Before, Now and ..., l'esprit de Noël selon Ryo Saeba

Chapitre 2 : Le spectre d'Hideyuki

5282 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 23/11/2023 08:44


Les mots écrits par Kaori ne quittaient pas l'esprit de Ryo.

Tachiki Sayuri... "...notre ancienne cliente..." ? 

Sayuri, une cliente ? Pas vraiment. 


Enfin... pour Kaori, oui, protéger la demoiselle quelques années auparavant, avait été une mission comme les autres, alors que Ryo savait, lui. 

Il savait que si Sayuri avait été en danger, menacée par la mafia japonaise à cause de ce qu'elle avait écrit sur le sujet, cela avait surtout permis aux deux jeunes femmes de se rencontrer. Il savait qu'elles étaient des sœurs, séparées alors qu'elles n'étaient que des petites filles suite à un divorce compliqué.

Il savait que Sayuri avait été élevée aux Etats-Unis par sa mère pendant que Kaori, elle, avait été adoptée par la famille Makimura alors qu'elle était encore bébé, et ignorait tout de ses origines.

Il savait lui, que, environ trois ans avant sa venue, à la mort de sa mère, Sayuri avait découvert l'existence de Kaori avant de retrouver sa trace. Ecrire sur les méfaits des clans yakuzas n'avait été qu'une façon de justifier sa venue à Tokyo ; les menaces qui en avaient nécessairement découlé, avaient permis de demander l'aide de City Hunter par l'intermédiaire de Saeko. Et hop, voilà qui était fait, et ce, dans la plus grande discrétion....

Sayuri avait alors vécu quelques jours avec eux, dans leur appartement, au même titre que toutes les autres clientes dont ils assuraient la protection. 

Mais Ryo savait. Il savait ce que tout cela cachait, ce que tout cela impliquait, ce que tout cela pouvait changer irrémédiablement. 

Il avait seulement demandé que Kaori ne soit pas informée de cette vérité. Pour la protéger, pour permettre à Sayuri d'être sûre de ce qu'elle voulait faire, pour se donner le temps, à lui, de s'adapter à l'éventualité d'une séparation avec Kaori. Ce qui n'avait pas été simple.

Finalement Sayuri avait choisi de taire la vérité, convaincue que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire pour protéger le bonheur de Kaori. Il en avait été soulagé. Il ne l'avouerait jamais à personne mais il en avait été égoïstement soulagé. Sayuri était repartie aux Etats-Unis en confiant secrètement sa jeune sœur à la protection de Ryo. 


En enclenchant la cafetière, Ryo soupira... 

Pour ce qu'il en avait fait... Avait-il vraiment veillé sur elle ? En était-il seulement capable ? 

La réponse, acide et violente, paraissait claire à présent... Il avait échoué dans cette mission bien trop compliquée pour lui. Il pouvait la préserver physiquement, neutraliser celles et ceux qui voudraient s'en prendre à elle mais il était totalement incapable de la protéger de lui-même, lui, qui la blessait le plus... 

Mais c'était trop tard maintenant, le mal était fait... Impossible de remonter le temps et de revenir en arrière. Et puis sa décision était prise après tout : plus de baiser, plus de déclaration, plus de connerie, c'était clair et net. Il soupira en s'adossant au plan de travail.


Et à part ça ? Que lui apprenait cette lettre ? Il regarda la boule de papier, plus loin, sur la table. Il n'avait pas besoin de la déplier et de la relire pour se rappeler les mots qui étaient déjà gravés dans son esprit : 

"Je suis invitée à fêter Nouvel An à New York..." 

Il savait que la descente de la Time Square Ball était un événement mais de là à faire des milliers de kilomètres... en avion qui plus est... Ryo frissonna rien qu'en imaginant voyager dans un des ces engins monstrueux... brrr... Il ne supportait toujours pas les avions, c'était irrépressible. 

Sans compter qu'un billet, en dernière minute en plus, devait coûter la peau des fesses... et qu'ils n'avaient pas un rond. Sayuri avait-elle offert le billet à Kaori ? Pourquoi ?

