Et si je n'existais pas

Chapitre 4 : Explication

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Dernière mise à jour 05/01/2024 23:21

Chapitre IV – Explication


Ran était partie.

Pour de bon.

Resté seul assis sur le banc en bois, Shinichi soupira. Il menaçait de craquer et de s’effondrer d’une seconde à l’autre, mais il refusait de céder. Pleurer n’arrangerait rien, pas vrai ?

Ran… Elle a refait sa vie avec quelqu’un d’autre… Ça me paraît si surréaliste…

Il avait toujours imaginé qu’il passerait son existence aux côtés de la jeune femme, et ce depuis leur plus tendre enfance. La savoir dans les bras de quelqu’un d’autre lui brisait le cœur.

Cela le rassurait un peu qu’il s’agît du docteur Araide, plutôt que d’un inconnu. Il ne manquait pas de qualités, en particulier de gentillesse et de compassion, et ces deux-là se complétaient : ils partageaient les mêmes valeurs. Mieux valait cela qu’un goujat écervelé qui ne pensait qu’à l’argent et aux plaisirs charnels.

Cela n’apaisait pas les douleurs de son âme pour autant.

Et maintenant, que faire ? Il l’ignorait. S’accrocher à la femme qu’il aimait, voilà ce qu’il voulait au plus profond de lui, mais elle ne reviendrait pas plus parce qu’il la harcelait, au contraire, et il refusait de se comporter ainsi.

Son ventre qui gargouillait lui apporta la réponse. C’est vrai, j’avais oublié que nous étions dans les heures de déjeuner… Dans le tumulte des derniers événements, il n’avait pas réalisé que la faim le tenaillait de plus en plus. Trouver un casse-croûte pour reprendre des forces lui paraissait une bonne stratégie. Ensuite… il aviserait. Il se débrouillait toujours ; même sur des affaires complexes il parvenait à coincer le criminel. Je m’en sortirai, c’est sûr et certain, mais plus il se le répétait, moins il y croyait.

L’image d’un petit bar sans prétention près du lycée Teitan lui revint à l’esprit, et il décida de se rendre là-bas. Sans doute ne contribuerait-il qu’à s’infliger d’autres souffrances, mais rien ne lui importait plus, maintenant qu’il avait perdu la seule femme qu’il chérissait plus que sa vie, Ran.

Sans conviction, il se releva du banc, et, les mains dans les poches, quitta à son tour le parc, ne prêtant aucune attention au monde qui l’entourait. Réfléchissons… Vers qui me tourner ? Je pourrais retourner voir le professeur Agasa, mais rien ne me garantit qu’il acceptera de m’aider… Et possède-t-il seulement une machine en mesure de me renvoyer à mon époque ? Difficile à croire, mais pourtant des poisons capables de rajeunir les gens existent. Il lui fallait se conformer à cette nouvelle réalité, à présent. Il commençait peu à peu à comprendre qu’il ne retrouverait sans doute jamais son univers d’origine, et la peur lui brûlait le bas-ventre.

Ses pas le guidèrent sur plusieurs centaines de mètres jusqu’au restaurant qu’il cherchait, à l’angle d’un carrefour fréquenté. Il s’y rendait souvent avec Ran et Sonoko, après les cours, et parfois ils s’attardaient plus que de raison, pour les révisions de cours ou d’un contrôle à venir.

Y revenir seul… éveillait en lui un sentiment de solitude très désagréable.

Le patron avait changé quelques jours après le retour de l’aspirant détective en enfance, et ne le connaissait donc pas ; lui reconnut l’une des membres du personnel, mais les commandes l’affairaient tant qu’il n’osa pas l’interrompre, et se contenta de s’installer à sa table en attendant qu’on lui demandât ce qu’il souhaitait consommer. Il attrapa la carte présente devant lui pour choisir quoi déjeuner, et après quelques secondes de réflexion, opta pour un café bien serré et une tarte salée, spécialité du chef. Il frissonnait, et surtout il lui fallait quelque chose de chaud pour se remettre de toutes les informations découvertes depuis son arrivée dans ce monde qui devenait le sien.

Tandis qu’il reposait son menu, il aperçut, sur une table à proximité, un quotidien plié. Tiens, un journal ; la personne précédente a dû l’abandonner là. Ce serait une bonne idée de se renseigner sur les nouvelles du jour. En quelques secondes, il se leva, attrapa l’objet de papier et retourna à sa place. Voyons voir…

Il le déplia avec soin ; un cri franchit ses lèvres lorsqu’il lut les gros titres.

