De l'autre côté de la frontière

Chapitre 7 : Chapitre VII — Préparatifs

4811 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/07/2022 11:28

Chapitre VII

Préparatifs

 

 

La chaleur des quartiers communs des chasseurs laissa la place à la fraîcheur de la chambre de l’Altmer tandis qu’elle reprenait conscience dans cet espace familier. Seul le goût désagréable de la potion restait comme seule preuve de cette journée au rythme effréné. Difficile pour Elenaril de dire combien de temps elle avait passé là-bas ; c’était à la fois comme si les événements s’étaient déroulés en un instant, enchaînés comme les mots des livres qu’elle dévorait jusqu’à l’épuisement, et, dans le même temps, comme si elle s’était absentée des jours durant tant elle avait d’informations à restituer et encaisser.

Son premier réflexe, une fois son souffle libéré de la cage où il avait tant été retenu contre son gré, fut de s’installer à son bureau et de le fouiller à la recherche de cet épais livre vierge qu’elle s’était procuré un jour sans trop réfléchir, et dans lequel elle n’avait jamais réellement su quoi écrire. À présent, c’était une évidence. Elle y inscrirait minutieusement toutes les informations que Randall et les autres chasseurs lui transmettraient, enseigneraient, afin d’en faire profiter la société. Elle portait en son cœur la conviction que leurs technologies sauraient être utiles aux Altmers, et se faisait une joie de devenir l’émissaire liant ces deux mondes.

Pourtant, alors que l’encre s’amassait à la pointe de sa plume, impatiente d’imprégner la page blanche qui se présentait à elle, Elenaril dut se rendre à l’évidence : elle était incapable de débuter ce… que voulait-elle écrire de toute façon ? Un journal ? Des mémoires ? Un rapport ? Elle secoua la tête et reposa la plume le long de l’encrier, la débarrassant du liquide noirâtre avec lequel elle avait manqué de souiller ce carnet. Puis elle enfonça son dos contre celui de la chaise, se balançant légèrement sur les deux pieds arrière, le regard perdu dans les moulures du plafond.

Son cœur resta en suspens, comme à la recherche d’un point auquel s’ancrer. Quoi qu’elle fît, quelle que fût la direction de ses pensées, celles-ci revenaient sans cesse à Astera et à Randall. La curiosité l’emportait sur son attachement à Eyévéa – il lui tardait tant de repartir pour en apprendre plus sur ces chasseurs, leurs étranges simili-Khajiits et les gigantesques monstres qu’ils devaient chasser. Et dire qu’elle était seule à se rendre compte du potentiel – parvenait-elle seulement à réaliser combien il était titanesque et infini ? – d’une telle union entre Nirn et cet autre endroit, par-delà les mers et les frontières.

Si ces hommes pouvaient apprendre à employer la magie, d’une façon ou d’une autre – par exemple en enchantant leurs armes afin de les rendre plus performantes au combat –, alors peut-être pourraient-ils partir en chasse l’esprit plus serein, moins inquiets des possibles blessures ou échecs de leur entreprise. Si elle parvenait à leur enseigner des sorts de guérison, peut-être ne craindraient-ils plus les mésaventures, et certains resteraient indemnes de ces affrontements qui pouvaient, elle en était convaincue, s’avérer mortels. Mais la création d’un portail magique unissant ces deux lieux était-elle seulement envisageable ? Le coût en énergie et matériaux serait bien trop élevé, et il faudrait en plus de cela instaurer un système de contrôle, afin de s’assurer du bien-fondé des actes de celles et ceux l’empruntant pour se rendre d’un point à l’autre.

Sans oublier les guerres politiques et autres jeux de pouvoir. Certes, la famille royale de l’Archipel avait dissout le Thalmor, mais nul n’était dupe : la faction encore active rôdait dans les villes, dans l’attente de l’instant idéal pour reprendre le contrôle et entamer sa politique extrémiste anti-Mens et pro-Aldmeris. Elle ne se faisait aucune illusion : si un tel pont était bâti entre leurs deux mondes, certains partisans du Thalmor sauteraient assurément sur la première occasion pour s’octroyer les richesses que gardaient les habitants d’Astera et de leurs continents. Peut-être essaieraient-ils même de dompter des monstres – après tout, certains individus n’avaient-ils pas déjà tenté d’utiliser les trolls des glaces bordecélestes pour les mener au combat ? Il ne faisait aucun doute que les soldats de l’Empire trembleraient d’effroi face à des créatures comme ce tobi-kadachi, jamais recensées dans aucun livre tamriellique. Non, c’était une terriblement mauvaise idée.

