Before, Now and ..., l'esprit de Noël selon Ryo Saeba

Chapitre 5 : L'esprit des Noëls futurs

5403 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 15/12/2023 14:48

Ryo emboîta immédiatement le pas à la silhouette encapuchonnée et silencieuse. Impossible de discerner les traits de son visage sous l'ombre sinistre de sa large cape noire. De ce nouvel esprit, Ryo n'avait pu voir que la main, maigre et pâle sortir de sa manche pour lui intimer de le suivre d'un index autoritaire. Il en avait frissonné tant ce personnage ressemblait aux représentations occidentales de la Grande Faucheuse. 

Peu à peu, se matérialisait ce qui les entourait : les rues de Tokyo. Ils traversèrent ainsi une partie de la ville ou plutôt la ville défila autour d'eux, accélérant le temps, étouffant les sons tout autour d'eux.

— Vous devez être l'esprit des Noëls futurs, je suppose. C'est pour ça que tout passe aussi vite.

Seul le silence lui répondit.

— Z'êtes pas causant, vous, maugréa Ryo en suivant son esprit dans une ruelle si sombre qu'il ne distinguait même plus le bout de ses chaussures. 


Au bout de quelques dizaines mètres parcourus dans l'obscurité totale, Ryo regagna à nouveau la lumière. Ébloui, il dut cligner des yeux avant de parvenir à identifier l'endroit où il se trouvait. Il l'avait visité peu de temps auparavant : c'était l'appartement que Sayuri partageait avec son futur fiancé à New York. 

Il était à nouveau dans le salon, cette fois brillant de mille feux avec, dans un coin, un sapin monumental dont le pied était cerné de paquets multicolores. Deux canapés se faisaient face où une dizaine d'invités conversait paisiblement tout en sirotant cocktails et champagne.  Ryo remarqua immédiatement que Sayuri manquait à l'appel et, instinctivement, il partit à sa recherche, peu enclin à suivre une conversation mondaine entre pingouins en smoking et jolies dames un peu guindées.


Arrivé dans le couloir, il perçut des voix féminines et des petits rires. Se laissant ainsi guider, il arriva dans une cuisine, petite mais luxueusement équipée, tout de bois sombre et de marbre. Les rires provenaient d'un petit être de un an tout au plus, qui, solidement harnaché dans une chaise haute, s'amusait à éviter la cuillère de purée orange qu'on essayait de faire entrer dans sa petite bouche. Ses yeux noirs en amandes pétillaient de malice et ses cheveux foncés étaient maculés de petites éclaboussures de carottes. 

Sayuri, affairée en cuisine, se retournait de temps en temps pour sourire et réprimander gentiment le petit coquin. Mais ce n'est pas ce qui attira le regard de Ryo. Non. Ce qui l'interpella, c'était elle....


Il l'avait reconnue tout de suite, alors même qu'elle tournait le dos à l'entrée de la cuisine. Courts cheveux roux en bataille, port de tête gracile, aura bienveillante. Il faillit l'appeler par son prénom mais il se retint, elle n'aurait rien entendu, de toute façon. 

— Arrête de faire tourner ta tata en bourrique, Jimmy. Elle ne voudra plus jamais te donner ta purée, si tu continues ! ronchonna Sayuri en sortant un plat du four.

"Tata... songea Ryo avec un pincement au cœur. Donc maintenant, elle connait la vérité. Elle doit m'en vouloir à mort de ne lui avoir rien dit."

— Mais nooon... Qu'est-ce que tu racontes ! s'exclama Kaori. 

Elle se pencha vers le petit garçon avant de babiller en louchant exagérément :

— Qu'est-ce qu'elle raconte, maman ? Bouboubou, elle dit n'impooorte quoi ! Bien sûr que je serai toujours d'accord pour te donner ta purée, mon p'tit chou !


Le cœur de Ryo se figea en entendant cette voix enjouée. Quelque chose sonnait faux. Intrigué, il avança dans la petite pièce et se trouva une petite place entre le frigo et la table et observa la jeune femme. Élégante dans son tailleur gris foncé, les yeux discrètement maquillés dont la teinte noisette était rehaussée par des boucles d'oreilles en opales vertes. Elle était vraiment très jolie comme ça, quoiqu'un peu maigre s'il en jugeait par ses joues légèrement plus creusés qu'auparavant. Elle était souriante et semblait vraiment très heureuse de donner la becquée à son petit neveu. Et pourtant... Il manquait quelque chose dans ses yeux, malgré son sourire, malgré l'amusement et la douceur de sa voix, elle semblait... triste, éteinte.