Plus précisément, l’image qui accompagnait la phrase provoqua en lui un véritable effroi. Il s’agissait d’une photo des trois victimes de ce fameux gang… et Shinichi, ou plutôt Conan ne les connaissait que trop bien.

Mais cela ne se pouvait.

Rendu frénétique par le choc, il tourna de façon si brusque les pages qui le séparaient de l’article – des faits mineurs sans importance – qu’il les déchira presque. Lorsqu’il repéra enfin le texte qui l’intéressait, il commença aussitôt sa lecture, rendu sourd par les battements de son cœur qui cognait à l’intérieur de sa cage thoracique, et ses mains moites de sueur.


« Les cambrioleurs responsables d’un triple meurtre toujours en fuite

L’affaire avait ému le pays entier, et même bien au-delà de nos frontières. Quelques semaines plus tôt, un gang de cambrioleurs avait dévalisé un grand magasin. Malheureusement, trois jeunes écoliers âgés de sept à huit ans, Ayumi Yoshida, Genta Kojima et Mitsuhiko Tsuburaya, se trouvaient aussi dans cet hypermarché. L’enquête avait permis d’établir que plus tôt dans la journée, le célèbre héros de dessin animé Kamen Yaiba était venu y faire des dédicaces à ses fans. Le jeune Genta avait perdu son autographe, et accompagné de ses deux amis, était retourné dans le commerce afin de le récupérer, malgré le fait que ce dernier était alors fermé.

Il avait été démontré grâce aux caméras de surveillance que les meurtriers étaient entrés peu après les enfants. Au cours de leur méfait, ils avaient repéré les trois enfants, qu’ils avaient ligotés et bâillonnés avant de les abattre à bout portant, d’après les rapports d’autopsie. À ce jour, l’enquête se poursuit, mais les différents relevés et analyses effectuées ainsi que les investigations n’ont, pour l’instant, permis de retrouver aucun des criminels impliqués dans ces homicides ; les enquêteurs espèrent que l’assistance d’un jeune détective brillant d’Osaka, Heiji Hattori, permettra une avancée dans ce dossier, et invitent quiconque posséderait des informations à en informer les forces de l’ordre.

En soutien aux familles des victimes, une marche blanche sera organisée dimanche dans la capitale, ainsi que dans plusieurs autres grandes villes du pays. »


L’adolescent ne réalisa qu’à la fin de sa lecture qu’il retenait sa respiration, et que les larmes coulaient avec lenteur sur ses joues, partant du coin de ses yeux bleus pour arriver jusqu’à son menton et s’écraser sur le journal.

Ayumi… ?

Genta… ?

Mitsuhiko… ?

… Morts ?

Ses lèvres formèrent en silence le mot, et un violent hoquet le secoua. Le Club des Détectives Juniors décimé dans son intégralité – enfin, sauf lui, mais cela ne changeait rien – c’était trop à supporter ; il ne parvenait pas à y croire. Il se rappelait cette histoire, sauf qu’il avait été là sous les traits de Conan pour protéger le trio imprudent contre ces assassins, que la police avait mis sous les verrous.

Mais dans cette réalité, à cause de son absence, les événements divergeaient, encore une fois.

… Pourquoi toutes les personnes qu’il appréciait et qu’il chérissait disparaissaient-elles les unes après les autres ?!

Essuyant ses joues d’un revers de main, il tenta de récupérer ses esprits. Il sentait les regards curieux des clients peser sur lui, et bientôt cette atmosphère l’étouffa. D’un bond, il se leva de sa chaise et quitta le café en courant. Une fois dehors, il emprunta une rue, n’importe laquelle, sans se retourner ni regarder derrière lui. Quelques légères gouttes de pluie éphémères l’accompagnèrent dans sa course, et il ne ralentit que de longues secondes après, lorsque son organisme tout entier lui hurla de reprendre sa respiration. Alors, il s’adossa à un mur de béton gris, et se laissa glisser jusqu’au sol, enfouissant sa tête dans ses genoux ramenés contre lui.

Il pleuvait dans la ville comme il pleuvait dans son cœur.

Lorsqu’il reprit contact avec la réalité, après un temps indéterminé, le vent se levait et dégageait le ciel qui reprenait une couleur claire.