Elenaril lâcha un long soupir, et se releva. Le jour touchait à sa fin, le soleil embrasait le ciel qu’elle apercevait depuis sa fenêtre. En se dépêchant, peut-être aurait-elle le temps de faire quelques emplettes. Si tout était prêt le soir-même, alors elle pourrait repartir pour Astera dès le lendemain. Cette simple perspective l’enchantait.

L’Altmer prit à peine le temps de se recoiffer et de vérifier sa tenue, ignorant les nœuds qui s’étaient formés dans ses cheveux, d’abord malmenés par sa fuite de l’immense lézard écureuil volant, puis par les brises d’Astera tandis que Randall lui faisait visiter. Elle avait à faire, beaucoup à faire, et ne voulait perdre aucune seconde à traînasser dans cette chambre qu’elle n’investirait plus beaucoup. Saisissant au passage une bourse bien remplie – la quasi entièreté de ses économies – elle se hâta dans les couloirs, une fois la porte de sa chambre fermée à double tour, et se rua dans l’un des bâtiments voisins où œuvrait un alchimiste très doué en la matière.

Sorcalin était un Altmer de grand âge, qui avait su faire bon usage de sa longévité accrue pour perfectionner encore et toujours plus sa maîtrise de l’alchimie. Il avait passé quelques dizaines d’années à enseigner son savoir au sein du collège de magie, avant de finalement se tourner vers une carrière de marchand. Sa réputation ainsi que ses excellents produits avaient bien aidé à établir son titre ainsi que sa renommée, et c’est tout naturellement qu’Elenaril prit la direction de sa porte, qu’elle poussa sans trop de cérémonies.

L’elfe grisonnant et au visage parsemé de rides la salua d’un hochement de tête, habituel de sa part, auquel elle répondit avec un sourire et quelques formules de politesse toutes faites. Il n’y avait personne d’autre qu’eux, et il était plus que certain qu’elle venait ainsi perturber la tranquillité de son environnement, de son havre. Une odeur de plantes et autres ingrédients alchimiques fit froncer le nez pointu d’Elenaril – le souvenir déplaisant de sa potion magique de fortune lui revenait, et elle s’en voulut quelque peu de ne pas avoir pris le temps de changer ce goût désagréable qui agressait encore son palais.

« Que puis-je pour vous ? lança une voix rauque visiblement peu habituée à faire la conversation.

— Je cherche à me faire un stock de potions de regain magique, expliqua la jeune elfe – en comparaison de Sorcalin, n’importe qui pouvait se voir octroyé l’adjectif qualificatif de « jeune » – dont la voix aiguë résonna bien plus que celle de son interlocuteur. Je prévois des expériences assez gourmandes en magie, il me faudra recouvrir bien plus vite que naturellement.

— Je vois. »

Il lui tourna le dos, s’absenta quelques instants dans l’arrière-boutique, avant de revenir avec, dans chaque main, un panier d’osier finement tressé rempli à en déborder de fioles bleutées opaques dont on ne pouvait identifier au premier regard le contenu, et toutes floquées d’une étiquette manuscrite soigneusement rédigée.

« Voilà tout ce que j’ai, lâcha le vieux commerçant en posant les deux paniers sur le comptoir de bois vernis.

— Je ne m’attendais pas à en voir autant ! »

Le rire clair d’Elenaril ricocha contre les murs, laissant son écho retentir une poignée de secondes avant de s’évanouir dans un silence calme. Comptant rapidement sur ses doigts la quantité de fioles dont elle aurait besoin pour repartir à Astera, puis arguant contre elle-même qu’il lui faudrait bien revenir à Eyévéa et mettre la main sur une nouvelle quantité non-négligeable d’autres potions, elle finit par se décider et repartir avec un panier entier. Sorcalin lui fit même cadeau dudit panier, probablement par pitié de la voir se battre avec la quelque centaine de fioles de forme parallélépipédique dont la moitié aurait assurément éclaté au sol dès le premier pas en glissant hors de ses bras.

