Et si je n'existais pas

Chapitre 5 : Résolution

Chapitre final

6149 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 23/01/2024 15:48

Chapitre V – Résolution


Là où tout a commencé.

Ce ne pouvait être qu’à un seul endroit.

Dès sa sortie du bureau d’Eri, Shinichi avait couru dans le couloir jusqu’aux escaliers – pas le temps d’attendre l’ascenseur – et avait dévalé quatre à quatre les marches jusqu’à atteindre le rez-de-chaussée et traverser le hall à toute allure sous le regard d’incompréhension des quelques personnes présentes, appuyer sur le bouton pour ouvrir les portes et sortir. Sa course avait continué jusqu’à l’arrêt de bus où il était descendu tout à l’heure. Le véhicule arriva quelques minutes plus tard, à sa grande satisfaction, et il sauta dedans, avant de s’affaler sur la première place vide qu’il trouva.

Le paysage urbain de Tōkyō défilait derrière les vitres, tantôt familier, tantôt inconnu, mais restant à peu près le même. Les hauts buildings et les bâtiments modernes se succédaient les uns à la suite des autres, et les piétons apparaissaient et disparaissaient en un éclair. Le ronronnement du car berçait les passagers, dont certains, épuisés par leur journée de travail, somnolaient. D’aucuns regardaient par les fenêtres, des écouteurs vissés sur leurs oreilles.

La panique gagnait trop Shinichi pour qu’il comptât parmi ces gens-là. Il ne cessait de penser à Ran et de s’angoisser pour elle, et priait tous les dieux qui existaient dans l’univers pour qu’il ne lui fût rien arrivé ; il savait mieux que quiconque à quel point les choses pouvaient basculer avec une rapidité effrayante.

Tiens bon, Ran… !

S’il ne s’était pas contenu, il aurait quitté son siège et bondi sur le conducteur pour lui hurler de rouler plus vite, et aurait sans doute sauté hors du car, mais sa raison lui intimait de garder son sang-froid et d’attendre le bon moment pour descendre.

Après un moment qui lui parut une éternité, l’arrêt tant attendu par l’adolescent s’afficha en lettres rouges sur le cadran destiné à cet effet. À peine les portes s’ouvrirent-elles qu’il sortit en trombe sans prendre la peine de remercier le chauffeur et entama un sprint sur plusieurs centaines de mètres, évitant avec autant d’agilité que possible les personnes qu’il croisait et lâchant quelques excuses d’un air gêné lorsqu’elles s’emportaient contre lui. Mais il n’avait pas le temps, il devait atteindre sa destination.

Et enfin, après tant d’efforts, il y parvint.

L’obscurité naissante engloutissait presque tout, mais il distingua l’entrée, où se trouvaient des kiosques aux toits rose pastel occupés en journée par les caissiers qui délivraient des tickets contre de l’argent ; le jeune homme jugeait d’ailleurs les tarifs exorbitants. Au-dessus des tourniquets, dernier rempart contre l’accès à un monde enchanté, figurait une inscription en grosses lettres jaunes : « Tropical Land ».

Ran ne pouvait se trouver qu’ici.

Là où tout avait commencé.

Bien sûr. Leur premier rendez-vous au parc d’attractions. Shinichi avait expliqué plus tôt à Ran leur virée dans ce lieu de loisir très prisé des habitants comme des touristes, et son agression avec Gin et Vodka alors qu’il les espionnait en train d’effectuer une transaction louche. L’histoire avait débuté ce soir-là, son amie l’avait compris aussi, et elle s’était rendue là-bas, pour une raison qu’il ignorait.

J’espère que je ne me trompe pas dans mes déductions. Si jamais Ran n’est pas là je…

Non, je la retrouverai coûte que coûte.

Il traversa l’esplanade vide de monde, courut jusqu’aux tourniquets qu’il escalada sans difficultés, et, une fois de l’autre côté, se remit à sprinter, tâchant de respirer au mieux pour tenir le rythme et ne pas finir essoufflé. Mais il pratiquait le football, avant, alors il ne manquait pas d’entraînement dans le domaine.