Il se releva ; il ne pouvait rester ici, à se lamenter, cette attitude ne correspondait pas à celle du détective qu’il aspirait à devenir. Ces nouvelles atroces qui s’accumulaient lui portaient un coup au moral, mais il ne disposait pas du pouvoir de ramener les Détectives Juniors à la vie. Leurs meurtriers ne croupissaient pas en prison, et ceux de Haibara non plus… L’Organisation des Hommes en Noir sévissait toujours. Et cela devait concentrer tous ses efforts, il fallait que ces sales types et ceux de leur espèce payent. Pour tous leurs crimes odieux.

Et à bien y réfléchir, il existait peut-être quelqu’un dont il pouvait compter sur le soutien.

La célèbre avocate et mère de Ran, Eri Kisaki.

Ses talents juridiques s’avéreraient précieux, si elle acceptait un jour de l’aider à coincer ces malfrats de malheur. Et peut-être qu’elle lui prodiguerait aussi des conseils sur sa situation compliquée avec la karatéka, dans son univers d’origine comme dans celui-ci.

Il faut que je lui rende visite, décida-t-il. Mais où aller ? Il ignorait l’adresse de son cabinet, et tout autant si elle s’y trouvait.

Un objet attira son attention tandis qu’il observait les alentours. Là-bas ! C’est une cabine téléphonique ! Il se dirigea d’un pas rapide dans cette direction, et sourit lorsqu’il remarqua un épais volume sur une petite étagère en bois. Un annuaire ! Les informations que je cherche se trouvent peut-être dedans. Les pages défilèrent, et au nom de Kisaki, il trouva en effet un numéro professionnel ainsi que l’adresse et les horaires d’ouverture de l’établissement ; il les nota sur un morceau de l’annuaire qu’il déchira et enfourna dans sa poche. Voilà ! Si je pars maintenant, j’arriverai dans les temps. Avec hésitation, il regarda le combiné, se tâtant à appeler, mais se retint. Elle ou sa secrétaire risquaient de s’opposer à sa venue si elles ne le croyaient pas, et de toute façon, le phénomène qu’il expérimentait en ce moment ne se résumait pas en quelques mots au téléphone. Autant arriver à l’improviste, et il déciderait une fois sur place.

Il sortit de la cabine, remarquant avec un pincement au cœur à quel point elle ressemblait à celle près de l’agence de détectives qu’il utilisait de temps à autre pour appeler Ran, et se dirigea un peu au hasard des rues vers le prochain arrêt qu’il rencontrerait.


*


Les lueurs du soleil avançant avec assurance dans le ciel de l’après-midi l’accueillirent lorsqu’il descendit du bus, avec d’autres personnes. Comme d’habitude, le célèbre quartier de Shibuya ne manquait pas d’animation ; au moins il existait des constantes, dans cet univers qui sonnait de manière encore si étrange pour lui.

Il regarda le morceau de papier sur lequel il avait griffonné l’adresse du cabinet, qui elle non plus n’avait pas changé, de ce dont Shinichi se souvenait. Il ne connaissait le coin que parce qu’il accompagnait parfois Ran pour du shopping. Enfin, avant, du moins. Le secteur regroupait toutes les boutiques préférées de sa belle, et lui y trouvait parfois aussi des vêtements élégants mais simples et confortables avec lesquels s’habiller.

Après une dizaine de minutes de marche, il arriva devant un immeuble moderne, à la façade impeccable, et qui se fondait très bien dans le décor. Aucun doute, le lieu qu’il cherchait se trouvait là. Un rapide coup d’œil aux noms sur l’interphone acheva de le convaincre, et il s’apprêtait à appuyer sur l’un des boutons lorsque quelqu’un ouvrit soudain la porte pour sortir. Profitant de l’occasion, il s’engouffra dans le bâtiment.

Il se retrouva dans un vaste hall d’accueil, qui le laissa admiratif. Tout en contemplant les lieux, il se dirigea vers l’ascenseur qu’il repéra assez vite, et lui indiqua l’étage désiré – une chance que cette information figurât dans l’adresse – qu’il atteignit en quelques secondes.