— Alors, comment trouves-tu Clint ? s'enquit Sayuri en ouvrant la porte du four.

— Qui ça ?

— Kaoriiii... Clint... le grand blond que je t'ai présenté.

— Ah lui ? Bah, il est grand et blond.

— Kaoriii...

— Sayuriii... soupira Kaori sur le même ton que sa sœur qui ignora la taquinerie.

— Il a une bonne situation, tu sais. Sa maison d'édition a sorti au moins deux best-sellers cette année. Et il est très cultivé, reprit Sayuri tout en transvasant des haricots verts dans un beau plat en porcelaine.

— Hahan... Tant mieux pour lui. Il cultive quoi ? demanda Kaori, moqueuse.

— Très drôle... Il est célibataire depuis un moment maintenant.

— Quelle perte pour la gente féminine... railla Kaori, faussement déçue.

— Oh, arrête un peu.

— Je t'ai déjà dit que je n'ai aucune envie de me mettre en couple, affirma sèchement Kaori avant d'applaudir le petit Jimmy qui venait d'enfourner une grosse cuillère de purée.

— Je ne te demande pas de te mettre en couple.

— Siii, tu veux que je fasse comme toi, que je me marie, que je produise un beau bébé que je refourguerai à une nounou pour pouvoir continuer à travailler, que je vive dans un bel appart, que je me mette au sport en causant des bienfaits de l'allaitement, comme ça, tu seras rassurée parce que je serai comme tout le monde.

Sayuri défit son tablier puis le frappa brusquement sur le plan de travail ; les mains sur les hanches. Elle était visiblement fâchée :

— Et bien, oui, c'est ce que je voudrais pour toi, Kaori ! Tu n'as pas encore trente ans. Tu peux encore rencontrer quelqu'un de bien et fonder une famille ! Mais pas pour faire comme tout le monde ou comme moi mais pour être heureuse.

— Parce que pour toi le bonheur passe nécessairement par le couple et la maternité ? 


Voyant le regard assassin de sa grande soeur, Kaori tourna la discussion à la plaisanterie : elle se pencha vers Jimmy pour lui assurer, d'un ton moqueur, comme s'il comprenait quelque chose à la chamaillerie des deux soeurs : 

— Ne le prends pas mal, Jimmy, la maternité est une chose formidable et je suis ravie que ta maman et ton papa t'aient fabriqué, crois-moi.

Sayuri leva les yeux au ciel :

— Bon, pas la peine de s'étendre à nouveau sur le sujet. Mais, quoique tu en penses, avec ou sans enfant, on a tous besoin d'être aimés par quelqu'un.

— Je suis déjà aimée par quelqu'un ! Regarde les yeux de ton fils maintenant que je lui propose sa compote à la banane ! C'est pas de l'amour, ça ? Hein que tu aimes ta tata-chérie, mon Jimmy-d'Amour ?

Le petit battit des pieds et des mains sur sa chaise haute.

— Kaori, je suis sérieuse, là, reprit Sayuri.

— Moi aussi.

— Passe à autre chose. Pense à autre chose. Ça fait trois ans maintenant.

— Trois ans que quoi ?

— Ne fais pas l'ignorante. Tu sais bien de qui je parle. Il serait temps que tu...

Kaori se redressa vivement et l'invectiva :

— Que quoi ? Que j'me trouve un mec, c'est ça ?

— Ça te coûte quoi d'essayer ? Discute au moins un peu avec Clint. Tu verras, il est charmant.

— Pas envie. Je ne veux rencontrer personne, répliqua Kaori tellement sèchement que le petit Jimmy sursauta et se mit à chouiner.

Elle le prit alors dans ses bras :

— Mais non, mais non, on discute fort, c'est tout. Tout va bien, mon ange.

