Et si je n'existais pas

Chapitre 3 : Révélations

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Dernière mise à jour 19/12/2023 15:06

Chapitre III – Révélations


—    Je vous écoute, monsieur…

—    Kudō. Shinichi Kudō.

—    Monsieur Kudō. De quoi vouliez-vous parler ?

Assis sur un large banc en bois à droite de sa camarade, le concerné observait le charmant petit parc qui s’étendait sous ses yeux. Dans ce vaste espace de verdure, les plus jeunes jouaient, criaient, couraient, enchaînant manèges à bascule, balançoires et toboggans, sous le regard bienveillant des parents. Il connaissait ce jardin d’enfants par cœur, pour y être venu à de nombreuses reprises plus petit. Il se trouvait sur le chemin qu’il empruntait avec Ran pour se rendre à l’école.

Ran.

Il tourna la tête vers elle. Elle le fixait d’un œil impatient, mais paraissait moins hostile que lors de leur première rencontre, quelques minutes plus tôt. Il jugea cependant préférable de ne pas gâcher son temps.

—    Avant tout, est-ce que tu pourrais… me tutoyer, s’il te plaît ?

—    Quoi ? Mais nous venons à peine de nous rencontrer !

—    Je t’en prie. Ça me fait très bizarre de t’entendre me parler comme ça.

Quelle ironie. En primaire, c’était lui qui s’obstinait à s’adresser à elle par son nom de famille malgré le fait qu’elle désirât qu’ils s’appelassent par leurs prénoms. Aujourd’hui, voilà que la situation s’inversait.

—    Puisque tu insistes…

—    Et détacher tes cheveux, aussi. Je… me sentirais plus à l’aise.

Elle lui rappelait Eri… et les réprimandes que celle-ci adressait aux deux enfants lorsqu’ils revenaient salis et égratignés après avoir joué dehors. Et puis, la fille qu’il connaissait ne se coiffait que peu souvent de cette façon, et il voulait retrouver cette simplicité, et peut-être ainsi un peu plus la personne pour qui son cœur battait depuis toujours.

Ses yeux clignèrent et elle haussa un sourcil, avant de retirer dans un soupir sa pince blanche perlée et nacrée. Tandis qu’elle secouait la tête, sa longue chevelure brune aux reflets flamboyants retomba avec élégance dans son dos, comme autrefois – il demeura bouche bée devant sa splendide et intemporelle beauté. Il la voyait très bien réaliser une grande carrière d’actrice, même si elle réfléchissait encore à son futur métier.

—    C’est mieux comme ça ? demanda-t-elle en portant à nouveau son attention sur lui.

—    Euh, oui…

Ran, tu es toujours aussi radieuse, songea-t-il en passant une main dans sa tignasse noire, les joues rouge vif.

—    Eh bien alors, je t’écoute. Tu souhaitais à tout prix discuter.

Cette réplique le ramena à la réalité. Cela lui demanda un effort surhumain de reléguer ses fantasmes sur l’adolescente au second plan, et il secoua la tête, avant de regarder dans le vague, pensif.

—    C’est-à-dire… Je ne sais pas vraiment par où commencer…

Il y avait tant de choses à dire…

—    Commence par le début, proposa Ran d’un ton mi-amusé, mi-ennuyé.

Le début, hein… pensa-t-il en levant les yeux vers le ciel, avant d’observer un groupe de bambins qui jouait à chat. Oui, autant suivre ce conseil, même s’il cherchait encore ce que signifiait « début » pour lui. La rencontre de ses parents ? Sa naissance ? La première fois qu’il avait aperçu l’élue de son cœur ? Tous représentaient autant de moments charnières de son existence.

Non, à bien y réfléchir, le véritable point de départ se trouvait ailleurs.

—    Je suis un lycéen détective. Un jour, pour fêter ta victoire à un tournoi régional de karaté, je t’ai emmenée au parc d’attractions Tropical Land. Là-bas, j’ai aperçu deux hommes en noir qui procédaient à une transaction louche. L’un d’eux m’a surpris par derrière et m’a assommé. Ils m’ont ensuite forcé à avaler une drogue expérimentale supposée me tuer, mais qui m’a en réalité rajeuni. Pour éviter d’être retrouvé, je me suis réfugié chez toi, en espérant obtenir des informations sur ce groupuscule.

Il ne s’agissait là que de l’essentiel, bien sûr. Il n’avait pas mentionné son amitié avec Heiji ou bien l’arrivée de Haibara, par exemple, deux personnes à l’importance non négligeable dans sa vie.