Tandis qu’elle s’apprêtait à ouvrir la bourse de cuir qui finirait tant allégée par cette dépense qu’elle ne la sentirait plus à sa taille, Elenaril aperçut du coin de l’œil une merveilleuse gemme spirituelle luisant, reflétant les rayons du soleil qui perçaient à travers les vitres de la fenêtre éclairant la pièce. Ces morpholithes à l’allure de cristaux avaient fini par remplacer les enchantements calligraphiques et runiques lorsque les mages avaient réalisé qu’enchanter un objet à l’aide d’une gemme spirituelle était nettement moins coûteux et plus simple que les techniques alors en usage. Désormais, l’énergie magique qui émanait des âmes capturées dans ces pierres était monnaie courante dans le domaine de l’ensorcellement des armes, armures et autres objets divers et variés.

« Je vais vous prendre ça en plus, » ajouta-t-elle en pointant du bout de l’index l’objet.

Sorcalin, qui savait pourtant que l’enchantement n’était en rien des spécialités maîtrisées par l’Altmer, haussa un sourcil, puis l’autre, avant de les froncer et de se retourner vers la gemme qui trônait fièrement sur l’étagère. Un objet de cette taille, contenant une âme à la hauteur de sa qualité, n’était pas donné. Et pourtant, Elenaril insista pour se la procurer.

Il la lui tendit dans un soupir, et énonça le prix. Elle grimaça légèrement à l’entendre, bien qu’elle se fût préparée à un si haut montant. D’un autre côté, Sorcalin vivait de ce commerce, et la qualité avait un prix qu’elle devait, quoi qu’il en fût, payer, seulement après avoir ajouté à la liste déjà conséquente de ses emplettes une potion de soin. On ne savait jamais ce qui pouvait arriver, c’était toujours bon d’avoir une de ces fioles sous le coude en cas de besoin.

Elenaril quitta les lieux les bras chargés et la bourse nettement plus vide. Mais cela méritait assurément le coup, elle n’avait nul besoin de s’en convaincre davantage. Le pas léger, l’humeur guillerette, elle retourna chez elle en saluant d’un sourire amical quiconque croisait son chemin. Les regards intrigués de ses camarades se posaient tour à tour sur son visage radieux et sur le panier d’osier rempli de potions, et leurs sourcils froncés traduisaient leur incompréhension, mais elle n’en tint pas compte, bien trop perdue dans ses pensées.

Elle se souvenait de ce qu’avait dit Randall peu avant son départ – que le commandant l’attendait, semblait vouloir lui parler de quelque chose. Bien qu’elle ne connût que très peu l’organisation d’Astera, des chasseurs et de la Guilde, elle ne pouvait s’empêcher de se demander si cela n’avait pas un lien avec elle. Peut-être se faisait-elle des idées, mais ce tobi-kadachi qu’elle avait éborgné et que Randall avait été chargé d’observer, étudier, ne deviendrait-il pas plus dangereux avec ses sens diminués ? Elle n’avait qu’à peine entrevu le potentiel de ce monstre, et ne pouvait s’imaginer à quoi pouvaient ressembler les autres créatures qui peuplaient cette forêt, mais une bête de cette taille ne pouvait que faire des ravages si elle perdait la raison – si toutefois elle était déjà dotée de raison.

Une voix familière la tira de ses pensées, et lui fit relever le nez tandis qu’elle pénétrait dans le couloir au bout duquel se trouvait sa chambre. Calindil l’attendait là, à demi adossé contre la porte de ses quartiers privés, bras croisés sur son torse. Quelques plis de ses robes de mage se rebellaient face à l’emprise de ses muscles tendus, et s’affichaient de manière disgracieuse et très peu harmonieuse – tout le contraire de ce qu’appréciaient les Altmers de l’Archipel de l’Automne au quotidien.

« Je t’ai cherchée toute la journée, fit-il lorsqu’il remarqua avoir gagné l’attention de sa camarade. Personne ne savait où tu étais passée, j’ai failli m’inquiéter.

— C’est bien gentil de ta part, mais je suis une adulte, tu n’as pas à me surveiller comme un parent, rit Elenaril en retour, un large sourire étirant ses lèvres. J’étais perdue dans mes recherches, plus ou moins littéralement.

— Enfermée dans ta chambre ? »

Elle acquiesça. Cela sembla ne pas satisfaire la curiosité de Calindil.

« Et tu n’as pas daigné répondre lorsque je frappais à ta porte ?

— C’est ce qui arrive lorsque je me plonge dans des sujets vraiment très intéressants, répondit-elle en mentant à moitié. J’oublie tout ce qui m’entoure, je suis seule face à mes livres et rien ne peut m’en sortir.

