Divergente 4 - Résurgence

Chapitre 13

7171 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 09/11/2016 15:44

  • Hey, tu as mis le feu à ton lit ? articule faiblement Tris en tournant la tête vers son amie.

Christina lève vivement la tête, qu’elle avait posée sur ses bras, au bord du lit de la malade. Elle avait fini par s’endormir. Mais la voix de son amie la ramène immédiatement à la réalité, et elle lève des yeux ensommeillés.

  • Oh désolée, je me suis assoupie ! Comment ça va ? Tu as mal ?
  • Horriblement, j’ai l’impression d’avoir le cœur dans la joue et un haut-parleur à fond devant chaque oreille, marmonne Tris.
  • Je vais chercher le médecin, dit son amie.

Quelques minutes plus tard, le médecin entre avec Christina et examine minutieusement Tris.

  • Je vais bien, dit-elle faiblement, encore partiellement sous l’effet des calmants.
  • Laissez-moi en juger, voulez-vous ? affirme le médecin. Je vais vous mettre des antalgiques dans la perfusion, vous les activerez à volonté avec le bouton sur votre lit. L’infirmière va vous refaire le pansement, je vais regarder comment va votre blessure, et s’il n’y a pas d’infection, vous pourrez rentrer chez vous ce soir. Le pansement devra être changé tous les jours pendant deux semaines.
  • Mon amie pourra le faire ? demande Tris doucement.
  • Hé, j’étais pas infirmière moi, chez les Audacieux ! J’étais plutôt douée pour le gâteau au chocolat ! Demande à Caleb, il bosse avec des biologistes !
  • Ne me fais pas rire, Christina, ça me fait trop mal ! pouffe Tris en grimaçant.
  • Je le ferai… dit une voix d’homme derrière le médecin.

Tout le monde se retourne sur Tobias qui vient d’entrer.

  • Si ça te convient… ajoute-t-il en s’adressant à la malade.
  • Vous êtes ? demande le médecin.
  • Tobias Eaton. J’étais instructeur chez les Audacieux. Je suis l’assistant de Johanna Reyes.
  • Oh… alors vous devez avoir été formé aux premiers soins, les instructeurs l’étaient, en général ? s’enquiert le médecin. Vous saurez changer un pansement ? Désinfecter une plaie ? Sinon, Mademoiselle Prior devra venir ici chaque jour pour le faire faire.
  • C’est à elle d’en décider, dit Tobias en la dévisageant de son regard sombre et intense.

Tris soutient le regard du jeune homme, en se demandant bien les raisons de son soudain revirement. Elle ne veut pas de sa culpabilité, c’est trop facile. Mais la meilleure façon de le savoir, est d’avoir des occasions de le lui demander.

  • Je suis certaine que Tobias fera tout ça très bien, conclut la jeune femme.
  • Je raccompagnerai Tris chez elle tous les soirs puisqu’elle travaille chez moi, je ferai le pansement à ce moment-là, si son frère ne peut pas, propose Tobias.
  • Très bien. Je reviens avec l’infirmière vérifier la plaie, dit le chirurgien en enroulant son stéthoscope autour du cou et en sortant de la pièce.

Une fois le médecin sorti, Tobias interroge la patiente allongée qui ne l’a pas quitté de son regard interrogateur.

  • Comment vas-tu ?
  • Ça ira, j’ai la joue douloureuse, mais ça ira.
  • Ton œil ?
  • La moitié qui n’est pas couverte par le pansement voit bien, plaisante Tris en grimaçant. Je… merci, à tous les deux, de m’avoir aidée, j’aurais perdu beaucoup plus de sang sans vous.
  • Tu parles, c’était moche, il fallait bien qu’on cache cette blessure sous un vêtement ! glousse Christina. Ça nous aurait coupé l’appétit, sinon !

Tris sourit et tente de retenir un rire, en grimaçant de douleur. Le médecin ouvre la porte, suivi par l’infirmière. Tobias et Christina se dirigent vers la porte pour laisser les soignants faire leur travail.

  • Vous devriez rester, Monsieur Eaton, si Mademoiselle Prior en est d’accord. Vous verrez ainsi comment faire les soins et transmettre à Monsieur Prior, dit le médecin.
  • Tris ? questionne Tobias pour s’assurer de son assentiment.
  • Le docteur a raison, je crois, approuv-t-elle.