Il y avait certainement autre chose derrière cette invitation... Une autre motivation bien plus forte que d'aller s'éclater sur Time Square. La grande sœur new-yorkaise aurait-elle avoué la vérité ? Ce pourrait-il que... ? Non, ce n'était clairement pas le genre de choses qu'on annonce au téléphone, même si on se contacte régulièrement. Alors, allait-elle profiter de la visite de sa petite sœur pour lui révéler les liens familiaux qui les unissaient ? Dirait-elle que Ryo était au courant depuis le début ? Ca, Kaori ne lui le pardonnerait jamais...


Il sursauta brusquement : la cafetière venait de lui signaler qu'elle avait fini son travail en éteignant bruyamment son voyant orange. Mais ceci ne suffit pas à le tirer de ses pensées... Pendant qu'il versait son café dans le plus grand mug qu'il ait pu trouver, laissant ainsi assez de place pour le whisky, il se demanda si, finalement, cette lettre, ce départ de Kaori, cette invitation de sa soeur, tout ça, ça n'était peut-être pas ce qui pouvait leur arriver de mieux... à Kaori, à Sayuri, à lui... Ca mettrait fin à la collaboration de City Hunter tel qu'il était aujourd'hui mais après tout, à bien y réfléchir, ils étaient déjà séparés. Ça ne ferait qu'acter un état de fait... 

Peut-être même que Kaori choisirait de vivre une vie normale aux USA ? Après tout, tout était possible. Il ne l'imaginait pas quitter Tokyo, ses amis, ses souvenirs ou abandonner la tombe de son frère mais la jeune femme était imprévisible sur bien des points et souvent, elle avait réagi de manière illogique aux yeux de Ryo. Donc... il pouvait s'attendre à tout.


Il se dirigea vers le salon et attrapa au passage une bouteille de son whisky préféré qu'il posa à côté de sa tasse sur la table basse avant de se laisser tomber lourdement sur le canapé. Finalement, pas de bain, juste du whisky, ça suffirait. Même s'il lui faudrait beaucoup de whisky pour parvenir à gommer sa mauvaise humeur, à effacer ses remords, à oublier... Oui, oublier serait sans doute la meilleure chose à faire. C'était même presque déjà fait. 

En plus, ça ne serait pas la première fois qu'il perdait un partenaire, opur une raison ou une autre. En tant que pro, il avait déjà affronté ce genre de situation : Keny, Rosemary, Mick, Hideyuki hier, Kaori aujourd'hui, quelle différence ? Il trouverait quelqu'un pour relever le tableau des messages et négocier les contrats, ça ne serait pas un problème. Il avait d'ailleurs une remplaçante toute trouvée : la détective privée de l'immeuble voisin, Reïka. En tant que sœur du lieutenant de Police Nogami Saeko et fille de préfet, elle lui apporterait une aide et une protection très intéressantes. Et elle était sexy en plus... Ce qui ne gâchait rien. Contrairement à Kaori... 

Bon, Kaori, elle, il l'avait embrassée. A travers une vitre, certes, mais il lui avait fait comprendre qu'il éprouvait des sentiments pour elle... Il secoua la tête pour chasser ce désagréable souvenir. Qu'importe, il tombait amoureux en un quart de seconde, il l'aurait vite oubliée ! Ca ne serait pas non plus la première fois qu'il se détournerait d'une fille qu'il aurait embrassée... ou plus encore... 

— Oh là là, non ! ricana-t-il. Ce ne serait vraiment pas la première fois... et ça ne sera certainement pas la dernière !


Donc oui, sa décision était prise.

Si Kaori revenait de son voyage à New York, il lui annoncerait que leur collaboration était finie. Si, par miracle, elle décidait finalement de rester là-bas après sa fête, ça serait même une bonne chose... Et s'il en touchait un mot à Miki ou à Falcon pour qu'ils lui en fassent la proposition, tiens ? Il était prêt à parier son revolver que Kaori téléphonerait à sa copine pour prendre des nouvelles ou médire sur lui, ça serait l'occasion de faire passer le message... Oui, bonne idée, ça ! 