Sayuri ne se laissa pas attendrir et poursuivit, fâchée :

— C'est la seule façon efficace de tourner la page. Ça fait trois ans que tu vis ici et Saeba ne t'a pas appelée une seule fois. Je pense que c'est assez clair, non ?

Elle regarda sa soeur qui consolait son fils, se reprit, contrôlant du mieux qu'elle pouvait son exaspération : 

— Pardon. C'est juste que ça m'énerve... Quand j'y repense, moi qui pensais te préserver et te rendre heureuse en te laissant avec lui... J'aurais dû te dire la vérité sur nous deux tout de suite et t'emmener avec moi, ça t'aurait épargné tout ça...

— Les choses sont allées ainsi, Sayuri. On n'y peut rien. Je suis là maintenant, c'est l'essentiel, la rassura sa cadette.

— Mais tu es triste donc ça me rend triste. Je pense que ça te ferait du bien de ne pas rester célibataire. Ou ne serait-ce que voir du monde, discuter, rencontrer de nouvelles personnes, tout ça... vivre quoi. Ça fait du bien, crois-moi.

— Pfff... Je vois assez de monde au boulot, tu sais. D'ailleurs...


Kaori posa le petit Jimmy dans les bras de sa maman avant de sortir un petit boîtier accroché à sa ceinture. 

— C'est l'hôpital, on vient de me biper.

— Ils appellent les aides-soignantes le soir de Noël en urgence maintenant ? s'enquit Sayuri, dubitative.

— Non, pas ce soir, c'est pour demain matin. Il y a trois arrêts-maladies. Il faudra que je me réveille à quatre heures trente, annonça Kaori.

Ryo entendit parfaitement à son intonation un peu traînante qu'elle mentait. En face, Sayuri avait la même intuition et fusillait sa soeur du regard :

— Tu es en train de me jouer du pipeau pour te sauver, c'est ça ?

— Mais non, qu'est-ce que tu vas imaginer ?

— Tu ne vas quand-même pas partir ?

Kaori leva les mains en signe d'impuissance devant le regard courroucé de sa grande sœur. Elle prit rapidement congé, prétextant devoir se lever tôt le lendemain et ne changea pas d'avis, malgré l'insistance des autres convives. 


Elle colla un gros bisou sur la joue rebondie et tendre de son neveu et se sauva. En enfilant son manteau, elle promit maintes fois de rendre le tailleur qu'elle avait emprunté à sa sœur pour l'occasion dès le lendemain ainsi que ses boucles d'oreilles. Elle jura aussi, "croix de bois, croix de fer, si je ments...", de manger le repas Sayuri lui avait préparé dans un sac en papier. Cette dernière y avait discrètement ajouté des chocolats, un pain d'épices et une portion de bûche dans une petite boîte en carton.

— Je t'ai aussi fait un sandwich à la dinde et au foie gras pour demain midi au travail. Tu es de plus en plus maigre, Kaori, tu devrais faire un peu plus attention à toi.

— Oui, oui ... Joyeux Noël, frangine !


Ryo suivit Kaori jusque dans la rue enneigée. Curieusement, il aurait bien aimé lui proposer son bras pour marcher un peu avec elle, comme si ce geste machinal lui avait manqué alors que, dans sa réalité, il lui refusait même un regard. Il se contenta donc de l'observer en silence tandis qu'elle resserrait toujours plus son maigre manteau autour d'elle.

Elle n'habitait pas très loin, deux ou trois pâtés de maisons à peine : un immeuble en briques, un classique de ce quartier résidentiel, au bout d'un couloir plutôt propre, derrière une porte blindée. Ryo fronça les sourcils : ce n'était sûrement pas avec le salaire d'aide soignante à l'hôpital que Kaori pouvait s'offrir un tel logement dans ce quartier de New York. Comment faisait-elle ?


La porte s'ouvrit et Ryo en eut le souffle coupé : le petit studio était presque vide. En dehors de la cuisine équipée, le reste était meublé du minimum vital : une table, une chaise, un matelas à même le sol. Les habits, soigneusement pliés, étaient empilés dans un coin. A côté des vêtements, il reconnut deux cadres posés par terre : le Mont Fuji en noir et blanc ainsi que la photo de Kaori et son frère Hideyuki... 