Ecœurée rien qu’en sentant l’odeur du désinfectant, Christina s’éclipse dans le couloir. Tobias approche du lit et se positionne derrière l’infirmière pour suivre les gestes. Tris redoute ces soins, la douleur est fulgurante dès qu’on lui touche la joue. L’infirmière ajuste le débit de la perfusion depuis sa tablette puis retire doucement le pansement ; il est taché de sang. La jeune femme se contracte et retient un cri de douleur. Elle sent les larmes lui monter aux yeux, elle préfère les clore pour cacher sa lâcheté. Elle s’en maudit, ce n’est pas digne d’une Audacieuse ! Mais les paupières ne les retiennent pas et Tobias les voit rouler sur ses joues. Les sourcils froncés, il se jure de faire payer chacune de ses larmes aux coupables.

  • Le sel des larmes risque de vous piquer sur la plaie, Mademoiselle Prior, explique l’infirmière avec compassion.

Tris serre les dents pour ne pas repousser l’infirmière qui transforme sa joue en lit de braises brûlantes.

  • Le calmant va vous soulager dans une minute, assure le médecin.
  • Courage, Tris, murmure Tobias.

Le jeune homme regarde la plaie. Toute la joue de son amie est écarlate, la plaie fait au moins dix centimètres de long, elle est boursouflée. Les points de suture noirs dépassent à intervalles réguliers. Il veut distraire la jeune fille des soins qui lui sont prodigués en lui parlant.

  • Tris, appelle Tobias.

La jeune fille rouvre les paupières, crispée. Les yeux bleu sombre la fixent fermement.

  • La police cherche qui a fait ça, ils ne s’en sortiront pas, d’accord ? énonce-t-il solennellement. George viendra te poser des questions.

Elle cligne des yeux pour acquiescer sans bouger, pendant que l’infirmière fait couler le désinfectant sur la plaie. Tobias n’a pas voulu affirmer devant les soignants que lui, ne laisserait pas s’en sortir ses assaillants, mais il n’en pense pas moins.

  • Ce n’est pas infecté, Mademoiselle Prior, explique le médecin. Monsieur Eaton, vous surveillerez tout changement de volume, de couleur de la plaie, tout suintement. La douleur au repos doit s’apaiser progressivement, en un jour ou deux, et des démangeaisons de cicatrisation survenir, elles sont normales. En cas de doute, revenez me montrer. Je veux surveiller cette plaie ici une fois par semaine. Si tout va bien, je retirerai les points dans deux ou trois semaines. Et d’ici là, ne mouillez pas la cicatrice.
  • D’accord, confirme Tobias sans quitter Tris des yeux.
  • Etes-vous vaccinée ? s’enquiert le médecin.
  • Je ne sais pas ce que j’ai reçu avant… mon réveil, dit la jeune femme.
  • Vous me ferez passer votre dossier médical, je regarderai, conclut le médecin.
  • Je peux retravailler quand, docteur ? et m’entraîner ? demande Tris.
  • Activités calmes, dès que vous vous en sentez capable. Rien qui puisse rouvrir la blessure ou ralentir sa cicatrisation avant que je ne vous le dise, répond le médecin, en regardant avec méfiance la musculature des bras de Tobias.

Tris essaie de sourire, en se crispant toutefois, voyant l’air méfiant de l’homme en blouse blanche penché sur elle. L’infirmière pose une nouvelle compresse, applique le sparadrap puis sort de la chambre en emportant les déchets du précédent pansement. Christina rentre dans la chambre, accompagnée de Caleb.

  • Bonjour Caleb. Le médecin dit que je peux sortir ce soir, dit Tris à son frère avec un petit sourire en lui tendant une main à saisir.
  • Tu vas bien alors, demande son frère en s’approchant. Ton œil aussi ?
  • Oui, ça va. Le pansement doit être refait tous les jours. Tobias se propose, si tu ne peux pas me le faire.
  • Si je peux éviter, je préfère, je n’ai pas l’habitude du sang comme vous tous, moi !
  • On est cinglés, hein ? C’est ça que tu dis tout le temps ? intervient Christina en riant. Pourtant, dans le labo, tu dois en voir des vertes et des pas mûres !
  • Je ne suis pas biologiste, je les ai aidés, mais l’essentiel de mon travail n’est pas dans ce domaine, explique Caleb avec une moue écœurée. Les plantes ne saignent pas !