Après quelques minutes de course en direction du grand château, attraction phare qui occupait le centre du parc, il réalisa qu’il ignorait où se trouvait sa précieuse amie. Il ne connaissait pas l’endroit par cœur, et le soir, s’y repérer représentait une tâche ardue, d’autant qu’aucun indice ne lui permettait de savoir où la jeune fille patientait.

Perdu, il ralentit le rythme, et observa les alentours. Elle n’est sûrement pas loin. Nous avions emprunté ce chemin quand nous avions fait notre dernier tour de manège ensemble. Au moins s’estimait-il heureux que quelques lampadaires prodiguassent un peu de lumière, car le silence qui régnait, troublé juste par le silence d’une chouette ou de criquets, ne le rassurait pas, même s’il ne se considérait pas froussard… Moins qu’une certaine fille de détective qui croyait aux fantômes, en tout cas, mais il l’aimait à la folie.

Marchant à vive allure, il suivit le sentier sur lequel il se trouvait. Il ne sut pendant combien de temps, mais il s’arrêta lorsque, au milieu d’une grande place circulaire, il la vit.

—    Ran !

Elle lui tournait le dos, mais fit volte-face lorsqu’il cria son prénom, ses longs cheveux bruns accompagnant ce geste. La lune éclairait son fin visage clair et ses grands yeux azurs aux reflets mauves, permettant d’apprécier ses traits juvéniles. Elle revêtait une tenue différente de la dernière fois : une longue robe bleu pâle surmontée d’une veste crème, et des chaussures ouvertes au talon discret. Un sac en cuir porté en bandoulière complétait sa tenue.

—    Shinichi… souffla-t-elle.

En arrivant à sa hauteur, il constata qu’elle ne portait plus de maquillage, ni de bijoux. Il l’admira d’autant mieux, et rougit devant tant de beauté exacerbée par les rayons d’argent du clair de lune.

—    Ran, j’étais fou d’inquiétude pour toi ! Pourquoi tu es partie comme ça sans avertir personne ?!

Certes, elle avait laissé un mot, mais il demeurait tout de même assez énigmatique pour qui n’en comprenait pas le sens. En plus, elle n’avait pas emporté son téléphone… Quelle mise en scène dramatique.

—    Je suis désolée, je ne voulais pas causer de problèmes… s’excusa la jeune fille, dont l’expression témoignait de sa sincérité. Mais j’avais besoin de réfléchir.

—    À propos de quoi ?

—    De notre discussion plus tôt.

Ah. Évidemment. Quoi d’autre.

—    Et, euh, à quoi tu réfléchissais ?

—    Depuis que je t’ai rencontré, Shinichi, j’éprouve un sentiment très particulier, expliqua Ran en levant les yeux vers le ciel. Et je n’arrive pas à l’ignorer.

Elle baissa la tête, avant de porter à nouveau son attention sur lui.

—    J’ai annulé mon mariage avec le docteur Araide, conclut-elle, sans jamais cesser détourner son doux regard.

La nouvelle stupéfia le jeune homme. Il ne s’était pas du tout attendu à cela, alors qu’elle paraissait plus heureuse que jamais, avec un fiancé qui ne passait pas son temps à la faire attendre ou à la délaisser pour une affaire, et à vivre une existence insouciante loin de toute organisation malfaisante. D’où provenait un tel changement de comportement ? Elle semblait sûre de son choix, tout à l’heure, pourtant, et son – ancien ? – fiancé ne représentait pas un mauvais parti, loin de là. Shinichi le considérait même comme le meilleur parmi tous les hommes qu’il avait pu rencontrer au cours de ses enquêtes.

—    Ran, tu… Pourquoi ?

—    Parce que je ne suis plus sûre de pouvoir lui retourner l’amour qu’il éprouve pour moi.

Elle marqua une pause, avant de reprendre :

—    Quand tu m’as raconté toutes ces choses que tu déclares avoir vécues avec moi, ça n’a cessé de m’interroger et à présent… je ne me vois pas continuer ma vie comme si tu n’avais jamais existé, Shinichi. Pas après… tout ça.

Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent, et ses lèvres s’entrouvrirent. Oh… Elle voulait sans aucun doute parler de leur passé commun qu’il lui avait révélé au jardin, ce midi. Si je m’étais douté que cela te travaillerait à ce point… Et d’un autre côté, qui n’aurait pas cogité encore et encore après de telles explications ?