Un sentiment étrange envahit le cœur de Ryo. Cela ne ressemblait pas du tout à Kaori. Apparemment, elle était à New York depuis trois ans et elle n'avait pas transformé ce studio en petit nid douillet ? Pas possible. Même si elle venait d'emménager depuis moins d'une semaine, ça ne collait pas. 


Il se rappelait comme si c'était hier du jour où elle avait débarqué dans son appartement à lui... qui, à l'époque, ressemblait à s'y méprendre à celui-là. Impersonnel. Facile à vider. Fonctionnel. Comme lui, finalement : froid et sans attache. Puis, telle un ouragan, Kaori avait investi les lieux en une ou deux heures à peine, transformant sa planque insalubre en lieu de vie : des vitres propres, des livres dans la bibliothèque, un bouillon qui mijote sur le feu et du riz dans le cuiseur, deux coussins colorés sur le canapé... et le tour était joué, elle avait tout illuminé. Elle était comme ça. Elle avait tout bouleversé, les habitudes et l'ameublement ; elle avait balayé d'un revers de la main la poussière et les vieilles certitudes ; elle avait amené de la lumière... et pas que dans son appartement sinistre et sans âme. 

Il soupira. Oui, elle était comme ça, la vraie Kaori. Enfin, elle avait été comme ça. Apparemment, dans l'avenir, les choses n'étaient plus tout à fait les mêmes. Il sursauta, tiré de ses pensées par le claquement d'une porte de placard de cuisine qui se refermait brusquement : 

— Mais qu'est-ce qu'elle m'énerve, là... A toujours vouloir me caser avec un mec...


Kaori posa sa tasse sur le plan de travail, enclencha ensuite la bouilloire d'un geste brutal tout en rageant :

— Et fais çi, fais ça, et gnagnagna ! Prends exemple sur moi, trouve-toi un bon gars qui te mettra en cloque.

Elle haussa la voix et poursuivit d'un ton aigre : 

— Comme ça tu pourras lui faire la popote et le ménage, changer des couches et prendre du cul et tu seras vachement plus heureuse ! Et mange surtout, parce que t'es trop maigrichonne ! 

Elle attrapa le sac que sa soeur lui avait préparé et en lança la première boîte qu'elle trouva vers le mur :

— Mais je ne peux pas être heureuse comme ça ! cria-t-elle.

Le gâteau s'écrasa sur le mur immaculé, laissant une traînée de chocolat et de crème fouettée. Instinctivement, Ryo rentra la tête dans les épaules. 

— Nooon ! J'peux pas ! J'veux pas ! J'veux pas d'une vie comme ça !

Ce fut au tour du sandwich d'aller s'éclater dans le coin entre les feuilles de papier d'emballage :

— J'veux pas d'mec ! J'en veux pas ! J'en veux pas ! J'en veux paaas ! C'est pourtant pas compliquééé ! hurla-t-elle, les poings serrés de rage. 

Puis, brusquement, le pain d'épice alla rejoindre les autres :

— C'était lui que je voulais et pas un autre ! Il a rien fait pour me retenir ! Rien ! Riiiiieeen !!!

Ryo se figea, sentant d'un coup son coeur se serrer alors qu'il observait, impuissant, les chocolats voler à travers la pièce :

— Ca lui aurait fait quoi d'avouer qu'il tenait à moi, hein ? Pourquoi il m'a rien dit ! Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? 

— Kaori... tenta Ryo mais elle ne l'entendit évidemment pas.


Elle tapa du pied puis, telle une lanceuse de base-ball, envoya valser la portion de blanc de dinde, la purée et les haricots verts qui s'écrasèrent aussi sur la cloison, produisant un gargouilli mouillé de jus de viande. A l'autre bout de la pièce, près du comptoir de la cuisine, à bout de souffle, Kaori murmura :

— Parce qu'il ne m'aimait pas assez... Il ne m'aimait pas... Pas comme moi je l'aimais.

— Kaori, non... ce n'est...

Elle se laissa glisser au sol.

— C'est pas juste...


Elle dissimula son visage entre ses mains et éclata en sanglots. Ryo s'approcha et s'agenouilla en face d'elle. Il hésita quelques secondes avant d'oser tendre une main vers son épaule mais il se retint : il allait lui passer au travers de toute manière.