— Ca évitera une confrontation désagréable et larmoyante, c'est toujours ça. Je parlerai à Miki demain... ou après-demain.


Satisfait de son plan d'action, il frappa ses mains l'une contre l'autre :

— Allez, maintenant, buvons un coup !

Il saisit la bouteille, la débouchonna et se servit une bonne rasade de whisky, noyant son café.

— Moitié-moitié, il n'y a que ça d'vrai !

Il avala une grande gorgée, apprécia la chaleur qui envahissait sa bouche, glissait le long de son œsophage avant de se répandre dans son corps. Il en prit une deuxième, dégusta à nouveau la brûlante sensation de bien-être suscitée par l'alcool. Avide de satisfaction, il en reprit encore une troisième puis une quatrième avant de reposer son mug, étendre ses jambes sur la table basse en soupirant d'aise.


Il passa ses mains derrière sa nuque et savoura maintenant le silence. Il percevait bien le chuintement des pneus et les moteurs des voitures qui passaient dans la rue mais cela restait apaisant ! Il allait se pencher pour aller pêcher une des revues pornos planquées dans l'accoudoir du canapé quand quelque chose attira son attention. 

— Hein ! Qu'est-ce que...? Ah, non... J'ai cru...

Il leva les yeux au plafond en riant : 

— Faudrait être con pour coller la tronche d'Hideyuki sur du Whisk', sérieux !


Il attrapa son précieux magazine mais le laissa tomber au sol de surprise. Il écarquilla les yeux, se les frotta vigoureusement et pourtant, rien ne changea. Il voyait bien ce qu'il voyait : sur l'étiquette de la bouteille, se dessinait en noir et blanc, le visage de son défunt partenaire, Makimura Hideyuki, le frère adoptif de Kaori. Pour couronner le tout, Ryo aurait presque parié que cette triste figure fronçait les sourcils derrière ses grandes lunettes. 

Au moment où il allait saisir la bouteille pour l'inspecter de plus près, le téléphone sonna, le faisant bondir sur son canapé, le cœur battant. 

A la deuxième sonnerie, il regarda à nouveau la bouteille : normale. Etiquette habituelle. Rien à signaler. Pendant que la troisième sonnerie déchirait le silence, il grommela en se levant :

— Et bah, quelques gorgées et je vois déjà des trucs bizarres ? Je tiens plus l'alcool ou quoi ? Et merde, qui est-ce qui peut bien m'appeler ce soir, hein ? Peut pas réveillonner comme tout le monde, cet emmerdeur ?


A la fin de la quatrième sonnerie, il décrocha mais personne ne lui répondit. 

— Bah voyons...


Il allait reposer le combiné sur son socle quand le téléphone de sa chambre à l'étage supérieur, retentit.

— Comment c'est possible ?


En effet, les deux appareils étaient reliés au même numéro, donc impossible que quelqu'un parvienne à le joindre dans sa chambre alors que le téléphone du salon n'était pas raccroché. Normalement, la ligne devrait sonner occupé pour n'importe quel correspondant. Il replaça donc le combiné et s'apprêtait à s'élancer dans l'escalier, pestant déjà contre l'incompétence des employés du téléphone quand il remarqua que la sonnerie du haut s'était tue.

— Ca alors...


Au moment où il se détournait pour reprendre sa place sur le canapé, il lui sembla apercevoir une ombre dans les escaliers. 

— Ça devait être l'ombre de phares d'un camion dans la rue... songea-t-il. Ou alors un serre-tête de renne super-méga clignotant ? 

Il sourit de sa propre blague mais son esprit pragmatique le rattrapa bien vite : des phares n'éclairent pas jusqu'au cinquième étage. Pas plus que des serre-têtes de Noël. Impossible. 

Alors... Kaori ? Non, la silhouette était plus grande et plus massive. 

Un ennemi ? Impossible. Il n'avait rien entendu et son sixième sens ne percevait aucune menace aux alentours. 

Alors qui ? 