Il baissa les yeux.

—    Ran, je suis désolé. Je… Je t’ai avoué mes sentiments, mais je ne voulais pas que… Ce n’était pas mon intention de… Cette situation délicate…

En vérité, je ne le regrette pas vraiment. Ça me rendait fou de te savoir dans ses bras, Ran. Mais je veux te savoir heureuse, peu importe si ça me brise le cœur.

Parce que c’est toi qui compte. Tu es la personne la plus importante pour moi.

Et ça ne changera jamais.

—    Ne t’en fais pas, j’ai pris cette décision en connaissance de cause. Tu ne m’as forcée à rien.

Devant son doux sourire, il se détendit un peu. Ils demeurèrent silencieux un instant, plongés dans leurs réflexions. Ni l’un ni l’autre n’osaient reprendre la conversation, du moins jusqu’à ce que le lycéen ne rassemblât assez de courage et d’assurance pour rompre le calme ambiant.

—    Le « là où tout a commencé »… Tu fais référence à notre premier rendez-vous, je me trompe ? Celui dont je t’avais parlé.

—    Oui, acquiesça-t-elle. Je savais que tu comprendrais le message. Toi et toi seul, c’est pour ça que j’ai écrit ces mots. Je ne voulais que personne d’autre ne me retrouve.

Les mots flattèrent son interlocuteur. Il se sentait heureux de partager un précieux moment seul avec la femme qu’il aimait et qui ne cessait de le surprendre. C’était très bien pensé.

—    Tu sais, j’ai vu ta mère.

—    Ah oui ? À vrai dire, je m’en doutais, déclara-t-elle avec un petit sourire.

—    Grâce à elle, j’ai compris pourquoi je n’existais pas, dans cet univers : mes parents ne se sont jamais rencontrés.

Ran tourna la tête vers lui, surprise, avant que des larmes de tristesse ne perlassent à la lisière de ses yeux.

—    Je comprends mieux… Ça doit être terrible. Excuse-moi de ne pas t’avoir soutenu–

—    Ne dis pas ça, la coupa-t-il avec assurance, un sourire franc aux lèvres. Tu m’as aidé et sauvé bien plus que tu ne le crois.

Il ne comptait plus le nombre de fois où, sans son intervention, il reposerait six pieds sous terre. Tu es mon ange gardien, tu sais. Il admirait tant son courage… Et ces splendides yeux brillants avec lesquels elle le regardait, il s’y noyait.

—    Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-elle en essuyant ses pleurs du bout de ses doigts fins.

Ce que je vais faire, hein ? Il fourra les mains dans les poches de son pantalon.

—    Je n’en sais rien. Essayer de découvrir ce qui a empêché mes parents de se connaître, je suppose.

À y réfléchir, il ne connaissait pas grand-chose à ce sujet. Ni Yukiko nu Yūsaku n’avaient expliqué en détail leur rencontre, et leur fils, d’un naturel pas très romantique, ne les avait jamais questionnés non plus. Il savait juste que son père avait demandé sa mère lorsqu’ils étaient encore jeunes, dans le restaurant panoramique le plus prisé de la capitale, mais à part cela… Aucune idée de comment leur relation avait commencé, ni ce qui, dans ce monde-ci, l’avait empêchée. J’ignore même si c’est possible d’arranger les événements, et encore plus comment.

Sans aucune piste ni aucune aide, les choses ne s’annonçaient pas simples. 

—    Tu ne vas pas essayer de rentrer chez toi ? s’étonna son amie.

Son haussement d’épaule traduisit son impuissance.

—    Pour quoi faire ? Personne ne m’attend.

—    Tu as quand même de la famille ! protesta-t-elle. Des amis ! Et puis moi, aussi !

—    C’est ça le problème.

Face au regard interrogateur de son interlocutrice, qui ne le décontenança pas le moins du monde, il développa sa pensée.

—    Tu m’attends, encore et toujours, et moi je suis incapable de t’apporter ce que tu veux, ce dont tu as vraiment besoin. C’est toi qui avais raison, comme à chaque fois. Je suis incapable d’être honnête avec toi, de t’expliquer la vérité, sous prétexte que je veux protéger, parce que je t’adore plus que tout autre chose au monde. Je ne peux même pas être avec toi, dans mon univers ou même ici…

Il déglutit avec lenteur et baissa la tête.