Le petit groupe discute encore un peu autour du cas de Tris. Puis Caleb se lève de la chaise pour retourner à ses activités, suivi de près par les deux amis de sa sœur.

  • Je viendrai te chercher ce soir, dit Caleb. Tobias ?
  • Je passerai demain soir pour refaire le pansement.
  • Je voudrais travailler demain ! s’insurge la blessée.
  • Je ne pense pas que ce soit raisonnable, répond Tobias.
  • Il a raison, Tris, dit Christina, pas d’urgence.

Tris lève les yeux au ciel, contrariée. Christina va l’embrasser sur sa joue valide, pendant que Caleb lui fait signe. Tobias se contente d’un regard brûlant, sans un mot, et tout le monde sort.

Quand Caleb va la rechercher le soir, Tris est déjà debout, et prête à partir. L’infirmière se plaint d’avoir eu une malade impatiente et qui la harcelait pour enlever sa perfusion.

  • Ça ne m’étonne pas, ma sœur n’a pas un caractère soumis, commente Caleb, mi-figue, mi-raisin.
  • Je m’ennuie Caleb, j’ai hâte de sortir ! se justifie Tris.
  • Le chef de la police est venu ?
  • Oui, je lui ai dit tout ce dont je me souvenais, répond sa sœur.

L’infirmière donne à Tris le nécessaire pour changer les pansements pendant une semaine, puis les frère et sœur sortent. A l’extérieur, la jeune femme prend une grande inspiration, heureuse d’être sortie de l’espace confiné de sa chambre d’hôpital. Elle jette un regard circulaire, espérant presque apercevoir son amie Christina.

Ou Tobias.

Mais aucun des deux n’est présent et Tris ne peut se cacher à elle-même une pointe de déception. Tobias a offert ses services pour la soigner, c’est déjà surprenant !

La journée suivante est pénible. Tris a mal à la joue, à la tête, et s’ennuie ferme chez son frère, enfermée comme il le lui a recommandé, par sécurité. Cela joue sur son humeur et elle reste contrariée jusqu’au soir. Elle vient de passer deux mois à s’entraîner, travailler à sa documentation historique sur Chicago, l’inaction lui pèse.

Quand enfin Caleb rentre, il est suivi par Tobias, qui l’attendait au pied du bâtiment. Tris et lui s’échangent un « salut » un peu rigide.

  • Je suis contente de vous voir, soupire-t-elle, c’est long une journée à ne rien faire !
  • Tobias attendait en bas, il n’a pas voulu venir avant que je n’arrive, explique Caleb

Tris jette un regard à son mentor. Encore une reculade ? Voilà qui lui prouve qu’il n’a pas réellement opéré de revirement. Elle ne sait pas si cela lui plaît, parce qu’il ne se sent pas coupable, ou si elle en souffre, car il ne va finalement pas se rapprocher d’elle. Elle fronce les sourcils :

  • Je ne mords pas pourtant, dit-elle en le dévisageant.

Tris suit Caleb qui s’installe dans le canapé bleu, vestige de son appartenance aux Erudits.

  • En fait, coupe son frère, tu ne m’as pas vraiment expliqué ce qui s’était passé ?
  • Je n’ai pas vu grand-chose. Je lançais les couteaux et j’ai aperçu la veste de Christina, elle l’avait oubliée par terre près des cibles. En allant ramasser les poignards, j’ai voulu aussi prendre la veste, et rentrer. J’ai reçu un coup de pied dans la main, les couteaux ont volé et on m’a agrippée par l’arrière. Je n’ai pas eu le temps de réagir. Ils étaient deux, l’un me tenait les mains dans le dos, l’autre m’a mis une main sur les yeux et une lame sur la gorge. Une voix m’a dit…
  • Quelle voix ? interrompt Tobias.
  • Je ne sais pas, je ne l’ai pas reconnue, elle avait l’air déformée. La voix a dit que j’étais… une aberration et que la ville était trop petite pour nous deux… J’ai cru que j’allais mourir. Puis Christina est arrivée en courant, ça les a surpris, je me suis débattue et la lame m’a coupée. Les techniques de combat m’ont sauvé la vie… termine-t-elle en regardant Tobias.