Dans le doute, il sortit son arme et, furtivement, se rendit à l'étage. Il inspecta méticuleusement tout l'appartement, les placards, le toit et les cages d'escaliers. Rien. Par acquis de conscience, depuis l'obscurité de sa chambre, il vérifia par la fenêtre, celle qui était la plus exposée, mais il ne vit toujours rien de suspect. Il se résolut donc à ranger son revolver dans son holster en bougonnant :

— Bizarre... J'aurais juré pourtant. Bon, allez, retournons à nos affaires... avant que mon café ne soit froid ! Héhéhé, ça serait dommage de le réchauffer au micro-onde !


Mais, alors qu'il allait passer la porte de sa chambre, il se pétrifia. Il percevait des bruits inhabituels en provenance du couloir : des sortes de raclements métalliques, de soupirs étouffés, une respiration laborieuse. Soudain, il entendit toutes les portes de son étage s'ouvrir une à une avec fracas : salle de bain, toilettes, placards, tout y passait ! Apparemment, un escadron entier le cherchait avec détermination. 

Souplement, silencieusement, il se dissimula derrière l'huis de sa chambre, prêt à en découdre dès que celui-ci s'ouvrirait sur ses ennemis.

Ce qu'il fit sans tarder.


Ryo bondit pour neutraliser la silhouette qui venait d'entrer avec moults tintamarre. Mais, à sa grande surprise, Ryo manqua son adversaire et s'étala de tout son long sur le parquet. 

Depuis quand loupait-il un éléphant dans un couloir, lui ? Sans plus réfléchir, il dégaina et braqua son arme vers l'intrus mais n'appuya pas sur la détente. Il ne pouvait pas tirer. Comment pourrait-il en être autrement ? Où puiser la force d'abattre son ancien partenaire et ami ?


Ryo restait pétrifié. 

A n'en pas douter, c'était bien Hideyuki qui se tenait devant lui. C'était son visage, ses lunettes trop grandes, ses sourcils marqués par l'inquiétude, ses cheveux en bataille, son imperméable froissé, sa cravate noire et trop fine à moitié ouverte, sa chemise blanche habituelle, son jean un peu trop grand et sa ceinture de flic... 

Tout y était...

... tout sauf la consistance...

... l'épaisseur...

... ou la densité, appelez-ça comme vous voulez. 

Car Hideyuki était transparent. Tellement transparent que Ryo pouvait apercevoir son paquet de clopes écrasé par la poche arrière de son pantalon. 


Ryo cligna des yeux. Persuadé d'avoir des hallucinations, il arma le chien de son arme en maugréant :

— Ça ne peut pas être toi.

L'être éclata de rire en écartant les bras :

— Et pourtant... Si c'est bien moi.

— C'est pas possible, tu es mort.

— Ça, pour être mort, je suis mort.

Se penchant vers Ryo, les mains sur les hanches en souriant, l'ectoplasme ajouta : 

— Je te déconseille de tirer. Ça ne ferait que me passer au travers. Tu gâcherais une munition. La seule chose que tu gagnerais serait un trou dans le mur. Pas sûr que ma frangine apprécie.


Ryo ne répliqua pas mais ce n'était pas l'envie qui lui en manquait. Il aurait bien avoué que ces derniers temps, sa frangine, il s'en foutait royalement de ce qu'elle appréciait ou pas. Mais il avait bien plus important à régler, un autre chat à fouetter, en quelque sorte. Il avait retrouvé son meilleur ami ! Et il voyait des fantômes accessoirement, ce qui n'était quand même pas très habituel... Il faudrait peut-être qu'il s'en inquiète.

— C'est vraiment toi ?

— Et oui ! Je te dirais bien "en chair et en os" mais ce n'est pas le cas, comme tu peux le constater ! répliqua le fantôme qui tourna sur lui-même, entraînant ainsi plusieurs chaînes attachées à ses chevilles.

— Ce n'est pas une hallucination ?

— Pourquoi tu aurais des hallucinations ?

— J’sais pas moi... Alcool de mauvaise qualité, encéphalopathie traumatique chronique à cause des coups de massues de ta soeur, fièvre subite, avec le froid de ce soir, j'ai peut-être chopé la crève ... ou alors c'est une tumeur cérébrale ... ou un empoisonnement aux champignons hallucinogènes ?