— Je vois. »

Calindil paraissait tout sauf ravi de cette réponse. Et sans trop savoir d’où cela lui venait, Elenaril dépréciait entièrement cette crainte qui la gagnait. Elle se ressaisit rapidement – Calindil était un ami de confiance, elle n’avait rien à redouter venant de lui. Et de toute façon, ce qu’elle faisait n’avait rien d’illégal. Pour l’instant.

« C’est pour faire quoi, toutes ces potions ? lâcha-t-il finalement en exécutant un léger mouvement du menton, presque imperceptible, en direction du panier d’osier.

— Au cas où je veux m’entraîner avec mes sorts.

— Et la gemme spirituelle ? Tu n’es pas tellement tournée sur l’enchantement, je me trompe ?

— Par curiosité, j’avais envie d’en avoir une dans mon cabinet. Un peu comme un souvenir de terrain, si tu vois ce que je veux dire. »

L’Altmer fronça un peu plus les sourcils, et secoua machinalement la tête, faisant remuer ses cheveux coupés au carré et relevés vers l’arrière. Son front dégagé paraissait immense, laissant toute la place aux rides qui le sillonnaient afin de se faire remarquer. Encore et toujours, ses yeux terriblement sombres semblaient sonder Elenaril. Elle avait beau l’apprécier, elle détestait lorsqu’il agissait d’une manière aussi étrange. Parfois, il était impossible de deviner ce à quoi il pensait, et c’était tout sauf agréable.

« Est-ce que tu voulais autre chose ? relança-t-elle en serrant légèrement ses doigts contre l’anse. Je peux t’aider ?

— Je me faisais juste du souci pour toi. Après notre conversation, j’ai eu peur qu’une idée sordide te soit venue, et que tu tentes par tous les moyens de la mettre en œuvre. Ravi de voir que je me suis trompé. »

Il se redressa, s’éloignant du mur qui l’avait si bien soutenu pendant cette entrevue, et esquissa un mouvement semblable à une salutation, s’apprêtant à tourner les talons.

« Penses-tu qu’il existe quelque chose au-delà de Mundus, d’Aetherius et de l’Oblivion ? Comme un autre système de planètes, soleils et lunes, où d’autres créatures conscientes vivraient et bâtiraient elles aussi leurs civilisations ? »

Calindil se figea, plongea ses yeux dans ceux d’Elenaril, et prit une expression terriblement sérieuse qui ne lui inspira aucunement confiance.

« Je doute que les Dieux n’aient pris le temps de bâtir une autre Nirn, un autre Mundus – notre monde leur a demandé déjà suffisamment de sacrifices. Même si cette idée est tentante, je demanderais cependant à avoir des preuves de l’existence de cet autre monde, comme des artefacts introuvables sur Nirn, constitués de matériaux que jamais notre planète n’a pu produire. »

Si tu savais, manqua-t-elle de soupirer. Mais il était trop tôt pour parler de Randall et des monstres que chassaient les habitants d’Astera. Beaucoup trop tôt.

« Et je serais tout de même curieux de voir à quoi ressemblerait cet autre monde s’il existait. Il pourrait être très enrichissant d’échanger nos technologies avec son peuple, cela ne pourrait que rendre notre royaume plus puissant. La supériorité altmeri n’en serait que plus assurée, ne penses-tu pas ? »

Encore et toujours ce discours colonial. Les idées du Thalmor savaient charmer les mages, et cela déplaisait horriblement à Elenaril, comme une démangeaison au milieu du dos, le long de la colonne vertébrale, dont on ne saurait se soulager.

Elle acquiesça cependant, plus pour lui faire plaisir et changer de sujet que par réelle approbation. Cela sembla suffire à Calindil, qui n’élabora pas plus ses réflexions.

« Sur ce, je vais te laisser retourner à tes lectures et expérimentations, chère amie, sourit-il finalement en s’éloignant un peu plus de la porte de sa chambre, et empruntant le couloir dans la direction de la cage d’escaliers. »

Il passa près d’elle, ralentissant presque le pas afin de pouvoir, une fois à sa hauteur, lui transmettre quelques paroles à voix basse, comme s’il redoutait qu’on l’entendît.

« Fais attention à toi. Les murs ont des oreilles. »

Voilà bien la première fois que Calindil montrait autant d’inquiétude à son égard, lui qui paraissait d’ordinaire bien plus détaché et hautain, fidèle à l’image répandue en Tamriel des Altmers. Elenaril releva un sourcil, intriguée, et voulut presque lui saisir le bras pour le retenir et lui demander des explications, mais il s’était déjà soustrait à sa vue. Ne restait de lui que l’écho de ses pas sur les marches de pierre finement taillée qui percutait un à un les murs du bâtiment.