—    Au final, l’amour, c’est zéro.

—     … Quoi… ?

—    Peu importe combien on en ajoute, on finit toujours par perdre misérablement.

Telle était la malédiction dont il souffrait. Elle le condamnait à ne jamais être heureux avec la fille qu’il aimait.

—    C’est sincèrement ce que tu penses ?

Intrigué, il regarda Ran, qui avait avancé de quelques pas légers devant lui, les mains dans le dos. Ses longs cheveux bruns ondulaient sous l’effet de la brise légère et agréable du soir.

—    Dans ce cas, le Shinichi dont je suis tombée amoureuse est un parfait idiot, affirma-t-elle en se retournant vers lui, sourcils froncés.

Il laissa échapper un petit cri offusqué, mais elle l’ignora. Les traits de son visage à elle s’adoucirent, et il se demanda à quoi elle pensait. Elle demeurerait à jamais l’affaire la plus compliquée de sa carrière, mais cette énigme-ci… il préférait prendre tout son temps pour l’apprécier et la savourer plutôt que d’en trouver la réponse.

—    Le zéro est à l’origine de tout. Rien ne naîtrait si nous n’avions rien pour démarrer, et rien ne s’accomplirait.

Les yeux du jeune homme s’écarquillèrent, et la plus douce des chaleurs lui monta aux joues pour les colorer d’un rouge rosé que l’on devinait intense malgré l’obscurité ambiante. Elle revint vers lui, sans perdre cette démarche élégante et aérienne qu’il lui connaissait si bien, et attrapa ses mains. Leur chaleur lui provoqua un frisson d’extase, qui parcourut l’entièreté de son corps, de ses cheveux jusqu’au bout de ses orteils, et un bref instant, il perdit contact avec la réalité.

—    Il fallait que quelqu’un s’occupe de cette organisation d’hommes en noirs, et s’il y a bien quelqu’un qui en soit capable, c’est toi.

Son sourire plus radieux que jamais l’éblouit à lui en faire tourner la tête.

—    Ça ne me dérange pas de t’attendre. Parce que plus je t’attendrai, plus je serai heureuse quand on se retrouvera.

Le corps de Shinichi trembla.

Ran…

Elle démontrait une telle dévotion… Cela dépassait l’entendement.

Par un curieux coup du hasard, sans doute un dysfonctionnement du système, les geysers qui entouraient la large place pavée de dalles colorées où se trouvait le couple s’enclenchèrent d’un coup au même instant, les surprenant tous deux, et projetant vers le ciel nocturne constellé d’étoiles de l’eau pure et fraîche qui retomba au sol en laissant éclater des gouttelettes cristalline qui scintillaient comme des diamants sous l’éclat de la lune. Certaines atteignirent la peau où les vêtements des adolescents, mais ils le remarquèrent à peine, occupés à admirer, époustouflés, le splendide spectacle qui s’offrait à leurs yeux ébahis.

—    C’est magnifique… souffla Ran, dont les iris pétillaient.

—    Ça l’est, approuva Shinichi, sans quitter la voûte céleste du regard. Et je suis content de pouvoir le contempler avec toi.

Même si le plus beau spectacle, c’est toi, songea-t-il.

—    Oh, regarde, s’exclama soudain la jeune femme. Une étoile filante !

Surpris, il suivit le point qu’elle désignait de son index délicat. Ses yeux aperçurent juste à temps une trainée argentée fendre le cosmos avec éclat, avant de disparaître dans l’instant. Un passage si bref et fugace qu’on aurait pu douter de la réalité du phénomène. Ou alors, peut-être bien que cette féerie n’était réservée qu’à eux. À eux et à personne d’autre.

—    Vite ! Fais un vœu !

Ran joignit les mains et ferma les paupières. Shinichi, d’abord surpris et un peu sceptique, finit par l’imiter.

Je souhaite redevenir adulte et passer ma vie à tes côtés, Ran. C’est tout ce que je veux.

Il rouvrit les yeux, son attention toujours concentrée sur le ciel tandis que des millions de pensées lui traversaient l’esprit, mais elles le ramenaient toutes à une seule et même personne, vers qui son regard glissa peu à peu, sans se détacher d’elle, ce qui, à la longue intrigua la concernée.