Hideyuki secoua la tête, un petit sourire moqueur aux lèvres :

— Rien de tout ça, mon vieux. Je suis bel et bien là.

— Mais comment t'as fait ? demanda Ryo en se relevant laborieusement.

— Il faut croire que ton sort importe en haut lieu et que tu dois maintenant aller sauver le monde de l'Apocalypse.

Ryo écarquilla les yeux, bouche bée :

— En haut lieu ? Sauver le quoi ? Le monde ? L'Apocalypse ? Sérieux ?

Hideyuki resta silencieux pendant quelques secondes pour mieux l'observer avant d'éclater de rire :

— Mais naaan ! Imbécile ! Ce que tu peux être crédule, des fois, Ryo ! On m'a envoyé un XYZ spécial.

— Tu peux recevoir des messages, toi ?

— Ça dépend...

— Ça dépend de quoi ?

— De comment on l'envoie.

— Ah... Et comment il faut l'envoyer ? s'enquit Ryo, immédiatement intéressé par la perspective de pouvoir communiquer avec son ami si le besoin s'en faisait sentir.

— C'est compliqué et seulement des mages puissants arrivent à le faire. Ça nécessite aussi quelques ingrédients spéciaux comme du gui, un calice en cuivre, ce genre de trucs. Pas toujours facile à trouver...

— C'est qui, ce mage qui t'a contacté ? grogna Ryo, soudain sur la défensive. 

— Compte pas sur moi pour te révéler l'identité de mon commanditaire.

— Pourquoi ?

— Secret professionnel.

Ryo leva les yeux au ciel, agacé. Déjà quand ils faisaient équipe tous les deux, Hideyuki se prenait souvent un peu trop au sérieux.

— Il faut dire que ce mage m'a signalé un truc qui m'a immédiatement intéressé. Je n'ai pas pu refuser son invitation... murmura Hideyuki avant de s'écrier brusquement : ... surtout quand j'ai vu les conneries que vous faites, ma soeur et toi ! Et c'est pas nouveau, en plus ! 

Et, alors qu'il fronçait les sourcils en l'accusant d'un doigt translucide, Ryo aurait parié qu'il grandissait à vue d'œil. La puissance de la colère d'Hideyuki heurta Ryo de plein fouet qui répliqua immédiatement de la même manière, les poings serrés : 

— Quoi ?!? M'enfin quelles conneries ?

— Ohhh, ne fais pas semblant de ne pas comprendre, Saeba Ryo ! hurla le fantôme, tellement fort que l'air vivra autour de lui.

 

La fenêtre derrière Ryo s'ouvrit brusquement, permettant au froid glacial de s'engouffrer dans la pièce et de tourbillonner autour d'eux. L'homme sursauta mais ne se retourna pas, car le fantôme le pointait toujours du doigt :

— La dernière fois que je t'ai vu, au moment de ma mort, tu m'as promis de veiller sur Kaori et de la protéger. Et il se passe quoi ?

Ryo fusilla son défunt ami du regard mais ne répondit pas. Hideyuki gronda en énumérant sur ses doigts :

— Alors, premièrement elle devient ta partenaire. Ce n'est pas vraiment ce que j'appellerais un plan de carrière mais bon, je peux comprendre ses motivations, alors passons sur ça. Deuxièmement, je ne compte pas le nombre de fois où elle s'est bêtement mise en danger mais tu t'es toujours débrouillé pour la sauver, donc, je passe aussi là-dessus... d'autant plus que ça serait plutôt elle que je devrais engueuler sur ce coup-là... J'en serais presque à te remercier de l'avoir empêchée de tuer en trafiquant mon arme pour qu'elle n'atteigne jamais son but...

— Ah tu vois, je ne... voulut renchérir Ryo mais Hideyuki ne lui en laissa pas le temps.

— Troisièmement, et ça, je ne laisserai pas passer : quand tu te décides enfin à lui avouer tes sentiments, tu prétends ensuite que tu l'as embrassée à cause de l'instinct de survie ? Nan mais, sérieusement Ryo ? L'instinct de survie ! Tu n'as pas trouvé plus nul et plus fumeux comme prétexte ?