Elle secoua la tête, et pénétra dans sa chambre, son sanctuaire privé. Rien n’avait bougé, le bazar était resté le même. Incapable de faire le vide dans son esprit où régnait un chaos indécent – entre Calindil, Randall et toutes ses découvertes à coucher sur papier, elle ne parvenait décidément pas à prioriser ses pensées –, elle entreprit de mettre un peu plus d’ordre dans sa pièce de vie, au moins pour se persuader que tout n’était pas aussi désespéré qu’elle le croyait.

La quantité de livres, parchemins et carnets qu’elle détenait était sidérante – entre les livres empruntés auprès de la bibliothèque et ceux qu’elle s’était achetés, l’étagère croulait et débordait, vomissait presque des ouvrages aux pages abîmées, déchirées et volantes pour certaines, qui s’effondraient en une pile renversée depuis l’un des étages du milieu, à hauteur du bassin de l’elfe. Quelques tenues jetées ici et là lorsqu’elle se déshabillait nonchalamment avant le coucher sans prendre la peine de ranger tout cela sur des supports appropriés prenaient la poussière, certaines recouvertes de quelques moutons de cheveux noués entre eux. Un spectacle peu ravissant, qui aurait tantôt de faire fuir le premier invité qu’elle recevrait – pour peu qu’elle inviterait quelqu’un à pénétrer chez elle.

L’idée de conjurer une créature magique afin qu’elle fît le ménage et rangement à sa place fut prenante, mais elle n’y céda pas. Convaincue que mettre de l’ordre dans sa pièce en ferait de même pour sa tête, elle s’acharna à trier, déplacer, réorganiser, jusqu’à ce que la fatigue eût raison d’elle. Maintenant qu’elle y réfléchissait, depuis combien de temps était-elle debout ? Les gargouillis de son estomac la rappelèrent d’ailleurs à la raison une fois la pièce en état un peu plus présentable.

Jetant un dernier regard sur son bureau enfin ordonné. Parchemins enroulés soigneusement rangés dans un panier tressé ; plumes et encriers à leur place sur des petites étagères ; livres, journaux et carnets classés par ordre alphabétique d’auteur ou collection le cas échéant, puis par titre ; vêtements triés et dépoussiérés ; sol balayé afin d’enlever toute trace de saleté. L’ensemble était beau à voir. Si elle n’avait pas craint le passage d’un voleur ou bien un coup de vent impromptu pouvant semer la pagaille, elle aurait bien aéré la pièce le temps de son dîner. Un changement d’air lui aurait fait le plus grand bien. Voilà que les effluves boisées de la forêt et les nombreuses senteurs atypiques d’Astera lui manquaient déjà.

Calindil resta introuvable ce soir-là, et c’était en quelque sorte pour le mieux. Bien qu’intriguée par sa mise en garde, Elenaril préférait s’en tenir à là de leurs contacts du jour. Quelque chose de bizarre, de désagréable, venait l’assaillir lorsqu’elle repensait à son regard. Incapable de croire que quelqu’un lui voudrait du mal – elle n’avait jamais rien fait de répréhensible après tout – il devenait alors difficile de réfléchir posément.

Avalant goulûment un dîner sommaire mais suffisant, son cerveau tournait à plein régime, en vain. Elle devait faire plus de recherches sur Astera et ses environs, sur tout le Nouveau Monde et pourquoi pas l’Ancien ? Si de surcroît elle parvenait à se payer un voyage sur cet autre continent, elle en aurait pour des dizaines et dizaines d’années d’études sur le terrain. Il faudrait à terme dévoiler, au moins à la Guilde des Mages, ses expériences et ce qu’elle avait découvert de l’autre côté de la frontière qui séparait son monde de celui de Randall. Mais ce n’était pas encore le bon moment – le serait-ce seulement un jour ? La transition à l’Ère Troisième était encore difficile pour ses congénères, il valait probablement mieux attendre que tout se tassât…

Mais sur quoi voulait-elle d’abord accentuer ses études ? Les monstres que chassaient ces hommes, ou bien plutôt l’environnement dans lequel évoluait toute cette biodiversité ? À moins qu’il ne fallût d’abord se concentrer sur l’histoire de ces peuples et leur évolution au fil des âges. Il y avait tant de choses qu’elle ignorait, et tant d’éléments qu’elles voulait appréhender, saisir… Elenaril en vint à la conclusion que jamais sa seule vie ne lui suffirait à réaliser un travail d’une telle ampleur.