—    Ran !

N’y tenant plus, il plaça avec douceur et assurance ses deux mains sur les frêles épaules de la jeune femme et l’attira vers lui ; elle poussa un cri de surprise et ses pommettes se colorèrent.

—    Shinichi…

Comprenant où il souhaitait en venir, elle se relâcha. Ses lèvres charnues et pulpeuses brillaient avec sensualité sous le plein astre nocturne. Le cœur du jeune homme battait à tout rompre, dans sa poitrine, tandis qu’il s’appliquait à combler la distance qui séparaient leurs visages, et veillait à ce que leur nez ne se heurtassent pas – il s’agissait toujours du moment gênant dans les comédies romantiques, lorsque les deux protagonistes cherchaient à s’embrasser.

Rien ne gâcherait son premier baiser.

Leurs lèvres s’effleurèrent.

Et puis, soudain, une douleur atroce.

Le lycéen laissa échapper un cri et s’écarta aussitôt de sa partenaire, sa main fébrile agrippant sa poitrine.

Bon sang, ça recommence… ! Ses membres se crispèrent, ses os devenaient aussi fragiles que du verre et son corps entier le brûlait, surtout au thorax. Ces sensations atroces caractéristiques qu’il éprouvait à chacune de ses transformations. De tous les moments, ça arrivait maintenant ?! Juste quand il commençait à accepter sa situation ?!

La souffrance le força à s’agenouiller. Ses genoux heurtèrent le sol dans un bruit sourd, et sa respiration devint difficile, tandis qu’il se recroquevillait sur lui-même dans une tentative vouée à l’échec d’apaiser la douleur qui le terrassait.

—    Shinichi ! l’appela Ran paniquée en s’abaissant à sa hauteur. Shinichi !

Il ouvrit la bouche, cherchant les mots pour la rassurer, la réconforter, tandis qu’elle posait une main sur son épaule. Mais la migraine qui s’installa dans sa tête l’en empêcha, et elle gagna si vite en intensité qu’il sombra dans l’inconscience la seconde d’après, s’étalant de tout son long sur le sol dallé à l’instant pile où le cri de terreur de Ran résonnait à ses oreilles.

—    SHINICHI !!!


***


—    RAN !!!

Il se redressa d’un bond, sa voix se répercutant contre les parois des murs.

… Murs ? Il ne se trouvait plus à Tropical Land, alors. Un bref coup d’œil autour le lui confirma.

Il agita ses doigts devant lui. Des doigts d’enfant.

On dirait que je suis redevenu moi-même.

—    Deux heures et quarante-cinq minutes. J’espérais que ça tiendrait plus longtemps. Ça n’a pas fonctionné comme prévu.

La voix familière, distante et factuelle, attira son attention. Sur sa droite, assise en face de lui, une fillette de sept ans, aux cheveux auburn, et aux yeux vert bouteille mêlé de bleu marine et de gris, regardait impassible le chronomètre dans ses mains qu’elle venait de stopper d’une pression du pouce. Elle portait un pull à chevrons un peu trop grand pour elle ainsi qu’un pantalon clair et des baskets.

—    Haibara… ?

Il cligna des yeux, perdu.

—    … Tu n’es pas morte ?

—    Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-elle en arquant un sourcil devant la stupidité de sa question. Je surveille les effets du remède sur ton organisme.

Maintenant qu’elle en parle… songea-t-il en se grattant la tête. Je me souviens, elle cherchait un cobaye pour tester son nouveau prototype de remède à l’Apotoxine. Mais alors… Tout ce qu’il avait vécu jusqu’à présent…

Il lui fallait s’en assurer.

—    Dis, les Détectives Juniors sont vivants aussi, hein ?

Le ton pressant, presque suppliant de la question déstabilisa la petite fille. Comme à son habitude, elle se reprit cependant bien vite et croisa les bras sur sa poitrine en le dévisageant d’un air désabusé.

—    Évidemment. Pourquoi est-ce qu’ils ne le seraient pas ?