— Kaori. Non, ne pleure pas...

Il n'avait bien évidemment pas remarqué que l'esprit s'était approché d'eux. Il ne put retenir un cri de surprise quand l'encapuchonné le tira brusquement en arrière. Le monde tournoya autour de lui à toute vitesse avant de sombrer dans le noir.



Il cligna des yeux et se frotta l'estomac. Décidément, il ne s'habituait pas à ces changements imprévisibles de décor. Ils se trouvaient maintenant au Kabuki Cho. Ryo reconnut facilement quelques enseignes. Cependant, d'autres avaient changé, et les passants portaient des vêtements plus ajustés, des chaussures plus pointues et se promenaient avec une drôle de petite boîte noire et plate qu'ils tapotaient avec leurs pouces ou bien qu'ils collaient à leur oreille. Ryo interrogea l'esprit sur ces choses étranges mais il n'obtint aucune réponse et se sentit happé dans un souffle, comme s'il était une simple plume. 

— Z'en avez pas marre de me brinquebaler comme ça. Pourriez prévenir quand même ! râla Ryo.

La silhouette pencha sa capuche de côté puis lui tourna le dos sans un mot. Ryo regarda autour de lui : il se retrouvait à l'intérieur d'un bar moderne, composé de quelques tables basses, de meubles noirs et épurés. L'ambiance était douce et feutrée, sublimée par une musique électronique étrange, aux influences jazzy. 

— Pffff... comme c'est nul... marmonna-t-il, mal à l'aise face à ce qu'il découvrait, ne se sentant pas à sa place.

Il aperçut alors, parmi la petite dizaine de clients, assis à une table en retrait, Mick, Miki et Saeko, buvant chacun un verre de whisky, sans véritable enthousiasme. Il s'approcha d'eux à grands pas, intrigué par ce que ces trois-là pouvaient bien se raconter en picolant son whisky fétiche.


L'Américain faisait tourner ses glaçons dans son verre, observant leur danse hypnotisante. Ses tempes s'étaient parées de cheveux blancs. Il avait aussi pris un peu de poids, mais gardait une certaine classe avec son costume trois pièces, sa cravate et ses indécrottables gants de cuir. 

A côté de lui, dans un fauteuil club noir, Saeko était toujours aussi belle, élégante et sexy. Ryo sentit même son cœur s'accélérer un peu en voyant ses jambes interminables, révélées par une jupe très courte. Ce fut seulement en s'approchant un peu plus qu'il remarqua qu'elle se teignait les cheveux et se maquillait les yeux pour dissimuler les traces du temps.

Miki, elle, arborait une coupe bien plus courte : un carré qui accentuait ses boucles, et un style plus décontracté, jean ultra moulant, bottes en cuir et chandail en laine épaisse qui ne parvenait pas à cacher qu'elle s'était un peu arrondie elle aussi. Mais cela ne lui avait en rien enlevé du sex appeal, au contraire. 

— Ça y est, il est mort, annonça Saeko avec détachement.

— C'était devenu une simple question de temps, répliqua Miki sur le même ton.

— Je m'attendais à ce que ça me rende plus triste.

— C'est parce que, finalement, il était mort depuis longtemps, balança Mick en se resservant un verre. 

— C'est vrai. On a eu le temps de s'habituer à son absence. Que va-t-on faire de tout ce qui traîne dans son logement ?

— Si on les donnait pour la Clinique ? Kazue pourrait en avoir besoin, proposa Miki. 

Mick hocha la tête avant de terminer son verre :

— Pour son programme de réinsertion, oui, pourquoi pas ? On passera jeter un œil d'ici deux ou trois jours, histoire de faire un premier tri.

— Ça marche, acquiesça Saeko avant de se tourner vers Miki. Et sinon ? Comment vont les pt'its monstres ?

Miki soupira :

— Toujours aussi monstrueux ! Leur père devient fou ! Seitaro a décidé de ne plus jamais manger de viande ou de poisson et Asuka a de nouveau changé de petit ami.