Son amie, qui l’observait toujours, laissa après un bref instant de surprise échapper un rire léger, qui disparut lorsqu’elle remarqua son air sérieux. Elle le regarda alors avec une expression consternée, et les traits de son visage trahirent vite son irritation. Aucun doute qu’elle persistait à penser qu’il se moquait d’elle, ce que les paroles qu’elle prononça ensuite confirmèrent.

—    Tu te rends compte que ce que tu dis est complètement fou ? On dirait un scénario de film de science-fiction !

Elle se leva du banc, mais il lui attrapa le poignet, l’obligeant à se rasseoir.

—    Ran, je ne plaisante pas ! Si je suis dans mon corps d’adolescent en ce moment, c’est parce qu’une de mes connaissances teste justement un remède au poison.

Un peu dépité, il regarda ses mains. Dire que quelques moments auparavant il se réjouissait de retrouver son apparence d’origine ! Et maintenant, sa gorge se nouait en songeant que personne ne se rappelait sa présence. Bon sang, je ne voulais pas que les choses se déroulent comme ça… ! pensa-t-il en serrant le poing, frustré.

—    Ça ne change rien au fait que je ne te connais pas du tout, souligna-t-elle.

—    En maternelle, la classe Sakura, tenta-t-il avec un petit sourire peiné. C’est là que je t’ai rencontrée. Tu m’as confectionné un badge en papier, et quand tu me l’as tendu, ton sourire à cet instant précis…

Ses yeux bleus croisèrent ceux de Ran et l’admirèrent, mais elle paraissait perdue.

—    … Oui, quoi ? Qu’est-ce qu’il avait, mon sourire ?

La réalité rattrapa d’un coup Shinichi, qui sortit de sa transe, et agita les mains devant lui avec un rire nerveux.

—    Euh, rien. Rien du tout.

Je doute que tu le saches, mais…

… depuis le jour de notre rencontre, j’ai complètement craqué pour toi.

—    Après ça, nous sommes devenus amis, et avons grandi ensemble. Ta mère, avocate, s’est séparée de ton père, policier, quand tu avais sept ans, et tu es restée vivre avec lui ; il est devenu détective privé. Tu as commencé le karaté dans tes dernières années de primaire parce que tu admires l’un des champions de cette discipline, Satoru Maeda.

Un peu trop à mon goût, d’ailleurs, songea-t-il, la mine boudeuse. Son interlocutrice cligna des yeux, stupéfaite.

—    C’est incroyable, comment en sais-tu autant sur moi… ?

—    Je te l’ai dit, on se fréquente depuis l’enfance. Avec Sonoko. Il y a encore plein d’anecdotes que je peux te raconter.

Elle fronça les sourcils, et contrattaqua, comme si elle essayait de dénicher la faille qui lui prouverait qu’il se jouait d’elle. Peut-être aussi cherchait-elle un semblant de logique dans ce récit invraisemblable. On ne pouvait le lui reprocher.

—    Alors explique-moi pourquoi je n’ai aucun souvenir de toi ! Et pas seulement moi, mais les autres aussi !

À cette demande, Shinichi détourna le regard.

—    Crois-moi, si je le savais, je te le dirais sur-le-champ. Mais je n’en ai aucune idée.

Face à son désarroi et sa détresse si immenses, la karatéka se calma, et baissa la tête.

—    En maternelle, j’étais en classe Sakura avec Sonoko, c’est vrai. Mais je ne t’ai jamais croisé là-bas, et elle non plus, elle te l’a affirmé tout à l’heure. Tu as peut-être déménagé ailleurs et m’as confondu avec quelqu’un que tu connaissais ?

—    J’ai toujours vécu à Tōkyō, réfuta Shinichi d’un mouvement de main.

Et puis s’il ne s’agissait que de toi… Mais il y a Sonoko et les autres, je n’ai pas pu me tromper sur autant de monde. Ils m’ont tous oublié, et je n’arrive à trouver aucune explication logique.

—    Ton histoire est si surréaliste… souffla Ran encore déboussolée. Tu dois beaucoup aimer les mystères pour t’être mis dans une telle situation. Je n’arrive pas à croire que « ta » Ran puisse être amie avec toi et te supporter depuis si longtemps !

 Son rire léger et mélodieux tinta avec douceur et harmonie aux oreilles du jeune homme, qui sourit.

—    « Ma » Ran ? demanda-t-il d’un air plus sérieux.

—    Oui, celle que tu connais, et avec qui tu as partagé des souvenirs.