Son interlocuteur poussa un soupir de soulagement et se laissa retomber sur ce qu’il réalisa être le canapé, les yeux fermés. Ai avait dû le transporter de la salle de bains au salon, avec l’aide du professeur, car elle n’aurait pas réussi seule cette tâche avec sa morphologie actuelle.

—    Dieu soit loué, tout ça n’était qu’un horrible cauchemar.

—    De quoi tu parles ?

—    Je me trouvais dans un monde où je n’étais jamais né ; toi, Genta, Mitsuhiko et Ayumi étiez décédés.

Les propos laissèrent son interlocutrice songeuse. Conan s’était attendu à ce que la perspective ou même l’évocation de sa mort l’effrayassent, mais au contraire, elle conservait cette attitude détachée et impassible qu’il lui connaissait depuis leur rencontre, bien qu’il sût sans l’ombre d’un doute qu’il ne s’agissait que d’une façade. Peu importait son identité, grande scientifique d’une organisation ou fillette orpheline de famille, elle restait humaine avant tout.

—    Ce doit être à cause de ta fièvre élevée. Pendant que le traitement agissait tu as repris ton apparence d’origine, mais tu es resté inconscient et tu t’agitais beaucoup.

—    Donc, c’était un échec, constata Conan en fixant le plafond, abattu.

—    Non, j’ai pu récolter des informations importantes, et je devrais être en mesure de concocter un contrepoison qui fonctionnera mieux.

Tu parles d’une consolation… Je suis lessivé, par-dessus le marché. Bon, si ce nouveau médicament lui permettait de redevenir lui-même, il ne cracherait pas dans la soupe, même si une partie de lui savait que retrouver son apparence d’adolescent signifiait s’exposer davantage au danger avec l’organisation des Hommes en Noir, qui le tuerait sans états d’âme. Par ailleurs, « plus longtemps » ne garantissait pas une efficacité définitive du produit, loin de là. Il ne pouvait que s’en remettre à sa partenaire à ce sujet, mais il n’ignorait pas que cela lui prendrait du temps, ce temps qu’il passerait éloigné de la fille qu’il aimait, dans l’incapacité de lui avouer ses problèmes, alors qu’il s’agissait du principe premier d’un couple, non ? Celui de tout se dire quand on rencontrait des ennuis ou une situation difficile.

Il passa avec frénésie sa main dans sa tignasse, frustré. Au fond, il persistait à penser à Ran comme sa petite amie, mais jusqu’à présent il n’avait pas été fichu de lui déclarer ses sentiments ou de lui demander de sortir avec lui, tant il craignait que cela ne brisât leur amitié. Quel détective pathétique je fais, vraiment.

Le souvenir de ses derniers instants avec sa meilleure amie lui revint en mémoire, et il passa un index sur ses lèvres, troublé. Il avait été très proche de l’embrasser pour la première fois, et elle aussi. S’il avait juste tenu un peu plus de temps là-bas… C’était l’une des seules bonnes choses qu’il avait connues dans ce maudit univers-là – bien qu’il ne s’agît au final que d’une hallucination –, et même cela, on le lui retirait sans ménagement. Quelle injustice ! Souvent, il se demandait si une fin heureuse l’attendait, car plus le temps s’écoulait, plus sa tendance à se décourager augmentait. Il tenait bon surtout pour sa chérie.

Et tant qu’il existait une possibilité, même infime, de revenir à ses côtés, il n’abandonnerait pas.

D’ailleurs…

Avec vivacité, il se redressa, observant les alentours. Il se trouvait dans le salon, seul avec sa camarade ; aucun signe d’une quelconque autre personne.

—    Où est Ran ? demanda-t-il à Sherry. Il faut que je la voie.

—    Sûrement chez elle, répondit celle-ci d’un air blasé en se levant du canapé. Pourquoi est-ce que tu veux qu’elle vienne ici ?

—    J’ai besoin de lui parler !

Les sourcils de la fillette se froncèrent ; sa réponse fusa, automatique.

—    Tu ne dois pas lui avouer ta véritable identité. Je n’ai pas besoin de t’expliquer ce qui se passera dans le cas contraire.

—    Je le sais bien ! s’agaça Conan. Mais je ne veux pas la perdre non plus !