Le jeune homme regrette que rien dans ce récit n’accuse sa mère, mais il cherchera des preuves. Son regard est sombre et une ride barre son front. Caleb dispose les ustensiles et les boîtes sur la table pour les soins. Il jette un œil à sa sœur et à Tobias. Leur relation n’a pas évolué comme il l’espérait. Il ne pensait pas que ce serait si difficile pour Tobias d’accueillir Tris, de se rapprocher d’elle. Sa ressemblance avec Beatrice semble avoir été un frein plus qu’un atout. Tobias est bien plus atteint qu’il ne l’avait pensé au départ par la mort de sa petite amie. Il décide d’aller prendre une douche et de les laisser. Et puis il n’a pas le cœur très bien accroché.

  • Caleb, viens regarder, dit Tobias. Tu dois pouvoir me suppléer.
  • Je ne préfèrerais pas ! Moi et le sang… rechigne le frère de Tris.

Elle sourit à l’air dégoûté de son frère. Il s’éclipse à la salle de bain avant que Tobias ne réplique. Le jeune Audacieux s’approche de la table où sont disposés les compresses et le désinfectant.

  • On peut parler ? demande Tris, profitant de la désertion de Caleb.

Elle s’assied au bord du canapé pour faciliter la tâche à Tobias. Le jeune homme regrette presque d’avoir proposé ces soins. Cette promiscuité lui vrille l’estomac… Il va se laver les mains et s’installe près d’elle. Il prépare le désinfectant, les compresses, le sparadrap, en silence.

  • Je ne demande qu’à comprendre, dit Tris doucement en posant sa main sur son bras.
  • Je n’aurais pas dû vous laisser vous entraîner seules, je suis désolé, répond Tobias.
  • Ce n’est pas un interrogatoire pour te culpabiliser, tu n’es pas responsable. Pas de ça…

A ces mots, le jeune homme lui jette un œil étonné. Elle plaisante ? Elle n’a pas l’air. Sa main sur son bras l’empêche de réfléchir.

  • Pourquoi m’ignores-tu ? reprend-elle.
  • Je ne t’ignore pas, se défend-il sans beaucoup de conviction.

Tris ne bouge pas pendant que Tobias, retenant la peau d’un doigt, tire lentement sur l’adhésif à l’aide de deux autres. La joue de la jeune femme est en feu. Elle n’a pas retiré sa main de son bras, et tente d’ignorer la douleur. Elle presse ses doigts pour lui signaler qu’elle n’accepte pas sa réponse. Tobias laisse tomber ses mains sur ses genoux, pour regarder Tris. Le bout de sparadrap pend lamentablement le long de sa joue, attendant la suite de son retrait.

  • Je t’ai déjà expliqué, affirme-t-il.
  • Tu as changé. C’est à cause de mon vieillissement ? attaque-t-elle sans détour.

Buté, Tobias ne répond pas, et Tris prend son silence pour un « oui ».

  • Christina a dû t’en parler, j’imagine, dit-il pour éviter de répondre lui-même.
  • Je suis sûre moi, que cela va s’arrêter, j’ai confiance.
  • Je te le souhaite, souffle le jeune homme.
  • Et est-ce que tu le souhaites, toi ?

Le jeune homme la regarde en papillonnant ses yeux sur les siens. Elle a… un peu vieilli, depuis qu’il l’a vue la première fois. Son visage, ses expressions, sont moins enfantines, plus proches de celles de Beatrice les derniers temps. Beatrice avait les traits tirés par la fatigue, le deuil, l’angoisse, la peur, la guerre, les conflits, et l’incertitude. Tobias retrouve un peu ces traits sur ceux de Tris, différents de ceux que la novice avait quand il l’a aidée à descendre du filet, Tris l’a « rattrapée » en quelque sorte.

Sans qu’il s’y attende, Tris porte ses paumes sur les joues de Tobias, elle lui sourit doucement et la chaleur de ses mains le brûle à l’intérieur, il cligne un instant des yeux pour contenir son rythme cardiaque qui s’emballe. Les mains de la jeune fille sont douces, légères, il n’a plus senti ça depuis une éternité lui semble-t-il. Il prend délicatement les poignets dans ses mains pour abaisser les paumes de Tris de son visage. Il reste ainsi quelques secondes, en la regardant, puis reporte son attention, et ses mains, sur le pansement.

  • Tu ne m’aides pas, dit-il.
  • Je n’ai pas envie de t’aider à me fuir, répond-elle doucement. Tu m’apprends le courage, le combat, à ne jamais renoncer, c’est mon tour.

Tobias ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire.

  • Ça ce n’est pas loyal, conteste-t-il.

