérence ?

« Et donc vous affirmez ne pas être comme eux ? »

La voix de l’homme la tira de ses réflexions. Elle avait continué de broyer machinalement l’ail. Il était temps d’ajouter les fins de saumon pour leur infliger le même traitement. Ouvrant le couvercle de la petite boîte dans laquelle ils avaient été glissés, elle en fit tomber une pincée, qu’elle anéantit sous le pilon, avant de répéter l’opération.

« C’est bien ça. Je suis une Altmer, une Haute Elfe. Dans les grandes lignes, mon peuple est semblable au vôtre, à la différence près que nous sommes de plus grande taille, et nous avons une prédestination à la magie. Et notre bénédiction de Phynaster, notre dieu-ancêtre, nous permet de vivre une siècle de plus que les autres représentants de la race elfique. En comparaison d’un humain, je pense que nous vivons trois à quatre fois plus longtemps.

— Le nom de « Haut Elfe » c’est en rapport avec votre taille ? s’amusa Randall en la regardant faire. Ou bien parce que vous vivez plus longtemps que les Wyvériens ? Ou autre chose encore ?

— Notre taille, et la fierté de mon peuple, aussi, répondit doucement Elenaril en achevant de mêler les fins à la mixture, qui prenait peu à peu une teinte rosâtre. L’eugénisme de mes pairs et la rigidité qui nous oblige à vivre selon des règles bien précises nous a valu bien des problèmes. Altmers et Mens ne font pas bon ménage. Et Altmers et Mers non plus. Je crois que le seul peuple plus xénophobe que le mien est celui des Nordiques qui peuplent Bordeciel. »

Il lui demanda de lui parler plus en détail des autres races qui peuplaient son monde, et des provinces qui le composaient. Difficile de faire un réel exposé sans trop s’étendre, et sans perdre l’intérêt de l’interlocuteur. Mélangeant doucement les raisins afin de donner une consistance plus liquide et sucrée à sa potion, Elenaril lui raconta dans les grandes lignes l’histoire de Tamriel. Dans les très grandes lignes, pour être honnête, car il lui aurait fallu probablement une quinzaine de jours n’était-ce que pour poser les bases.

Malgré tout, Randall l’écoutait avidement, avalant chacune de ses paroles, et ne l’interrompant que lorsqu’elle utilisait des termes un peu barbares pour lui, qu’il lui fallait alors expliquer. Il semblait tant captivé qu’il lui fut très difficile de faire cesser la conversation une fois la potion prête ; une faible quantité d’eau et une pincée de sel plus tard, l’elfe avait fini sa préparation, et ne lui restait plus qu’à goûter afin d’être sûre de l’efficacité de sa mixture. Et peu importait tout le temps qu’elle avait pu prendre pour la concevoir, sa magie n’était pas revenue. Ne subsistait qu’une faible étincelle l’accompagnant depuis sa mésaventure dans la forêt et sa rencontre avec l’humain. Depuis combien de temps était-elle aussi vulnérable ? Elle avait perdu le compte des heures, mais la fatigue commençait à la gagner, et un sort de revigoration se faisait de plus en plus nécessaire.

« Vous allez vraiment boire ça ? »

Randall afficha une mine dégoûtée. Il était vrai que le liquide quelque peu visqueux et duquel se dégageait une drôle d’odeur – il fallait admettre que raisin, ail et fins n’allaient guère ensemble en termes de goût ou de parfum –, sans parler de sa couleur douteuse, ne donnait guère envie. Mais l’Altmer n’avait pas tellement le choix. C’était cela, ou risquer d’être coincée à tout jamais dans ce monde auquel elle n’appartenait pas, bien qu’il commençât à l’intriguer de plus en plus.

« Dans le meilleur des cas, je recouvre ma magie. Dans le pire, je meurs empoisonnée par la pire combinaison d’ingrédients possible. Je ne vois pas ce qui pourrait mal se passer. »

Elle posa délicatement le pilon sur une chute de tissu qui ne craignait plus rien, et amena le mortier à ses lèvres. Même si elle avait déjà ingurgité des préparations plus nauséabondes – elle repensa à sa toute première potion de renforcement, visant à fortifier temporairement les muscles notamment pour soulever des charges lourdes, et pour laquelle elle avait dû faire infuser un orteil de géant – celle-ci ne donnait aucunement envie. Avec les moyens du bord, il était plus que probable que les effets alchimiques des ingrédients n’eussent été activés. Si elle ne s’empoisonnait pas avec cette potion barbare…

« Si vous vous sentez mal, faites-moi signe, d’accord ? J’irai chercher quelqu’un de l’aile médicale sur le champ. »

Il lui parut nerveux, incapable de tenir en place. Craignait-il réellement pour sa vie ? Elenaril s’amusa.