Elles lui parurent nonobstant interminables tandis qu’il imaginait son imminente rencontre avec Eri Kisaki. Il supposait qu’à l’instar des autres, elle ne se rappelait pas son existence. Lui par contre conservait des souvenirs très vivaces d’elle, surtout petit, lorsqu’elle le grondait parce qu’il entraînait Ran dans mille et unes aventures et que tous les deux revenaient salis et extenués de leurs sorties en extérieurs. Dire qu’elle le terrorisait à l’époque relevait de l’euphémisme. Plus sérieusement, il admirait son intelligence ; elle rivalisait avec lui, et méritait son incroyable et excellente réputation ; de ce côté-là, sa fille tenait beaucoup d’elle.

On y est ! constata-t-il lorsque l’ascenseur afficha le numéro de palier qu’il visait. Les portes s’ouvrirent avec une petite sonnerie, et il sortit de la cabine, son cœur tambourinant avec ardeur contre sa poitrine. D’un pas hésitant, il s’engagea dans le couloir, jetant un œil aux différentes portes toutes fermées croisées en chemin pour vérifier s’il s’agissait de celle qu’il recherchait. De temps à autres, de la lumière filtrait sous celles-ci, unique preuve attestant de la présence d’individus, car il ne rencontra personne.

Il atteignait le bout du corridor, lorsque l’une desdites portes, la seule ouverte, attira son attention. Je crois bien que c’est celle-ci, songea-t-il en la poussant un peu plus, et en passant sa tête dans l’entrebâillement. Avant qu’il ne prononçât le moindre mot, une voix fraîche aux accents doux l’interpella.

—    Entre, je t’attendais.

Reconnaissant d’emblée la voix de la mère de sa petite amie, il s’exécuta.

Le bureau de cette dernière, comme le hall, ne manquait pas d’espace, et surtout offrait une vue incroyable sur Shibuya grâce aux immenses fenêtres qu’il possédait. L’avocate siégeait à son secrétaire en L, sur lequel reposaient son ordinateur ainsi que quantités d’ouvrages et de dossiers tous organisés et empilés avec soin. Un papier peint vert tapissait les parois, et une plante à la longue tiges et aux feuilles développée, installé dans un pot en terre cuite de couleur claire, occupait le coin inférieur gauche de la pièce, suivie d’un enchaînement de placards qui longeait le mur, accompagné d’un tableau aux teintes mauves représentant la mer. À droite, une table basse en bois encadrée par deux canapés moelleux invitait les visiteurs à s’asseoir.

—    Vous m’attendiez ? demanda le jeune détective, étonné de l’absence de surprise ou de peur de son interlocutrice.

Cette dernière consultait un dossier. D’après les informations gravées au marqueur dessus, il réalisa qu’il s’agissait de celui des meurtres des trois enfants. Eri s’occupe de cette affaire ? Les parents ont dû la choisir pour les représenter pendant l’enquête.

… Ça me rassure que ce soit elle. Avec Heiji aussi sur le coup, ils réaliseront des merveilles.

—    Ran m’avait prévenue de ta potentielle arrivée. Elle m’a beaucoup parlé de toi… Shinichi, c’est cela ? Assis-toi, je t’en prie.

D’un geste de la main, elle lui désigna l’une des deux chaises en face d’elle tandis qu’elle reposait le classeur sur le plan de travail. Il demeura un instant interdit, mais se décida en fin de compte à en tirer une et à s’installer. Rien ne pressait ; plus personne ne l’attendait, il disposait de tout son temps. Et il n’était pas arrivé jusqu’ici pour repartir aussitôt, surtout que la femme de Kogorō représentait à présent le seul allié vers qui il pouvait se tourner.

Elle restait fidèle aux souvenirs qu’il conservait d’elle : des cheveux brun clair enroulés en un chignon, des lunettes rectangulaires derrière lesquels brillaient des yeux mélange de ciel et d’argent, un ensemble tailleur-jupe violet par-dessus un col roulé. L’âge rendait les traits de son visage moins fin, mais elle conservait une beauté intemporelle que certains lui enviaient sans aucun doute.

Pour l’instant, elle se contentait de l’observer de ses yeux perçants, son menton posé sur la pyramide formée par ses mains jointes, ses coudes reposant sur le plan de travail.

—    Alors Ran vous a parlé de moi ? demanda l’adolescent, nerveux, pour tenter de lancer la conversation avant que le silence ne devînt trop pesant.

—    En effet. Je te sers quelque chose à boire ? demanda-t-elle en se relevant. Thé, café ?

—    Juste un verre d’eau, ça ira.