Pour moi, vous êtes la même personne… Cette distanciation que la jeune fille opérait entre eux l’insupportait, bien qu’il comprît son sentiment. Elle ne se rappelait pas de lui, menait depuis toujours une vie dans laquelle il n’existait pas, il ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle lui accordât à nouveau une place dans son existence, lui, un parfait inconnu pour elle, même s’il lui racontait la pure vérité depuis le début.

—    J’y pense, tes proches sont au courant de ce qui t’es arrivé ? Ça ne doit pas être facile à expliquer, une telle mésaventure…

—    Certaines le sont, oui. Par exemple mon voisin scientifique, mes parents, et mon meilleur ami Heiji Hattori.

La réponse surprit Ran.

—    Personne d’autre ? demanda-t-elle.

Le jeune homme devina au ton de sa voix qu’elle attendait quelque chose de plus, et il devina d’emblée où s’orientait la suite de la conversation… à son grand désespoir.

—    Et elle, est-ce qu’elle le sait ?

—    Tu veux dire, toi ? Désolé, ajouta-t-il lorsqu’elle le regarda avec les sourcils froncés, j’ai du mal à… vous considérer comme deux personnes différentes.

Il inspira un grand coup.

—    Non, je ne te l’ai jamais dit.

—    Pourquoi ?

—    Parce qu’Agasa m’a conseillé de garder le secret.

Cette justification énerva l’adolescente. Comme il s’en doutait.

—    Attends. Vous–Nous sommes censés être amis, et tu me caches une information aussi importante ?!

—    C’était pour te protéger !

—    Je suis une grande fille ! Pourquoi est-ce que tu déciderais à ma place de ce qu’il faut faire ?!

—    Parce que je t’aime !!!

La réponse claqua dans l’air, et la brune se figea aussitôt. Sa bouche s’arrondit, tout comme ses yeux azur, qui ne quittaient pas Shinichi. Il l’observait aussi, ses prunelles emplies d’une détermination sans égale. Puis, il porta son attention ailleurs.

—    Je t’aime, Ran, plus que quiconque en ce monde. Je t’aime depuis que je t’ai connue à la maternelle, et si jamais cette organisation remonte jusqu’à moi, ils me tueront ainsi que mes proches, et tu seras en tête de leur liste, avec ta famille et nos amis. Je refuse que ça arrive.

De nouveau, il plongea son regard dans le sien.

—    Je te connais, tu aurais voulu m’aider, et tu te serais mise en danger. Je voulais éviter de t’impliquer autant que possible pour que tu profites d’une existence normale, tu comprends ?

Cette fille avec toutes les qualités du monde méritait de suivre sa scolarité en toute tranquillité, pas de vivre à jamais dans la peur parce que l’ombre menaçante d’un groupe de terroristes planait sur elle. Il ne voulait pas cet avenir-là pour elle. Pour eux. Il voulait une vie paisible, avec un beau mariage, des enfants, une carrière respectable, et une retraite heureuse. Et c’est ce qui m’attendrait sans doute, si je n’avais pas suivi Gin et Vodka ce soir-là.

—    En réalité… j’ai déjà essayé de t’expliquer la vérité. Mais on m’a interrompu à chaque fois.

La première fois, le soir de sa transformation, il rentrait à l’agence avec Ran. Kogorō avait dévalé en trombe l’escalier après avoir reçu une nouvelle affaire, le coupant dans son élan. Puis, cette occasion où les Détectives Juniors l’avaient interrompu sans faire exprès alors qu’il comptait demander l’aide de Ran parce qu’une bombe menaçait d’exploser dans le train qu’ils empruntaient. Le troisième coup, la peine de Ran après une affaire éprouvante le touchait tant qu’il s’apprêtait là aussi à parler… mais un voleur insaisissable qu’il cherchait à attraper, connu sous le nom de Kid et avec qui il entretenait une relation de rivalité, s’était déguisé en lui pour maintenir sa couverture secrète. De manière étrange, il pressentait que sa prochaine tentative de révéler sa véritable identité se solderait une nouvelle fois par un échec.

Quelle malédiction. Il se sentait comme un prince transformé en grenouille qui s’efforçait de retrouver son apparence d’origine.

Interloquée, la sportive voulut lui répondre, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Bien que toujours choquée et contrariée par ce qu’elle venait d’apprendre, elle paraissait un peu mieux comprendre les raisons du jeune homme pour son silence, et apprécier qu’il eût au moins essayé, même sans succès, de la mettre dans la confidence. Cela expliquait pour beaucoup son comportement envers le docteur, tout à l’heure.

—    Je… J’ai besoin d’un peu de temps pour encaisser tout ça, souffla-t-elle en se levant du banc et en secouant la tête.

