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Chapitre 5 : Jour 19

1560 mots, Catégorie: K+

Dernière mise à jour 22/12/2023 15:59

C’est les yeux cernés et le pas vacillant que je pénètre dans l’arène, le matin, avec l’impression de m’enfoncer dans le sol. Le goût sucré de la tarte aux pommes me colle encore au palais et quelques miettes sont accrochées à ma robe. Mon cerveau hurle de fatigue, mon moral crie de joie. Alentours, l’air est en train de se réchauffer sous l’éclat intense du soleil. Sur les gradins, la foule bigarrée est au rendez-vous. Toutes ces places se seraient vendues une fortune, si mes parents n’avaient pas obligé les organisateurs à également accueillir les spectateurs les moins aisés. Je scrute les différentes silhouettes pour la première fois depuis le début du concours, mais les gens sont trop loin ; pas moyen de savoir si certains visages sont familiers. J’arrive cependant à distinguer la place d’honneur réservée à mes parents, sous un gigantesque dais violet brodé d’un soleil – l’emblème de notre royaume, – ainsi qu’un gigantesque aquarium abritant des sirènes venues encourager Ariel.

Un décompte prononcé d’une voix sonore ramène mon attention vers Stefan. C’est l’heure du tirage au sort, nous allons enfin savoir quelle princesse imposera l’épreuve. Je répète en boucle dans la tête « Blanche-Neige, Blanche-Neige, Blanche-Neige» ; je crois que je n’ai jamais autant désiré quelque chose depuis la fête des lumières. Et si c’est moi qui suis désignée, j’imposerai aussi une tarte aux pommes, vu qu’actuellement, c’est ce que je sais faire de mieux. Les doigts de Stefan farfouillent dans un chapeau avec une lenteur exaspérante, tandis qu’il fait monter le suspense en interrompant son décompte pour lancer une plaisanterie. Est-ce qu’il sait à quel point il nous met à la torture ? Cendrillon semble aussi sereine que d’accoutumée, mais Tiana a joint les mains en une prière muette. Ariel lance sourires et clins d’œil à l’aquarium, pensant sans doute aux tas de recettes marines végétariennes qu’elle a dans son arsenal… Puis enfin, la main de Stefan brandit un petit morceau de papier. Il le déplie trèèèès lentement, articule un nom.

Je saute immédiatement de joie, sous les yeux des autres princesses interloquées. La seule qui est aussi heureuse que moi est Blanche-Neige, qui se racle la gorge, remercie Stefan et en profite pour remercier également les « gentils organisateurs », le « magnifique public » pour la présence, ses « propres supporters si incroyables » et aussi…. L’intervention de Stefan est nécessaire pour qu’elle nous dise quelle recette elle va nous imposer. Ses mots sont comme une journée des lumières : « la tarte aux pommes ».

Dès lors, je suis en mode machine de guerre. Je ne laisse plus mon esprit, ce traître, me faire croire que je suis une incapable. La voix de Giuliano clamant les différentes étapes résonne à mes oreilles comme s’il était encore à mes côtés, et j’accomplis chaque geste scrupuleusement : la pâte, avec trois sortes de farines différentes pour « une picolo touche d’originalité » ainsi que du beurre du meilleur artisan du royaume, le lit de compote, à laisser fondre doucement dans une poêle, puis le choix des pommes. A ce stade, Maximus traverse l’arène au galop, sous les vivats de la foule croyant à une mise en scène soigneusement élaborée. Mon ami se plante devant moi sans que les juges n’interviennent (ouf, ce n’est donc pas de la triche). Il renifle toutes les pommes et me désigne les meilleures du sabot. Celles-ci sont charnues, appétissantes à souhait - et roses -, en provenance de notre verger royal, et je les coupe comme s’il s’agissait de dentelle, avec tant de concentration que mon front est inondé de sueur. Je dispose les lamelles comme autant de pétales de fleurs. Puis je mets le tout au fourneau. L’odeur qui s’élève bientôt est si succulente que je pourrais presque voir le sourire de fierté d’Eugène. Je sors ma tarte, fondante et croustillante à la fois, puis m’attelle à la touche finale. Autrement dit, pas une avalanche de cannelle assénée comme une sauvage, mais un léger saupoudrage.