Saeko éclata de rire. Mick termina son verre en une seule gorgée puis regarda sa montre : 

— Bon, je dois y aller. J'ai rendez-vous avec Kazue pour la fête de Noël de la Clinique. Repas gratuit et check-up obligatoire pour tous les sans-abris du coin. Ça promet... J'en serais presque à espérer qu'un XYZ nous tombe dessus, tiens ! Saeko, si tu as besoin de quoi que  ce soit, comme Reïka est en off ce soir, n'hésite surtout pas à m'appeler, ça me rendra service !

— Arrête de râler, on sait que tu aimes veiller sur ta doctoresse ! le taquina Saeko.

Elle se leva et lissa son tailleur d'une main légère et élégante :

— Ne t'inquiète pas pour moi, Angel, je sais me débrouiller seule.

— Seule, seule, tu n'es plus vraiment seule. Ne me dis pas que Shiki a démissionné comme tous les autres ? plaisanta Mick avec un clin d'œil.

Saeko sourit :

— Le lieutenant Endo Shiki va très bien et n'envisage pas du tout de démissionner.

— En voilà, une bonne nouvelle ! Quand est-ce que tu nous le présentes, dis ? demanda Mick en laissant un gros pourboire sur la table.


Saeko l'ignora ostensiblement et tourna ses talons vertigineux vers la sortie, de sa démarche ondulante affolante. Miki, toujours aussi curieuse, suivit la policière vers la sortie en la mitraillant de questions sur le fameux Endo Shiki dont Ryo ignorait tout. Il déduisit cependant que Saeko avait trouvé un nouveau partenaire. Quant à Mick, il était redevenu le sien puisqu'il répondait aux XYZ, le code de City Hunter et vraisemblablement Reïka les avait rejoints. Il se demanda si elle était toujours aussi sexy... Connaissant les Nogami, ça ne faisait aucun doute ! Oh, ils devaient former une belle équipe tous les trois ! Et sacrément efficace aussi ! 

Il se frotta les mains tout en songeant que lui et Mick avaient donc fini par enterrer la hache de guerre et Ryo s'en sentit soulagé. Oui, c'était une bonne chose. Finalement, tout allait pour le mieux dans le futur !

Mick se leva puis s'attarda un instant, inspectant du regard dans la direction de Ryo, comme s'il avait capté sa présence :

— Hey, Bro' ! Tu me vois ? s'exclama Ryo, plein d'espoir.

Mick, bien évidemment, ne distinguait rien de plus que le mur en lambris et la porte de la réserve.  Il secoua la tête en soupirant :

— J'ai dû rêver...

Il tourna lentement les talons, comme à regret, les mains dissimulées dans ses poches, la tête basse. Il rejoignit les deux femmes qui étaient déjà sorties. 


Ryo, resté en arrière, demanda à l'esprit :

— Au fait.... Qui est mort ?

A nouveau, la silhouette sombre resta muette, gardant le visage dissimulé par sa capuche et les mains jointes dans ses manches. Elle se contenta de flotter vers la sortie et Ryo lui emboîta le pas en maugréant :

— Mouais, j'me demande pourquoi je pose encore des questions, moi...


Dans la rue, ses amis avaient déjà disparu parmi la foule et il dut se presser pour rattraper l'encapuchonné qui l'attendait au coin d'une ruelle. Là, Ryo découvrit deux travestis en train de discuter. Un des deux, celui qui arborait des cheveux rose fuschia et des cils pailletés porta à sa bouche un petit tube noir, de la taille d'un petit crayon et aspira dedans, ce qui produisit une petite lumière orangée.

— C'est une clope en plastique ! s'étonna Ryo, les yeux écarquillés tout en s'approchant de l'incroyable gadget pour observer l'homme souffler une fumée blanche et épaisse. 

Son odorat affûté l'informa que la clope en question était parfumée à la fraise et à la barbapapa. 

— Mouais... Faut aimer... ça ne remplace pas le vrai tabac ! Beurk !

Il sursauta quand quelque chose le heurta violemment derrière le crâne. En se retournant, il découvrit l'esprit qui pointait son doigt décharné et pâle vers les deux personnes en train de discuter. Ryo comprit et tendit alors l'oreille, en se frottant quand même le crâne -l'esprit était apparemment frappeur par dessus le marché.


— Au fait, tu as entendu la dernière nouvelle ? 

— Hmmm.... A quel sujet ? s'enquit celui aux cheveux roses.