Sans attendre de réponse, elle s’éloigna, et il ne la retint pas. Il comprenait son besoin de réfléchir. Lui-même ignorait tout de la situation, et cherchait encore une explication cohérente à la soudaine amnésie qui touchait ceux qui le côtoyaient. Qu’est-ce que je suis censé faire, maintenant ? Il doit bien exister un moyen de rafraîchir la mémoire de tout le monde. Et s’il y a une personne qui peut m’expliquer comment, c’est Haibara. Le problème, c’est que j’ignore où elle se trouve en ce moment, ni même si elle se souvient de moi…

Il releva la tête. Devant lui, un garçon et une fille jouaient, et il ne put s’empêcher de les imaginer, lui et sa meilleure amie, à leur place. Sa bouche se courba en un sourire en songeant à cette période bénie, dont ne demeuraient plus dans son esprit que des images et des séquences parfois floues ou coupées. Il resta ainsi de longues minutes à ressasser le passé.

Ses pensées s’interrompirent d’un coup lorsqu’une masse glacée se plaqua sur sa joue gauche chaude, lui arrachant une exclamation de surprise, et il effleura par réflexe la zone concernée. Lorsqu’il tourna la tête, le visage de Ran, un sourire lumineux reflétant toute sa joie de vivre aux lèvres, lui apparut. Elle tenait dans sa main droite une canette de coca-cola sans doute achetée à un distributeur à proximité. C’était donc elle qui avait collé la boisson contre sa pommette…

Ses yeux brillèrent. Bon sang, il avait réalisé l’exact même geste quelques semaines plus tôt, lors de leur sortie à Tropical Land, tandis qu’elle observait le parc depuis des jumelles. Il la revoyait, si concentrée, son visage aux traits délicats, et ses fins sourcils haussés de surprise suite à sa petite plaisanterie. Quelle journée… Il ne savait pas s’il l’appréciait parce qu’il s’agissait tout de même d’une agréable sortie avec la fille qu’il aimait en secret, ou bien s’il la détestait, puisqu’il se retrouvait coincé depuis lors dans son corps d’enfant. Par sa propre faute, en plus.

Je ne peux vraiment que me blâmer moi-même pour mes ennuis, en fin de compte.

—    Shinichi ? Est-ce que ça va ? demanda Ran, soudain inquiète de son silence, en revenant s’asseoir près de lui sur le banc.

D’une main fébrile, il toucha sa tempe, brûlante.

—    Oui, ne t’en fais pas, la rassura-t-il dans un sourire.

Tranquillisée, l’adolescente glissa une des deux cannettes rouges glacées entre les paumes tièdes de son voisin. Le contraste de température lui arracha un petit cri, tandis que la fille de Kogorō décapsulait la sienne d’un geste rapide des doigts, et l’amena à ses lèvres rosées pour déguster le liquide contenu à l’intérieur.

Lui ne put s’empêcher de l’apprécier du coin de l’œil, admirant chaque partie, chaque élément, chaque molécule de son corps — afin de le mémoriser dans les moindres détails car il craignait tellement d’oublier —, affectionnant son parfum floral qui l’enivrait, contemplant ses longs cheveux bruns dont les puissants rayons du soleil embrasaient les reflets roux, déclenchant un incendie, cet incendie qui enflammait le cœur de Shinichi et continuerait à le consumer ainsi pour l’éternité.

Cependant elle remarqua son manège, et il détourna aussitôt le regard, ses joues s’empourprant d’un coup. Son attention se porta sur sa boisson, et une nouvelle fois les souvenirs du passé rejaillirent dans son esprit, et il poussa un soupir. Il voulait revenir à son époque, revenir à cette période insouciante où il profitait de la vie avec sa tendre amie et ignorait tout de cette maudite organisation d’hommes en noirs qui lui gâchait à présent l’existence.

—    Tu ne bois pas ? lui demanda-t-elle, en l’observant d’un air interrogateur.

—    Hein ? Oh, euh si si ! Bien sûr !

Aussitôt, il ouvrit son coca, le porta à sa bouche et commença à l’avaler, presque d’un trait, si le gazeux du soda ne l’avait pas contraint à marquer des pauses à intervalles réguliers. Il termina néanmoins assez vite, en même temps que sa camarade, qui jeta ensuite les deux conserves dans une poubelle juste à côté.

—    Donc, personne ne se souvient de toi… Je suis vraiment désolée… murmura-t-elle.

—    Eh bien, il y a bien Haibara, mais j’imagine qu’elle aussi a oublié mon existence.

Je ne vois pas pourquoi elle représenterait une exception. Son regard s’orienta vers Ran lorsqu’il n’obtint pas de réponse de sa part, et il constata avec une certaine anxiété son teint livide et son regard reflétant sa stupeur.