Tris sourit et le laisse terminer le retrait du pansement en grimaçant. L’instructeur, concentré, badigeonne une compresse de désinfectant, commence par le pourtour de la plaie puis en laisse couler directement sur la cicatrice. Il observe la coupure.

  • C’est pas joli, hein, c’est ça ? déplore Tris
  • La plaie est saine, ça va guérir doucement, répond-il.
  • Ce n’est pas de ça que je parlais…

Tobias jette un œil au regard de Tris, en penchant un peu la tête, comme on jugerait une œuvre.

  • Horrible. Vraiment horrible, dit-il sur un ton faussement sérieux.
  • Alors ça va te faciliter la tâche, tu dois être déçu, insinue son amie pour le provoquer.

Et ça marche. Tobias la regarde plus directement cette fois.

  • Ça n’a rien à voir avec ton apparence ! rétorque-t-il soudain fermement.

Saisissant l’occasion qu’il lui offre de revenir sur le sujet, elle répond du tac au tac.

  • Et si mon vieillissement se stabilise à la normale ? insiste Tris. Jamais je ne m’imposerai à qui que ce soit, je l’ai dit dès le début, mais j’ai cru un moment que tu étais moins malheureux à mon contact, ça m’avait rassurée, j’étais même… fière de pouvoir être utile. Et là, ce n’est plus le cas, j’en suis sûre !

Tobias soupire, il ne peut pas nier ce que la jeune fille vient de dire.

  • Ça me passera, lâche-t-il.
  • Je te le souhaite, et je le souhaite pour moi, et pour tout ton entourage aussi, répond Tris, en soupirant.

Elle l’observe quelques secondes en réfléchissant.

  • J’ai été confrontée au rejet, pour la première fois, explique Tris avec un brin de tristesse dans la voix. On m’a dit que j’étais une aberration... Quelles que soient les mauvaises choses qu’on a en tête, on a besoin des autres pour en guérir, pour avancer. J’ai besoin d’être utile.
  • Tu l’es, ce que tu as trouvé sur Chicago, tes théories, c’est peut-être une avancée énorme pour la ville et ses habitants. On ira en parler au conseil, quand tu voudras.
  • Te limites-tu à être, en tout et pour tout, que l’assistant de Johanna ? argumente Tris. Non bien sûr. Pour différentes personnes, tu es un collègue, un ami, un homme, et un fils aussi, même s’il est mal-aimé et tu ne peux pas te résumer à un seul rôle pour meubler ta vie et te sentir bien. Je ne le veux pas non plus.

Le bel Audacieux reste immobile. Ce discours ressemble à celui qu’il a tenu un jour à Beatrice, et Tris ne le sait pas.

  • Voilà, j’ai refait le pansement. Ça va ?
  • Est-ce que tu veux revenir sur ton offre d’utilisation de ton matériel ? Quoi que je pense, je ne veux pas être un fardeau, dit Tris sans répondre à sa question. Si ma présence te pèse, en quoi que ce soit, je préfère partir.
  • Non, elle tient toujours.
  • L’entraînement aussi ? insiste la jeune fille.
  • Pas maintenant. Je ne ferai rien contre l’avis du médecin. Tu lui demanderas chaque semaine quelles activités tu peux reprendre.
  • Peut-être aussi pourrais-je te libérer de mon tutorat ? Je voudrais être autonome financièrement, je suis peut-être capable de m’assumer maintenant, je comprends le fonctionnement des échanges.
  • Oui, c’est normal. Plutôt qu’une délégation, tu auras ton propre compte, j’en parle à Johanna dès demain.
  • Tu crois que je pourrais avoir un emploi ?

Tobias interrompt ses gestes de soins.

  • Tu as plus travaillé pour la société que n’importe lequel des conseillers du gouvernement. Tu peux sans scrupules profiter de l’allocation que tu reçois comme un salaire. Mais Johanna étudiera les possibilités pour que tu perçoives ça autrement, si tu veux.

Dans le couloir, Caleb fait du bruit, volontairement. Il ne tient pas à arriver à un mauvais moment. Il reparaît dans la pièce, interrompant la conversation. L’infirmier de circonstance en profite pour se lever, avec une sorte de soulagement douloureux.

  • J’ai fini, ça ne s’infecte pas, informe-t-il Caleb.
  • Merci. C’est mieux fait que si c’était moi, c’est sûr, assure Caleb.
  • J’irai travailler demain, dit Tris, je me sens bien.
  • Alors je ramènerai Tris ici ensuite, pour les soins, conclut Tobias en s’éloignant vers la porte.