Pile à ce moment-là, le temps est écoulé. Je me campe aux côtés des autres candidates, comme de coutume, tandis que les commis apportent nos tartes les unes après les autres aux juges. La fatigue surgit sans crier gare, s’abattant sur mes épaules, rappel de la dernière nuit sans sommeil. Reste que la situation me rappelle Noël, avant qu’Eugène, Pascal et mes parents ne déballent les cadeaux que je leur ai offerts. Blanche-Neige devrait bien sûr finir sur la première marche du podium, mais avec un peu de chance, je serai peut-être deuxième ? Si seulement ! Les juges portent enfin ma tarte aux pommes à leur bouche, mâchent, puis… froncent les sourcils. Oh ? Pourquoi froncent-ils les sourcils ? Ils se regardent les uns les autres, parlent à voix basse, et ne reprennent même pas une deuxième bouchée. Ils passent directement à la tarte suivante.

Tentant de maintenir mes espoirs à flot, la gorge terriblement serrée, j’écoute les scores. Blanche-Neige est première, Tiana deuxième, Cendrillon troisième.. Quant à moi, je finis bonne dernière. C’est si injuste que je voudrais pleurer toutes les larmes de mon corps. J’ai vraiment donné le meilleur de moi-même alors pourquoi… ?

-       Raiponce, nous avons compris que vous aimiez jouer la carte de l’originalité, mais n’en abusez pas… Une tarte aux pommes salée, c’était un peu trop audacieux, laisse tomber un des juges.

Le monde semble s’écrouler. Une tarte aux pommes salée ? Ce n’est pas possible, non, non, non ! Ai-je confondu le sucrier et la salière ? Mais je revois mes gestes et ai la certitude que tel n’a pas été le cas. Alors quoi ? Je voudrais clamer mon innocence, expliquer qu’il y a eu un malentendu, que ma tarte ne peut pas être salée, mais les juges sont déjà en train de partir.



Je trouve refuge dans ma chambre, devenue aussi froide que mon désespoir. Les lanternes semblent s’être figées, désolées pour moi, et mes livres ne me sont d’aucun réconfort. Les sanglots se bousculent pour sortir de ma gorge, déchirants, tandis que les larmes coulent sans discontinuer le long de mes joues. A chaque fois que je repense aux efforts que j’ai faits et au regard d’Eugène et de Giuliano, lorsqu’ils ont goûté ma deux-centième tarte, mes pleurs redoublent d’intensité.

Je ne peux pas y retourner, je ne peux pas ! Et comment croiser le regard de mes parents, désormais ? Le bruit d’une porte qui s’ouvre me fait lever le nez. C’est Eugène bien sûr. Sans un mot, il me prend dans ses bras et me serre fort contre lui. Dans son étreinte, mon chagrin coule comme une rivière et finit par se tarir, parce qu’il n’y a plus de larmes.

-       Je te promets que je vais découvrir ce qui s’est passé, avec ta tarte aux pommes. Elle avait l’air parfaite ! Bien meilleure que toutes celles que tu as faites cette nuit !

-       C’est vrai ? dis-je d’une voix chevrotante.

-       Bien sûr ! Elle était même plus belle que celle de Blanche-Neige.

Je lui donne un coup de coude en séchant mes larmes, puis lâche un long soupir tremblant.

-       Hé, tu seras toujours la meilleure des cuisinières à mes yeux. Ce stupide concours n’y changera rien, d’accord ? Rappelles-toi que tu as eu le courage de t’embarquer là-dedans, même si tu n’avais rien demandé. Et de toute façon, quand est-ce que tu aurais eu le temps de suivre des cours de cuisine, alors que tu dois apprendre à gérer à royaume ?

Cette fois, mes lèvres esquissent un sourire tremblotant. Il n’y a qu’Eugène (et Pascal) pour savoir me remonter aussi bien le moral.

-       Et souviens-toi, quand je t’ai emmenée à La taverne du canard boiteux. Tu as réussi à te mettre dans la poche tous les bandits, alors que je n’aurais jamais cru ça possible. Tu es capable de faire des miracles. (Puis il me prend les mains et me regarde droit dans les yeux.) Je crois en toi.

Il n’en faut pas plus pour que la rivière de larmes gronde à nouveau, encore plus puissante.

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