—    Haibara ? Tu veux parler d’Ai Haibara ?

—    Euh, oui. Tu la connais ?

Son silence n’indiquait rien de bon. Par instinct, les membres de l’adolescent se crispèrent, et une goutte de sueur froide glissa le long de sa nuque. Maintenant qu’il y repensait, l’inspecteur Mōri possédait un dossier sur elle, il l’avait aperçu dans son bureau tout à l’heure, mais l’adulte avait refusé de lui fournir plus d’explications.

—    Shinichi… commença son amie d’une voix lente et mal assurée. Ai… est décédée.

Ses yeux s’écarquillèrent, sa bouche s’ouvrit en grand.

Ai ?

Morte ?!

Sa tête tourna, l’oxygène lui manqua. Il ne se sentait pas bien.

—    Co–Comment ?

—    D’après le rapport d’autopsie, on lui a tiré dessus un soir. Les coups de feu ont attiré des passants, qui ont découvert son corps. Personne ne comprend pourquoi on a abattu une fillette en pleine rue. Papa a toujours pensé qu’il y avait quelque chose de louche, là-dessous, et il enquête sans relâche sur cette affaire depuis.

Kogorō… songea l’adolescent, les yeux brillants et son visage reflétant sa souffrance. Il tient à elle aussi dans ce monde-ci… L’homme possédait ses défauts, mais cela contribuait d’autant plus à exacerber ses qualités, comme sa loyauté et sa persistance. Ça explique aussi tous ces documents la concernant…

La disparition de la petite portait un coup au moral de l’aspirant détective. Certes, elle travaillait autrefois pour l’organisation, et jouait une part importante dans la transformation du garçon, puisque conceptrice du poison, mais elle essayait de se racheter. Sa sœur aînée, Akemi, était morte assassinée, et voilà que dans cet univers, sa cadette ne connaissait guère une fin plus enviable.

Pourquoi le sort s’acharnait-il contre des personnes qui ne demandaient jamais rien ?!

Avec difficulté, il tenta d’organiser le flux chaotique de ses pensées, tâchant de comprendre ce qui expliquait la mort de son amie. Tout avait commencé avec le meurtre d’Akemi par les hommes en noirs, auquel il avait plus ou moins assisté, d’ailleurs ; s’en souvenir lui soulevait le cœur avec une violence incroyable et brouillait sa vue. Il supposait qu’elle avait connu la même fin tragique dans cet univers ; rien n’indiquait qu’il en eût été d’une autre manière. Donc « cette » Ai, comme celle qu’il connaissait, avait en toute logique consommé l’Apotoxine dans l’optique de se suicider, avant de retourner à l’état d’une petite fille. Jusque là, rien ne changeait, et donc rien n’expliquait son décès.

Mais ensuite…

Haibara avait dès le départ suspecté que Shinichi avait rétréci au lieu de rendre l’âme – soupçons confirmés lorsqu’elle s’était rendue chez lui et avait découvert la disparition de ses affaires d’enfant –, et lorsque cela lui était arrivé aussi, elle avait marché jusque chez lui pour qu’il l’aidât, puisqu’ils traversaient la même épreuve. Mais il se cachait chez Ran depuis l’incident, et c’était par conséquent Agasa, le voisin des Kudō, qui l’avait recueillie.

Sauf que dans cet univers, personne ne se rappelait l’adolescent, ce qui tendait à prouver qu’il n’existait pas, pour une raison qui restait encore à déterminer. Et si Shiho n’avait jamais entendu parler de l’aspirant détective, alors, en rétrécissant… elle n’avait eu aucun endroit où se réfugier. Plus de sœur ni de famille, ni d’amis, ni de proches… Juste elle seule contre le monde.

Gin, Vodka et leur bande… Ils ont sans doute fini par la retrouver et l’exécuter.

Ce scénario expliquait assez bien les faits, même s’il glaçait le sang du garçon dans ses veines. Si j’avais imaginé que mon absence génèrerait de telles conséquences…

—    Toutes mes condoléances, murmura la brune à côté de lui. Vous étiez très proches ?

—    Elle travaillait avec les gens qui ont tenté de me tuer. C’est elle qui a créé le poison. Mais, lorsqu’ils ont exécuté sa sœur, elle les a quittés. Elle essayait de se racheter une conduite.

Il lui expliqua ensuite ce qu’il savait sur Ai, qui se trouvait dans la même situation que lui : une adolescente, qui, en essayant de se tuer en s’empoisonnant, vivait désormais sous les traits d’une écolière. Il ajouta que leur entente avait été compliquée au début, et le restait toujours, bien qu’elle s’améliorât peu à peu.