Cela le déchirait de devoir encore garder ce secret pour lui. Il avait promis à Ran, cette Ran, de tout expliquer à sa Ran lorsqu’il reviendrait, mais… elle se jetterait au-devant du danger si elle apprenait la vérité, tout comme il l’aurait fait à sa place. Il la comprenait trop bien, il défendait les même idéaux qu’elle, après tout, et un jour il prendrait le temps de lui parler, juste… pas maintenant. Mais ça viendrait, il voulait le croire. Elle lui pardonnerait… n’est-ce pas ?

En tout cas, il refusait de s’éloigner d’elle, et s’il voulait la voir, personne ne pouvait s’y opposer. Encore moins Ai, dont le poison aurait bien failli le tuer ce soir-là si elle l’avait conçu à la perfection. Il ne la laisserait pas décider de ses choix, et, à plus long terme, encore moins de sa vie. Il baissa la tête.

—    Dans cette… hallucination que j’ai eue… Ran s’était mariée avec quelqu’un d’autre. Je suis terrifié à l’idée que ça arrive pour de vrai, soupira-t-il. Je ne lui dirai rien, mais j’aimerais qu’elle soit à mes côtés.

Elle ne répondit rien, se contentant de l’observer d’un air impassible et de le considérait comme un véritable idiot. Elle ne comprenait pas pourquoi cet adolescent brillant s’entichait à ce point d’une fille… simple, et banale, comme mademoiselle Mōri. À bien y regarder, elle ne possédait rien de particulier : pas l’esprit aussi fin que son copain, pas la même passion que lui pour Sherlock Holmes et les enquêtes, elle ignorait tout de sa situation… Cela aurait dû les séparer, les briser l’un comme l’autre. Et pourtant il tenait à elle plus qu’à sa propre vie. Cet amour si fort, cet amour si intense, la petite fille ne le comprenait pas. Leur relation se renforçait sans qu’elle ne parvînt à déterminer ce qui expliquait ce phénomène et cette puissance.

En vérité, elle jalousait la lycéenne, qui bénéficiait de tout ce dont on pouvait rêver, dans la vie : une famille aimante bien que séparée – mais vu l’affection qu’Eri et Kogorō se portaient, ils se remettraient vite ensemble –, des amis fidèles comme Sonoko, Heiji et Kazuha, un amoureux qui l’aimait à la folie, des résultats scolaires excellents, toute la panoplie de l’existence parfaite tant que cela portait jusqu’à l’écœurement. La jeune scientifique elle, avait tout perdu.

Et supporter le bonheur des autres la faisait souffrir.

Bien que, grâce au club des Détectives Juniors et au professeur Agasa, elle reprît peu à peu goût à la vie.

Ses pensées s’interrompirent lorsqu’une voix chaleureuse arriva jusqu’à ses oreilles, attirant son attention ainsi que celle de son cobaye.

—    Eh bien, Shinichi, si tu souhaites voir Ran, tu devrais te changer rapidement ! déclara Agasa. Je l’ai appelée et elle arrive d’ici quelques minutes.

Le professeur, avec sa blouse blanche et ses lunettes rondes perchées sur son nez venait d’entrer dans la salle avec un grand sourire, s’accordant semblait-il une pause sur le projet farfelu sur lequel il travaillait en ce moment. Il avait sans doute entendu leur conversation.

—    Vraiment ?! s’enthousiasma le garçon. Merci beaucoup !

Il sauta du canapé et se dirigea vers la salle de bains, où se trouvaient ses affaires d’enfant, non sans trébucher au passage en marchant sur son pantalon trop grand pour lui.

Tandis qu’il s’empressait de se changer, Haibara secoua la tête d’un air désemparé. Ce crétin ne comprenait pas la position dans laquelle il se trouvait, tout ce qui l’intéressait tournait autour de cette fille et rien d’autre. Elle constatait avec impuissance et désabusement à quel point il ne réfléchissait plus le moins du monde lorsqu’il s’agissait de son amoureuse. Comme si son cerveau tournait à vide.

Si seulement il avait pu sauver Akemi comme il sauvait Ran. Elle savait que la faute revenait à Gin et Vodka, pas à lui, mais… s’il avait été plus rapide… s’il avait mis autant d’énergie… sa sœur vivrait encore.