— Le vieux grincheux est mort il y a trois jours.

— Ah ouais ?

— Ouaip.

— C'est triste, répliqua son compagnon, indifférent.

— Mouaip. Même si je ne peux m'empêcher de penser que c'est certainement ce qu'il cherchait depuis tout ce temps.

— Hmmm... Il se serait suicidé, tu crois ?

— Un peu. Enfin, pas vraiment. A mon sens, clopes, alcool à gogo, bagarres tous les jours, pas de boulot... C'est une façon de se tuer à petit feu, tu trouves pas ?

— Hmmm, pt-être... consentit vaguement le travesti tout en tirant une nouvelle bouffée sur son tube noir. 

— Il va me manquer.

— Pas à moi. Les vieux grincheux, on en a suffisamment...

— Parait qu'il était pas du tout comme ça avant.

— Avant quoi ?

— J'sais pas, soupira le travesti en regardant vers les étoiles, adossé au mur de la ruelle. Erica raconte qu'il était toujours prêt pour faire la bringue et qu'ils rigolaient bien ensemble. Et puis, un jour, j'crois que sa femme l'a quitté.

— Normal s'il était grincheux.

— Non mais puisque je te dis qu'il était pas grincheux avant...

— Oui, oui... Bon, de toute façon, ça changera rien, il est mort, il est mort. Et peut-être qu'elle l'a quitté parce qu'il faisait trop la bringue, justement. Au bout d'un moment, les bonnes femmes, elles aiment pas ça...

— Sans doute....

— Oh, tiens, regarde, les filles d'Erica sont arrivées !

Les deux travestis se précipitèrent vers un groupe de jeunes femmes en gloussant de joie et tous s'engouffrèrent en riant par la porte dérobée d'un cabaret, l'entrée des artistes, selon toute vraisemblance. La porte claqua sur leurs talons et Ryo se retrouva seul dans la ruelle, aux côtés de l'esprit. 


Malgré le pressentiment amer qui lui serrait la gorge d'anxiété, il demanda :

— Qui est mort ? C'était qui ce grincheux ?

La silhouette resta à nouveau muette et impassible. 

— Youhouuuu, la Capuche, j'te cause ! C'était qui, le grincheux ?

Toujours aucune réponse ; et soudain, Ryo ne supporta plus cette indifférence. Il voulait être sûr, c'était devenu, pour une raison inexplicable, la plus fondamentale des nécessités. Il serra les poings surtout pour s'empêcher d'en balancer un des deux dans le capuchon, histoire de libérer un peu de cette colère et de cette angoisse qui le rongeaient intérieurement. Il mourrait d'envie de secouer cet épouvantail sinistre et de lui voler dans ses plumes d'oiseau de malheur. Contenant sa nervosité, Ryo fit un pas devant lui, forçant l'esprit à reculer, les sourcils froncés et le regard acéré : 

— Dis-moi ! Je veux savoir !

Toujours le silence.

— Parle ! Qui-est ce ? enragea Ryo. Qui ?!?

Pour seule réponse, l'esprit leva le bras et soudain, le décor autour d'eux se mit à tourbillonner, les couleurs se mêlèrent, les sons disparurent. Ryo en eut la nausée et tomba à genoux. 


Au bout de quelques interminables secondes, le monde de Ryo cessa de tanguer. Il sentit alors de la terre froide sous ses mains et de l'humidité transpercer le tissu de son pantalon, là où ce dernier touchait le sol. A genoux, il était tombé à genoux. Il reprit un peu ses esprits et se releva pour faire cesser cette désagréable sensation. Il regarda autour de lui.

Il mit un certain temps à s'habituer à la pénombre environnante ; seuls quelques réverbères dispensaient une faible lumière dans la nuit noire.

— C'est le cimetière. C'est l'allée où se trouve la tombe d'Hideyuki, murmura-t-il quand il reconnut ce qui l'entourait. 

Il essuya ses mains sur son pantalon et resserra ses bras autour de lui. Il aurait bien aimé avoir sa veste car, soudain, il avait froid. Très froid. Il suivit l'esprit qui flottait à quelques mètres devant lui. Il connaissait le chemin par cœur, tant il l'avait parcouru. Dans la pénombre, il reconnaissait les arbres, centenaires, cerisiers majestueux, qui se paraient, dans la lumière de la lune, de feuilles rouges, jaunes et brunes. Comme les habitants de cet endroit, ils s'enroulaient de mort.