Sa camarade le regarda sans rien dire, hochant la tête tandis qu’elle assimilait ces nouvelles informations, puis ils levèrent les yeux vers le ciel. Est-ce que Shinichi pardonnerait tout à fait à la scientifique un jour, il l’ignorait, mais il ne pouvait pas l’abandonner à son sort.

La main de la sportive effleurant par inadvertance la sienne attira son attention. Elle le remarqua elle aussi, et la retira d’un coup. Chacun regarda avec soin dans une direction opposée, les joues en feu et osant à peine respirer.

—    Excuse-moi, je n’avais pas vu que je m’étais autant approchée…

—    Ne–Ne t’inquiète pas, il n’y a pas de mal.

Dans un geste lent, ils tournèrent la tête l’un vers l’autre afin de rétablir un contact visuel, mais une gêne plus qu’évidente transparaissait dans leurs traits.

Le lycéen avala sa salive lorsque ses yeux se posèrent une nouvelle fois sur la jeune fille. Elle conservait encore et toujours un charme fou qui l’enivrait. Elle représentait un véritable spectacle visuel, qu’il s’agît des couleurs, des formes, des proportions, ou bien d’autre chose. Il l’adorait aussi pour son caractère, fougueux, pur et sauvage, mais tempéré d’une douceur et d’un altruisme incomparables. Un mélange de force et de délicatesse pour lequel il fondait. Sans aucun doute, elle attirait les regards de tout le monde, apprêtée de façon aussi jolie que maintenant. Et elle savait se mettre en valeur.

Tous les deux continuèrent à se regarder en silence. Il sentit son cœur s’emballer, et, réalisant peu à peu l’intensité grandissante de l’instant, passa sa langue sur ses lèvres asséchées pour les humidifier. Il devinait ses joues se colorer avec fureur, et ne parvenait plus à réfléchir de manière cohérente. Seule l’envie à chaque fois plus puissante de demeurer pour toujours aux côtés de la jeune femme revenait en boucle dans son esprit. Alors, il appela son prénom d’une voix très affectueuse, et, avec lenteur, sans réfléchir, approcha son visage de celui de Ran, fermant les yeux.

Il ne pouvait pas résister. Ses sentiments passionnés débordaient de lui comme une tempête dont il ne maîtrisait plus aucun aspect. La présence de l’objet de ses désirs ne contribuait qu’à attiser l’ouragan qui déferlait dans tout son être. Lui, comme un naufragé sur un petit navire au milieu de ces flots déchaînés, se retrouvait submergé et coulait à pic. Ironie, celle qui provoquait ce tsunami représentait sa seule bouée de sauvetage dans ce raz-de-marée tumultueux.

—    Shinichi, qu’est-ce que tu fais ?

La voix de la jeune femme le coupa dans ses divagations. Le charme rompu, il réalisa qu’elle s’était reculée, et à présent plus éloignée de lui sur le banc, l’observait, à la fois très mal-à-l’aise et choquée. Il se redressa, interdit.

—    Tu as vraiment essayé de m’embrasser ?

—    Je… commença-t-il. Ran, je t’apprécie beaucoup, et…

De nouveau, il se pencha vers elle, posant avec fermeté ses mains sur ses épaules et se maudissant en son for intérieur de ne pas parvenir à trouver les mots justes pour expliquer à sa meilleure amie à quel point il l’aimait. S’il réussissait au moins à lui montrer qu’il resterait jusqu’à son dernier souffle à ses côtés… ! Il souhaitait lui parler, s’expliquer. Lui qui adorait dévoiler la vérité lors des enquêtes, pourquoi est-ce qu’il n’arrivait jamais à s’exprimer devant son amie ?

Elle représentait un cas difficile et épuisant qu’il lui serait impossible de comprendre même en étant Holmes. Comment déduire avec précision ce que renfermait le cœur de la personne qu’on aimait ?

—    Arrête, protesta-t-elle d’une voix chaleureuse mais ferme. Je ne peux pas…

Le regard de l’adolescent glissa sur la main de son interlocutrice. Il ne remarqua qu’à cet instant la bague dorée ornée d’une pierre précieuse violette qui scintillait sous les rayons du soleil.

Une bague de fiançailles.

—    Un autre homme partage ma vie, avoua-t-elle en baissant les yeux.

Il réalisa sur-le-champ de qui elle parlait.

—    Le docteur Araide, j’imagine ?