Elle engloutit d’une traite la potion, ne laissant au fond du mortier que quelques morceaux à peine écrasés d’ail et de raisin, ainsi que les pépins. La mixture salée et à la forte odeur lui laissa un arrière-goût quelque peu désagréable au fond de la gorge mais, étonamment, elle ne sentit aucun changement en elle. À l’exception d’un détail.

L’Altmer posa le bol sur le sol de bois, et se concentra. La sensation familière fourmillait au bout de ses phalanges. Rien de mieux pour tester ses capacités qu’un petit sort de télékinésie. Rien de très compliqué, juste déplacer le pilon de sorte à le faire tomber dans le mortier. Au moins pour évaluer la qualité de sa potion. Juste un tout petit peu…

Sous les yeux ébahis de Randall, une étincelle se forma à l’extrémité de l’index gauche d’Elenaril. Puis un léger bruit, faible protestation du pilon de bois, attira son attention. L’objet, à peine lourd une fois dans la main, s’éleva doucement dans les airs comme s’il avait été aussi léger qu’une plume, et soulevé par une brise à laquelle le chasseur s’était révélé lui-même insensible. Le mouvement de l’elfe le fit se déplacer dans l’espace, maintenu en lévitation par une force invisible, et il retomba doucement dans le bol sphérique dans un léger bruit de frottement en atteignant le fond.

Elenaril poussa un soupir de soulagement et de satisfaction.

« La potion a été un franc succès. Merci beaucoup pour votre aide, Randall. »

Il cligna des yeux. Une fois. Deux fois. Ses lèvres entrouvertes semblaient ne plus vouloir se rencontrer.

« C’était de la magie, ça ?

— De la télékinésie. La capacité à déplacer dans les airs ou bien d’utiliser des objets, à distance, sans les toucher directement.

— C’est fantastique. »

L’homme adoptait des expressions digne d’un enfant découvrant le monde pour la première fois. L’Altmer le trouva touchant.

« Maintenant, je pense être en mesure de rentrer chez moi, souffla-t-elle avec fierté, décroisant ses jambes avant de se remettre debout. Ma magie a été entièrement restaurée, je peux lancer n’importe lequel de mes sorts sans craindre d’être à sec.

— Vous voulez dire que vous allez disparaître ?

— Disparaître ? Non, voyons. Je vais juste rentrer à Eyévéa, auprès de la Guilde des Mages. Là-bas, je pourrai analyser mon sort et découvrir ce qui a fait que je me suis retrouvée dans votre monde plutôt que dans le passé du mien. Et je pourrai enfin débuter mes recherches, là où elles auraient dû commencer. »

L’homme passa une main distraite dans ses cheveux, remettant en place quelques mèches foncées qui lui étaient tombées sur les yeux. Il murmura quelque chose, des paroles qui ne dépassèrent pas ses lèvres. Puis, face à Elenaril, il croisa son regard doré, dévoilant une lueur terriblement sérieuse.

« Pourriez-vous mener vos recherches sur le Nouveau Monde, à mes côtés ? »

La proposition la surprit ; il était si sûr de lui, de ce qu’il réclamait ainsi.

« Vous sembliez si enthousiaste à l’idée de découvrir les environs, les hommes et les monstres qui peuplent ce continent. Que diriez-vous d’explorer, d’étudier, d’observer tout ce que vous y trouverez ? »

Son regard fuyait celui de l’elfe. Même s’il voulait adopter une posture confiante, il semblait de plus en plus hésitant à chaque seconde qui s’écoulait.

« Je connais bien la forêt, je pourrais vous aider à vous y repérer. Et si vous tombez nez à nez avec un monstre, mes munitions paralysantes ou somnifères vous seront d’une grande aide. D’autant plus que vous n’avez pas de palico ! Posie devrait bientôt être remise de ses blessures, elle pourra nous accompagner et vous aider à mettre la main sur tous les ingrédients que vous pourrez rechercher…

— Posie ? répéta Elenaril en fronçant les sourcils. Est-ce votre compagnon félin ? »

Il eut un temps d’arrêt et imita son expression faciale malgré lui. Puis son visage s’éclaira en un instant.

« Posie est mon palico, une fière chasseuse de miaonstres comme elle aime le répéter. Elle se trouve actuellement à l’aile médicale, à cause d’une blessure sans trop de gravité mais qu’il fallait vite traiter. Je vous la présenterai à votre retour, d’accord ?

— Vous savez être convainquant, Randall, » sourit l’Altmer.

Elle épousseta machinalement ses robes, et posa les poings sur ses hanches. La queue de cheval retenue par la lanière de cuir vint fouetter son épaule lorsqu’elle bougea la tête.