— Heyyy ! Elle aussi, elle s'est débinée !

— Elle était amnésique !

Ryo croisa les bras :

— Non, elle a retrouvé la mémoire ! Et elle continue à faire comme si de rien n'était ! C'est une menteuse !

— Tu lui a brisé le cœur !

— Je ne vois pas en quoi je lui ai fait de la peine. Et mon coeur à moi, on y pense ?

— N'importe quoi ! Pourquoi n'as-tu rien fait pour montrer que tu assumais tes sentiments ?

— Parce que c'était pas le moment !

— Bah tiens... Facile, ça ! Et maintenant ? C'est quoi le résultat ?


Ryo ne répondit pas, les bras toujours croisés, à la fois pour afficher sa détermination mais aussi pour se protéger du froid en provenance de la fenêtre ouverte.

— C'est quoi le résultat ? répéta le spectre en s'avançant vers son ami. Elle décide de s'en aller parce qu'elle est tellement malheureuse qu'elle ne peut... Raaaa ! Qu'est-ce que ça m'énerve ! 


Fâché de perdre ainsi ses mots, il tapa du pied, si fort, qu'il fit tinter bruyamment ses chaînes. Il prit ensuite une grande inspiration pour se ressaisir et poursuivre, plus didactique cette fois :

— Elle s'en va pour fuir, te fuir, toi, le plus loin possible, pour t'oublier, pour se construire une nouvelle vie, ailleurs, très loin d'ici, de toi, de moi, de ses amis, de la ville qu'elle aime !

— Super ! Qu'elle s'en aille ! Ce sera bien mieux pour tout le monde !

— Non, ça ne sera pas mieux pour tout le monde ! Ce sera mieux pour Per-Sonne ! Ni pour elle, ni pour toi ! Et crois-moi, je ne suis pas franchement ravi que ma frangine s'amourache d'un type comme toi, hein, mais il n'y a que vous deux pour ne pas réaliser que vous êtes faits l'un pour l'autre. Vous êtes liés par le destin, point.

— Rooo, j'ai l'impression d'entendre Mick, c'est lourd.


Hideyuki croisa les bras, dans une pose parfaitement jumelle à celle de son voisin en vie : 

— Ouais, bah je le connais pas, ce Mick, mais il a tout à fait raison.

— Non, il n'a pas raison ! Ah ça, non ! C'est mieux comme ça : elle, d'un côté et moi, de l'autre ! Je vais te dire une bonne chose : si son voyage touristique à New York se transforme en déménagement, ça arrangera tout le monde !!!

Ryo ne reprit même pas son souffle pour continuer ; les joues rouge de colère, il énuméra aussi sur ses doigts, scandant ses mots tels des couperets : 

— Elle se construira une nouvelle vie, elle aura un vrai plan de carrière comme tu dis, et elle tombera amoureuse d'un vrai type bien, elle aura une vraie famille avec plein de mômes tout mignons... et elle sera avec sa famille... sa vraie famille... sa vraie sœur... Sa sœur de sang... 


Voilà l'argument qui ferait mal au frère adoptif. Un vilain sourire se dessina sur les lèvres de Ryo qui se félicitait intérieurement d'avoir trouvé le point faible : les liens fraternels de cœur face à ceux du sang. Il eut à peine le temps de reprendre son souffle que le spectre grandissait déjà sous ses yeux, sombre et menaçant. Une énergie puissante se dégagea du fantôme, et, telle une bourrasque d'ouragan, elle poussa Ryo en arrière. 

Malgré sa force physique, l'homme ne put résister et ses chaussettes glissèrent inexorablement sur les lattes du parquet trop bien cirées. Sans qu'il puisse faire quoique ce soit, il reculait en direction de la fenêtre ouverte. Il essaya de s'accrocher à quelque chose mais les draps du lit restèrent dans sa main et ne s'accrochèrent à rien, sa table de nuit ne fit que lui griffer la paume de son angle acéré... 