Elle acquiesça, et se dirigea vers la fontaine à eau noire installée dans un coin de l’office. Il en profita pour lui demander des précisions.

—    Elle m’a dit qu’elle avait rencontré quelqu’un de spécial – elle insista bien sur ce mot – du nom de Shinichi, qui avait déboulé ce midi sur le lieu de travail de Kogorō et prétendait la connaître depuis l’enfance. Ça la travaille beaucoup, conclut-elle avec gravité, lui tendant dans le même temps le verre d’eau qu’il attrapa en la remerciant, buvant une gorgée avant de le reposer devant lui.

Comme elle n’ajoutait rien d’autre, et face à son expression paraissant contrariée, le jeune homme se sentit obligé de se justifier.

—    Je ne mens pas ! Je suis vraiment proche d’elle. Mais elle ne se souvient pas de moi, et mes amis non plus, parce que je viens d’un autre univers, et je sais que c’est complètement stupide mais je… n’ai plus personne, à part vous. J’imagine que vous ne me reconnaissez pas, vous non plus.

Le peu d’espoir qui brillait encore dans son regard s’éteignit lorsqu’elle secoua la tête. Même s’il avait escompté une telle réponse, cela lui portait un coup au moral, un de plus sur la liste.

—    Non, ton visage ne me dit rien. Néanmoins…

Il reporta son attention sur elle, curieux, et constata avec étonnement qu’elle lui adressait un sourire très doux, le même que celui de sa fille tous les jours, surtout lorsqu’elle parlait d’un air rêveur de Shinichi – dont les joues rougirent avec force à cette pensée. Elles se ressemblaient de manière frappante.

—    Ça ne signifie pas que je ne te crois pas.

Ses yeux s’écarquillèrent. Oh !

—    Vous me faites vraiment confiance ?! demanda-t-il en se levant de sa chaise et en posant ses deux mains sur le bureau.

Par ce geste, il manqua de renverser son verre en plastique. Seuls quelques centimètres séparaient désormais son visage juvénile de celui plus mature de l’avocate. Déstabilisée par cette réaction soudaine, elle recula un peu, par réflexe. L’adolescent le remarqua et s’excusa en passant une main dans sa tignasse avec un sourire gêné. Quel garçon particulier, songea-t-elle tandis qu’il se rasseyait dans sa chaise. Et il assurait entretenir des liens avec sa fille, et elle par la même occasion, depuis son plus jeune âge ?

Cela la surprenait moins que ça n’aurait dû, en toute honnêteté.

—    Je ne vois pas pourquoi tu mentirais, répondit-elle en croisant les bras, encore moins face à une avocate. Et tu n’aurais jamais pu inventer ces faits que tu as racontés à Ran sur sa vie.

—    … Merci. Vous n’imaginez pas à quel point vos mots me font plaisir. Vous êtes la dernière personne vers qui je peux encore me tourner…

L’émotion transparut de plus en plus au fil de sa phrase, et il attrapa le verre devant lui pour boire une nouvelle gorgée, en essayant de se calmer.

—    Shinichi, si je pouvais t’aider, je le ferais, vraiment, mais je ne vois pas ce que je peux t’apporter…

À vrai dire, il l’ignorait aussi. Je pensais qu’elle me donnerait un coup de main pour démanteler l’organisation, mais je n’ai aucune idée de l’endroit où ils se trouvent. Et je ne me le pardonnerais jamais s’ils attaquaient ou assassinaient Eri. Elle ne disposait d’aucun moyen de le ramener chez lui non plus. À la limite, il pouvait la supplier de persuader sa fille de rompre son mariage avec le docteur, mais l’une comme l’autre s’y opposeraient, et puisque Ran paraissait si heureuse, il refusait de lui briser le cœur.

Par ailleurs, il s’estimait déjà heureux et chanceux que madame Kisaki acceptât de le recevoir ; il s’étonnait qu’elle ne lui eût pas reproché d’entraîner son enfant dans une histoire louche qui ne la concernait pas. Mais dans cette réalité-ci, l’adolescente profitait d’une vie sans encombre, au-delà de toutes les espérances, donc en théorie… on ne pouvait rien reprocher à Shinichi qui n’avait jamais existé, ce qui expliquait peut-être le calme de son interlocutrice.