Dissimuler l’amertume qui perçait dans sa voix lui demanda un effort surhumain, et pourtant, elle la ressentit malgré tout, il le devina à l’expression de ses traits qui se tendirent, et au timbre plus distant de sa voix, un timbre qu’elle n’utilisait jamais avec lui.

—    En effet. Il m’a demandé en mariage quelques jours auparavant, dans le même restaurant parisien où mon père avait fait sa demande à ma mère.

Tu peux garder les détails, s’apprêta-t-il à lui riposter, mais il conserva cette phrase pour lui. Il ne souhaitait pas le moins du monde s’énerver contre sa dulcinée, et cela n’arrangerait pas ses affaires. Pourtant… Il s’éloigna d’elle, abattu et frustré.

—    Tu aurais pu refuser.

Ce reproche offensa la jeune femme.

—    Et pourquoi donc ?! C’est quelqu’un de charmant, je n’avais aucun motif pour décliner !

—    Si : moi ! protesta Shinichi en étendant les bras et en plantant ses yeux dans les siens.

—    Je ne te connaissais pas !

Hors d’elle, Ran se leva du banc et le foudroya du regard.

—    Je ne suis pas ta Ran, Shinichi, mais une personne, avec des sentiments ! Tu ne peux pas débarquer d’une autre réalité comme un parfait étranger et exiger que le monde tourne autour de toi !

—    Pourtant, toi tu es tout mon monde !

—    Je suis tellement ton monde que dans ton univers, tu ne m’as jamais parlé de ta transformation, alors ne me donne pas de leçons !

II ouvrit la bouche, sur le point de répliquer, mais se stoppa lorsqu’il réalisa avec une lucidité effrayante à quel point elle visait juste. Dans cette dimension parallèle, elle ignorait tout de lui et aucune raison ne justifiait qu’elle attendît après quelqu’un qui n’existait pas et ne viendrait jamais. Déjà dans sa ligne d’origine à lui, elle passait ses journées à espérer son retour, depuis plusieurs semaines qui se transformeraient en mois. Et elle souffrait beaucoup trop de son absence, même s’il cherchait à se donner bonne conscience en prétextant la protéger. Que voulait-il ? Blesser une nouvelle fois la fille qu’il prétendait aimer ? Il agissait comme un égoïste, comme un monstre.

Il détourna le regard, enfouissant sa tête dans ses mains. Cette part d’ombre qui ressortait de lui l’engloutirait s’il ne se reprenait pas. Il ne pouvait pas continuer ainsi.

—    Excuse-moi, Ran. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne devrais pas m’énerver et te reprocher des faits que tu ne contrôles pas.

Sa gorge se noua tandis que la karatéka, sa colère fondant comme neige au soleil face à son attitude désemparée, lui posait une main hésitante sur l’épaule, qui provoqua chez lui un léger tressaillement.

—    Ne t’inquiète pas. Je comprends ta réaction… enfin, je crois. J’imagine que je me comporterais de la même façon si tout ce que je connais me devenait tout à coup étranger.

Elle resta silencieuse, avant de s’asseoir sur le banc et de reprendre d’une voix douce :

—    Mais Shinichi, tu dois comprendre que les choses ici sont différentes, et l’accepter.

—    D’accord, mais qu’est-ce que je suis censé faire, maintenant ? Je ne sais même pas si je peux retourner « chez moi », ni même comment.

Le professeur Agasa pouvait peut-être l’aider, mais, comme les autres, il ne se rappelait pas du tout du fils des Kudō, et de plus il restait un scientifique, pas un génie qui pouvait arranger n’importe quel malheur d’un claquement de doigts. Cela aurait été si bien…

—    Tu sais, déclara-t-il en la regardant avec un sourire, quand je suis arrivé dans ce monde, tu étais la première personne que je suis allé voir. Je voulais à tout prix te parler à nouveau, et…

Les mots suivants se bloquèrent dans sa gorge, et il laissa échapper un cri de frustration. Il aurait tant aimé lui dire : « et t’avouer la vérité », mais il savait cela impossible. Ou plutôt, il le refusait. Tant que l’organisation des hommes en noirs existait, leur ombre menaçante planerait en continu sur Conan et ses proches, et il ne risquerait pas la vie de la personne la plus précieuse à ses yeux en lui exposant la vérité. Un jour, il lui raconterait tout, mais pour l’instant, elle se trouvait plus en sécurité en ignorant la situation, du moins le pensait-il.

Il le savait, cacher ainsi la vérité à l’adolescente était égoïste de sa part – elle méritait, comme ses parents et ses amis, de savoir de quoi il retournait, et lui préférait lui mentir comme si elle était en sucre, quand pourtant il la connaissait forte et obstinée. Elle n’était pas une petite princesse fragile, quand même ! Quel manque de logique et de rationalisme, pour quelqu’un qui se prétendait plus intelligent que la moyenne. Il soupira.