Et ce dîner paraissait bien fade comparé à la cuisine savoureuse du Miaousse Cuistot ; elle en fit tristement la constatation en croquant dans une miche de pain qui n’avait rien du croustillant ou du goût légèrement épicé de celles qui avaient été disposées sur le plateau payé par Randall. Et pas un morceau de fromage pour accompagner cela – le service d’ici n’avait pas la moindre chance lorsqu’on le comparait à la cuisine asteraine. Peut-être Elenaril était-elle trop habituée au luxe et confort.

Quoi qu’il en fût, elle retourna d’un pas plutôt déçu vers sa chambre, profitant d’une courte veillée pour finalement aérer les lieux. Elle était parvenue à la conclusion qu’elle risquerait de prolonger son absence des lieux lors de sa prochaine traversée jusqu’à Astera ; il fallait donc éviter que la pièce ne finît en sale état. Pour peu, elle s’endormit encore vêtue de ses robes, le nez sur le livre posé sur le bureau et la bougie encore brûlante, sa flamme vacillant au fil de la douce brise qui se glissait dans la pièce à travers la fenêtre grande ouverte, faisant virevolter les rideaux.

Il allait de soi que son réveil, précipité par les rayons du soleil se glissant à travers les volets ainsi que par les pas de ses voisins dans les couloirs, fut accompagné d’une grande impatience que l’on pourrait presque qualifier d’infantile. Sans négliger la moindre de ses habitudes matinales – bain, coiffure soignée, déjeuner à-même de tenir au corps et lecture attentive du panneau d’information qui trônait dans le hall d’entrée du bâtiment – Elenaril se hâta de réaliser toutes les tâches habituelles, quotidiennes, avec une impatience grandissante.

Elle n’aurait pas cru pouvoir se permettre de retourner à Astera aussi vite, mais force était de constater que ses préparatifs avaient été bien moins conséquents que ce qu’elle aurait cru. Et avant même que tous les résidents du bâtiment où elle vivait ne fussent éveillés et prêts à affronter leur journée, Elenaril remplissait son havresac des potions et de la gemme spirituelle achetées la veille, ainsi que d’un autre carnet, quelques crayons de fusain et tenues de rechange – juste assez pour ne pas que cela débordât du bagage. Enfin, avant de quitter les lieux, elle s’empressa de griffonner un message qu’elle épingla sur sa porte, côté couloir, indiquant qu’elle ne voulait en aucun cas être dérangée. Et en un rien de temps, elle lança une nouvelle fois son sort, impatiente d’ouvrir de nouveau les yeux à Astera.

Les premiers instants, tout était sombre. Elle ne distinguait rien, et craignit presque de subir un contrecoup de son sort, une forme de cécité qu’elle espérait temporaire. Puis quelqu’un ouvrit une porte grinçante, et la lumière envahit la pièce ; elle réalisa alors qu’elle se trouvait dans les quartiers communs où Randall résidait. Son sort, bien que concentré sur le repère placé à Astera, l’avait ramenée au dernier endroit visité. Elle retint un petit rire amusé, estimant qu’il valait mieux se faire savoir avant toute chose.

« Ah ! Si je m’attendais à vous retrouver ici ! »

La voix familière de Randall lui parvint. Surpris, il n’avait remarqué que trop tard la silhouette de l’Altmer dans la pénombre qu’il dissipait à l’aide d’une bougie dont il se servit ensuite pour alimenter un lustre au beau milieu de la pièce.

« J’espère que je ne vous dérange pas, répondit-elle après de chaleureuses salutations. J’ai pu me libérer plus tôt que prévu, et me revoilà.

— Au contraire, vous tombez à pic ! s’exclama un Randall particulièrement enthousiaste. Le commandant nous a chargés d’une chasse, et vous avez l’autorisation de nous suivre pour observer. »

Il semblait tant impatient qu’il tenait difficilement en place. Expliquant avec exaltation qu’il était retourné dans les quartiers pour récupérer son armement et une armure afin de se préparer à la traque et au combat, il s’affairait à droite à gauche, éclairé par le lustre et par sa bougie qu’il promenait partout où il se penchait.

« Et qu’allez-vous chasser ? fit Elenaril, curieuse de connaître la cible de leur mission.

— Oh, je suis sûr que vous l’auriez deviné sans me le demander, lança Randall en lui adressant un clin d’œil. Nous allons nous charger du tobi-kadachi que vous avez éborgné avec vos flèches invisibles. »

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