Caleb rejoint l’ami de sa sœur près de la porte et le retient par le bras. Le jeune homme se retourne à demi.

  • Merci, Tobias. Ça me rassure que Tris soit accompagnée et entourée par…
  • Des cinglés d’Audacieux ? termine l’instructeur un peu sèchement.
  • Ouais, c’est ça, conclut Caleb avec un sourire un peu coupable.

Tobias se contente d’un signe de tête, jette un œil par-dessus l’épaule de Caleb pour apercevoir Tris, qui ne l’a pas quitté des yeux, et sort.

 

***

 

Le lendemain soir, Tobias est accueilli chez lui par l’odeur de la chicorée et les bavardages de Christina. Tris jongle habilement entre les pages holographiques des documents ouverts, et note sur un autre support les détails intéressants. En chœur, elles sourient à leur instructeur. Ce sourire même coupé en deux par le bandage, il en a rêvé, pendant des mois, ça le hantait depuis la mort de Beatrice, et il est là, juste devant lui. La fascination lui gonfle la poitrine comme une piqûre d’adrénaline.

  • Salut, dit-il simplement.
  • Salut, répond Tris. Tu veux voir sur quoi j’ai travaillé ?

Tobias acquiesce. Sa jeune hôte se lève pour servir la boisson brûlante dans les tasses qu’elle a préparées.

  • Ça ne t’ennuie pas que j’aie préparé de la chicorée ? demande Tris
  • Non, mais j’aurais pu arriver plus tôt, ou plus tard, comment as-tu su ?
  • Je ne savais pas, j’en ai préparé tous les jours, à l’heure où tu rentrais avant… répond Tris.
  • T’es gâté… commente Christina insidieusement en buvant aussi.

Tobias se mord la lèvre. Il n’avait rien remarqué, en rentrant suffisamment tard pour qu’elle soit déjà partie, tout était rangé et rien ne pouvait le faire culpabiliser.

  • Regarde, dit Tris en se rasseyant devant les écrans. J’ai trouvé les plans de la construction de Chicago, et donc le réseau souterrain.

La jeune étudiante fait pivoter les images en trois dimensions, les tunnels apparaissent, sillonnant le sous-sol de la ville. Certains longent la rivière, et d’autres passent en dessous. Le principal sort de la ville, au sud-ouest.

  • Je pense ma théorie de plus en plus plausible. J’ai pu localiser sur le plan certains des accès condamnés, si on veut les trouver, il va falloir creuser… je suis presque certaine que certains tunnels sont pleins d’eau et la guident vers l’extérieur de la ville !

Tobias regarde les yeux brillants de son amie. Il n’arrive pas à chasser de ses joues le souvenir du contact de ses paumes tièdes, la veille, chez Caleb.

  • Ça va la douleur ?

Déconcentrée de son exposé, Tris se retourne.

  • Oui, merci. Le sang tape à cet endroit, presque tout le temps mais c’est déjà plus supportable. Ça me change les idées de ne pas penser qu’à ça.
  • Nous irons présenter tes travaux à Johanna si tu veux. Nous aurons besoin de l’appui du conseil pour de telles recherches.
  • Tu fais ça pour me faire plaisir, ou parce que tu y crois ? demande Tris d’un ton suspicieux.
  • Je pensais que tu avais compris qu’on ne me forçait pas facilement à faire ce dont je n’ai pas envie, répond Tobias du ton le plus neutre qu’il arrive à adopter.

Christina rit et Tris sourit, oui, Tobias a un sacré caractère. Elle l’avait déjà constaté dans certains des patchs combien les affrontements verbaux, et parfois même silencieux, entre sa sœur et son petit ami pouvaient être forts. Et elle avait déjà pu se trouver, elle aussi, en pareille situation.

  • Oui, c’est vrai, reconnaît-elle.
  • Je vais te ramener, ça fait déjà une longue journée pour une convalescence.
  • D’accord.

Christina ramasse son blouson, salue ses amis et quitte l’appartement. Tris se lève pour rapporter les tasses dans l’évier, les rincer. Tobias l’observe quelques secondes.