Son attention se porta sur un cadre photo en bois, identique à celui aperçu plus tôt chez les Mōri, assez tourné vers le lycéen pour qu’il aperçût le cliché qui reposait dedans. Il représentait l’avocate, allongée dans un lit d’hôpital, son mari à côté d’elle avec sa main droite posée sur son épaule, et penché l’air béat sur le paquet qu’elle tenait dans ses bras, un bébé enveloppé dans des couvertures. Ran bébé.

—    Alors, vous et Kogorō, hein ?

Elle suivit son regard et remarqua la photo ; un sourire illumina son visage.

—    On se connaît depuis qu’on est petits. C’était un vrai idiot et égoïste, mais il montrait tant de bravoure et d’intelligence, quand il le voulait…

Je veux bien le croire. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte à de nombreuses reprises. Le cœur de Shinichi se serra. La manière dont la trentenaire décrivait son compagnon… Cela lui rappelait la relation entre lui et sa meilleure amie.

—    Il m’a demandé en mariage le jour de mes dix-huit ans.

—    Vraiment ?

D’un mouvement de tête, elle acquiesça.

—    L’été avant, mes parents étaient partis s’installer en France. Ils m’avaient demandé de les suivre, mais je fréquentais déjà Kogorō à l’époque, alors j’avais refusé. Mon anniversaire cette année-là tombait un week-end, et il m’avait fait la surprise d’un voyage à Paris.

Son regard devint rêveur, et Shinichi lui-même sentit ses joues chauffer avec ardeur.

—    Le soir du quinze octobre, il m’a emmené dîner au Jules Verne, le restaurant gastronomique au deuxième étage de la Tour Eiffel. Et à la fin, après le dessert… C’est là qu’il s’est agenouillé et m’a demandée en mariage.

Eh bien… Kogorō ne plaisante pas quand il s’y met !

—    Tu as l’air étonné, remarqua Eri en le regardant d’un air amusé.

—    Disons que je ne pensais pas Kogorō si romantique, avoua-t-il avec un petit rire gêné. Vous vous disputiez beaucoup, et vous vous êtes séparés quand Ran était encore en primaire, et dans mon univers, vous l’êtes encore.

—    Tu parles de cet incident avec le tueur en série ? Kogorō a été un vrai goujat à ce moment-là ! Mais, avec le mariage de Ran, les choses se sont arrangées et nous nous sommes remis ensemble. C’est drôle comme l’amour des uns recolle celui des autres, n’est-ce pas ?

—    Je pense plutôt que vous n’avez jamais cessé de vous aimer.

Les joues de son interlocutrice rougirent d’un coup tandis qu’elle détournait le regard en murmurant un vague « peut-être ». En d’autres circonstances, le jeune homme n’aurait pas retenu un rire, mais la relation des parents de la karatéka le renvoyait de manière troublante à celle qu’il entretenait avec elle, et le rappelait à sa situation.

Oui, que de parallèles ! Il ne s’était jamais douté qu’Eri avait refusé de quitter le Japon par amour, mais il comprenait mieux que personne son sentiment, car ses parents aussi lui avaient proposé de venir vivre aux États-Unis avec eux, offre qu’il avait déclinée pour rester auprès de son amie. En outre s’ajoutait le fait que Shinichi ambitionnait de devenir détective, comme l’était le père de Ran. Si cette dernière choisissait de devenir actrice – et elle paraissait bien partie pour – elle occuperait le même métier que la mère de Shinichi autrefois.

Ces petites similitudes le troublaient, mais dans le bon sens du terme. Il les appréciait beaucoup.

—    Tout va bien, Shinichi ? Tu as l’air un peu perdu.

Les mots de l’avocate le tirèrent de ses pensées. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire triste.

—    Oui, ne vous inquiétez pas. C’est juste que vous me rappeliez ma relation avec Ran. Je comptais aussi la demander en mariage dans le restaurant dans lequel mon père a demandé la main de ma mère.

Le docteur Araide a juste été plus rapide. Il s’attendait à de la réprobation de la part de son interlocutrice, mais à la place elle lui adressa un sourire encourageant qui le réconforta.

—    Je suis sûre que ça arrivera un jour. Comme pour Kogorō et moi, et tes parents.

—    … Je l’espère aussi. Déjà que ma mère Yukiko n’arrête pas de me taquiner à ce sujet…

Eri se redressa sur sa chaise.

—    Tu as dit « Yukiko » ?