Un instant, elle ferma les yeux, pour se ressaisir. Les morts appartenaient au passé, penser à cela ne la ressusciterait pas. Pour l’instant, ce qui comptait, c’était d’empêcher Conan de se mouiller dans les ennuis. Sa situation s’avérait déjà bien assez difficile comme ça. Si en plus il n’arrivait pas à garder son secret, cela aggraverait ses problèmes. Elle veillerait à ce que cela n’arrivât pas, peu importaient les moyens.

—    Professeur… commença-t-elle.

—    Allons, ne t’en fais pas, la calma-t-il en lui adressant un franc sourire derrière sa moustache fournie, les yeux fermés. Shinichi sait ce qu’il fait.

—    Si vous le dites… soupira-t-elle.

Ces maigres paroles ne la tranquillisaient guère.

Enfin bon. Elle ne pouvait pas le surveiller tout le temps de toute façon, et elle devait s’occuper des données récoltées suite à l’expérience. Son petit doigt lui soufflait qu’il leur faudrait un nouveau contrepoison très bientôt. Et son instinct la trompait peu.

Moins de cinq minutes plus tard, le petit garçon réapparut dans le salon, avec des vêtements plus adaptés à sa taille. Comme il ne se sentait pas dans la meilleure des formes, son voisin le força plus qu’il ne l’invita à s’allonger de nouveau sur le sofa, ce à quoi il s’opposa dans un premier temps : il tenait à accueillir lui-même son amie, mais une nouvelle poussée de fièvre violente le contraignit néanmoins à s’exécuter. Il refusa de fermer les yeux, tant la pensée de délirer à nouveau et de replonger dans cet univers alternatif effrayant qu’il avait connu le terrorisait.

Le temps s’écoula dans le calme, l’enfant comatant à moitié sous les couvertures posées sur lui par le docteur, jusqu’à ce que quelqu’un frappât à la porte de la maison. Agasa accueillit avec plaisir une jeune Ran resplendissante qui lui répondit avec tout autant d’enthousiasme. Il lui proposa à boire, mais elle déclina l’offre. Le sort du petit garçon qui vivait chez elle depuis plusieurs semaines paraissait la préoccuper au plus haut point, et elle se précipita à son chevet.

—    Conan ! Le professeur m’a dit que tu ne t’étais pas senti très bien, ce matin, déclara-t-elle d’une voix inquiète en s’agenouillant près de lui. Est-ce que ça va ?

La simple présence de la sportive à ses côtés le rassura. Il essaya de répondre de manière convaincante en hochant la tête, mais ne parvint à baragouiner que des syllabes incompréhensibles. Pour l’empêcher de s’épuiser davantage, son amie posa son index sur sa bouche et se pencha jusqu’à ce que ses lèvres effleurassent le front du malade, dont le visage rougit d’un coup avec fureur, ce qui n’aida pas à calmer son état.

—    Tu as encore de la température. Je vais te préparer un grog et rester avec toi, d’accord ?

Et elle s’exécuta, disparaissant quelques minutes avant de revenir avec une tasse remplie du breuvage en question. Conan se régala du lait à la cannelle relevé par le rhum et le citron, et avala le tout sans difficultés, à un rythme régulier. Assise juste à côté de lui, Ran ne le quittait pas des yeux et surveillait son état, comme une maman.

—    Avec ce remède, il sera requinqué en un rien de temps ! Ça tombe bien, j’ai prévu de l’emmener faire du camping avec ses amis le week-end prochain, annonça Agasa derrière eux.

Son large sourire sous sa moustache fournie trahissait son enthousiasme. La brune émit quelques réserves par rapport à l’état de santé de l’écolier, mais le vieil homme sembla trouver les bons mots car elle se détendit peu à peu, et céda. Une fois la santé recouvrée, il ne tiendrait comme à son habitude plus en place, alors autant qu’il se défoulât en extérieur avec ses copains de classe, du moment qu’il faisait attention et qu’il rentrait à l’heure. Et puis, le quinquagénaire les accompagnerait, donc ils ne craignaient rien.

Cette virée, Conan l’ignorait, manquerait de lui coûter la vie, et marquerait les prémices de sa deuxième transformation en Shinichi.

Mais, songea-t-il, sa tête posée sur les genoux de Ran, tant qu’il avait la jeune fille à ses côtés, tout irait bien.

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