  • Merci, pour la chicorée. Aujourd’hui et aussi les autres jours où je n’en ai pas profité.
  • Sais-tu que l’odorat est le sens humain le plus développé ? Une odeur d’accueil peut influer sur notre humeur pour le reste de la journée. Vieille chaussette, tabac ou… café ! Je préfère le café, et plein d’autres odeurs ! Les chiens savent que nous avons tous une odeur unique. Nous y sommes aussi sensibles : si nous ne sentons pas notre propre odeur corporelle, celle des autres nous touche, nous repousse, nous attire, retient notre attention, selon nos récepteurs personnels. J’ai lu à ce sujet, c’est fascinant.
  • Le jour de leur arrivée chez les Audacieux, Christina a dit à Will…
  • « Toi, tu as avalé un manuel » !
  • C’est ça ! Erudite hein, la charrie Tobias.
  • J’aurais aimé le savoir, faire le test que tous les adolescents faisaient avant de choisir leur faction, savoir qui je pouvais être, et si j’avais les mêmes que Beatrice.
  • Ce serait trop tard et impossible maintenant : tu connais le contenu de la simulation, tu pourrais anticiper ta réaction, ce ne serait pas révélateur. Et puis, les factions sont dissoutes.
  • Je ne suis pas sûre que cet extrême était nécessaire. Mais j’ai aimé tous les enregistrements que Christina, Caleb et toi avez mis à ma disposition. C’était comme… me remplir alors que j’étais vide, construire un à un mes souvenirs, mon histoire, ou… compléter un puzzle.
  • Et il est complet maintenant, ce puzzle ? interroge Tobias avec compassion.
  • Non, je pense que non. J’ai des pensées… comment dire, sur le bout de la langue des fois, elles arrivent, et repartent. Il me manque des morceaux de pensées.
  • Ça doit être frustrant, compatit Tobias.
  • Oui et non. Je prends les choses comme elles viennent. Tout ce que je vis a un sens, je le pense.
  • Même cette agression ? lance le jeune homme en tentant de la placer devant des contradictions.
  • Je crois que oui. Je me pose des questions, je cherche des réponses. J’essaie de ne pas être impatiente, mais je n’y arrive pas toujours, répond Tris en regardant Tobias avec un regard coupable. Nous partons ?

Le jeune homme se sent un peu vexé qu’elle soit si pressée de rentrer chez Caleb, c’est-à-dire, de ne plus être avec lui. Mais il ne peut que reconnaître que c’est l’objectif qu’il s’est fixé : mettre de la distance avec elle. Il ne pensait pas que ce serait si… frustrant.

A l’extérieur, Tobias guide Tris vers la voiture laissée à disposition par Johanna, à quelques dizaines de mètres. Ils longent sur le trottoir les murs gris des bâtiments anciens, qui auraient bien besoin de rénovation. D’anciennes ouvertures sont bouchées par des murs en parpaings ou des plaques de bois. En chemin, il se rapproche de Tris qui marche près de lui. En forçant un sourire, il lui glisse :

  • Tris, je pense qu’on nous observe, souris-moi et ne te retourne pas.

Tendue, Tris obtempère, prend son instructeur par le bras et lui adresse un large sourire. Tobias balaie son champ de vision en permanence, sans tourner la tête, tous ses sens en alerte. Il est soulagé d’atteindre la voiture et d’y installer Tris. Inquiet, il la regarde une seconde, pensif. Ce rôle de protecteur, qu’il vient d’endosser, lui rappelle celui qu’il n’a pas su tenir jusqu’au bout, envers une jeune femme étonnamment identique. Mais cette fois, l’histoire ne se répètera pas. Pas question. Il démarre et s’éloigne aussi vite que possible.

 

***

 

  • Je ne peux pas t’expliquer pourquoi, Caleb, mais je suis presque sûr qu’on nous observait, annonce Tobias tout en commençant les soins sur Tris. Appelle ça comme tu veux, sixième sens, instinct, je ne sais pas. Je demanderai à George de surveiller les abords de l’orphelinat, en civil.
  • Je ne vais pas me cacher toute ma vie ! s’insurge Tris.
  • Tant que nous n’avons pas arrêté ces agresseurs, il faut être très prudente, et ne jamais sortir sans être accompagnée d’un policier ou d’un ex-Audacieux, argumente Caleb.
  • Je ne veux pas dépendre de qui que ce soit comme un bébé ! proteste sa sœur. Aïe !

Irrité, Tobias vient de tirer brusquement sur le sparadrap.