Tout ce qu’il voulait, c’était la protéger. Rien d’autre. La peur de la perdre d’un claquement de doigts le terrorisait.

—    Je te remercie, résonna la voix de la brune à ses oreilles, et il lui adressa un regard surpris. Même si je ne garde aucun souvenir de toi, ton attention pour moi me touche beaucoup.

Ses yeux brillèrent. Ran…

—    Et moi je suis heureux de t’avoir revue, répondit-il, sans la quitter du regard.

Pendant un moment, ils demeurèrent ainsi, sans parler, les yeux dans les yeux, indifférent au monde qui les entourait. Cela aurait sans doute duré longtemps encore, si le bruit d’un ballon tapant contre un poteau n’avait pas ramené les jeunes gens à la réalité de l’instant, au grand dam de Shinichi.

—    Il faut que je rentre, déclara la sportive en se levant. Papa, Tomoaki et Sonoko m’attendent.

Tandis qu’elle se retournait, il quitta lui aussi le banc d’un bond et lui attrapa le bras. Surprise, elle s’arrêta et se retourna vers lui, avec de grands yeux bleus interrogateurs.

—    Si je parviens à rentrer dans mon univers… je te promets que je te raconterai la vérité, affirma-t-il avec détermination.

Ce qu’il avait d’ailleurs eu l’intention de faire depuis le début, si le professeur ne l’avait pas convaincu que cela exposerait sa bien-aimée à un grave danger, et si personne ne l’avait interrompu lors de ses précédentes tentatives.

D’abord stupéfaite, Ran ne retint pas les larmes qui dévalèrent de façon ininterrompue ses joues et tracèrent sur leur passage des sillons sur sa peau claire. Elle combla en une fraction de secondes la distance qui les séparait, et l’enlaça avec tout l’amour du monde. Sentir son corps collé contre le sien donna le vertige à Shinichi, dont les émotions tourbillonnaient en lui plus que jamais, depuis son réveil. Combien de fois l’avait-elle serré ainsi, en tant que Conan… Il se rappelait avec précision de chacune d’entre elles.

Elle le relâcha. Il voulait rester calé contre elle pour toujours, mais savait cela impossible, alors il l’imita, à contrecœur.

—    Zut, constata-t-elle en essuyant de ses doigts le mélange de crayon et de mascara qui coulait sur sa peau. Ça m’avait pris des heures de me préparer. Maman va encore râler.

—    Moi je trouve que tu es très belle au naturel. Les produits de beauté sont superflus.

—    Dis donc, toi ! Un mot de plus et je romprais mes fiançailles pour sortir avec toi ! rit-elle entre deux sanglots.

Si seulement ça pouvait être vrai…

Les mains de sa camarade encadrèrent son visage, et ils plongèrent leur regard dans celui de l’autre, ne se préoccupant encore une fois plus de leur environnement, comme s’ils existaient dans une réalité parallèle, leur monde à eux, loin du moindre problème.

Elle s’approcha et, les yeux fermés, lui déposa un baiser sur la joue. Par ce simple geste, Shinichi sentit son cœur s’emballer dans sa poitrine, et il lui apparut difficile de réfléchir de manière sensée. Il appréciait tant ce geste, et en même temps, savoir que sa petite copine le quittait pour de bon détruisait dans la seconde chacune de ses pensées heureuses.

Ne me fais pas ça, Ran…

Elle s’écarta de lui.

—    Allez, cette fois je file.

Il hocha la tête, et la regarda rajuster sa sacoche sur son épaule et se diriger vers la sortie du jardin d’un pas léger, joyeux et assuré, s’éloignant de fait toujours plus de lui. Il se retint à grand-peine de quitter sa position et de se lancer à sa poursuite en criant son nom d’une voix désespérée, se contentant avec un sourire de façade de répondre au signe de main qu’elle lui adressait en guise d’au revoir. C’était donc cela qu’elle avait ressenti, lorsqu’il avait commis la tragique erreur de l’abandonner pour suivre Gin et Vodka lors de leur rendez-vous à Tropical Land ? Ce sentiment de ne plus jamais revoir la personne qui valait tout l’or du monde à vos yeux ? Comment pouvait-elle endurer ça depuis aussi longtemps ?

Puis, elle disparut de son champ de vision, et le cœur de Shinichi se fissura et se brisa en une multitude de morceaux qu’une éternité ne suffirait pas à recoller.

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