Quand il arriverait dos à l'ouverture béante, il basculerait. Inévitablement. L'air dans son dos ne le retiendrait pas. Le froid lui glaçait les oreilles, le vent balayait ses cheveux, lui rappelant cruellement que la distance entre lui et le vide de la fenêtre ouverte se réduisait de battement de cœur en battement de cœur. Six étages... C'était la mort assurée...

Il hurla et quand son pied heurta enfin le mur, la force s'éteignit soudain. Ryo put se retenir au cadre de la fenêtre. Il était moins une. Il se redressa vivement et s'apprêtait à faire face à son ami transparent pour lui expliquer sa façon de penser mais le regard du fantôme lui fit ravaler nerveusement ses mots et sa salive. L'esprit désigna alors du menton la rue en contrebas. Ryo comprit et obéit, non sans oublier d'assurer sa prise, au cas où Hideyuki se mettrait à nouveau en pétard. 

Quand il regarda, il ne vit d'abord que de l'obscurité ; les réverbères renvoyaient une lumière trouble et morne, comme nimbée de brouillard. Les voitures lui semblaient floues et ternes, silencieuses. Les sons familiers étaient étouffés par une sorte de grondement, rappelant celui d'une cascade lointaine. 

Et puis soudain, ses yeux et ses oreilles s'accommodèrent à cet environnement étrange et il les vit : des êtres aussi transparents qu'Hideyuki, par centaines, flottant de çi de là. Ils soupiraient, grinçaient des dents, grommelaient des mots inintelligibles. Certains gémissaient ou pleuraient bruyamment, d'autres tempêtaient en tournant en rond, comme s'ils ne trouvaient pas d'issue... 

Tous étaient empêtrés par d'encombrantes chaînes, multiples ou uniques, fines ou épaisses mais toutes leurs entravaient les chevilles. Selon toute évidence, elles étaient lourdes, indestructibles et solidement amarrées.


Dans son dos, Ryo entendit la voix de son ami qui répondit à sa question sans qu'il n'ait à la poser :

— Ces chaînes sont leurs erreurs. Ils doivent porter leur fardeau pendant toute l'éternité qui leur reste... A moins que les vivants ne les réparent à leur place.

— Pour l'éternité ? Et toi ?

— Moi ?

— Oui, toi, c'est quoi tes erreurs ? demanda Ryo en se retournant pour désigner les chaînes enroulées à la cheville gauche d'Hideyuki.

— Il y en a quelques-unes, c'est vrai, admit-il en secouant les pieds. Je paie mon silence sur des vérités. Un peu comme toi.

— Sans rire ?

— J'aurais dû dire la vérité à Kaori pour sa famille. Ce n'était pas à moi de décider. Je voulais trop la protéger mais elle a droit à la vérité.


Ryo ne répondit pas et croisa les bras, le visage impassible pendant qu'Hideyuki poursuivait en désignant une chaîne bien plus grosse que les autres :

— Celle-ci, celle que je n'arrive pas à me pardonner, c'est Saeko. Elle ne vient sur ma tombe qu'une fois par an, tu sais... et elle ne parle presque que du boulot et comme elle ne m'a pas vraiment dit au revoir, je reste coincé ici, avec mes chaînes et prisonnier de mes erreurs. Je ne lui en veux pas. C'est un peu ma faute. Je n'aurais pas dû la laisser m'échapper. J'aurais dû me battre un peu plus pour la conquérir et l'avoir rien qu'à moi. J'aurais dû faire plus. Lui dire plus. Lui montrer plus. Mais je suis resté passif, contrairement à toi qui savais la charmer. J'ai attendu qu'elle prenne une décision impossible à prendre. J'ai laissé faire, pensant que c'était uniquement à elle de choisir entre toi et moi. Mais c'était par lâcheté, par peur de ce que ça pourrait impliquer pour elle, sa carrière, sa famille, pour toi, pour moi, pour City Hunter, pour ma soeur... J'aurais mieux fait de foncer, d'écouter mon coeur et les choses se seraient peut-être déroulées autrement... Comme toi aujourd'hui.