  • Ah non ? Tu es encore vulnérable : rien de tel qu’une blessure pour supprimer au soldat le plus aguerri toute capacité de réaction. Il suffit d’appuyer où ça fait mal !
  • Ce n’est que la joue ! s’écrie Tris.

L’instructeur tape subitement sur la table.

  • Jeanine a condamné Tris, ma Tris, à mort, parce qu’une balle venait de lui érafler le bras, et qu’elle ne la jugeait plus en état de subir ses expériences ! Toute blessure affaiblit !

La jeune femme se lève d’un bond devant lui. La colère fait flamboyer ses iris, dont Tobias ne peut plus dévier le regard. Il est fasciné, comme autrefois, quand Beatrice s’enflammait pour défendre ses valeurs, s’indigner contre la violence, la folie, la mort qui les cernait. Tris crie :

  • Oui, et tu es faible, car tu te laisses affaiblir par ton chagrin, et que tu refuses de guérir ! Il n’y a pas de sécurité sans risque, tu ne pourras jamais avoir que le bon de la vie ! Tu vas fuir encore, parce que je dis la vérité ?

Caleb assiste sidéré au bras de fer entre sa sœur, tendue et les poings serrés, et Tobias, les yeux froncés et le regard figé au fond de celui de Tris, sans arriver à les départager. Comme toujours, il recule, et laisse le courage à d’autres.

  • Très bien, comme tu voudras ! Voilà ce que je propose, siffle Tobias en se levant pour marcher nerveusement jusqu’à la table, puisque tu veux t’exposer et risquer ta vie ! Je ne suis pas arrivé à protéger Beatrice, sans doute que je ne pourrai pas non plus avec toi, c’est ma punition éternelle !

Le jeune homme fait une pause, puis reprend en contenant sa colère, alors que Tris s’est rassise :

  • Je vais te transmettre tout ce qui est possible, par transfert sous simul’. Pour éviter les transports, tu pourras habiter dans mon appartement, tout est sur place, et il y a trop de monde pour que tes agresseurs tentent quoi que ce soit dans ce bâtiment.
  • Tu… tu me proposes de vivre chez toi ? murmure Tris bouche bée.
  • Réjouis toi : C’était le plan de ton frère, dès ton arrivée ! Il aurait voulu que tout reprenne là où ça s’était arrêté entre Beatrice et moi. Je me suis insurgé contre ce plan tout fait qu’on a voulu m’imposer, et à toi !

Tris se tourne vers son frère, sidérée.

  • Caleb ? Est-ce que c’est vrai ?
  • Non, je… enfin, c’est ce que je pouvais espérer, mais je n’ai jamais eu l’intention de t’obliger, ni Tobias, Tris, je t’assure.
  • Tu assures ? Et tu assures quoi d’autre, Caleb ? fulmine le jeune Audacieux.
  • Ne t’en prends pas à moi, Tobias, c’est toi qui viens de faire cette proposition, je n’en ai jamais parlé à Tris !
  • Si jamais j’apprends que tu es derrière cette agression, je te promets que je renie mon vœu de ne plus toucher une arme, pour t’en faire profiter ! siffle Tobias.
  • Ça suffit tous les deux, c’est de moi qu’il s’agit, non ? s’écrie Tris en s’interposant.

Tobias tourne la tête vers Tris, tente de se maîtriser et de retrouver un semblant de calme.

  • Caleb a placé les affaires de Beatrice dans la deuxième chambre, à ton intention, poursuit le jeune homme. Si tu le veux, je te laisse l’appartement, j’irai habiter ailleurs.
  • Je ne veux rien de cela, réplique Tris plus doucement. En quoi cela met-il ma vie en danger ? Au contraire, non ?
  • Si le coupable de cette agression est celui auquel je pense, cet emménagement fera de toi encore plus une cible à éliminer.
  • Tu sais qui a voulu la tuer ? s’emporte Caleb. Et tu ne me l’as pas dit ? Tris, tu le sais aussi ?

Frère et sœur se défient du regard. Tobias admet en son for intérieur qu’elle a été loyale avec lui sur ce plan, elle n’a rien dit à son frère conformément à son conseil.

  • J’ai une confiance toute mesurée en toi, désolé, assène Tobias sèchement pour décharger Tris de la responsabilité de son silence.
  • Qui ? insiste Caleb en ignorant l’attaque, faute de pouvoir s’en défendre.
  • Ma mère, je pense qu’elle crève de jalousie et d’ambition.

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