« Je comptais, dans tous les cas, revenir vous voir à un moment où un autre. Au moins pour vous remercier décemment. À cause de moi, vous avez gaspillé une bombe aveuglante, et dépensé de l’argent pour me permettre de confectionner ma potion. La moindre des choses serait de vous repayer. Donnez-moi votre prix, et je vous apporterai le nécessaire à mon retour, dès que j’aurai réglé mes affaires à Eyévéa. »

Randall afficha à son tour un immense sourire, écartant ses lèvres colorées pour dévoiler sa dentition légèrement de travers. Son éclat de voix visait à dissiper la gêne qui l’animait, Elenaril le devinait sans trop de problème. Malgré tout, elle n’y prêta pas attention, préférant profiter de cette accalmie où aucune angoisse ne venait serrer son cœur. Elle retrouverait bien assez vite la chaleur réconfortante de l’Archipel de l’Automne, les murs rassurants du collège de la Guilde, et la douceur enivrante de sa chambre. Et dès qu’elle aurait achevé ses préparatifs, elle relancerait le sort qui l’avait amenée ici, en espérant cette fois-ci ne pas se retrouver au beau milieu de la forêt, face à un écureuil volant hybride prêt à la foudroyer sur place.

« Je vous le promets, Randall. Je serai de retour au plus vite. Et je serai mieux préparée.

— Je veux, en échange, que vous me rameniez un souvenir de là-bas, de chez vous. Une babiole, si vous voulez. Mais je veux quelque chose qu’on ne trouvera jamais à Astera, ni même dans l’Ancien Monde. Quelque chose qui me prouvera, lorsque je me réveillerai le matin, que je n’ai pas rêvé de notre rencontre.

— Ne suis-je pas assez présente pour vous convaincre que je suis réelle ? s’esclaffa Elenaril en se tenant les côtes.

— Vous savez, il m’est déjà arrivé, après des concours de boisson, de ne plus savoir si j’avais ou non relevé le défi que m’ont lancé des amis. Et ils s’obstinent aujourd’hui encore à garder le silence. J’espère seulement que j’étais trop saoul pour faire ce qu’ils m’avaient demandé… »

Il réprima un tremblement. Quoi qu’eût été ce pari, il sembla qu’il était à la fois trop gênant et humiliant pour accepter qu’il eût été réel. La curiosité d’Elenaril était vivement piquée.

« Je sais déjà ce que je vous ramènerai, Randall. Je vous le promets, vous me reverrez très bientôt. Au mieux, je serai là dès demain. Au pire, probablement d’ici une paire de jour.

— Nous fêterons votre retour dignement. Le Miaousse Cuistot n’a pas fini de surprendre vos papilles !

— À très bientôt, Randall. Prenez soin de vous.

— Vous de même, Elenaril, répondit-il en tendant sa main vers elle, qu’elle serra sans trop savoir si elle répondait à son geste de la bonne manière. Revenez vite, vous avez encore tant de choses à découvrir dans le Nouveau Monde. »

Elle se recula légèrement, mettant suffisamment de distance entre eux afin d’éviter qu’il ne fût lui aussi atteint par le sort. Se concentrant de toutes ses forces, elle fit appel à tous ses sens intérieurs, cherchant la moindre sensation divergente. Là-bas, au loin, par-delà un voile cotonneux, se trouvait l’Archipel, le collège, sa chambre, son chez-elle. L’endroit lui évoquait des senteurs fleuries – celle des plantes qu’elle faisait parfois sécher entre les pages de ses journaux pour confectionner des herbiers – et une teinte de la couleur de la lavande. Un goût doux, celui du miel, s’installa dans sa gorge. Le mysticisme permettait aux initiés de lier plusieurs sens en un, plaçant ainsi des marqueurs personnels rendant les voyages et téléportations plus aisés. Elle saurait toujours retrouver le chemin de sa demeure, malgré la distance qui l’en séparait.

Avant de faire le moindre geste supplémentaire pouvant faire progresser son sort de téléportation, elle en lança un second, moindre, visant à marquer le lieu. Astera était encore trop brumeuse pour qu’elle en identifiât clairement les senteurs, les couleurs et les goûts. Peut-être serait-ce un rouge vif, celui qui évoquait la chaleur de Randall alors qu’il la guidait à droite à gauche, et les effluves délicieuses du repas partagé en sa compagnie. Le goût serait alors, en cet instant, celui âpre qui lui restait dans la gorge, vestiges de la potion faite avec les moyens du bord. Ce marqueur aurait tout le temps d’évoluer, de changer. Mais au moins, elle ne perdrait pas Astera de vue.

La boule d’énergie façonnée entre ses doigts cessa de grossir. Lumineuse, elle projetait sa lumière de toute parts, sur chaque recoin de la pièce éclairée comme si une lanterne à l’huile se trouvait en son cœur. Randall se couvrit les yeux, aveuglé par la puissance. Elenaril lui adressa un dernier sourire amical, avant de lâcher le sort, et de sentir son corps se perdre à travers le temps et l’espace.

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