Il hocha la tête.

—    Oui, Yukiko Fujimine. C’était une actrice connue au Japon, avant qu’elle ne se marie et arrête sa carrière.

D’ailleurs, je n’ai jamais compris son choix. Elle aurait pu continuer encore longtemps dans le monde du spectacle, avec son talent. Elle lui répétait souvent avoir fait cela pour passer plus de temps avec sa famille, mais il en doutait ; trop d’autres possibilités permettaient de justifier pourquoi elle avait quitté ce travail.

—    Comment s’écrit son nom ?

Surpris par la question de l’avocate, il attrapa cependant une feuille vierge d’un petit bloc-notes, ainsi qu’un superbe stylo plume en argent dont l’inscription sur le côté indiquait qu’il s’agissait d’un cadeau de Ran à sa mère pour son anniversaire, et commença à tracer les signes composant le patronyme complet de sa génitrice.

—    Ces caractères… Il n’y a aucun doute possible, constata Eri, les yeux rivés sur la feuille.

—    Vous la connaissez ?

Shinichi avait posé cette question en en devinant plus ou moins la réponse. Au vu de la notoriété de Yukiko, même alors qu’elle n’exerçait plus, tous les Japonais ou presque savaient son identité, y compris de loin.

—    Bien sûr. Je la connais très bien, c’est ma meilleure amie. Nous étions ensembles au lycée, et nous avions même concouru pour le titre de plus belle fille de notre classe, s’amusa-t-elle.

Je ne savais pas qu’elles se connaissaient depuis cette époque…

—    Par contre… À ma connaissance, Yukiko ne s’est jamais mariée, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils tandis qu’elle relisait la feuille. Et elle n’a jamais eu d’enfant non plus.

Quoi ?!

—    Ce n’est pas possible. Elle a rencontré mon père et l’a épousé quand elle avait vingt ans. Il s’appelle Yusaku Kudō.

—    Le célèbre écrivain ? demanda Eri en haussant les sourcils. J’apprécie beaucoup ses romans. Mais je n’ai pas le souvenir qu’il ait une femme.

L’aspirant détective ouvrit la bouche pour répondre quelque chose, mais ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il réalisa que les propos de la mère de Ran tenaient la route.

Ça colle à la perfection. En effet, si elle disait la vérité, cela apportait la réponse à la grande inconnue de cet univers : pourquoi Shinichi Kudō n’existait pas. Sans la rencontre de ses parents, sa naissance n’avait jamais eu lieu.

La force de cette évidence le frappa de plein fouet et il posa une main sur son front chaud.

—    Shinichi, tu te sens bien ? s’inquiéta la trentenaire en face de lui.

Elle s’apprêtait à se lever, mais il la rassura d’un geste de la main.

—    Ne vous en faites pas, j’ai juste… besoin de temps pour encaisser la nouvelle.

Qu’avait-il bien pu se passer pour que le destin des adultes ne se liât jamais ? Des milliers de raisons pouvaient l’expliquer. Un geste différent, au mauvais moment, suffisait parfois à provoquer le basculement de deux existences, et à en impacter tant d’autres. Peut-être que les astres, capricieux, peut-être même des divinités supérieures, s’amusaient à tisser, nouer, délier et couper les fils de la vie de chacun à leur guise, et à provoquer autant de joies que de pertes. Et les humains, pauvres mortels, subissaient impuissants ces aléas du sort et ces coups imprévisibles décidés par plus puissant qu’eux. Même les plus courageux et les plus téméraires n’en sortaient pas indemnes.

—    Je comprends, souffla-t-elle avec douceur. Reste ici le temps que tu veux ; il y a même de la place pour dormir.

—    Merci beaucoup, Eri.

L’adolescent la regarda avec gratitude. Il découvrait une nouvelle facette de la personnalité de la femme de loi, qu’il côtoyait pourtant si peu, pour ainsi dire jamais, auparavant. Devant tant de gentillesse, il manqua de s’écrouler sur la table et de s’effondrer en larmes, tant ses émotions l’épuisaient, mais il se ressaisit au mieux et inspira. Cette simple inhalation l’apaisa un peu, et de plus il se sentait bien, dans ce bureau qu’il trouvait accueillant.

—    Je suis heureuse qu’il existe un univers où Yukiko ait eu un garçon. J’ai toujours pensé qu’elle serait une excellente mère.