Le fantôme soupira et d'un air las, alla s'asseoir sur le bord du lit. Ryo, lui, en profita pour fermer la fenêtre, remarquant au passage que tout était redevenu normal à l'extérieur. Le fantôme essuya ses binocles d'un geste plus machinal que nécessaire puis déplora :

— C'est ça, ma plus grosse erreur et il ne se passe pas une seconde sans que je le regrette. Et dans l'éternité, il y en a des secondes, crois-moi.


Ryo alla rejoindre son ami qui avait déjà rechaussé ses lunettes.

— Je comprends, mon vieux... Mais tu sais... Là, je suis certain que je ne commets pas d'erreur. C'est tout ce temps perdu qui a été une erreur.

Cette fois, Hideyuki ne s'énerva pas mais le regard qu'il lança à Ryo était chargé de tant de tristesse que l'homme en eut un coup au coeur :

— C'est ce qu'on avons tous cru, mon ami. C'est ce que nous, les spectres, nous avons tous cru au cours de notre existence. Avant de mourir, nous sommes tous persuadés que nous ne commettons pas d'erreur. Ça serait trop simple... Mais, pour toi, c'est différent. 

— Différent ?


L'esprit d'Hideyuki Makimura se leva et annonça d'un ton grave, les mains plantées dans les poches de son imper :

— Oui. Parce que tu vas pouvoir changer les choses. Tu vas être hanté par trois esprits, un peu semblables à moi.

— Trois ?

— Oui.

— Pourquoi trois ?

— Parce que.

— Ah ... Bah, je préférerais zéro, si je peux choisir.

— Je m'en doute mais tu peux pas. Ça sera trois.

— Deux ?

— Non, trois, c'est trois.

— Et si je refuse ?

— T'as pas le choix. Le mage et moi avons enclenché la procédure. C'est irréversible. Ces trois esprits viendront te voir cette nuit, à chaque fois que la pendule sonnera une heure.

— Quelle pendule ? 

— Une pendule, un truc qui sonne les heures, tic tac, tu vois. 

— Pfff... J'ai pas ça, moi. On n'est pas dans un manoir anglais. Tu connais cet appart, non ?

— Satanée procédure occidentale... Bon, alors, je leur dirai qu'ils fassent sonner le téléphone.

— Je les ai débranchés.

— Pas grave. Ça fonctionnera quand même.

— Alors, avant, c'était...

— Oui, c'était moi... avoua le fantôme en se dirigeant vers la porte. Le premier esprit arrivera dans deux heures. Tu devrais te reposer, tu en auras besoin. Profite de cette nouvelle chance qui t'est offerte, Ryo. Sinon, tu finiras comme moi.


La porte se referma brusquement sur lui dans un claquement assourdissant qui fit sursauter Ryo.

 Quoi, il s'en allait comme ça ? L'homme bondit pour se précipiter à sa suite. Il avait encore un tas de choses à lui dire ! Mais obnubilés qu'ils étaient par toute cette histoire d'esprits, de choix et de chaînes, ils en avaient oublié de discuter de tout et rien, comme les amis qu'ils avaient été auparavant. Il aurait voulu lui dire qu'il lui manquait. Quand même... un peu... Mais, derrière la porte, il n'y avait plus personne. Et aucune trace du passage du fantôme. Le couloir, plongé dans la pénombre, était totalement vide. 


Le pas lourd et traînant, Ryo retourna au salon. Il descendit lentement les escaliers, désarçonné et dérouté. Tout cela le dépassait complètement et il avait du mal à réaliser ce qu'il venait de se passer. D'ailleurs cela s'était-il vraiment passé ? Arrivé au canapé, il s'y allongea lourdement avant de saisir sa bouteille entamée pour boire des longues gorgées d'alcool au goulot, la vidant jusqu'à la dernière goutte, avant de la laisser tomber sur le tapis. 

La douceur de l'ivresse ne dissipa en rien sa confusion, bien au contraire, mais cela lui permit au moins de glisser plus facilement dans le sommeil. Il faut dire que cette soirée l'avait totalement épuisé...



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