"On n'est pas encore Noël, songea-t-il."  

Soudain, le spectre s'arrêta devant la tombe de son ancien partenaire, le frère de Kaori. 

— Non, ce n'est pas possible, ce n'est pas de lui dont ces deux drag queens parlaient. Il était rabat-joie oui, mais pas grincheux, et surtout pas alcoolo ou bagarreur... et encore moins suicidaire. Et ça fait au moins une dizaine d'années qu'il est mort, ça colle pas.

L'esprit se tourna vers lui et se contenta de faire deux pas en arrière, révélant ainsi la stèle attenante à celle d'Hideyuki. Ce que Ryo découvrit lui fit l'effet d'un coup de poing dans le ventre. Son cœur se serra, et un froid glacial envahit tout son corps. Il cligna des yeux mais l'inscription sur la pierre ne changea pas.


"Saeba Ryo 

Date inconnue - 20 décembre 2008"


Il n'en était qu'à moitié surpris. Le vieux grincheux, solitaire, asocial et autodestructeur... ça ne pouvait être que lui, évidemment. Un petit coin de son cœur se sentait effectivement ainsi, aigri, seul et désespéré ; et ce petit coin avait énormément grandi ces derniers temps, force était de le reconnaître. Oui, il s'en était douté... Surtout quand le travesti avait dit que la femme du Vieux Grincheux l'avait quitté. Mais le voir écrit comme ça... C'était très... angoissant. Il déglutit. 

Il lui restait quinze ans à vivre. 

Quinze ans ... 

... Ça paraissait court...

... et en même temps, tellement long, quinze ans...

... en étant un vieux grincheux... 

... qui ne savait plus faire la fête... 

... que personne ne pleurait ou ne regrettait...

... et qui avait perdu ses amis...

... et pas que ses amis...

... qui l'avait perdue, elle...

Qui était-il devenu alors ?

Il regarda un peu mieux sa tombe. Il n'y avait que des mauvaises herbes et de la mousse. La seule trace de passage était un petit vase en fer blanc mais il avait été renversé, répandant ses fleurs fanées, débris poussiéreux et bruns, sur la pierre froide et humide. Ryo écarquilla les yeux : des œillets. Quelqu'un était venu déposer des œillets, symbole d'amour éternel, sur sa tombe. Mais c'était il y a très un bon moment apparemment, car il ne restait des pétales délicats que des débris bruns et poussiéreux.

 

Des œillets... Une seule personne pouvait faire ça pour lui, une seule ...

 

Soudain, alors qu'il l'avait si durement traitée avant cette étrange nuit de Noël, Kaori redevint le centre de tout. Envisager une séparation irrémédiable réveilla de profondes angoisses, celles qu'il avait tant essayé de dissimuler, de chasser, de nier. Brusquement, il se sentit terriblement seul, abandonné, vulnérable. Il voulait la voir. Il voulait savoir. Il s'écria en se tournant vers l'esprit :

— Kaori ? Elle est revenue de New York ? Où est-elle ? Ici ? A Tokyo ? Qui veille sur elle si je ne suis plus là ? Mick ? Il n'a pas parlé d'elle quand il a appris ma mort, ce n'est pas logique ! Est-ce qu'il lui est arrivé quelque chose ? Il lui est arrivé quelque chose, c'est ça ! Sinon, c'est elle qui aurait repris City Hunter et pas Mick et Reïka ! C'est ça, hein ? Elle est morte elle aussi ?

Il n'obtint évidemment aucune réponse. Ryo tapa du pied et brandit le poing, menaçant :

— Mais putain de bordel de merde ! Quand est-ce que tu vas me parler, espèce d'épouvantail à capuche ?

Il se jeta sur l'esprit qui l'évita facilement. Ryo perdit l'équilibre. Il se sentit glisser ; le décor, les images, les lumières défilèrent devant lui à une vitesse vertigineuse.

— Non, pas encooore !

Toutes ces sensations inhabituelles lui donnèrent à nouveau la nausée et soudain, il ne vit plus que du noir.



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