Chaque jour, je pense la même chose avec Ran. Je ne m’imagine pas dans un univers où elle n’existe pas. Je n’imagine pas d’univers où elle n’existe pas tout court, d’ailleurs.

—    Elle l’est. Elle ne se gêne pas pour m’embarrasser en public, mais elle est extraordinaire. Comme vous l’êtes avec votre fille.

Ils échangèrent un sourire, dont une sonnerie troubla la complicité. Il s’agissait de celle du fixe professionnel d’Eri, qui décrocha le téléphone avant de le coller à son oreille.

—    Allô ? Ah, chéri, c’est toi. Tout va bien ?

Shinichi, trop éloigné, n’entendit pas la réponse prononcée à l’autre bout du combiné, mais les yeux de l’avocate s’écarquillant d’effroi ne suggéraient rien de positif.

—    Quoi ?!

Ses doigts se resserrèrent sur le téléphone, et l’adolescent se crispa sur sa chaise tandis que la conversation se poursuivait.

—    Tu as appelé l’inspecteur Megure ? … D’accord. Il n’y a aucun indice ?

On dirait bien qu’il y a un problème. Mais je n’ai pas la moindre idée de ce dont il s’agit, songea-t-il. Il tenta de parler à la femme de loi, mais elle lui indiqua d’un geste de l’index de patienter, et il se rassit, très frustré. Rah, je ne supporte pas qu’on m’écarte comme ça ! pesta-t-il en serrant les dents, ses mains dans ses cheveux.

—    Un mot sur la table, tu dis ? Attends.

Avec vivacité, elle attrapa le morceau de papier et le stylo plume utilisés par son visiteur plus tôt, et commença à écrire, le téléphone calé entre sa tête et son épaule.

—    Voilà, je note... Très bien, je te rappelle si j’ai du nouveau. Tiens-moi au courant !

D’une main tremblante, elle raccrocha.

—    Qu’est-ce qui se passe ? demanda aussitôt le lycéen.

Elle parvint à peine à le regarder et à soutenir son regard.

—    Ran… a disparu.

Le sang du jeune homme se glaça dans ses veines. Ce n’est pas vrai ! Il se leva d’un bond et posa ses deux mains sur la table.

—    Qu’est-ce qui s’est passé ?! Où est-elle ?! Où est Ran ?!

La terreur le gagnait tant qu’il ne se maîtrisait plus.

—    Personne ne le sait. Mais elle a laissé ce message, c’est peut-être une piste.

Elle voulait parler de l’inscription qu’elle venait de transcrire sur le post-it, et qu’elle lui tendit. Le cœur tambourinant à mille à l’heure dans sa poitrine, il la lut et la relut des dizaines des fois.

Je suis allée là où tout a commencé

Il ne s’agissait que d’un peu d’encre sur un papier, mais s’il ne discernait pas la vérité derrière ces suites de lettres… il craignait le pire. Il se moquait bien de sa propre situation, mais Ran… il refusait qu’il lui arrivât le moindre ennui, il ne le tolèrerait pas.

D’après ce qu’Eri lui rapporta des propos de Kogorō, la jeune fille avait quitté son domicile familial sans prévenir personne, et sans son téléphone. Cela ne lui ressemblait pas, et tout le monde s’inquiétait pour elle.

—    Ran, mon dieu… Où peut-elle être ?

« Je suis allée là où tout a commencé »… Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?! Réfléchis, Shinichi, réfléchis !

—    Ne t’éloigne pas à nouveau, d’accord ? La prochaine fois, tu risques de me perdre de vue pour de bon.

—    Ça va ! Ce n’est pas grave si je m’égare, tu seras toujours là pour me retrouver, n’est-ce pas ? Tu es un grand détective, après tout !

Voilà ce souvenir qui remontait à la surface alors qu’il devait se concentrer sur autre chose. Pourquoi y repenser maintenant ? Ils passaient tous les deux une soirée agréable à–

Ses yeux et sa bouche s’arrondirent d’un coup.

Mais oui ! Bien sûr !

—    Shinichi, attends, où vas-tu ? l’appela Eri tandis qu’il se précipitait à toute vitesse vers la porte de sortie.

—    Je sais où se trouve Ran, je vais la chercher ! Ne vous en faites pas, je reviens tout de suite !

Il la salua d’un signe de main et quitta la pièce.

Attends-moi, Ran, j’arrive !

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